L’Albatros

Par Henri-Charles Dahlem @hcdahlem

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

« Maman est morte »

Raphaël Enthoven signe son premier récit autobiographique. Il y évoque sa mère Catherine David, critique littéraire et pianiste amateur de talent, emportée par la maladie de Parkinson. Un hommage bouleversant à celle qui l’a initié à la beauté des mots et des notes.

« Ma mère était l’ambassadrice d’un pays disparu, mandataire d’une joie qui ne passe pas, hôtesse d’une fête éternelle. Et c’est de là qu’il faut partir, de ce bonheur indicible, de cette note continue, de ces années qui n’étaient pas d’insouciance et qui avaient leurs soucis mais où la musique régnait sans partage. » Catherine David n’était pas pianiste professionnelle, qu’importe. Elle jouait « divinement », dit son fils. Son répertoire était maigre, son interprétation « inouïe ». Dans son appartement du sixième étage donnant sur la Butte Montmartre, elle travaillait inlassablement le Nocturne de Chopin, cet « hymne de leurs retrouvailles et baromètre de ses progrès ». Ou l’Intermezzo de Brahms que son fils fredonnait sans même en connaître l’auteur. Quand elle jouait, « les fleurs ne parlaient plus, les oiseaux piaillaient plus discrètement, les dealers de la Butte trafiquaient sans bruit ». Tout le monde écoutait cette Orphée.
Raphaël Enthoven admirait ce savoir qu’il n’aurait jamais. Sa mère transformait « des hiéroglyphes en mélodies », cette « Champollionne Maman » qui lui révélait les secrets de l’art. Elle était de ces « gais laboureurs » qui s’accrochent aux notes comme à des bouées, passant des mois sur une partition comme « Frenhofer sur sa toile », pour en capter chaque détail, chaque inflexion. Des rêves de jeune fille servis par une ténacité de son ancêtre mosellan qui remplaçait l’espoir par l’obstination.
Puis survient le drame, insidieux d’abord. La main gauche se met à trembler, à se rigidifier. Les premiers signes de Parkinson s’immiscent dans cette vie dédiée à la beauté. « Certaines maladies vous laissent intact, et vous apprenez à développer une vie intérieure si riche qu’aucun mal, aucune paralysie ne peut en entamer la saveur. Parkinson, lui, s’attaque directement à la vie intérieure, où, comme un virus, il introduit ses décrets. Parkinson est une maladie de l’âme, un obstacle interne, une énergie délibérément bridée. »
La maladie progresse inexorablement. Les conversations se raréfient, les silences s’installent comme une marée montante. Cette femme s’éteint lentement, laissant derrière elle un fils qui découvre alors tout ce qu’il lui doit. Il retrouve dans les œuvres de celle qui fut romancière, essayiste et critique littéraire un viatique qui l’accompagne toujours, à l’image de cette Lettre ouverte à ma main gauche et autres essais sur la musique (2017) qui prend aujourd’hui une résonance tragique. Théoricienne du « dilettantisme passionné », elle refusait toute hiérarchie artistique. « Wagner n’annule pas Debussy, Victor Hugo n’efface pas Lamartine », proclamait-elle avec cette générosité intellectuelle qu’elle a transmise à son fils.
Leurs conversations mêlaient Proust et Camus, Bach et Schumann, dans un joyeux désordre érudit. Raphaël Enthoven nous fait partager ces échanges savoureux : sa mère découvrant La Recherche à dix-sept ans pendant une cure thermale, leurs projets de concert mêlant littérature et musique, ces moments de complicité qui rachètent toutes les disputes. Avec un humour délicat servi par de nombreuses formules qu’elle répétait à l’envi, comme « Il n’y a qu’un seul Dieu et nous n’y croyons pas. »
L’écriture de l’auteur épouse les méandres de sa douleur, tantôt tendre, tantôt révoltée, notamment face au corps médical fait fait montre de cruauté au lieu de compassion.
On n’oubliera pas non plus les pages qui disent les défaillances d’un fils imparfait, ces visites écourtées par dégoût, ces appels nocturnes ignorés, cette culpabilité qui le ronge. « On ne fait jamais assez de bien, mais toujours le mal une fois de trop ». Sa mère meurt seule, un matin, après une dernière nuit dont il ne saura rien. Cette femme qui l’appelait « ma merveille » s’en va sans lui.
Entre confession intime et méditation philosophique, le roman débouche sur une réflexion universelle sur la maladie, l’art et la transmission, de laquelle sourd une émotion brute. L’Albatros tire son titre de Baudelaire, et comme le poète maudit, Catherine David était de ces êtres inadaptés au quotidien mais touchés par la grâce. Une mère « empotée, maladroite, mal à son aise » qui tutoyait les anges de sa plume et devant son piano.
Ce livre bouleversant réconcilie définitivement Raphaël Enthoven avec sa mère et nous réconcilie avec lui. Car derrière le polémiste se cache un fils meurtri qui a su transformer sa douleur en chef-d’œuvre d’amour filial.

L’albatros
Raphaël Enthoven
Éditions de l’Observatoire
Roman
256 p., 22 €
EAN 9791032930816
Paru le 20/08/2025

Où ?
Le roman est situé principalement en France, à Paris. On y évoque aussi Vaucresson, Villiers-sur-Marne, Barcelone, Tzfat.

