Ma note
★★★★ (j’ai adoré)
Ma chronique
Deux âmes dans un monde en ruine
En janvier 1917, faisant fi du refus de sa mère, une jeune fille décide de cacher un déserteur dans le grenier de leur domaine. Avec « L’homme sous l’orage », Gaëlle Nohant mêle avec son habituel souffle romanesque le roman d’apprentissage et la réflexion sur la guerre et sur l’art. Brillant !
L’arrivée inopinée d’un étranger un soir d’orage est une belle occasion pour Rosalie de tromper son ennui. En ce début d’année 1917, elle se languit dans la vaste demeure du domaine viticole que sa mère doit désormais diriger. « La peste soit de cet hiver humide, du conflit qui s’éternise et la prive de son père et de son frère », pense-t-elle, lasse de devoir tricoter des chaussettes pour l’effort de guerre alors qu’elle rêve de se rendre utile à l’hôpital, de sortir enfin de l’enfance. C’est alors que le tonnerre éclate, la porte retentit, et que l’inconnu surgit.
Et si Isaure, sa mère, congédie le visiteur sans autre forme de procès, elle le retrouve transi de froid et lui propose de se réfugier au grenier.
Il s’appelle Théodore. Un nom chuchoté par sa mère qui devait le connaître. Au fil des jours, elle va le nourrir, lui apporter du vin et du tabac ainsi que quelques livres.
Malgré son mutisme, elle finit par découvrir qu’il est artiste-peintre, qu’il passait ses étés à Collioure et qu’il a réalisé le portrait de sa mère qui trône en majesté dans la maison.
Et, du haut de ses 19 ans, va finir par se prendre d’affection pour ce déserteur qui, après plus de deux années sur le front, n’a pas voulu continuer à combattre, lui qui avait des amis allemands, les peintres Franz Marc et August Macke qui l’ont accueilli très généreusement chez eux avant que n’éclate la guerre.
Malgré les précautions prises par Rosalie, une bonne finit par découvrir le refuge de Théodore, mais plutôt que de dénoncer la fille de la patronne, elle se dit qu’elle pourrait profiter de la situation et arrondir ses fins de mois. D’abord anéantie, Rosalie accepte le marché et finira par trouver, moyennant finances, une aide précieuse, notamment lorsqu’elle doit s’absenter.
Et quand Théodore, qui a retrouvé goût à la peinture, propose à la bonne de la rétribuer avec un tableau, cette dernière accepte de poser pour lui, provoquant par la même occasion la jalousie de Rosalie.
Les jours passent sans que les nouvelles du front ne s’améliorent. Les convois de blessés en provenance du front qui garnissent les hôpitaux en témoignent. Et Rosalie, qui aide le personnel médical, se rend bien compte des terribles conditions qu’affrontent ceux dont les corps sont lacérés, dont les visages sont en lambeaux, ceux qui doivent être amputations, ceux qui n’ont plus que le silence pour dire leur souffrance. Ce qu’elle aperçoit là-bas n’est pas seulement le désastre du monde : c’est le reflet intérieur de Théodore, de ce qu’il a fui, et peut-être, de ce qu’il a perdu. Dès lors, son geste n’apparaît plus comme une transgression mais comme une tentative de réparation — pour elle-même, pour lui, pour un père et un frère qui, eux, sont toujours en guerre.
Soumise aux remords, aux craintes, au regard de la société, Rosalie, comme dans un roman d’apprentissage, cherche une figure masculine à laquelle s’arrimer — non pour s’y soumettre, mais pour grandir, se connaître, décider. Théodore, dans son mutisme d’homme abîmé, devient le miroir inversé du héros : il ne brandit pas son courage, il vit avec sa honte, ses doutes, ses souvenirs fragmentés. Il est cet homme qui n’a pas su — ou pas pu — se conformer. Et pourtant, c’est peut-être lui qui, paradoxalement, la réconciliera avec le réel.
Car L’homme sous l’orage est aussi un roman sur le regard. Celui d’une société qui juge, mais aussi celui de l’artiste, du peintre, qui sauve ce qu’il voit en le posant sur la toile. La langue de la romancière est elle-même picturale, sensorielle, d’une finesse d’observation remarquable. On y sent la pluie sur les vitres, le craquement du parquet sous les pas nus de Rosalie, la brûlure de la cire sur ses doigts, la moiteur d’un grenier mal aéré. Tout cela dessine un monde clos, presque cinématographique — un décor de film en noir et blanc, où le grain de l’image révèle ce que les mots taisent.
