L’Enseveli

Nézida et le succès de La Cuisinière des Kennedy. D’une écriture précise et pudique, elle donne voix à ces vies fracassées, à la fois broyées par l’Histoire et hantées par des souvenirs intimes. Elle dit la peur d’être amputé, la honte du corps abîmé, la rage sourde contre cette guerre inutile, et rend hommage à ceux qui, malgré tout, tentent de sauver les hommes de l’anéantissement, comme le docteur Pont, qui fait ici office de sauveur : « C’est donc au bout d’une chaîne de souffrance et de fracas que notre remarquable concitoyen peut mettre toute sa technique en œuvre dans la reconstruction de voûtes palatines, de mâchoires et d’arcades broyées ».
On pense, bien entendu, aux témoignages de ceux qui ont vécu la Grande Guerre, au premier rang desquels on citera Les Croix de Bois de Roland Dorgelès ou encore La Peur de Gabriel Chevallier. Mais on trouvera encore davantage de similitudes avec les superbes romans que sont Au revoir là-haut de Pierre Lemaître et Le soldat désaccordé de Gilles Marchand, qui traitent aussi l’immédiat après-guerre et des traumatismes que le conflit a engendrés. Par sa construction en éclats de mémoire, par son attention portée aux corps détruits et aux visages disloqués, L’Enseveli s’inscrit dans cette lignée.
On ajoutera, en cette rentrée littéraire, L’Homme sous l’orage, de Gaëlle Nohant.S’il met en scène un déserteur, il dit aussi les souffrances des survivants qui devaient continuer à vivre avec leurs cauchemars, leurs gueules cassées et leurs silences.
Ce roman d’une rare intensité rappelle que la guerre ne s’achève pas avec l’armistice : elle se poursuit longtemps encore, au creux des corps mutilés et dans la mémoire des vivants.

L’Enseveli
Valérie Paturaud
Éditions Les Escales
Roman
240 p., 20 €
EAN 9782365699471
Paru le 14/08/2025

Version audio

L’enseveli lu par Nicolas Chupin

Où ?
Le roman est situé  à Lyon et environs, Valence, Dieulefit, Montbéliard, Romans, Comps, Paris. On y évoque aussi des séjours dans l’Ain et le Beaujolais.

Quand ?
L’action se déroule de 1914 à l’immédiat après-guerre.

Ce qu’en dit l’éditeur
Après l’immense succès de La Cuisinière des Kennedy, le nouveau roman de Valérie Paturaud : une histoire d’amitié bouleversante pendant la Première Guerre mondiale.
Sur le champ de bataille, un obus éclate. Abel n’écoute que son courage et, au péril de sa vie, sauve un inconnu d’une mort certaine.
Alors qu’Abel est en convalescence dans un hôpital de fortune, un officier défiguré vient occuper le lit voisin. Abel est ouvrier, Adrien est médecin : un gouffre social les sépare et jamais ils ne se seraient rencontrés dans la vie civile. Mais ici, dans ce lieu hors du temps, ils ne sont plus que deux hommes en souffrance.
Adrien s’intéresse à la vie d’Abel. Privé de l’usage de la parole, il écrit sur un cahier d’écolier pour communiquer. Abel, peu instruit, lit avec difficulté. Entre paroles et écrits, l’officier et le soldat partagent au fil des jours ce qu’ils ont de plus intime, de plus enseveli… jusqu’à découvrir que leurs chemins, avant la guerre, se sont déjà croisés.

Les critiques
Babelio 
Blog Les chroniques de Koryfée (Karine Fléjo) 
Blog Un livre dans ma valise 
Blog Des livres, des livres 

Les premières pages du livre
« Prologue
Jusqu’à l’aube, ils avaient entendu un sacré remue-ménage dans la cour. Le vacarme escaladait les hauts murs du pensionnat pour venir s’échouer là, juste sous leurs fenêtres. Impossible de fermer l’œil, mouvements de camions, portes claquées, ordres répétés par des voix pressées. Des paroles d’urgence, de danger imminent. L’exaltation comme au moment de l’assaut ou de la déroute. Ceux qui pouvaient se déplacer avaient collé leur museau contre les vitres pour raconter aux autres. Dans la lumière jaune des phares, les camions ambulances crachaient les brancards, les blouses blanches couraient dans tous les sens, un vrai vol de mouettes autour du bateau de Le Garec quand il rentrait, la soute pleine à craquer de frétillants. Il l’avait raconté à Abel, de l’écume plein les yeux.
Pour sûr, il se passait quelque chose et, au cœur de la nuit, personne pour leur répondre. Alors, ils avaient tout imaginé.

Il manquait un morceau à chacun d’entre eux, mais pour la gamberge, ils n’étaient pas les derniers. Les Boches arrivaient, les lignes reculaient, ils allaient les trouver là, il n’y aurait pas de combat, un coup de baïonnette sur chaque pieu et terminé le morceau de bravoure. Plus personne et en route nach Paris ! Le pire était pour les « sans pattes » comme Abel, pas de fuite possible ni de cachette dans le placard. Toute la nuit, ils avaient tendu l’oreille, le sommeil tentait parfois sa chance mais l’impression tenace d’être coincés, acculés, impuissants ne les avait pas lâchés.
Abel, vaincu par la fatigue, avait sombré quelques minutes. Toujours rattrapé par le même rêve.