Quand ?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
C’est l’histoire d’un fils qui accompagne sa mère sur le chemin de croix d’une maladie incurable et invalidante. C’est l’histoire d’une pianiste dont la pathologie paralyse les mains, d’une écrivaine vouée à veiller sur les disparus, dont les souvenirs s’estompent à mesure qu’elle perd la tête, et qui, comme on envoie des chevaux contre des tanks, lutte par la musique et l’érudition contre une saloperie neuro-dégénérative.
Mais c’est aussi l’histoire de la victoire posthume des mots sur la mort, et de tout ce qui, d’un livre à une mélodie, survit au désastre et nargue le malheur. Sous la figure d’une femme encombrée par ses ailes de géant mais qui, de retour à son bureau, tutoyait les cimes d’un vol de plume, L’Albatros raconte que tout ne disparaît pas quand le corps se décompose.
Ce récit bouleversant est à la fois le journal de bord d’un naufrage et le conservatoire d’un talent disparu. Avec une tendresse infinie et une lucidité douloureuse, Raphaël Enthoven nous offre un texte poignant, où la descente aux enfers côtoie les retours en grâce.

Les critiques
Babelio 
Actualitté (Victor De Sepausy) 

Les premières pages du livre
« Au beau milieu du Théétète, Socrate raconte que, perdu dans la contemplation des étoiles, le mathématicien Thalès ne vit pas le puits qui était devant lui et tomba dedans, pour le plus grand plaisir d’une domestique thrace qui ne manquait pas d’esprit : « Il cherche à savoir ce qui se passe dans le ciel, et il ne prend pas garde à ce qui est à ses pieds ! »
Depuis ce jour, à l’image de la servante hilare, le monde entier reproche aux philosophes d’avoir la tête ailleurs, et de déserter le réel au profit de son idée. Or, ce qu’on reproche à l’ami de la sagesse, Socrate le reprend à son compte.
Le philosophe est maladroit ? La belle affaire !
Il ne sait pas plaider, il n’a pas de repartie et il ne connaît pas les vices de ses adversaires, il passe pour un idiot aux yeux des gens habiles, il ne flatte personne, il éclate de rire quand on se vante, et la richesse lui paraît dérisoire. En toute chose, le philosophe est empoté, maladroit, mal à son aise, incongru, importun, bizarre, et il fait l’objet de railleries sans fin.
Mais quand, au lieu de s’en tenir à ce qu’on sent on s’élève à ce qu’on sait, quand, au lieu de chercher un coupable, on en vient à se demander ce que sont la justice, la royauté, le bonheur et le malheur, c’est au tour du moqueur de se trouver embarrassé, inquiet, bégayant, et d’avoir la tête qui tourne, d’un vertige qui n’est pas le mal de terre mais le mal des cimes. Ainsi les rôles s’inversent et le railleur prête à rire.
On a tort de blâmer les empotés, les inaptes à l’ordinaire, les handicapés de la vie quotidienne, les maladroits qui mâchonnent un crayon dans un coin de la pièce. Méfiez-vous de leur discrétion. Ne les prenez pas pour des victimes parce que d’autres les prennent pour cibles. Ils n’ont l’air de rien, pourtant ce sont eux qui vous observent, et s’ils se noient volontiers dans un verre d’eau, ils tutoient les anges de leur plume ou devant un piano.

La mienne, de question, la voici : le moyen de se soustraire à un esclavage si charmant ?