Avec ce nouveau roman, Gaëlle Nohant poursuit un travail de mémoire et de réinvention intime qui traverse l’ensemble de son œuvre. Déjà dans Le bureau d’éclaircissement des destins, elle s’attachait à rendre justice aux disparus de la Seconde Guerre mondiale, à ceux dont il fallait retracer la trace, la vérité, les restes. À travers le personnage d’Hélène, elle racontait là aussi une quête — celle d’une filiation empêchée, d’un père inconnu, et la nécessité d’un geste de réparation. L’Histoire chez Nohant est toujours affaire de transmission et de reconnaissance. Elle n’y cherche pas la fresque, mais le cœur battant des individus.
On retrouve également dans L’homme sous l’orage cette tension entre la morale collective et la vérité intérieure, déjà à l’œuvre dans La part des flammes, où les héroïnes défiaient les conventions sociales au péril de leur honneur, ou dans La femme révélée, où le secret et l’exil forgeaient peu à peu une identité nouvelle. Plus encore que dans ses précédents romans, Nohant signe ici un livre contenu, dense, où le non-dit, les silences, la suggestion remplacent les grandes envolées. Une écriture plus intérieure, peut-être plus nue, mais toujours habitée par une même empathie : celle qui embrasse les êtres à la marge, les égarés, les oubliés du devoir.
Et c’est peut-être là que réside la force de ce roman : dans sa manière de faire émerger, au cœur du vacarme historique, une voix ténue, celle d’une jeune fille en éveil et d’un homme en fuite. Deux figures que l’orage a réunies, deux âmes qui se cherchent dans un monde en ruine. Et ce lien qui naît, fragile et clandestin, devient alors plus fort que toutes les assignations, plus vrai que tous les discours.
L’homme sous l’orage
Gaëlle Nohant
Éditions de l’Iconoclaste
Roman
350 p., 21,90 €
EAN 9782378805043
Paru le 21/08/2025
Où ?
Le roman est situé dans les Pyrénées Orientales, entre Perpignan et Collioure. On y évoque aussi Agde, Argelès, Le Barcarès, Saint-Cyprien et le camp de Bram ainsi que le front de l’est, du côté de l’Aisne et de la Lorraine sans oublier Paris, l’Espagne et Barcelone, le Mexique et l’Allemagne, notamment à Ried en Bavière.
Quand ?
L’action se déroule de 1917 aux années 1940.
Ce qu’en dit l’éditeur
Janvier 1917. La guerre s’enlise tandis que l’arrière s’épuise. À 19 ans, Rosalie sort de pension. La guerre l’a forcée à quitter Paris pour le château familial. Elle étouffe dans cette vie confinée auprès d’une mère rigide, Isaure, qui a pris la tête du domaine viticole depuis le départ au front de son mari et de son fils. Une nuit d’orage, un homme sonne à la porte, il demande asile avant de tenter le passage vers l’Espagne toute proche. Autrefois, ce jeune peintre talentueux était reçu au château, mais désormais c’est un déserteur que la maîtresse de maison met sèchement à la porte. Quelques heures plus tard, sa fille le cache au grenier, saisie de compassion devant ce fugitif aux abois. C’est le début d’un huis clos prenant où alternent les points de vue des protagonistes tiraillés par leurs dilemmes, leurs désirs, leur urgence. Peut-on agir sur le destin ? Chacun à leur manière, les personnages de cette histoire refusent les injonctions qui pèsent sur eux. Envers et contre tout, ils s’éveillent à leurs sentiments, s’émancipent et se confrontent, tissant un roman d’amour et de liberté. Pour eux comme pour nous, l’orage se lève, il faut tenter de vivre.
Les critiques
Babelio
Les premières pages du livre
« À toi de jouer, Rosalie, lui dit sa mère.
Elle lève la tête, scrute les ténèbres. Deux jours qu’il pleut sans discontinuer. Et pour toute distraction, une partie de crapette. Elle grelotte, malgré le feu que la bonne vient de ranimer dans l’âtre.
Tu en mets du temps, s’impatiente Mme Nicolau.