Il est assis avec les gars du syndicat dans la pièce sans fenêtre au fond, derrière les comptoirs qui reçoivent les peaux en bout de course, prêtes à être expédiées vers les ateliers de fabrication. Le réduit, les ouvriers l’appellent la cantine car c’est là qu’ils déballent les gamelles à la pause, ils y tiennent. Ils se sont assez battus pour avoir le droit de bouffer au sec. Avant, c’était, les genoux sous le menton, assis sur les palettes dans la cour. Cela arrangeait les patrons, ils ne lambineraient pas. Sur le mur, un panneau émaillé en couleurs représente la mégisserie de Romans dans son décor de collines et de rivières. On reconnaît le Pont Vieux sur l’Isère, la collégiale et la tour Jacquemart. En lettres capitales noires, le nom du patron suivi de ET FILS. C’est à cause de celui-là que depuis huit jours la cantine est devenue leur maison. Ils y dorment, boivent beaucoup et surtout ils causent. Ils sont en grève. Pas tout le monde, bien sûr, les jaunes, les renards comme on dit, sont payés trois fois plus cher pour forcer le passage au-dessus des caisses et des bidons qui empêchent l’accès aux ateliers. Les femmes apportent la soupe et des couvertures. Les gars travaillent à ce qu’elles les rejoignent, la journée de dix heures, le repos hebdomadaire, la fin du travail à la tâche, c’est pour elles aussi. Dans tout le pays, ça chauffe et les gars sont bien remontés. L’Humanité fait circuler les nouvelles. Tisseurs, teinturiers, passementiers, typographes, ouvriers du livre, la grogne enfle partout. Depuis les événements du Havre où un contremaître des chantiers navals antigréviste a été tué lors d’une rixe, le syndicaliste est devenu le coupable idéal et les forces de l’ordre ont des consignes de fermeté.
La nuit est tombée, plongeant le bâtiment et les ouvriers, agglutinés devant le brasero, dans le froid humide de cette fin d’automne. Une lampe Pigeon éclaire la table couverte de chopines, de blagues à tabac, de tracts et de journaux. Soudain, une vitre explose. Dans la pièce à côté, des meubles renversés, des pas, un gars qui gueule. Va savoir pourquoi, nom de Dieu, les laborieux soulèvent la table et, comme un seul homme, la coincent derrière la porte. Des poings tambourinent, des voix ordonnent de se rendre. Faits comme des rats, pas d’issue. Ils n’ont pas le choix. Rester là à sécher sur place et crever à petit feu ou se livrer pour un crime qu’ils n’ont pas commis et recevoir un coup de crosse au passage, sous les rires nerveux des jaunes. Et Abel se réveille.

Cette nuit-là, c’était tout pareil, pas d’échappée possible. Juste à attendre le Boche.
Quand les infirmières sont arrivées, ils leur sont tombés dessus. La trouille, la fatigue, l’attente, ça ne rend pas patient.

Les blouses des filles étaient fripées, souillées. Dans leurs yeux, dans leurs gestes, la fatigue de la nuit ajoutée au poids de la journée qui s’annonce. Mlle Levert s’est appuyée sur la table centrale et a pris la parole. Ce n’était pourtant pas son genre de se mettre en avant, mais ce matin, c’était elle, celle dont les mignonnes et les vieux biffins se moquaient tous les jours de la taille épaisse et de la démarche de soldat, c’était elle qu’ils écoutaient.

Ce n’étaient pas les Boches, dans la cour, cette nuit, mais tout comme. Deux offensives successives avaient décimé les lignes de front. S’était ensuivie une vraie débandade. Tout le monde s’y était mis, toubibs, infirmiers, cuistots, même les musiciens envoyés pour les distraire dans le trou, tout le monde. Reculer, se replier, évacuer, il n’y avait plus que ça à faire. Entre les blessés graves qui affluaient et ceux qui étaient déjà là, intransportables, il avait fallu se décider. Les abandonner ou tenter le coup et sauver ce qu’on pouvait. La carrure de lutteur du médecin chef, sa voix de ténor et sa réputation d’emmerdeur qui ne lâche jamais le morceau avaient convaincu ses confrères, et les plus amochés, rescapés de la déroute, s’étaient retrouvés alignés sous les marronniers de l’institut Notre-Dame.
« Si nous n’accueillons pas les cas désespérés, à quoi bon cette Vierge dans son alcôve et cet Enfant dans ses bras », avait conclu la cornette en chef. Personne dans le troupeau d’assez téméraire pour contrarier la Vierge Marie.
Les désespérés, ça prend de la place, et toute la matinée, il avait fallu en trouver. Déplacer les tables de chevet, resserrer les lits. Les sorties des plus valides furent avancées. Le pensionnat était plein à craquer.
Les infirmières ont apporté des paravents de bois et de toile. C’était la première fois. Elles en ont déplié un sur le côté gauche du lit d’Abel. Comme son lit s’appuyait de l’autre côté sur le mur du fond de la salle, Abel se retrouvait isolé ; à part les quelques gars allongés en face, il ne voyait plus rien, pas même l’entrée et son joli bouquet. Il s’était dit qu’on ne pouvait pas tout avoir. Il allait enfin pouvoir pisser tranquille.
*  *  *
Depuis plusieurs jours, la cheville d’Abel et sa jambe en morceaux se réveillaient méchamment à l’extinction des feux. « Impossible de trouver ce putain de sommeil, et les cornettes, elles te permettent pas grand-chose à c’t’heure. Tu ne peux pas sortir ton harmonica de ta musette pour travailler tes gammes. Même les cibiches, elles en veulent plus, on pourrait foutre le feu. » Elles autorisent la lecture, Abel les a repérés ceux qui marchandent le bout de chandelle qui leur tiendra compagnie aux premières heures de la nuit, les plus longues, celles où les pensées défilent, à pas de fourmi quand tu souhaiterais les pas de géant de la comptine enfantine. Il n’a pas l’habitude de lire et les histoires que les dames patronnesses du coin leur apportent, les romans, les choses inventées, ne l’intéressent guère. Lui, c’est plutôt le journal, les bafouilles syndicales, ce genre-là. Une fois, un gars avait laissé traîner son bouquin sur la table du local. Abel se souvient du titre, Germinal, et du portrait de l’auteur en médaillon sur la couverture en cuir. Il y avait mis le nez, c’était pas mal, les premières lignes avaient réveillé de vieux souvenirs. Un homme seul dans la nuit glaciale, pas d’étoiles, l’obscurité d’une épaisseur d’encre, il se souvenait de ces mots. Manquait plus que le vent qui vous bouffe les joues et vous gèle les doigts et on était sur la route de Comps, son village. Mais le gars avait repris le bouquin et Abel avait laissé tomber. Il n’a jamais acheté un livre. Pourtant il y en avait à la ferme, elle aimait bien ça la mère. Le pasteur et l’instituteur lui en prêtaient et elle gardait quelques sous des commissions pour ceux que l’épicier roulant trimbalait de village en village. C’est qu’elle avait été bonne élève la Joséphine.
Bref, à la nuit tombée, Abel dansait dans tous les sens, plus il remuait, plus il avait mal. Une bonne âme finissait par lui donner une médecine en flacon. Quelques gouttes disait-elle en le laissant sur le bord du chevet. Abel en abusait parfois, pour sûr. Parti, le bonhomme, jusqu’au jus du matin !

