Vertu et Rosalinde

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Les premières pages du livre
« UN ESCALIER
J’ai d’abord descendu un escalier en colimaçon interminable. Pierre Lucas qui organisait cette « rencontre » (auteur + musiciens) dans une cave du 6e arrondissement parisien où avaient lieu régulièrement des concerts, m’avait dit : ne vous inquiétez pas, on a l’impression de descendre de dix étages sous terre mais ce n’est qu’une illusion. Par les soupiraux de la cave, on peut même voir les jambes des passantes comme dans L’homme qui aimait les femmes. J’avais ri, j’avais adoré ce film comme la plupart des films de Truffaut. Ce que j’en aimais surtout, c’était la voix off et ce que disait la voix off. J’ai donc entrepris la descente tranquillement en me disant que Pierre Lucas avait sûrement exagéré, mais non, ça ne cessait de descendre en boucle, très vite j’ai eu le tournis et me suis arrêtée à une ou deux reprises. Je me sentais un peu oppressée, aussi, par l’étroitesse de cette cage d’escalier aux murs épais — j’avais l’impression de m’enfoncer dans un puits — et je me suis souvenue combien j’avais été paniquée, il y avait très longtemps, en visitant l’une des pyramides de Chichén Itza au Mexique et en m’introduisant avec les autres touristes dans un véritable boyau au centre de la pyramide. J’avais cru étouffer, d’autant qu’à la queue leu leu avec les visiteurs, je ne pouvais en aucun cas rebrousser chemin. Par bonheur il y avait derrière moi un médecin calme et apaisant qui m’avait parlé tout du long pendant que nous progressions, aussi avais-je pu arriver au sommet sans hurler ni m’effondrer, mais une fois à l’air libre, une autre aventure s’était présentée, effrayante elle aussi, celle de devoir redescendre à même la paroi de la pyramide où étaient ménagées des sortes de marches, bien sûr, mais étroites et hautes, sans rampe bien entendu. Le médecin avait disparu et j’étais descendue face contre la pyramide, comme sur les barreaux d’une échelle, priant le ciel de ne pas déraper, glisser, manquer une marche, mais surtout m’armant d’une détermination féroce : le monde et ses pyramides pouvaient bien s’écrouler, une seule chose importait, que j’arrive saine et sauve sur le pré.
Je n’en étais pas là dans l’escalier en colimaçon qui tournovyait, mais l’idée que Pierre Lucas n’était peut-être pas celui que je croyais m’a traversé l’esprit. C’était mon attaché de presse qui m’avait mise en contact avec ce garçon qui semblait sympathique mais qu’il ne connaissait pas, m’avait-il dit. Dans ses mails j’avais trouvé Pierre Lucas enjoué, amical, comme tout le monde semble toujours enjoué et amical dans ce milieu littéraire, mais, pensais-je en descendant toujours, après tout, que sais-je de lui ? Il y avait un panneau indiquant Concerts en haut de l’escalier, ce qui sur le moment m’avait semblé naturel quoiqu’un peu étrange. Je n’étais pas familière des bars, des caves, des concerts dans Paris (je ne sortais que très rarement le soir) mais il me semblait qu’on n’indiquait pas forcément Concerts dans les lieux où on faisait de la musique. Qu’on ne l’indiquait même jamais Un grand malandrin, me suis-je dit, est parfaitement capable de construire un décor en trompe-l’œil pour vous attirer dans un piège. Étais-je dans un décor en trompe-l’œil ? Il n’était pas du tout normal qu’on descende autant si c’était pour se retrouver juste sous la rue où passaient des gens dont on voyait les chaussures et le bas des jambes.
Alors j’ai cherché à me sauver. J’ai cherché à le faire comme lorsque j’avais entrepris de rejoindre le pré, le ventre plaqué à la pyramide de Chichén Itzä, er comme cette autre fois où amenée de nuit dans son appartement par un homme jeune extrêmement beau, trop beau, qui m’avait fait la cour lors d’une soirée, j’avais soudain réalisé qu’au fond je ne savais pas du tout qui il était, qu’il était peut-être dangereux, malfaisant, terrible, qu’il l’était sûrement, et que pour empêcher le pire d’advenir, je devais Le tuer.

