La mauvaise joueuse

La chaleur et L’homme qui danse, voici donc la femme qui joue.
Le thème de l’addiction y est traité avec une grande subtilité. Du reste, en refermant le livre, on ne sait plus si cette addiction détruit ou sauve, emprisonne ou libère. Si Maud y trouve un moyen de s’évader de son quotidien ou si elle est prisonnière de son addiction. À vous de vous forger une opinion !

La mauvaise joueuse
Victor Jestin
Éditions Flammarion
Roman
160 p., 00 €
EAN 9782080469151
Paru le 20/08/2025

Livre audio

La mauvaise joueuse lu par Rachel Arditi

Où ?
Le roman est situé à  Saint-Nazaire et dans les environs. On y évoque aussi Ludeaux, en bord de Loire, Nantes et Angers.

Quand ?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
« Jusqu’alors, je ne jouais plus. Ni aux échecs ni aux cartes ni au bowling, ni à rien. Disons que sinon je m’impliquais un peu trop fort. »
Un soir de semaine comme les autres, Maud, une jeune femme à la vie bien rangée, provoque un accident de voiture et prend inexplicablement la fuite. Paniquée, elle erre sur la route et trouve refuge dans un bowling. C’est le début de trois jours de cavale, et surtout de rechute dans une très vieille addiction, celle de jouer, à tout, frénétiquement. Des environs pluvieux de Saint-Nazaire au village lointain de son enfance, le périple de Maud prend l’allure d’une fugue existentielle.
Sur un rythme effréné, Victor Jestin raconte la lutte d’une femme contre une passion infernale, et interroge la place du jeu dans nos vies.