À en juger par son expression fébrile, l’assommante dame de compagnie doit avoir une suite.
Rosalie abat sa carte sans conviction. Ce n’est pas ce soir qu’elle gagnera. La peste soit de cet hiver humide, du conflit qui s’éternise et la prive de son père et de son frère. Près de trois ans que ça dure et ils lui manquent tellement. Son père a obtenu une permission à Noël pour les rejoindre au château, six jours qui ont filé à toute allure. Est-ce que cette année 1917 leur apportera enfin la paix ? Rosalie ne veut pas se montrer égoïste, elle sait qu’elle n’a pas le droit de se plaindre. Être coincée à l’Esparre avec Isaure, même si celle-ci n’est pas la plus affectueuse des mères, n’est rien à côté de ce qu’ils endurent au front. Elle voudrait arrêter de penser à la vie joyeuse dont elle est privée, aux rêves que la guerre a soufflés, savoir se contenter de son sort. Si au moins on l’autorisait à se rendre utile à l’hôpital. Il paraît qu’elle est trop jeune. À peine assez vieille pour s’ennuyer à périr et tricoter des chaussettes pour les soldats.
Le fracas du tonnerre les fait sursauter, un éclair blanc déchire l’opacité du ciel. L’orage semble chargé de toute la colère du monde. Ce déchaînement fascine Rosalie autant qu’il l’inquiète.
Au même instant, la sonnette de l’entrée retentit. Sa mère échange un regard avec Mme Nicolau. Une visite tardive est rarement un bon présage.
Le vieux majordome toque à la porte du salon.
Un monsieur demande à voir Madame. Il n’a pas donné son nom. Je l’ai averti qu’elle ne pourrait le recevoir, mais il insiste. Il prétend que Madame le connaît, qu’il a déjà séjourné au château.
Merci, Joseph, répond Isaure. Faites-le attendre aux Oiseaux.
Sa mère en profite pour les envoyer au lit. Pense-t-elle que Rosalie peut se résoudre à monter sagement dormir alors qu’il se passe enfin quelque chose ?
Une fois dans sa chambre, la jeune fille appuie son front contre la vitre. Aucune voiture garée sous la pluie battante. L’homme serait venu à pied, par ce temps ? Sa curiosité en est encore aiguisée. Après s’être assurée que Mme Nicolau a regagné ses quartiers, elle redescend l’escalier pieds nus.
Au rez-de-chaussée, un corridor donne sur la porte condamnée du cabinet aux Oiseaux. Elle se penche pour coller son œil à la serrure. Rosalie ne peut voir le visage de l’étranger assis à côté du piano. Juste ses jambes vêtues d’un pantalon noir et le bas de son pardessus trempé, près d’un gros sac de toile. Posées sur ses genoux, ses mains n’arrivent pas à rester tranquilles. La voix de l’homme est basse, elle a du mal à saisir ce qu’il dit. Écoutant avec attention, elle finit par comprendre qu’il demande à sa mère de l’héberger au château. Quelques jours, précise-t-il, après, il s’en ira.
Isaure l’interrompt, glaciale :
Enfin, Théodore, vous perdez la raison. Mon mari et mon fils sont au front, comment osez-vous ? Je vous ai reçu ici avec amitié et vous me compromettez devant mes gens, ma fille. On vous cherche sans doute déjà. Je vous prie de quitter ma maison sur-le-champ.
L’homme se lève d’un geste brusque, bredouille quelque chose qui échappe à Rosalie. Elle perçoit le raclement d’une chaise, les notes tendues dans la voix d’Isaure.
Ce n’est pas à moi de vous juger, Théodore. Je sais combien cette guerre est dure. J’espère que vous retrouverez le chemin de l’honneur.
La jeune fille a juste le temps de remonter les marches quatre à quatre et de se réfugier dans sa chambre avant d’entendre la porte s’ouvrir et leurs pas dans le vestibule. Le souffle court, elle se précipite à la fenêtre, sans parvenir à distinguer la moindre silhouette à travers le déluge.
Elle bouillonne d’excitation, peine à ordonner ses pensées. Isaure a appelé cet homme par son prénom, parlé d’amitié. Quel motif peut justifier de mettre un ami à la porte un soir d’orage ? Sa mère aurait reçu un mendiant avec plus d’humanité. Elle lui aurait offert de patienter au chaud, lui aurait fait servir une soupe. Elle qui n’a que la charité à la bouche, cette cruauté ne lui ressemble pas.