SUR LA ROUTE
J’ai fait croire à Lucie que c’était un rêve. Je lui ai dit : cette nuit, j’ai fait un rêve incroyable, assez beau. Raconte, m’a-t-elle dit. Paul et moi, accompagnés sur une route par un homme-vampire et un homme-fantôme ou homme-mort ou homme-chien ou loup, je ne sais plus, ai-je dit à Lucie, les laissions de côté descendre dans un petit bois tandis que nous poursuivons notre chemin sur une « route enchantée ». Eh bien ! s’est exclamée Lucie, quel rêve ! Terrifiant, non ? Je crois qu’au début, cette compagnie était un peu inquiétante, ai-je dit à Lucie, mais bon, quand ils nous ont laissés pour entrer dans un bois et que nous avons eu tout le chemin pour nous, c’était vraiment heureux. Tu sais à quoi ça me fait penser ? a demandé Lucie. Oui, lui ai-je dit — car nous avions souvent les mêmes lectures et voyions en gros les mêmes films -, ça te fait penser à une nouvelle prodigieuse de Flannery O’Connor qui me donne encore froid dans le dos dès que je suis dans une forêt. C’est une nouvelle dont j’ai oublié le titre, inutile de le chercher, on le retrouvera, où une grand-mère et sa petite famille s’installent sur un chemin en lisière de forêt pour pique-niquer. Le matin, la grand-mère a lu dans le journal que deux effrayants assassins s’étaient évadés de leur prison, et voilà que se dirigent vers la petite famille deux types pas très engageants. Et cette grand-mère, cette sotte grand-mère, cette candide grand-mère, cette criminelle grand-mère s’exclame sous leur nez : c’est drôle comme vous ressemblez à ces deux hommes qui étaient en photo ce matin dans le journal. Mais ce qui fait froid dans le dos, c’est la scène suivante : l’un d’eux emmène d’abord dans la forêt le père et le petit garçon, puis il revient, et il emmène à leur tour la mère et la petite fille, je pense que la grand-mère est liquidée en dernier, ai-je dit à Lucie. C’est à cela que tu pensais, non ? À ce moment-là de notre conversation — n’en tirez pas trop vite de conclusions hâtives —, nous nous promenions, Lucie et moi, dans une plaine ? Pas du tout. Sur une plage ? Moins encore. Dans les rues d’une ville ? Non plus. À la lisière d’une forêt ? Mais oui. Je le répète cependant, mais vous êtes libres de me croire ou non : n’en tirez pas de conclusions trop hâtives.