— Toi qui dis toujours qu’une femme de gauche, c’est emmerdant, reconnais qu’une femme de droite, c’est quand même pas malin !
Touché.
Je n’imaginais pas, en lui racontant mes déboires, qu’elle en profiterait pour se moquer de moi et faire un peu de politique. J’étais ravi. Le cynisme convenait parfaitement à ce cœur d’élite.
— Je ne pouvais pas prévoir qu’elle me ferait…
— Bien sûr que si, tu pouvais le prévoir ! Elle l’avait déjà fait deux fois. Jamais deux sans trois.
— Et ça te fait rire.
— Non, ça me fait plaisir. Et puis, comme disait mon père, il fallait faire exprès de ne pas le faire.
— Maman, ça fait mille fois que tu cites cette phrase en précisant qu’il s’agit de Pitou, comme si on l’avait oublié entre-temps.
— L’oubli vient plus vite que tu ne penses. Répéter, ça entretient la mémoire. C’est comme travailler le Nocturne, tu veux l’entendre ?
— Oui, bien sûr, mais tout de même, ça ne te gêne pas de répéter les mêmes choses tout le temps ?
— Et toi, tu n’en as pas marre de faire toujours les mêmes erreurs avec tes femmes ?
Touché, encore.
— … Non, mais c’est fou, ça ! continua-t-elle. C’est ton troisième enfant d’une troisième femme ! Et tu continues de penser que tu n’y es pour rien ! Sérieusement ? Peut-être est-il temps que tu te poses des questions ? En même temps, moi ça me convient très bien. Plus j’ai de petits-enfants, mieux je me porte !
— Ouais. Ce n’est pas toi qui les torches.
— Ce n’est pas moi qui les fais non plus ! Toi, tu les fabriques, tu les assumes, tu les élèves dans l’amour, et moi je les prends pour le goûter à Montmartre une fois par semaine, on va voir le funiculaire, on fait un tour de manège, on mange des barbes à papa et tout le monde est content !
— Deal.
— Tu vois qu’il y en a là-dedans ! dit-elle en me désignant sa caboche.
— Je n’ai jamais dit le contraire.
Je vis alors, ou je crus voir passer, comme un nuage sur son beau visage, le soupçon d’une inquiétude, sitôt balayée d’un regard absent.
— Maman ?
— Hein ?
— Tu es pensive…
Elle se reprit.
— Regarde… Écoute, plutôt : j’ai travaillé le Nocturne !
Et elle se mit au piano.
Entendez ceci. Ma mère jouait divinement.
Non qu’elle fût pianiste professionnelle. Rares sont les pianistes professionnels qui jouent divinement. Mais ma mère était une amatrice experte, une amatrice de haut vol, la reine des amateurs, qu’elle appelait aussi les handicapés de la gamme en tierce. Car ma mère était bilingue ; experte en deux claviers, elle parlait en notes aussi bien qu’en mots. « J’ignore, disait-elle, les raisons qui m’ont fait négliger ce panier rempli de musique pour suivre plutôt le chemin sinueux de l’écriture, que nul avant moi n’avait frayé dans ma famille. Mais le fait est là. » Tout en étant une musicienne hors pair, elle était devenue, en trois livres (La Beauté du geste, Crescendo et Lettre ouverte à ma main gauche, qu’il lui restait à écrire), la théoricienne d’un dilettantisme passionné qui avait vu le jour quand de bons esprits – refusant à son père la carrière de pianiste – avaient tué son génie dans l’œuf.
Dans la famille des amateurs, ma mère eût voulu faire partie des « hardis déchiffreurs », qui sautillent d’une pièce à l’autre, ces nomades que rien n’impressionne, qui improvisent au besoin, et qui, comme on goûte plusieurs vins ou comme on prend une cuillère de caviar avant de laisser la boîte ouverte, gambadent, insouciants, d’une sonate à une fantaisie, indifférents aux fausses notes qu’ils laissent en chemin… Mais l’honnêteté commande de dire qu’elle était de l’autre camp, celui des « gais laboureurs », des ballots qui s’accrochent aux notes comme à des bouées, l’espèce des valeureux sédentaires dont les tribulations se résument au perfectionnement, qui passent des mois sur une partition comme Frenhofer sur sa toile, à pétrir le même morceau pour en capter chaque détail, chaque inflexion.
À l’exception du jour où elle nous a accompagnés au piano tandis que nous chantions le thème de Winnie l’Ourson dans le salon, je n’ai jamais entendu ma mère improviser, ni même retrouver une mélodie. J’aurais tant aimé, moi aussi, qu’elle eût ce talent. Mais non. Elle était moins drôle que ça. En revanche, comme un amateur aux échecs surprend un grand maître, comme il arrivait à Henri Leconte de battre Ivan Lendl, de temps en temps, ma mère atteignait un niveau auquel ses professeurs eux-mêmes ne prétendaient pas. Bref, son répertoire était maigre, mais son interprétation inouïe. Des rêves de jeune fille servis par une ténacité de paysan alsacien qui remplace l’espoir par l’obstination, et que rien n’impressionne sinon l’idée lancinante qu’un jour maudit ses doigts puissent s’engourdir et cesser de lui obéir.
Gradwohl, c’était son vrai nom. Éteint avec elle. Venu d’un ancêtre mosellan qui répondit à l’employé de mairie exigeant que, comme tous les juifs, il choisît un patronyme : « Ach, es ist mir gerade wohl », ce qui, dans son patois, voulait dire « Ça m’est égal. » En d’autres termes, ma mère s’appelait « Je m’en fous. »
À plus de soixante ans, infidèle à son patronyme, elle continuait, en éternelle étudiante, à parfaire sa technique auprès de maîtres aux noms fabuleux, Gabriella Torma, Irakly Avaliani, et surtout André Boucourechliev dit « Boucou »… Chaque fois qu’elle interprétait le Nocturne de Chopin que nous aimions tant, qui était l’hymne de nos retrouvailles et le baromètre de ses progrès, les fleurs ne parlaient plus, les oiseaux piaillaient plus discrètement, les dealers de la Butte trafiquaient sans bruit, les livres eux-mêmes semblaient se taire. Tout le monde écoutait cette Orphée. Or-fée. Moi le premier. Tellement admiratif du savoir que je n’aurais jamais. Champollionne Maman, qui transformait des hiéroglyphes en mélodies…
Mais soudain, comme une tache de beurre sur un pantalon blanc, une fausse note.
— Ah, tu trembles, carcasse !
— Pas du tout. À qui tu parles ?
— À ma main gauche !
— Et pourquoi ?
— Parce qu’elle me fatigue.