Il faut qu’elle raconte ça à Adie. « Il s’est produit un événement inouï », écrit-elle à sa cousine. Rosalie narre l’arrivée intempestive et se campe en espionne, tentée d’enjoliver un peu, de prêter à l’intrus les traits patibulaires d’un criminel en fuite. Après tout, n’est-ce pas ce qu’il doit être ? « Je crois qu’il a déserté son régiment, ajoute-t-elle, impressionnée par la gravité de sa propre accusation. Maman était furieuse et l’a jeté dehors. Apparemment ils se connaissent, il n’est pas venu à l’Esparre par hasard. Que va-t-il devenir ? Demain, j’essaierai d’en découvrir davantage, d’ici là je vais avoir du mal à fermer l’œil… »
Elle cachette l’enveloppe, se déshabille et reste allongée dans le noir, à penser à cet homme.
Presque deux heures à la pendule, Rosalie est trop énervée pour dormir. En descendant le grand escalier de marbre sous l’œil torve des portraits d’ancêtres, elle commence à discerner les sons tapis dans le silence : craquements des volets, ronronnement discret du chauffage au sol, bruits de tuyaux, mugissement du vent dans les cheminées. Passer l’hiver ici en l’absence des hommes fait ressortir les ombres de ce vaisseau de pierre. La nuit, son atmosphère lugubre donne le sentiment d’être au bout du monde, à l’écart de la vie. Une parenthèse qui dure, comme la guerre. Avant la guerre, c’était la pension. Après, un horizon vierge qui semble hors d’atteinte. Dans quelques semaines elle aura dix-neuf ans. Elle se fane à peine éclose et personne ne s’en aperçoit.
Elle se garde d’appuyer sur l’interrupteur du vestibule, dont le clic sec résonne jusqu’à l’étage. Un rai de lumière blême filtré par les vitraux de la porte d’entrée la guide jusqu’à la bibliothèque, ce refuge qu’elle partageait avec son père. Elle aimerait se rendormir sur le divan recouvert de velours vieux rose, entre les étagères de livres. Si les bonnes la trouvaient là demain, le sermon que sa mère lui passerait. Elle retape les coussins pour s’installer confortablement lorsqu’un raclement de gorge, dehors, la fait sursauter. Le temps que sa respiration se calme, elle ouvre la fenêtre avec précaution, regarde à travers les fentes du volet fermé. Là, à quelques mètres d’elle, sur les marches de pierre, quelqu’un fume sous la pluie.
Son cœur bat la chamade. Elle pressent que c’est lui, le mystérieux visiteur du soir, dressé de toute sa carrure dans le vent humide. L’éclatement d’un nouvel orage le force à se replier sous la véranda. Dans un éclair, elle le voit déplacer son sac à l’abri, aperçoit des traits épuisés mais encore jeunes, une moustache et un désordre de barbe. Il s’allonge en chien de fusil sur le sol, la nuque calée sur sa besace, se couvre de son pardessus mouillé. Il va dormir là, pense-t-elle avec compassion. Les domestiques le chasseront à l’aube comme un rôdeur. S’ils le soupçonnent d’être un soldat en fuite, ils n’hésiteront pas à le dénoncer. Rosalie ne peut l’abandonner dans le froid. Est-ce que le Christ refuserait d’aider ce malheureux ? Certainement pas. Aussi grave soit son crime, il lui donnerait une chance de se racheter. Une impulsion la traverse. Cette nuit, elle peut être l’instrument de Dieu.
La jeune fille referme la fenêtre et ce geste lui rend un peu de raison. Se mêler du destin de cet homme est une folie. Elle va remonter dans sa chambre et oublier cette histoire, qui même si elle est triste n’est pas la sienne. Elle quitte la bibliothèque, commence à grimper les marches et se ravise en découvrant le bougeoir d’étain, sur le rebord de la fenêtre du premier palier.