Les critiques
Babelio 

Les premières pages du livre
« Je n’espérais rien et un bowling est apparu. J’ai su que c’était un bon bowling. Je l’ai su à la façon dont BOWLING était écrit, en lettres violet néon. Ça ne clignotait pas. Les mauvais bowlings clignotent. Ils aguichent. Celui-ci ne cherchait pas à plaire. Il était tranquille, souverain dans la nuit, au bord de la nationale. Les voitures passaient devant en sifflant sur le bitume mouillé, et chacune semblait rater sa chance, foncer vers sa perte.
J’ai eu envie. Sans doute aurais-je résisté si je m’étais trouvée moi aussi en voiture. Avec la vitesse, je n’aurais senti qu’une brève tentation, vite oubliée. Seulement j’étais à pied, dans un champ. J’ai enjambé le fossé. De la boue a giclé sur mes bottines. Au bord de la route, j’ai attendu pour traverser. Les voitures fusaient. Je pensais à ma silhouette dans leurs phares. On devait me prendre un instant pour une bête. Une biche ou un chevreuil. Un instinct de bête me poussait d’ailleurs à me jeter sans attendre, au hasard. Au premier silence, j’ai couru. Au-dessus de ma tête un panneau immense indiquait Saint-Nazaire à quinze kilomètres. Le vent était froid. Il pleuvait. C’était un mardi soir, en novembre.
J’ai atteint l’autre côté, longé la barrière jusqu’au parking. Je devais être la première à venir ici à pied. J’en ai conçu une petite intimité avec la zone, comme un paysage mérité au bout d’une longue promenade. Devant moi se dressait un grand hangar en tôle, un hangar laid, transfiguré d’un coup de néon. En faisant le tour du bâtiment, j’ai découvert ce que la perspective m’avait caché : un Buffalo Grill, un hôtel Formule 1, un karting et un laser-game, tout un archipel.
Il fallait choisir. J’ai commencé par le bowling. J’ai franchi la porte et traversé un tunnel. Je n’entendais pas de musique, signe de bon goût, rien que le bruit des boules et des quilles, et quelques lointains éclats de rire, de joie ou de rage. J’ai débouché sur une grande salle noire et violette, chauffée. Dix pistes se déployaient à intervalles harmonieux. Il y avait un billard, un bar lounge et une zone d’arcade en contrebas. Tout était lisse, le sol, les murs, la peau des gens. Tout le monde avait le même bracelet fluo. J’en ai voulu un aussi. Je me suis approchée des pistes. Je l’ai fait calmement, sans courir. Pourtant des gens me regardaient. Ce devait être à cause de la boue, ou de mes cheveux trempés. Ou d’autre chose encore. Je suis allée vérifier aux toilettes.
J’étais normale. Une trentenaire peut-être un peu fatiguée, venue faire un bowling en oubliant son parapluie. Mon grand corps gauche, mes taches de rousseur et mes yeux ronds me donnaient l’air gentil. J’ai passé mon manteau sous le sèche-mains. Tant qu’on ne me voyait pas, j’ai fait la même chose avec mes cheveux puis avec mon jean qui me collait aux cuisses. J’ai nettoyé mes bottines. Un instant, devant le miroir, je me suis demandé ce que je faisais là, puis je suis retournée dans la salle.
Je me suis assise au bar et tournée vers les pistes, disponible, afin que l’on me propose une partie. Personne n’y a pensé. Ça ne se faisait pas. Les gens se rendaient au bowling en groupes déjà constitués. Tous étaient au complet. C’étaient des familles, des amis, des collègues en team building. La plupart ne savaient pas jouer. J’en voyais qui tenaient la boule dans le mauvais sens, d’autres qui ne prenaient pas d’élan. D’autres encore semblaient contents de rater. Ils lançaient leur boule dans la gouttière et riaient.
Les regarder m’irritait, comme s’ils piochaient dans mon temps de jeu, ou dans mon temps de vie. Au comptoir, trois hommes s’inscrivaient pour une partie. Ils avaient mon âge et j’aurais parié qu’ils travaillaient dans l’immobilier ou la banque. Ils se déchaussaient. En échange, on leur tendait ces chaussures rouge et bleu qui donnent envie de faire des glissades. J’ai tenté :
— Bonsoir, est-ce que ça vous embêterait que je joue avec vous ?
J’avais trouvé le ton juste, poli, digne, détaché. Ils ont tout de même paru surpris, alors j’ai ajouté :
— J’attendais des amis, mais ils ont annulé.
Ils m’ont souri.
— C’est pas des vrais amis, alors. Viens avec nous bien sûr, on va pas te laisser toute seule.
— T’es pas trop forte, j’espère ? a demandé un autre.
— Je me débrouille.
— C’est quoi ton nom ? On va te rajouter.
— Kelly.