— Qu’est-ce que tu veux dire ? Elle n’est pas contente ?
— Non, elle me fatigue. Elle est fatiguée, donc elle me fatigue.
— Depuis quand ?
— Je ne sais pas. Écoute… On dînait avant-hier au Golfe de Naples avec Danielle et Betty quand, tout à coup, alors que j’avais enfilé la main droite et que le serveur me tendait l’autre manche, mon bras s’est arrêté.
— Comment ça, ton bras s’est arrêté ?
— En fait, tout s’est arrêté. Non seulement mon bras gauche ne bougeait plus mais je n’avais plus du tout envie de bouger mon bras !
— Je ne comprends pas.
— Moi non plus. C’est comme si une immense fatigue s’était emparée de mon bras et de ma tête en même temps, et je suis restée là, immobile comme une dinde de Noël.
— Ça a duré longtemps ?
— Assez pour que les gens de la table voisine me regardent bizarrement. C’est tout ce que je sais.
— Et ensuite.
— Ensuite, rien. Je me suis comme réveillée. Et j’ai enfilé la manche, sans faire trop d’efforts. Mais ça m’a inquiétée. C’était comme si un mur invisible s’était élevé entre moi et mon geste. Et le plus dingue, c’est que je ne voulais pas bouger ! Je n’étais pas en colère contre moi, j’étais en colère contre mon manteau.
— C’est la traversée de la manche !
— Excellent !
— En somme, ta volonté s’est mise au diapason de ton corps.
— Comme tu parles bien, mon fils… Alors, depuis, je bois du café et j’exerce mon bras gauche.
— C’est-à-dire ?
— Je travaille la Révolutionnaire.
— Sérieusement ? Chopin ? Tu m’as toujours dit que c’était la face nord !
— Oui, surtout pour la main gauche.
— Et comment ça se passe ?
— Bof. J’ai le petit doigt qui se relève tout seul, sans que je lui demande.
— En même temps, tu lui demandes beaucoup. La Révolutionnaire, c’est une folie. Peut-être est-ce tout simplement que tu es en train de faire des progrès sur les pentes de l’Everest ? Tu ne l’as jamais bien jouée, la Révolutionnaire. Et tu m’as toujours dit qu’un progrès se mesure au nouvel obstacle qu’on rencontre…
— Pas seulement, mon canard-lapin. Parfois, un progrès, c’est comme un col vaincu, un étage de plus, un sol stable, tu vois ?
— Je vois bien.
— Eh bien moi, depuis deux jours, j’ai l’impression de pianoter sur du sable. Comme si je travaillais pour rien. D’habitude, après une heure de piano, les apprentissages restent engrammés dans la main, les muscles, les nerfs, les tendons, les jambes, la moelle épinière, le cerveau, les oreilles, les poils, partout ! Et là, rien du tout ! Rien ne mûrit ! Tout s’efface ! J’ai la mémoire qui flanche. Comme si ma main avait fumé un pétard… Comme si elle avait perdu la foi. Comme si ma main s’était allégée, tu vois ?
— Allégée ?
— Oui, comme un camembert pasteurisé, comme un fromage aux normes européennes. Mon coude s’est un peu replié, je ne sens plus mes doigts… Tu connais le serpent Kundalini ?
— Hein ?
— C’est de la mystique hindoue. C’est le reptile énergétique tapi à hauteur des reins, que tu actives en respirant et qui projette son énergie à toutes les extrémités du corps. Eh bien moi, mon serpent est tout flapi. Ma main gauche n’a jamais été une athlète, une championne de la triple croche, mais elle était fiable et constante. Et là… pfiou ! Du vent ! Mes dix doigts merveilleux, mes dix antennes ! Je n’ose même plus leur demander de faire des nuances.
— Bouh ! Tu es une pauvre pianiste martyre !
— Ne plaisante pas !
— Excuse-moi. Ne t’inquiète pas. Ton père aussi avait les mains tremblantes. Et pourtant c’était un pianiste merveilleux.
— C’est vrai, répondit-elle avec tendresse. Ses mains tremblaient quand il faisait le chef d’orchestre, que les amis étaient assis et qu’il posait la main gauche sur le pupitre.
— La main gauche, déjà !
— Oh !
Ma mère eut l’air sincèrement effrayée par une remarque que je croyais innocente, alors, pour ne pas la laisser sur cet effroi, je continuai de parler en jouant la carte tendresse…
— Et il avait les mains qui tremblent quand on allait les voir rue de Passy et qu’il me soulevait de terre pour m’embrasser ! Tu te souviens ?
— Je me souviens, dit-elle, effectivement attendrie.
— Tu vois ! Où est le problème ?
Je savais m’y prendre, elle parut moins inquiète. J’en profitai pour dégainer mon antidote.
— Écoute, veux-tu qu’on fasse un concert tous les deux ?
— Tous les deux ? Il va falloir que tu travailles, mon petit chéri.
— Mais tu dis des bêtises ! C’est toi qui joues, moi je lis.
— Et qu’est-ce que tu lis ?
— Imagine : quelques pages de La Recherche où le Narrateur parle de la petite phrase musicale de Vinteuil, illustrées par des morceaux de ton choix : fantaisie, sonate, nocturne, étude… Du plus triste au plus gai. Ce serait sublime !
— Oui, ce serait merveilleux, on pourrait le faire à la halle Saint-Pierre ?
— Au milieu des vilains tableaux ? Si tu veux.
— Ils ont un bon piano.
— Alors, d’accord.
— Mais…
— Mais quoi ?
— Je vais avoir un trac fou.
— Tu sais ce que disait Sarah Bernhardt…
— « Ça vous viendra avec le talent »… Oui, je sais, seulement moi je n’ai ni talent ni absence de trac !
— Ça ira très bien quand même.
— Et tu es sûr que tu veux t’en tenir à Proust ?
— Écoute, avec Guerre et Paix, À la recherche du temps perdu est le seul grand livre qui finisse bien. Le temps est son allié, la mémoire est son outil. Oui, je suis sûr.
— N’empêche. Tu ne connais pas le trac, toi. Tu es tranquille en public. Moi, pas du tout. Un jour, si j’ai le temps, si le destin me prête vie, j’écrirai un livre sur le trac. Le trac, c’est l’horreur. C’est tout qui tremble ! C’est pire que le vertige !
— N’exagérons pas.
— Tu ne te rends pas compte ! Le trac, c’est l’envers de la virtuosité, c’est le grand pourvoyeur de renoncements !
— Comme tu es lyrique !
— C’est de ta faute, c’est toi qui me fais parler. Non, tu ne connais pas le trac. Toi, tu es acteur, tu es conférencier, toi tu es beau, mon fils. Moi, je suis une enfant.
— Ne te fais pas si petite, tu n’es pas si grande, Maman, et disons que nous avons deux ennemis : la main gauche et le trac. On devrait s’en sortir.