La nuit du chambardement avait été agitée, mais, les gouttes aidant, il avait fini par s’endormir profondément.

À son réveil, Abel avait senti l’agitation derrière le paravent. Des silhouettes mouvantes déformaient la toile bise. Elles étaient deux pour s’occuper du nouveau, arrivé pendant qu’il ronflait. De drôles de râles, des sons étranges, les gargarismes de menthe poivrée du père quand la gorge lui brûlait. Il devait être mal en point, le pauvre gars. Déjà pour qu’on le cache derrière une toile, il y avait de quoi se poser des questions. Le biffin d’en face avait dit quand ils avaient installé tout le bazar que c’était sûrement pour un gradé, pour qu’il soit tranquille, pas trop mêlé « à nous autres ».
Les infirmières avaient besoin de calme pendant les soins, il fallait protéger le gars des regards comme des microbes. Mlle Levert a demandé à Abel, en parlant tout doucement, comme si elle lui confiait un secret, s’il acceptait qu’elle laisse le paravent légèrement entrouvert de son côté pour que le « malheureux », comme elle l’appelle, ne se sente pas trop isolé. « Vous veillerez sur lui », lui avait-elle dit dans un murmure. Ça brillait dans ses yeux. Abel n’est pas né d’hier, il reconnaît quand ça s’allume. Elle n’était pas si vilaine après tout, les autres avaient tort. Il fallait juste qu’elle retrouve une raison de sourire. « Vous, vous êtes charitable. » Abel s’était demandé d’où elle sortait ça. Ses frères et sœurs auraient bien rigolé. La charité et lui ne s’étaient pas souvent rencontrés…

D’abord, il avait vu le pansement. On ne pouvait pas le rater, enturbanné de larges bandes sur toute la moitié du visage, du haut jusque sous le cou pris lui aussi, comme les cache-nez des gosses quand il gèle. Un œil, grand ouvert, fixe, plongé sur lui, une vraie baïonnette qui ne le lâchait pas. Obligé de baisser les yeux, c’était trop fort. Et là ! Nom de Dieu, au bout du long bras posé sur le drap jauni, à l’annulaire aussi fin que dans son souvenir, la foutue chevalière en or et sa lettre M.

Première partie
L’obus
Des lochies de brebis. C’est à ça qu’Abel avait pensé. Ou des éclats de cerises écrasées, trop mûres, gorgées d’eau après la pluie, ignorées des oiseaux. Elles finissent en traînées de peaux orangées, sales et plates, si fines et tenaces qu’elles collent aux sabots. Il faut frotter les semelles longuement sur la pierre polie au seuil de la maison pour ne pas entendre gueuler la mère. C’est à ça qu’il avait pensé quand il l’avait vu. Pourtant, pas de cerises ici, pas d’oiseaux non plus, sauf ceux qui bouffent les viandes à l’aube dans le silence. Ils ont trop à bouffer, ils viennent plus rarement ces temps-ci. Dans la brume on les devine, les chairs sont prêtes, ils se fatiguent pas les charognards, ils ont qu’à se servir et c’est le cliquetis acide de leurs becs qui te tire du mauvais sommeil. Tu les voyais dans tes rêves et là tu les entends. Pas de sabots non plus ici, voilà bien longtemps que les brodequins en cuir cloutés les ont remplacés.