C’est ce qui m’est venu spontanément, le nom d’une joueuse américaine, Kelly Kulick.
J’ai payé ma part. On m’a mis le bracelet, donné les chaussures. Au moment de les enfiler, discrètement, j’ai reniflé dedans pour m’en rappeler l’odeur, intense, odeur de chaussettes, de patinoire, d’anniversaires avec les copains. Ça m’a émue. Ça faisait longtemps, au moins dix ans. Dix ans sans bowling.
Nous nous sommes installés piste 7. Les noms se sont affichés sur l’écran. J’étais la première. J’affrontais Benoît, Alban et Eddy. Ils me regardaient. Ils ne savaient pas quoi me dire.
— Qu’est-ce que tu fais dans la vie ? a essayé l’un d’eux.
J’ai répondu sans réfléchir :
— Si ça ne vous gêne pas, je préfère éviter de parler quand c’est mon tour, sinon je risque de me déconcentrer.
— Ah, d’accord.
J’ai rougi. La phrase était sortie trop fort. Je dosais mal ces choses. Ils ont échangé un sourire, que j’ai tâché d’ignorer. J’ai posé mon manteau. Mon pull me grattait. J’avais chaud.
J’ai étudié les boules sur le rail. J’ai choisi une 11. J’en ai fait le tour de la main, j’y ai placé mes doigts. Mon corps a trouvé son équilibre, il m’a semblé que tous mes gestes devenaient justifiés, que plus rien ne dépassait. Confiante, je me suis avancée dans cette zone d’élan où le sol est encore plus lisse. J’ai fait mes trois pas. J’ai armé mon bras. Ma main s’est mise à trembler. Surprise, j’ai lancé, et la boule est partie de travers, dans la gouttière. Sur l’écran, une mascotte en forme de quille a éclaté en sanglots.
Au bowling, il faut savoir rester de bonne humeur après un mauvais lancer, ce qui implique surtout de se retourner correctement vers les autres. Je les ai regardés avec un sourire amusé, les pommettes douloureuses, crispées par l’effort.
— Raté ! ai-je dit, la voix un peu haute.
— C’est pas grave, tu peux encore faire un spare !
J’ai passé ma main devant la ventilation. C’était normal, c’était la reprise, tout le monde se ratait à la reprise. La boule est remontée. Je l’ai saisie naturellement, sans trop réfléchir. Je me suis élancée, mais ma main s’est remise à trembler, et la boule est repartie dans la gouttière. Je me suis retournée encore en souriant. Le visage me tirait.
— Mince alors. Décidément.
— T’inquiète pas, on est nuls aussi.
Je me suis assise. Les autres ont joué, assez mal, mais ils marquaient des points, ils prenaient de l’avance. Le bras le long de ma jambe, discrètement, j’ai répété mon geste, entre souplesse et fermeté. Je les ai vus chuchoter et se retenir de rire. Je me retenais aussi. Je ne savais pas bien de quoi, mais je me retenais fort.
Mon tour revenu, j’ai changé pour une boule 12, plus lourde, qui stabiliserait ma main. J’ai fixé la piste. Un peu de sueur me piquait la peau. Mon cœur tapait contre mes côtes. Une petite odeur de drame soufflait dans l’air. J’ai pris mon élan et j’ai lancé – dans la gouttière.
La machine a soulevé les quilles. Un instant, le fond de la piste s’est ouvert sur le vide. Je suis restée au bord. Je me retenais toujours. Ce n’était pas grave, je le savais. Soudain pourtant, j’ai cessé de le savoir.
— Mais putain !
Mon cri a résonné. Tout le monde me regardait.
— Ça va pas ?
— Faut se calmer, c’est qu’un jeu.
J’ai eu l’idée de donner un coup de pied quelque part, peut-être dans le rail ou dans une chaise. L’envie est montée, fulgurante, comme monte la douleur dans un orteil cogné contre un meuble. Je me suis approchée du rail. Une comète lucide est passée dans mon cerveau ; à temps, je l’ai saisie et me suis rassise calmement.
— Désolée, je sais pas ce qui m’a pris.
Ils continuaient à me dévisager. Ils étaient choqués. Ce n’était rien. Je pouvais faire pire. Je ne savais plus pourquoi j’étais là. J’ai senti mes pensées dériver, quitter le bowling, vers d’autres problèmes. Je me suis reconcentrée sur la partie. Ils l’ont poursuivie sans plus oser parler. L’ambiance était endeuillée. Je méditais mon geste. Le problème était dans le poignet, je le cassais au dernier moment, ce qui orientait la boule à gauche, je devais me corriger. Et au lancer suivant, comme il arrive parfois après une bonne colère, j’ai commencé à bien jouer. J’ai fait un strike. Les quilles ont volé dans un bruit parfait, courte et intense profusion boisée. Une bouffée d’émotion m’a requinquée. Par décence, je suis demeurée impassible, l’air presque encore fâché.
— Ça va mieux, on dirait ?