La guerre était déclarée.

Le défunt était semblable au rêveur qui s’éveille brusquement et délaisse à tout jamais les personnages de son rêve.

« Bonjour, bonjour, comment allez-vous ? » dit le docteur Francis en entrant dans sa chambre avec l’air dégagé des grands professionnels que les moribonds n’impressionnent pas. De ses mains expertes, il palpe sa mâchoire, la manipule un peu et conclut rapidement : « Elle n’est pas algique, elle ne souffre pas. » C’est déjà ça. Mais faut-il le croire ?
Sur son lit de malade, ma mère ne bouge plus. Elle est couchée sur le flanc droit, les yeux mi-clos, le teint jaunâtre, la lèvre inférieure pendante d’où le fameux filet de salive que j’ai tant de fois essuyé ne s’échappe plus. Elle ne dort pas. Elle n’est pas éveillée non plus. Elle est au-delà de toute réaction. Le visage figé, elle respire avec un bruit de moteur rouillé. Est-elle ainsi parce qu’elle est absente ou bien parce qu’intelligemment elle consacre les forces qui lui restent à respirer ? C’est indécidable. Pourtant, c’est important. Car si c’est pour courir après sa respiration qu’elle ne communique plus, ça veut dire qu’elle comprend peut-être ce qu’elle entend.
J’étais venu la voir en début d’après-midi. Depuis quelques semaines déjà, nous ne communiquions plus que par de longues phrases de ma part auxquelles elle répondait en soupirant des « oui », la tête penchée à angle droit sur les genoux, selon l’étonnante souplesse des gens qui se ratatinent. Mais cette fois, c’était vraiment fini. L’ultime opération avait eu raison du dialogue à une voix. Elle était cuite. Mûre pour la mort. Nous étions au bout de son chemin de croix. Alors, pour meubler, je lui ai lu quelques pages de ses propres livres, des morceaux choisis où elle a mis tant d’elle-même qu’on croit l’entendre quand on la lit. Et comme je n’avais plus accès à elle, je lui fis le serment pompeux de prendre soin de sa mémoire.
Sait-elle que je lui parle ? Est-elle terrifiée ? Épuisée ? Soulagée ? Son visage ne dit absolument rien. Le cerveau est-il hors service ? D’une certaine manière, cela me rassurerait. Comme quand je jouais sur les défaillances de sa mémoire pour lui faire croire que j’étais là la veille, alors que je ne l’avais pas vue depuis trois jours. Je voudrais l’embrasser, mais je n’ose pas. Pour finir, je dépose tout de même un dernier long baiser silencieux sur son front et je m’en vais.
Le but de la visite du médecin était qu’elle entrât en soins palliatifs et qu’à l’heure où les services changent, sous la bonne garde d’employés compréhensifs qui ont l’habitude et qui ne veulent rien voir ni savoir, frère Francis mît discrètement un terme à tout ce cauchemar. Ce qui n’a pas été nécessaire. Ma mère est morte, toute seule, le lendemain matin.
Comment a-t-elle passé sa dernière nuit ?
Elle qui appelait si souvent au secours, a-t-elle imploré qu’on lui vînt en aide ? A-t-elle tremblé dans le noir ? M’a-t-elle espéré ? Son visage même décomposé, dégoulinant de larmes et de sécrétions, se fendait toujours d’un large sourire à mon arrivée. « Voilà ma merveille. » À quelques semaines de sa mort, ma mère continuait de m’attribuer le pouvoir de chasser les monstres en apparaissant. J’aurais dû rester. J’aurais dû passer la nuit avec elle, veiller la mourante et lui tenir la main, au lieu de rentrer chez moi, gémir sur MON sort et m’endormir avec un joint.
M’a-t-elle appelé ? Peut-être pas. Ou alors pas en premier. Depuis qu’elle avait perdu la tête, la première personne à joindre en cas de panique était son père adoré, mort en février 1986, puis sa mère, disparue vingt-cinq ans plus tard. Ma mère était tout amour et nous aimait de tout son cœur, mais, incontestablement, elle aimait ses hommes plus que ses enfants, et elle aimait ses parents plus que ses hommes. C’est vous dire combien elle aimait ses parents. C’est eux qu’elle a dû invoquer pour cette ultime défaite. Plus que la mère affaiblie qui somme ses enfants de former un rempart contre l’offensive finale, j’imagine une petite fille cachée, clandestine, qui supplie son père et sa mère de la protéger quand l’heure est venue et que le monstre est entré dans la chambre.
Et puis son cadavre. Tout jaune, déjà. D’un froid spatial. Et la fausse bougie à l’entrée de sa chambre. Posée sur une petite table basse avec une petite fleur, pour informer délicatement les pensionnaires de l’Ehpad que l’une des leurs vient de les quitter.