Ça s’était arrêté de taper. C’est toujours pareil quand ça se calme, t’as l’impression d’être sourd, le silence te tamponne à l’intérieur mais t’es vivant. Tu te le dis à chaque fois, surpris comme à la foire quand tu gagnes un tour gratuit de manège à vapeur ou le ticket pour tenter de décrocher la timbale au mât de cocagne. T’es vivant, t’as le droit de revenir.
Après l’obus, t’as intérêt à regarder où tu mets tes galoches. Faudrait pas te laisser engloutir dans le trou qui n’attend plus que toi, si profond que t’en remontes jamais. Bien des gars ont crevé en regardant le ciel, les mains esquintées à force de gratter, de s’agripper aux parois argileuses qui glissent entre les doigts comme un pain de savon. Le poids du barda les ramène en arrière, épuisés, vaincus au fond de leur tombe, gueule de terre déjà prête. Des guêpes au fond de l’entonnoir plein de miel, qui s’agitent pour remonter mais restent engluées, encore et encore… On en a repêché des malheureux presque à poil ! Les bougres avaient cru que, délestés du fusil, de l’uniforme et du reste ils réussiraient à s’envoler, mais sans aide, la terre aurait fini par les avaler. Les fossoyeurs se la coulent douce ici, les tombes sont payées par les Boches.
C’est trop con de crever comme ça.
Les gars en parlent. Tu te crois seul à faire ce cauchemar, t’oses pas le dire, et puis un soir, après la chopine, un soir plus dur, plus froid ou plus mouillé que d’habitude, il y en a un qui commence et tu t’aperçois qu’il raconte ton histoire, ta trouille et ta démence. La pisse dans ton froc au matin quand t’as passé la nuit à rêver que tu rampais comme un rat, des crampes dans les pieds à force d’essayer de trouver un appui. Tu vaux pas mieux que le porc avant la saignée ou le poulet dans le creux du tablier de la mère qui se débat pour pas la laisser gagner trop facilement. Ils ont tous peur de crever. Mourir, oui, ils le savent bien, mais crever, les mouches, les totos gros comme des lièvres et les vers pour finir, ça, ils peuvent pas s’y faire. Alors quand Abel l’a vu…

Le gars ne bougeait plus. Le corps enseveli, comme bordé par une épaisse couverture. Cette terre-là, brune, grasse et collante, son frère Maurice l’aurait bien aimée, une terre riche de promesses, devenue charnier. Rien à voir avec celle si sèche qu’elle s’envole au premier coup de bise, dont il se tue, comme le père avant lui, à casser l’écorce. Dans l’amas humide, une lumière, des coquelicots orphelins, esseulés dans un fossé sans herbe.

Après le déluge, on s’attarde pas, on se fait tout petit pour regagner la tranchée, mais il pouvait pas le rater. La tronche en charpie sur tout un côté. On aurait dit que ces saloperies de corbacs s’étaient déjà servis. Ce n’est pas beau ce qu’on a en dessous, des fois au-dessus non plus, mais là c’était vraiment dégueulasse. De la paille souillée après la mise bas. Tout pareil, du rose, du rouge. Ça s’arrêtait au nez qui tenait fin et droit comme une frontière qui n’aurait pas cédé. Des lèvres minces soulignaient, indécentes, la bouillie du dessus. Une moitié de gars, le corps englouti, ça ne fait plus beaucoup pour un bonhomme. Et ce bras qui dépassait, agrippé au ciel… Peut-être s’était-il senti partir, peut-être avait-il voulu une dernière fois, l’ultime, lever la main pour ne pas disparaître ? Il était là, le doigt en l’air comme un gosse à l’école qui a encore quelque chose à dire et que le maître ne voit pas car il en interroge un autre.

Abel l’a tout de suite remarquée, à l’annulaire. La chevalière en or, lourde, carrée, gravée de la lettre M. Une impression brève et confuse de déjà-vu, mais dans ce bourbier, t’as la cervelle à l’envers, tu sais plus l’ordre des choses, il n’arrivait pas à se rappeler.
Abel a gueulé en lui saisissant le bras, il ne pouvait pas le sortir de là tout seul. Le silence et la blancheur ouatée les encerclaient. La terre recrachait la flotte des derniers jours en brume épaisse. Il a commencé à creuser pour dégager l’épaule, chercher une prise. Le gars respirait, une mousse transparente sortait de ses lèvres puis retournait dans sa bouche, régulière comme un métronome. Abel ne voyait rien ni personne et il n’entendait rien non plus. Une seconde, il a pensé que l’obus l’avait rendu sourd. Il serait pas le premier ni le dernier, combien sont devenus fous à s’en taper la tête, renvoyés chez eux, regrettant même de ne plus entendre le bruit des shrapnels ?
Mais la grosse voix de l’Émile avait percé le brouillard derrière lui, d’un coup, le pantin qui sort de sa boîte, et ses paluches se sont abattues sur son gars. Il fallait pas traîner…

L’Émile, c’est le plus costaud de l’escouade. Pas un n’est plus balèze que l’Alsacien. Les gars le charrient et le surnomment « rabiot ». Il faut dire qu’il bouffe sans arrêt, toujours à la recherche de rab. Une demi-boîte de sardines ou de singe et il te prend ta corvée, celle dont personne ne veut : Rapporter la soupe depuis la roulante dans la cantine qui pèse une tonne, enjamber les gars tout le long des boyaux, tirer, pousser, en priant pour que le chargement ne verse pas et tienne la route car les bougres t’attendent plus que le Messie. Quand il tarde et revient rouge de trop de chopines, que la soupe est froide et le rata plein de terre, certains lui reprochent d’être une moitié d’Alboche. Là, tout de suite, Abel était content de le voir arriver. Taillé deux fois comme lui, il était l’homme de la situation. Il avait entendu Abel gueuler plusieurs fois dans l’épaisse brouée, faut dire qu’il y était allé fort, et l’Émile, il est pas du genre à se poser des questions, moitié Fritz ou pas, il était venu. Abel avait creusé tout ce qu’il pouvait autour du bras en l’air. Les yeux clos, le gars gémissait, mais à peine, juste histoire de rappeler qu’il n’était pas mort. Des chiens qui cherchent un os, voilà où ils en étaient rendus.
Dans le silence lourd et poisseux, ils étaient deux gars affairés à en sauver un autre bien plus mal en point qu’eux. Dans ces cas-là, les cas désespérés, Abel remarquait toujours des trucs insignifiants, des détails dérisoires. La moustache du gars était rudement bien taillée. Une gueule écrabouillée et il admirait la ligne ordonnée, sculptée, raffinée comme il ne s’en fait plus beaucoup par ici. Abel a dit à l’Émile pour l’encourager qu’ils ne déterraient pas n’importe qui, pour sûr !
Dès qu’il a été possible de le saisir sous les bras, le costaud l’a tiré d’un coup ; il s’est retrouvé sur le cul, le gars en couverture qu’il entourait, comme une mère son gamin. Le corps intact, la charpie du visage semblait encore plus effrayante perdue dans tout ce brun. Émile s’est relevé :
— Putain, il est bien amoché celui-là, je sais pas si…
Abel ne lui a pas laissé le temps de finir, il voulait le ramener, le bonhomme, et se tirer de là. Il s’acharnait, sans raison. Le malheureux n’était pourtant pas un copain. Émile a dû lire dans ses yeux qu’il ne renoncerait pas. Il lui a filé son havresac, son fusil et il a chargé le bébé sur son dos, il est passé devant. Courbé sous le barda, Abel avançait lentement. Même à deux, Émile progressait plus vite vers la tranchée qui, à chacun de ses pas, semblait reculer comme s’il ne réussirait jamais à la regagner.