UNE MAISON
J’adore penser à mon amie Madeleine dans sa grande maison bordelaise. C’est une maison vraiment grande, en largeur, dans une pierre dorée, mais ce qui me plait pardessus tout, ce sont les volumes, et d’imaginer Madeleine dans ces volumes. Il y a un vaste vestibule d’une merveilleuse ironie où deux volées parallèles d’escaliers conduisent au même palier et je me demande si Madeleine les emprunte indifféremment ou si elle a une préférence marquée pour l’une ou l’autre (de ces volées). Lorsqu’elle éprouve de l’humeur à l’égard de son mari par exemple, prend-elle, lorsqu’ils vont se coucher, l’escalier de gauche s’il a pris celui de droite et inversement ? Il me semble que ce serait une manière très claire de dire : je suis fâchée. Je l’imagine dans son salon qui est plus grand que mon petit appartement parisien, elle est assise sur son sofa, de trois quarts dos, et l’ensemble ressemble trait pour trait à un tableau de Matisse car c’est exactement le même volume et les mêmes distribution et formes des taches de couleur. Je la regarde de loin, de ma longue-vue parisienne, et je lui souffle en chuchotant : Madeleine, te voilà dans un tableau de Matisse, ce qu’elle réussit aussi à faire (être dans le tableau) à cause de ses colliers qui sont toujours intéressants.
Madeleine lit, elle lit beaucoup, c’est une des raisons pour lesquelles je l’aime. Je n’ai jamais visité sa chambre mais je pense que sa chambre est un vaste cube elle aussi, bien paré, avec un lit comme un bateau et je sais qu’elle lit au lit, ce qui est toujours drôle à écrire. Là je la vois en Colette, les cheveux moins mousseux, l’œil moins cruel, mais avec cette fausse indolence de bête marquée. Je pense à Madeleine dans sa maison quand je m’ennuie, ou plutôt, quand je suis un peu tendue et anxieuse et que je cherche une image pour m’apaiser. J’en ai des jeux entiers qui se sont considérablement étoffés au fil du temps, mais selon les périodes je tire plutôt celle-ci ou celle-là parce que telle image qui m’apaisait très bien l’année dernière a perdu ses pouvoirs alors que telle autre dont je ne m’étais encore jamais servie révèle sa puissance.
Parfois je regrette de ne pas avoir mieux regardé les choses dans tel endroit ou telle situation car je suis sûre qu’il y avait là des images qui, bien complètes, entreraient dans ma collection de sauvetage. Ma paresse hélas, ou cette curieuse disposition que j’ai toujours eue à être là sans y être vraiment, me privent parfois d’un objet, d’un détail dans l’image ou même de toute une partie comme sur ces toiles où le peintre a commencé à peindre un sujet mais laissé un coin à l’état d’ébauche.
Je ne sais pas très bien pourquoi penser à Madeleine sur son sofa Matisse lisant dans sa maison ou embarquée sur son lit comme sur un navire me fait tant de bien. Eh bien si, depuis cette phrase, je vois mieux : c’est le navire. Elle est sur son navire lisant un roman tandis que ses deux volées d’escaliers parallèles et ironiques se regardent, grimacent, jouent à se faire des mines. On s’amuse beaucoup dans cette partie de la maison, d’une manière un peu maligne, tandis qu’elle lit. Le mari de Madeleine, d’ailleurs, en est décontenancé. Passe-t-il dans le vestibule ? Les volées d’escaliers pouffent et ondulent. Les regarde-t-il sévèrement ? Elles se tiennent au garde-à-vous mais comme prêtes à exploser de rire. Monte-t-il les marches ? Elles le renvoient en arrière car Madeleine lit, ce n’est pas le moment de la déranger. Mais que lit-elle ! Sacrebleu ! pense-t-il avec un mélange de colère et d’effroi. Alors il va réparer un truc, comme le font les hommes — un fourneau qui chauffe mal, une porte qui grince, un volet qui dégringole —, et c’est d’ailleurs une des choses admirables des hommes que de savoir réparer tant de trucs. Mais c’est un peu triste aussi, cet homme ne cessant de réparer et cette femme ne cessant de naviguer. À moins que ce ne soit cela, la vie. À moins que la vie, ce ne soit cela. »

À propos de l’autrice

Anne Serre © Photo Francesca Mantovani

Née en 1960, Anne Serre est l’autrice de dix-huit ouvrages de fiction. Finaliste de l’International Booker Prize 2025 avec la traduction en langue anglaise de son roman Un chapeau léopard (Mercure de France, 2008, prix de la Fondation Cino Del Duca 2008), elle a reçu le Prix Goncourt de la nouvelle en 2020 pour le recueil Au cœur d’un été tout en or. Ses livres sont aujourd’hui traduits et en cours de traduction dans une quinzaine de pays. En 2024, son travail a fait l’objet d’un colloque universitaire (Poitiers) sous la direction d’Alix Tubman-Mary qui le définit ainsi : « La fantaisie et le nonsense anglais, le grotesque fellinien, l’expressionnisme cru et violent de certaines écritures masculines ou féminines d’Autriche ou d’Europe centrale, rejoignent dans la sensibilité et l’écriture d’Anne Serre, un non-conformisme radical, sans concession vis-à-vis des stéréotypes du moment ». (Revue Europe, janvier 2021). Anne Serre vit et travaille à Paris. (Source : Éditions du Mercure de France)

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Vertu Rosalinde

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Du fond des Âges (Le Halo des Ombres – Cycle 2)