Avant de le rompre, j’écoute le silence qui n’en est pas un.

Ma mère ne savait pas partir d’un endroit. Elle qui se trouvait de trop dans ce monde, toujours malvenue, maltraitée, mal fagotée, marginale, ne sentait jamais le moment où elle était de trop dans la vie des autres. Quand, en désespoir de cause, après avoir épuisé, du soupir jusqu’au bain des enfants, toute la batterie des signes qu’il était temps pour elle de s’en aller, je lui disais « Il faut rentrer, maintenant, maman, ou plutôt il faut partir », elle me répondait immanquablement « D’accord, mon chéri, encore une petite demi-heure et je m’en vais. »
Il faut dire aussi que ma mère était toujours en retard, non qu’elle fût imprécise mais, confondant l’heure d’arrivée avec l’heure de départ, elle (qui habitait dans une autre galaxie, au lointain Montmartre) avait innocemment pris l’habitude de se mettre en mouvement quand elle eût dû sonner à ma porte, de sorte que sa venue était souvent précédée d’un message joyeux qui, alors que nous commencions à l’attendre, annonçait sans culpabilité que, ponctuelle, elle partait à l’instant.
La meilleure façon qu’elle fût à l’heure était donc de lui donner rendez-vous chez elle, dans la thébaïde qu’elle avait patiemment composée, au sixième étage d’un immeuble qui donnait sur la Butte, d’où elle faisait savoir qu’elle attendait parfois des journées entières, nom de Dieu, qu’on vînt lui rendre visite. C’était un merveilleux appartement, baigné de lumière, rempli de livres et dont le salon et la salle à manger étaient sertis dans un balcon géant. Ma mère avait depuis longtemps troqué son crapaud contre un piano droit de bonne facture où elle se tenait, fidèle au poste.
— Nous avons failli attendre ! me dit-elle dans un large sourire, en achevant les dernières mesures du morceau que, dans ma vie, j’avais le plus fredonné, qui s’était inscrit en moi sous forme de rengaine à force d’être siffloté, dont elle avait gravé chaque détail dans les fibres de ma mémoire tant je l’avais entendue le travailler, mais dont j’eusse été incapable de donner l’auteur.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Keskecè ? Brahms ! Intermezzo.
— Ah, c’était donc ça. Magnifique.
— Plus que ça ! répondit-elle, sans cesser de jouer.
Ma mère aimait parler en jouant, les mots qui lui venaient étaient toujours gais. Cette licence qu’elle prenait en autorisait d’autres, et j’aimais, pour la ravir en la dérangeant, embrasser son front magnifique tandis qu’elle fixait une partition.
— Bon, alors, qu’est-ce que tu proposes, mon fils proustien ?
— Figure-toi que j’ai pensé à toi…
— Ça commence bien !
— Eh oui, toi qui parles tellement du silence, je me suis dit que ça te plairait.
— Quoi donc ?
— Écoute ça : « Mais ils se turent ; sous l’agitation des trémolos de violon qui la protégeaient de leur tenue frémissante à deux octaves de là – et comme dans un pays de montagne, derrière l’immobilité apparente et vertigineuse d’une cascade, on aperçoit, deux cents pieds plus bas, la forme minuscule d’une promeneuse – la petite phrase venait d’apparaître, lointaine, gracieuse, protégée par le long déferlement du rideau transparent, incessant et sonore. Et Swann, en son cœur, s’adressa à elle comme à une confidente de son amour… » Qu’est-ce que tu en dis ?
— Splendide ! En voilà un qui ne se mouche pas du pied gauche ! C’est où ?
— Dans Un amour de Swann, pendant le dîner où la Verdurin tente de brancher Odette et Forcheville sous l’œil du pauvre Swann.
— T’y en sais, des choses, mon fils… Je t’ai raconté comment j’ai découvert Proust ?
— Seulement deux ou trois fois.
— Tu es gentil. J’avais dix-sept ans, c’était l’été et le médecin de mes parents m’avait prescrit une cure thermale pour de prétendus troubles respiratoires. Et c’est Pitou qui me conduisait chaque matin dans sa petite Austin jusqu’à Enghien…
— Et tu fumais une gauloise !
— Une gitane ! C’était bien ! Et ensuite, j’avais toute la journée à ne rien faire, et comme je ne voulais pas rencontrer les autres curistes, je me plongeais…
— Dans la piscine !
— Mais qu’il est bête. Je me plongeais dans La Recherche !
— Voilà. C’est drôle que ce soit ton père qui t’ait emmenée lire Proust en cure.
— Pourquoi ?
— Parce que Swann, c’est Pitou ! C’est ton père !
— Ah oui, un grand Swann au regard doux…
— D’abord, il lui ressemblait…
— C’est vrai ! Il avait les mêmes costumes prince-de-galles, les mêmes chemises, probablement les mêmes robes de chambre, les mêmes boutons de manchette, le même air mélancolique, radieux, insaisissable, élégant, plus noble qu’une duchesse, plus fragile qu’un piano… et il adorait Verlaine !
— Et puis, c’est lui qui t’a montré la voie.
— Que veux-tu dire ?
— C’est lui qui t’a mise à la musique, alors que lui-même s’est arrêté en chemin.
— Il ne s’est pas arrêté en chemin. Il a perdu ses moyens avant de mourir. Mais avant de perdre ses moyens, il jouait merveilleusement bien, beaucoup mieux que moi.
— Mais son envie, c’était quand même d’impressionner les autres, non ?
— Pas du tout, espèce de plouc ! Il m’a appris le contraire ! Souviens-toi, disait-il, que ton but n’est pas d’épater la galerie mais de faire sonner ce piano comme tu le désires, de couler dans nos oreilles la musique de tes rêves… Il ne m’apprenait pas à faire la coquette, il m’apprenait à aimer.
— Peut-être, mais il n’a pas d’œuvre, c’est comme Lucien Guitry, le plus grand acteur de son temps dont il n’existe aucun enregistrement. On ne connaît pas sa voix. Dans le cas de Pitou, tout ce qu’on sait de lui, c’est ce que tu en as raconté. C’est une muse, avant d’être un artiste.
— Je ne sais pas si ce que tu dis me fait plaisir ou me fait de la peine. En tout cas, Swann, lui, s’il se laisse enchanter par la sonate de Vinteuil, ne connaît rien à la musique… alors qu’au piano, Pitou pouvait tout dire, de Rachmaninov à Stravinsky, avec un mélange de nostalgie et d’angoisse… Mais comme avait dit un critique musical à ma grand-mère Esther, « il n’y a plus d’avenir dans la musique ». Mon père dut renoncer à sa carrière de musicien. La musique serait son ailleurs, son éden quotidien… Mon père, tu sais, c’est un albatros empêché de prendre son envol, ligoté par toutes les bassesses de la vie.
— Tu pleures ?
— Eh oui. Ce n’est pas grave, ça fait du bien. J’ai tellement pleuré à côté de lui… devant un solo de hautbois dans une cantate de Bach, à la fin du premier acte de Tristan et Isolde, ou dans le premier acte de la Walkyrie, pendant le dialogue entre Sigmund et Sieglinde… Tant de joie !
— C’est Wagner qu’il préférait ?
— Quand il écoutait Wagner, oui. Puis il changeait d’avis en écoutant Schumann ou Bach. « Pendant que tu joues cette sonate, disait-il, aucune autre musique n’existe, mais l’Himalaya n’éclipse pas le mont Blanc. »
— Ce qui veut dire ?
— Wagner n’annule pas Debussy, Victor Hugo n’efface pas Lamartine… Rien n’est plus absurde que de préférer quelqu’un alors qu’il y a tant à faire à aimer tout le monde ! Nous pourrissons de comparer les choses, les gens et les artistes. Pourquoi nous en tenir à un visage ? À une seule théorie ? Chaque intuition est un cadeau, chaque compositeur est un génie, chaque philosophe est un maître…
— Et le grand océan tient tout entier dans une larme d’enfant. Je te connais bien.
— Oui ! Tous ces palais se visitent successivement. Tout notre malheur vient des parallèles que nous faisons entre des choses qui méritent de rester singulières… Mais revenons au texte : c’est intéressant, de commencer par « mais ils se turent… »
— Le silence avant toute chose !
— Faire taire le silence !
— Qu’est-ce que ça veut dire « faire taire le silence » ? Retourner au vacarme ?
— Mais qu’il est bête… C’est mon koan zen.
— Ton ko quoi ?
— Mon koan zen ! Des aphorismes qui défient la logique comme les tableaux d’Escher défient le système d’Euclide. Ça sert à galvaniser les adeptes en élevant leur niveau spirituel. Et moi, c’est cette phrase, que j’ai mis des années à comprendre.
— Et donc ?
— Et donc, le silence n’est pas le contraire du bruit, mais le contraire de la parole. Ce qui change tout !
— C’est pareil chez Camus : « Dans l’univers soudain rendu à son silence, les mille petites voix émerveillées de la Terre s’élèvent. Appels inconscients et secrets, invitations de tous les visages… » Plus le monde se tait, plus il est prodigue de ses bruits à l’oreille de celui qui fait silence en lui.
— Ou chez Benjamin, qui voulait sauver le passé en donnant « du relief aux silences… » Ou chez le pianiste qui décide seul quand lever le pied et retourner au silence complet. Une nuit, j’ai rêvé que je donnais un concert en plein air, et qu’aucun son ne sortait du piano. Rien. Mes doigts n’étaient pas trop faibles, le piano n’était pas cassé et je n’étais pas devenue sourde, pourtant… silence ! À la fin, les spectateurs se sont levés, indignés, mais en silence eux aussi !
— Bonjour l’angoisse…
— Une horreur… C’est pour ça que ton idée de concert…
— Maman !
— Oui, pardon.