Abel a entendu le bruit bien avant qu’il ne devienne douleur. L’attelage devant lui a soudain disparu. Cloué au sol, un boxeur mis K.-O., Abel comprend qu’il est touché. Il glisse sa main sur sa jambe droite. C’est chaud, humide, épais. Un éclat d’obus s’est logé en haut de sa cuisse.
Il essaie de bouger, de pousser sur l’autre guibole, mais elle ne répond pas non plus.
Sa cheville a été brisée par la branche qui gît à côté de lui. Des arbres, il n’y en a pourtant plus beaucoup dans le paysage, fallait encore qu’il s’en trouve un pour lui ! Les gars rigoleraient, « Au moins t’as pas eu la chance des cocus. »
Les balles des mitrailleuses se sont mises à pleuvoir. L’instinct de survie lui a fait oublier la douleur. Il a rampé comme un lombric, foutu qu’il était. Un choc immense a volé toute la lumière. Abel a bouffé la terre, puis, plus rien.
*  *  *
Ça puait l’éther. Il connaît cette odeur, elle te suit comme le parfum léger des femmes dans la rue. Au moment de l’assaut, les gars en renversent sur leur manche et en respirent un grand coup. L’effet est plus rapide qu’une chopine. Tu sais plus très bien où et pourquoi t’avances, mais t’avances. Ceux qui arrivent à s’en procurer ont développé un petit commerce, cigarettes, papier, tout se monnaye contre la fiole qui dissout la peur. Ça couvre aussi les odeurs de merde, de pisse et les relents douceâtres de la chair à vif. Abel n’en prend pas, ça lui donne envie de dégueuler ses tripes, et puis il préfère être clair pour vivre sa dernière minute. Si ça doit être la fin, autant regarder le ciel bien en face.

Les gars disent que si on tombe sur la case infirmerie, ce sera le pactole, on picolera comme jamais. Il paraît qu’on t’endort à la gnôle tant et plus que tu sais plus si t’es arrivé au paradis. Au jeu de l’oie qu’il leur avait fabriqué avec les couleurs, les images et tout comme un vrai, le p’tit Breton avait dessiné un pieu et une boutanche sur la case hôpital. Abel n’a pas l’impression qu’on l’a arrosé d’un grand cru. Pour le paradis, en revanche, c’est pas loin. Cela fait bien longtemps qu’il n’a pas couché ses os sur autre chose qu’un barda. Les couvrantes sont certes pas de première qualité, ça gratte un peu la couenne, mais Dieu que c’est bon ! Il faudrait pas dormir pour en profiter. Il avait pensé la même chose devant une réclame pour un hôtel à Lyon. Vu le prix de la nuit et les descriptions, avec la baignoire, les serviettes et tout le toutim, il s’était dit qu’à ce tarif, t’oublies de pioncer.
Abel peine à se souvenir, à tirer le fil entre l’offensive, l’Émile qui creuse puis s’éloigne et ce pieu. La faute à l’éther, pour sûr.
Autour de lui, un matin de brouillard. L’ampoule au plafond se noie aussi sûrement que le semblant de soleil sur la plaine. Un halo effacé à la gomme juste pour te rappeler qu’il existe encore et que tu vas devoir t’enquiller un autre jour. C’est aussi calme qu’un matin où le froid, l’envie de rêver encore un peu laissent les gars recroquevillés, endormis ou non, mais silencieux dans l’attente de l’aube.
Crevant le silence, des gémissements. Sa tête est lourde, il entend mais ne voit rien. Impossible de bouger les jambes. Il n’a pas mal, pire, il ne sent plus rien. Il tâte ses cuisses de ses bras retenus le long du corps. Il ne peut pas descendre plus bas. Il essaie d’appeler, les mots résonnent et se cognent dans son crâne comme des osselets au fond d’une poche. Personne ne semble les entendre.

Abel a peur. Il sait que l’on n’hésite pas à te couper la guibole pour éviter la gangrène. C’est radical, et surtout il y a la queue devant la boutique, plus longue qu’au marché après la découpe du cochon. Ça pousse derrière, ils ne vont pas te border et te gâter dans un pieu. Abel l’a entendu de la bouche d’un toubib, le jour de la vaccine contre la fièvre typhoïde. On sentait le café jusque dans le couloir où les secondes classes attendaient en ligne, en chaussettes et caleçon. Ça râlait, il se disait qu’en deux fois ils te refilaient la même dose que dans les casernes en quatre et qu’ils allaient être bien malades. La fièvre, la chiasse, comme s’ils avaient besoin de ça pour avoir la courante.
Le toubib causait amputation avec un collègue en soufflant sur sa tasse.