J’ai lâché un sourire qu’ils ont dû prendre pour des excuses, mais au fond de moi un petit poing victorieux se serrait par-dessus le remords. J’ai compté discrètement les points, calculé ce qui me manquait pour passer en tête. Eux se sont remis à parler et à rire.
Je n’écoutais plus. J’enchaînais les strikes. J’avais le geste et la confiance. J’étais bien. Tout allait bien.
Et à la fin, j’ai gagné. 170 points. Sur l’écran, la mascotte a dansé et Kelly est apparu en lettres d’or sur feu d’artifice. J’ai pensé au score que j’aurais pu faire si je n’avais pas raté mes premiers lancers.
— Une autre ?
J’avais proposé vite, les yeux fuyants, assez lâche.
— On va rester entre nous maintenant, ça fait longtemps qu’on s’est pas vus. Bonne soirée, et bravo, hein.
Ils sont retournés au comptoir. J’ai vu leurs dos qui riaient. Le Kelly en or a brillé encore un peu, puis l’écran s’est figé. J’ai eu froid. Il me fallait un autre groupe. Mais tout le monde m’avait vue crier. On me regardait mal.
J’ai parcouru les lieux. Le billard était pris par un groupe de filles qui avaient rentré la boule noire et continuaient à jouer en gloussant. Je suis descendue dans la salle d’arcade, déserte. Il y avait un flipper, deux tables d’air hockey, une cage de basket et des jeux vidéo. Dans un coin, un ado tuait des zombies au pistolet. J’ai hésité à l’aborder, trop tard, il est parti.
Dans l’urgence, j’ai choisi le flipper. C’était un modèle Stern Jaws en bon état. J’ai repéré les cibles et commencé. J’avais perdu mes réflexes. À la troisième partie, je les ai retrouvés. Je me suis approchée du record, mais un spinner m’a surprise et j’ai perdu ma bille. J’ai recommencé.
À un moment, les lumières se sont éteintes. Je n’entendais plus personne. J’avais des crampes aux doigts. Il était minuit. La tête du gérant s’est glissée dans la salle.
— On ferme.
— Je finis.
Il a attendu dans mon dos. J’ai tenu trois minutes et perdu ma partie. C’était terminé. Je suis restée encore un peu là, dans l’ombre, penchée sur la machine.
— Allez, madame, on sort.
Je me suis demandé ce qui arriverait si je refusais, si je ne bougeais pas. Quel serait leur protocole. Insister encore une ou deux fois. Me saisir par le bras, me tirer de force, et si je me débattais, appeler la police.
J’ai obéi. J’ai traversé la salle vide. Sans les lumières, ce n’était plus lisse, je voyais les jointures, les plinthes, les marches et le plafond bas. J’ai rendu les chaussures. En remettant les miennes, je suis redevenue gauche et lente, presque incapable de marcher, comme après la patinoire.
Dehors il faisait froid. Le parking était désert. De rares voitures passaient sur la nationale. J’ai contourné le bowling sans trop d’espoir. Le karting et le laser-game aussi avaient fermé. J’étais seule. Je ne savais plus où aller.
Une enseigne brillait encore au bout de la zone. C’était le Formule 1. J’ai compris que je dormirais là. J’étais trop fatiguée. À l’hôtel au moins je me reposerais. Je réglerais tout le lendemain.
Les distances entre les bâtiments n’étaient pas pensées pour les piétons. Il m’a semblé marcher longtemps dans une vieille ville abandonnée.
J’ai pris une chambre à la borne automatique, longé un couloir de moquette. Je ne dormais jamais à l’hôtel. Quand j’ai découvert la pièce, un dernier plaisir a frémi, un instant j’ai eu envie de sauter sur le lit et de voler les shampoings, puis tout est retombé, la nuit véritable est apparue, comme une statue derrière un nuage de poussière. »

Extrait
« Ma mère avait raison depuis le début. Elle m’avait dit une fois, en colère : Maud, dans mauvaise joueuse, il y a mauvaise, le jeu te rend mauvaise, le jeu révèle le mal en toi, regarde-toi, ma chérie, regarde dans quel état tu te mets, tu dois t’arrêter, un jour sinon ce sera trop tard, tu sais, on peut faire des choses terribles par envie de jouer, par envie de gagner, pense aux guerres, aux dictateurs, aux bombes atomiques, de quoi est-ce que ça part, tout Ça, à ton avis ? » p. 122

À propos de l’auteur

Victor Jestin © Photo Pascal Ito

Victor Jestin a passé son enfance à Nantes et a aujourd’hui 30 ans. Après La chaleur (Flammarion, 2019, prix Femina des lycéens) et L’homme qui danse (Flammarion, 2022, prix Maison Rouge et prix Blù), La mauvaise joueuse est son troisième roman. (Source : Éditions Flammarion)

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