En vérité, « taire le silence », c’était démentir le climat d’anonymat où elle était née. C’était donner tort aux parents prudents qui, en vertu d’obscures conventions, l’avaient accueillie entre deux portes, à la va-vite, pas anonyme mais presque. Faire taire le silence, c’était, au risque de ne pas tout dire, poser un bâillon sur le mutisme en personne et prendre, enfin, la parole, au nom des morts et de leurs successeurs. Les mots, comme les notes, ne servent, selon la formule d’Etty Hillesum, qu’à donner au silence sa forme et ses limites.
Ma mère était un cœur vaillant, né dans un silence de tombe, entre une mère endormie et un père absent, qui a mis quatre ans à reconnaître qu’il l’avait reconnue. Le secret, c’est moi, disait-elle, n’envoyez pas de faire-part. Clandestine, intruse, adorée sans avoir été désirée, elle s’est donné pour mot d’ordre de réussir, malgré tout, à prendre la parole, à imposer sa voix, quitte à heurter le confort des siens. Ma mère est née dans un étouffoir, enfant malvenue qui trouve à soixante ans le sens de sa vie en se donnant pour but de dissiper le secret, d’atteindre le fond des choses par le truchement du langage, de laisser la douleur faire son travail, de regarder de près l’agonie de l’espoir, de libérer l’horreur et, soudain, de décoller une hanche marine du fond boueux de l’épave et de remonter un bijou de mort au jour dodu. Ma mère était convaincue que ce qui est tu vous tue, et que l’écriture seule répare ce qui peut l’être. Mais comme la vérité était parfois imprononçable, elle l’a remplacée par l’ineffable ; à l’impossibilité de tout avouer elle a substitué la quête de ce que les mots n’arrivent pas à saisir. »