Abel avait déjà eu affaire aux toubibs : c’était quelques semaines après son arrivée dans le secteur. Il ne se passait plus grand-chose. À part quelques offensives éclairs à la con, pour rompre le front continu qu’ils disaient. Les biffins s’enquillaient des journées entières à attendre, comme si des deux côtés chacun avait décidé d’arrêter et de profiter des journées d’été tranquilles. Il faisait chaud, les gars se foutaient à poil pour égrener les poux de leur chemise, consciencieusement, un à un, comme les bigotes avec leur chapelet. Ils avaient trop de temps à tuer. Ils en profitaient pour enterrer dignement les gars tombés dans le dernier casse-pipe, réparer les baraques et les clôtures. Abel avait glissé. Le pantalon, et pas que, était resté accroché aux barbelés. Une mauvaise estafilade. De bandage en bandage, il s’était réveillé avec une canne deux fois plus grosse que l’autre. Le caporal disait toujours qu’une plaie insignifiante infectée, c’était la porte ouverte à la gangrène gazeuse. Le gradé l’avait confié à Joseph, un gaillard qui parle provençal quand il dort. Il se faisait tout le temps engueuler, Abel l’aimait bien, il lui rappelait le pays.
Pour arriver au poste de secours, il fallait marcher cassé en deux. Même si c’était calme, ils étaient en vue des observatoires ennemis. « Une vie de lapins le jour de l’ouverture de la chasse », claironnait une chanson qui courait dans le boyau.
Des écriteaux piqués obliquement conduisaient une file de pauvres bougres vers le même endroit. Ils ont enjambé du matériel, des ordures, des hommes. Il valait mieux ne pas trop regarder pour éviter de gamberger. Accroupis, les genoux sous la moustache ou appuyés sur la paroi, hagards, occupés à s’en rouler une, tous se ressemblaient.
Joseph répétait « on approche, on approche », la douleur faisait grimacer Abel et sa jambe traînait derrière, refusant d’avancer. Il n’était pas le seul à porter sa peine. Des abîmés, des faces rougies par la fièvre, des anémiés plus blancs que la blouse du gars à l’entrée qui essayait, visiblement exténué, d’orienter ces loqueteux. Il répétait tout en s’aidant du bras « à gauche » ou à « droite » en descendant. Pour Abel, c’était à droite. Ils avaient attendu. Il faisait sombre.
L’infirmier, aussi poilu que les autres, leur avait expliqué : « Depuis qu’on tient nos positions, immobiles, les malades sont plus nombreux que les blessés. Dysenterie, entérites en tout genre, les gars font jusqu’au sang. Sans compter les fièvres, dues à ces saletés de totos, les infections, les pneumonies… » Le gars ne s’arrêtait plus, un vrai catalogue de leurs vies de misère. Avec sa patte, Abel se sentait presque chanceux.
Plus ils descendaient, plus le plafond était bas. On étouffait là-dedans, ça empestait la pisse et la sueur vu que le soleil avait chauffé dur toute la matinée. Un gars a allumé sa pipe. Abel a vu la longue file devant lui. À terre, des blocs poussiéreux, informes, affalés, au regard de chien soumis. Joseph lui a dégoté une place assise. Il était brûlant, et dans la tête, sournoise, la crainte de la maladie qui fait pourrir les jambes. Joseph, pour le rassurer, lui a raconté que les toubibs l’avaient bien soigné quand il avait eu son « pied de tranchée ».
Une sale affaire, bien connue des bleus. À cause de la saleté, de l’humidité et de la merde dans laquelle tu marches et qui traverse tes godillots, pour un peu que tes bandes molletières soient trop serrées, parce qu’au début tu ne sais pas trop comment les mettre, tes pieds enflent jusqu’à trois fois leur taille. Ils deviennent rouges puis noircissent et commencent à puer la mort. Après, si on te soigne trop tard, tu peux oublier le bal de la Saint-Jean. Pour lui remonter le moral, le Joseph, il s’était déchaussé pour les lui montrer ses panards ! Les gars autour avaient rigolé. Ça rigolait encore quand on lui avait piqué l’épaule contre le tétanos et badigeonné la cuisse avec la liqueur de Dakin. Autour ils mouftaient plus, histoire d’amadouer le toubib pour qu’il te colle une étiquette autour du cou et t’envoie à l’arrière. Pas facile à berner les gars, aussi raides que la mère qui ne se laissait pas avoir quand tu te disais malade pour ne pas te geler les sabots sur l’interminable chemin de l’école. Aussi impitoyable que les blouses blanches !
Cette fois, Abel avait eu de la chance.

Mais, pour l’heure, il commence à sérieusement s’inquiéter. Couché sur une toile, il n’est pas au poste de secours où les paillasses puent l’urine et la crasse. Le mur en face est solide, pas une de ces tentes militaires où on entasse les macchabées. Il distingue une armoire et un chariot de linge en tournant légèrement la tête. Il tente de s’appuyer sur les coudes pour en voir un peu plus. Il retombe. Des râles et de fortes respirations lui parviennent, tout proches. Pas de doute, ils sont nombreux, un lazaret peut-être… Ses jambes sont devenues sa seule préoccupation. Appeler, hurler même, il faut que quelqu’un lui réponde. Au moment où il réussit enfin à se soulever pour apercevoir la porte, elle s’ouvre sur un ange blanc. Abel n’en a jamais vu d’aussi près.
*  *  *
Elle n’avait de commun avec les anges que la couleur.
Elle s’est ruée sur lui, lui a ordonné de rester tranquille, la même voix que celle du caporal quand il a décidé de te sortir du pieu. Il faut toujours que quelqu’un gueule. Où que tu sois, c’est kif-kif, pas le temps de remonter en douceur.
Aux cartonnages, le patron cognait comme un fou contre la porte du gourbi derrière le hangar de stockage où Abel dormait avec les gars, enfin les p’tits gars, apprentis comme lui. Les autres, ils rentraient chez eux. Il ne les logeait pas gratis sous ce toit de planches, étouffant l’été, grelottant l’hiver, et beuglait l’aube à peine installée. À l’atelier, dans le trou, tout pareil !
Les biffins qui revenaient de l’arrière avaient presque toujours un joli souvenir de la gentille infirmière, des mains douces, des formes sous la blouse, tous la même musique. Lui, apparemment, n’avait pas tiré le bon numéro. Avec les patrons, parfois il y a moyen de discuter. Pas avec celle-là.
Abel voulait savoir pour ses guiboles. Comme un môme, il a posé des questions, l’arrosant de s’il vous plaît, merci, vous seriez bien aimable de… Il sentait qu’il fallait la flatter, lui donner de l’importance s’il voulait en tirer quelque chose. D’autres gars l’avaient vue arriver, ça appelait dans tous les coins. J’ai mal ! J’ai soif ! On s’entendait plus.
Elle s’activait autour de lui, ignorant le vacarme, elle préparait les bandages, les compresses, alignait des fioles de couleurs vives. On aurait dit un peintre qui préparait sa palette. Elle marmonnait, passait en revue son chariot en émettant un drôle de claquement de langue. Pas aimable mais efficace, pensait Abel. En retapant son oreiller comme il boxait les sacs de sable avec ses frères quand il était gamin, elle a fini par lâcher que le toubib allait passer. Que cela faisait soixante-douze heures qu’il n’arrêtait pas. Abel s’est dit qu’il ne devait pas être frais. Elle a ajouté qu’il était un sacré veinard. Les brancardiers qui font le ménage, à la nuit tombée, avec le curé, des braves gars disait-elle, armés de leur seule blouse blanche et de leur brassard rouge, avaient trébuché contre son casque et avaient ramené ses cannes en chiffe molle à l’arrière. Dans le noir, à quelques centimètres près, ils ne l’auraient pas vu. Foutu, oublié, terminé.

Ça lui a fait penser à son gars à la gueule en bouillie. Il l’avait vu lui aussi, va savoir où il était le pauvre à c’t’heure… et l’Émile… Autant chercher la fortune dans mon porte-monnaie, disait la mère, des gars comme le sien, il y en avait partout. Abel ne savait rien de lui, mais sous ses paupières, collé à la glue, son visage impossible à effacer. Ça et le goût salé des grains de terre qui t’étouffent et que comme un con tu essaies de mâcher quand même. Ça revenait encore et encore…
L’ange a ajouté en quittant la civière d’Abel que sur la fiche d’évacuation qu’il portait comme un chien son collier, le chirurgien qui lui avait retiré les éclats d’obus avait coché la mention « évacuable ». Les opérations de la patte qui l’attendaient lui laisseraient peut-être une chance de courir de nouveau après les filles.
« Ce serait dommage de les priver, a-t-elle dit avec le seul sourire qu’Abel lui verrait jamais, il ne va plus rester beaucoup de gaillards après ce carnage. »
La douleur s’était réveillée bien comme il faut. Quand le toubib est enfin arrivé, il s’est inquiété de le voir crispé. Abel avait tellement envie de pisser que, grimaçant, tordu comme un ver sous les draps, il avait tout lâché. Le médecin a gueulé sur l’infirmière, Abel n’avait jamais eu aussi honte… Il se faisait torcher pendant qu’on lui expliquait la suite des festivités. La blouse du toubib te recrachait à la gueule son boulot de la semaine, les tripes des autres. Le lendemain, un convoi l’emmènerait à la gare de triage régionale. Vu son âge, il avait déjà bien servi son pays, et puis fallait pas s’en faire, lui a-t-il dit en riant, si on le retapait, il pourrait toujours revenir !
Encore une fois sa manie du détail : le carabin avait les dents jaunes.
*  *  *
Le gars qui conduisait le camion ambulance était un bavard. Un accent, Abel ignorait lequel, mais le patois n’était pas loin. De temps en temps, dans ses phrases, arrivait un mot qu’Abel ne connaissait pas, mais dans le trou, t’as tellement l’habitude d’entendre toutes les chansons que tu comprends quand même. Le champion leur a refait la guerre depuis le début. Question analyse, il avait réfléchi. Au volant de sa machine, il avait que ça à faire, réfléchir. Faut dire que sa cargaison n’était pas du genre loquace. Pardi, tout était bien en ordre dans sa tête : un instituteur, professeur peut-être, en tout cas un fonctionnaire, « y a qu’eux qu’ont le temps de parler de ce que tu vis ». Il s’emportait : la guerre devait être courte, elle durait. L’offensive de Joffre devait être un succès, tu parles, qu’il disait ! On s’attendait à des blessures par balles, propres, nettes, on avait des plaies dégueulasses dues aux éclats d’obus, sales, déchiquetées, contaminées par les débris, tous infectés, de la vermine partout. Il s’énervait, tapait fort sur son volant, tournait la tête vers Abel qui se trouvait juste derrière lui. Il attendait une réponse.
Il avait envie de causer.
Chaque jour, son camion tournait à plein. Dans des hamacs de grosse toile, au-dessus d’Abel, se balançaient ceux qui n’auraient pas supporté le contact des planches.