Extraits
« Certaines maladies vous laissent intact, et vous apprenez à développer une vie intérieure si riche qu’aucun mal, aucune paralysie ne peut en entamer la saveur. Parkinson, lui, s’attaque directement à la vie intérieure, où, comme un virus, il introduit ses décrets. Parkinson est une maladie de l’âme, un obstacle interne, une énergie délibérément bridée, une involontaire mauvaise volonté, comme un moteur qui refuserait de passer la seconde, une crispation terrifiante, une indolence effarante, une servitude volontaire qui met vos intentions au pied du mur, et vous voilà assise vingt-quatre heures sur le même canapé, sans comprendre pour quelle raison vous ne voulez pas vous lever. » p. 44

« Si tu me permets, mon canard-lapin, cette histoire de petite madeleine trempée dans du tilleul, pour une pianiste, c’est de la petite bière !
— Et pourquoi ça ?
— Parce qu’il n’y a rien d’impressionnant dans ce bout de cake fondant qui ressuscite tout Combray. Nous, les musiciens, on a sous la main des tas de petites madeleines autrement plus efficaces et qu’on peut activer quand on le souhaite. Rejouer, c’est renouer ! C’est reprendre le cours de l’idylle ancienne. Il suffit au pianiste d’ouvrir une partition pour retrouver l’atmosphère qui l’entourait quand il a joué le morceau la première fois. Le temps musical n’est pas comme celui qui creuse des rides autour de nos yeux et nous écrabouille lentement. Aucune ambivalence ici. Pas besoin de fouiller le temps perdu pour y croiser le temps retrouvé. Le temps musical est un temps tout entier créateur.
— Tu veux dire que le pianiste puise quand il veut dans le stock de petites madeleines qu’il a à sa disposition ? Comme le lecteur qui ouvre le roman de son choix ?
— Cest mieux que ça, mon Raphaël ! Un pianiste ne joue jamais de la même manière. L’expérience embellit ses premiers morceaux. » p. 49

« Ma mère était l’ambassadrice d’un pays disparu, mandataire d’une joie qui ne passe pas, hôtesse d’une fête éternelle. Et c’est de là qu’il faut partir, de ce bonheur indicible, de cette note continue, de ces années qui n’étaient pas d’insouciance et qui avaient leurs soucis (elle avait déjà remarqué, par exemple, que les sourires s’évanouissaient un peu trop vite tandis que, progressivement, le pli de la bouche se muait en un tracé d’amertume) mais où la musique régnait sans partage. » p. 59

« Il ne faut jamais rien refuser aux malades. Les malades sont l’avant-garde. Les malades ont toujours raison, même et surtout quand ils délirent. Les malades expérimentent le cauchemar de vivre trop longtemps. Les malades sont notre avenir. On leur doit les égards qu’on ménage aux éclaireurs et aux aventuriers. » p. 98

« Je l’ai abandonnée chaque fois que, dans la nuit, je n’ai pas accouru alors qu’elle appelait au secours. Je l’ai abandonnée chaque fois que, cédant au dégoût, j’ai abrégé ma visite pour un faux motif. Chaque fois que j’ai fait semblant de l’écouter. Chaque fois que je lui ai massé les mains trop rapidement. On ne fait jamais assez de bien, mais toujours le mal une fois de trop, dit Jankélévitch. Et maintenant qu’elle est morte, je songe à tout ce que je n’ai pas fait pour elle et je suis comme Schindler qui s’aperçoit, désespéré, qu’avec son pin’s en or à l’effigie du parti nazi, il aurait pu sauver deux vies supplémentaires. »
p. 195

À propos de l’auteur

Raphaël Enthoven © Photo Joël Saget

Né en 1975, Raphaël Enthoven est essayiste, animateur de radio, chroniqueur et professeur de philosophie. Il est l’auteur de nombreux ouvrages et avec son père Jean-Paul Enthoven du Dictionnaire amoureux de Proust (Plon), lauréat du Prix Fémina dans la catégorie Essai en 2013. (Source : Éditions de l’Observatoire)

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