Il fallait le comprendre, le gars, pas drôle son boulot, charger des moitiés de soldats qui dégueulent ou le reste, il faut nettoyer et recommencer au convoi suivant, alors, quand il en trouve un un peu moins amoché, il cause. Sauf qu’Abel avait de plus en plus mal. Pour sûr, toute l’armée allemande s’était donné rendez-vous pour mitrailler sa guibole. À côté de lui, un type pleurait en silence. Les larmes se frayaient un chemin sous le bandage qui lui couvrait toute la tête, même les oreilles. Pas sûr qu’il entende l’autre et ses théories. De toute façon, il devait s’en foutre pas mal du Joffre ou des autres. Abel a posé sa main sur ses doigts crispés.
Le bahut avait dû servir à autre chose avant de transporter des éclopés. De larges sangles pendaient sur les côtés, de celles dont on se sert pour déménager les meubles des bourgeois, les pianos, les buffets à deux corps, les guéridons.
Les souvenirs, ça éloigne la douleur, pas longtemps, mais c’est toujours ça de pris : un jour, à Lyon, Abel était resté un bon moment assis sur un banc devant la porte cochère d’un immeuble cossu. Il était resté sur ce banc à regarder le va-et-vient des deux costauds qui déchargeaient l’intérieur d’une famille qu’il imaginait aisée. La silhouette d’une soubrette s’essoufflait à suivre les gaillards pour les guider dans les étages. Elle levait les bras au ciel, tournait autour d’eux, veillant au transport de la bibliothèque vitrée comme si ses gages en dépendaient. Fallait-il en avoir des livres pour remplir ces rayonnages ! Nous autres on ne change pas de maison, ou alors une charrette suffit, s’était-il dit. Dans sa cambuse, Abel ne connaissait pas grand-chose du monde, de ce monde-là, celui des bibliothèques.

Et maintenant voilà que c’était lui qu’on déménageait. La toile du gars du dessus virait au rouge, il voyait le moment où le sang allait lui pisser dessus. Bringuebalé à chaque virage, transpercé à chaque secousse, il enfonçait ses ongles dans la paume de ses mains pour se faire mal. Une douleur en chasse une autre. C’est son père qui disait ça.
Le verbeux continuait. Abel ne l’écoutait plus.
Le camion s’est arrêté. Un brancardier a ouvert le hayon. Un vrai gamin, tout rose, pas un poil. Abel a reconnu l’odeur de gare. Depuis qu’il ne tenait plus sur ses guiboles, il ne savait pas si c’était l’effet de la morphine ou du tampon humide que le toubib lui avait dit de tenir sans arrêt sous son nez, mais tout se mélangeait. Les morceaux de sa vie secoués comme dans un shaker Boston…
Il revoyait le gourbi au-dessus de la gare de Lyon-Perrache, au premier étage, où il avait logé. Dès qu’il ouvrait la fenêtre, il prenait tout. Les locomotives PLM crachaient à l’approche des verrières où attendaient les voyageurs, ça faisait fuir les oiseaux au-dessus des toits. En se penchant, il apercevait les quais, parfois le chef de gare qui moulinait son drapeau bien haut. Un brouhaha de grondements qu’interrompaient des coups de sifflet. Aujourd’hui, sur ce quai, c’était pas la même fête.
Du blanc partout, des femmes s’agitaient autour d’eux. « Les regarde pas comme ça », lui a dit un gars entre deux quintes de toux, assis sur une chaise à roues non loin de là où le jeunot avait déposé Abel. »

Extraits
« Il ne faut pas venir déranger les souvenirs, ils ont du mal à se rendormir et te laissent seul, tout seul comme un con. » p. 101

« Alors, maintenant, que vais-je faire de ce visage inconnu, effrayant, de cette gueule rapiécée, rafistolée, cassée à jamais ? À quoi, à qui vais-je ressembler ? Pourrai-je encore me regarder, me reconnaître, me supporter ? Et celles et ceux qui m’aiment et que j’aime, le pourront-ils ? Ici, parmi vous, je me sens à l’abri des jugements. J’ai peur Abel, terriblement peur.
Abel avait cherché les mots pour répondre. Des banalités sur l’amour des siens, plus fort, plus profond qu’une apparence ? Il méritait mieux. Bien sûr, avec le temps, il reprendrait sa place, retrouverait son métier, ses confrères, ses amis et le cours de sa vie. Certains pourraient dire qu’il avait eu de la chance. Abel était hanté par la pensée qu’il en veuille à jamais à l’inconnu qui l’avait sorti de sa tombe. » p. 147

« C’est donc au bout d’une chaîne de souffrance et de fracas que notre remarquable concitoyen peut mettre toute sa technique en œuvre dans la reconstruction de voûtes palatines, de mâchoires et d’arcades broyées. Aidé de courageux confrères, ainsi que de nombreuses infirmières compétentes et dévouées, le docteur Albéric Pont fait chaque jour des miracles et redonne espoir à des hommes que la fureur d’autres hommes a détruits. » p. 165

À propos de l’autrice

Valérie Paturaud © Photo Philippe Matsas

Valérie Paturaud, installée dans la Drôme depuis plusieurs années, a exercé le métier d’institutrice avant de se consacrer à l’écriture. Le succès qu’elle a rencontré avec son premier roman, Nézida (2020), s’est confirmé avec son deuxième roman, La Cuisinière des Kennedy (2024 ; Pocket, 2025), best-seller qui s’est vendu à plus de 40 000 exemplaires. (Source : Éditions Les Escales)

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