La bougie projette des lueurs dansantes sur les panneaux de bois de la salle à manger, les natures mortes et les grands miroirs où elle croise son regard inquiet. Elle traverse la pièce sur la pointe des pieds pour ne pas faire craquer le parquet, aimantée par la porte du fond qui donne sur la véranda, intimidée de se trouver là, à cette heure qui n’existe pas pour les jeunes filles. Tourne la clef récupérée dans le tiroir du buffet et ouvre d’une main, laborieusement, la lourde porte qui cède en grinçant. Rosalie s’immobilise quelques secondes. Si le bruit avait réveillé quelqu’un ?
Après coup, elle doutera parfois d’avoir vécu ce moment, comme si le déroulé des événements se fondait dans la trame hypnotique d’un rêve. Sa pensée s’arrêtera sur le seuil, saisie par les déchirures des éclairs et ce corps recroquevillé au sol comme un animal blessé.
Elle ne se verra pas se pencher vers l’inconnu endormi, effleurer son front, elle qui n’a jamais touché un homme qui ne lui soit lié par le sang. Pourtant elle gardera la brûlure de son regard quand il se dresse d’un sursaut, immobilisant son bras dans un étau. Des yeux sombres, prêts à tuer. Cette seconde où elle pense qu’elle va mourir est le premier gué qu’elle doit franchir. Si elle y parvient, c’est qu’il comprend à temps que cette gamine en peignoir n’est pas un danger mais une énigme. Sa poigne brutale relâche son bras, son expression redevient humaine.
Qui êtes-vous ? murmure-t-il d’une voix qui s’arrache au sommeil et à la nuit.
Elle ne sait quoi répondre. Elle est la jeune fille de la maison. Plus une pensionnaire et pas encore une femme.
Rosalie, dit-elle. Vous ne pouvez pas rester là. Suivez-moi, ajoute-t-elle, tremblante.
Il semble avoir compris qu’il peut se fier à elle. Elle le guide vers l’escalier de service, lui montre comment appuyer sur la partie en tommettes de chaque degré, éviter le bois qui les trahirait. Les domestiques dorment au sous-sol, mais il suffirait d’un insomniaque, ou que sa mère se réveille. La lueur de la bougie lui paraît trop vive, elle voudrait la souffler mais n’a pas songé à prendre les allumettes suédoises. La pensée d’atteindre le grenier dans le noir complet, seule avec cet étranger, électrise sa nuque, alors Rosalie s’accroche à cette petite flamme. Elle tressaille lorsqu’une goutte de cire brûle sa main, devine l’homme dans ses pas, écœurée par l’odeur âcre de sa transpiration. Elle retient son souffle en passant devant la porte de la chambre de sa mère au sommeil capricieux. Encore un étage avant le grenier et ses lames de plancher traîtresses. Il est plus discret de s’y déplacer pieds nus. Elle abandonne ses chaussons sur la dernière marche.
Rosalie n’est jamais montée ici seule de nuit. Une peur d’enfant ressurgit, la conscience d’avoir introduit un danger latent dans ce lieu plein de courants d’air et de souris. Elle serre le bougeoir, il est trop tard pour rebrousser chemin. L’adrénaline est si forte qu’elle ne sent pas le froid sous ses pieds nus. Elle traverse la grande pièce encombrée de malles et de meubles, affichant le maintien guindé de sa mère pour en imposer à cet homme, ériger entre eux une frontière invisible. Je suis la jeune fille de la maison. Celui qui touche à un de mes cheveux, mon père le tuera. Mon frère le réduira en poussière.
Un rayon de lune filtre par la fenêtre de la façade nord, comme un signe du Ciel. Sur sa gauche, elle ouvre la porte de la dernière chambre, la plus éloignée de l’escalier. Un valet de pied y dormait avant la guerre. Le pauvre est mort au début du conflit. Depuis, personne n’y entre plus.
S’assurant que le volet est clos, elle allume la lampe à pétrole, éclairant le lit recouvert d’un édredon poussiéreux, une table de chevet, une penderie. Au moins il y a une fenêtre.
Vous ne devez pas faire de bruit, l’avertit-elle. Si on vous découvre ici, je suis perdue et vous aussi.
Il hoche la tête, et son regard s’attarde sur elle. La jeune fille s’y dérobe en allant ouvrir le placard, soulagée d’y trouver deux couvertures et un drap qu’elle dépose sur le lit.
Il y a un cabinet de toilette au bout du couloir, dit-elle. À partir de neuf heures, les bonnes font le ménage à l’étage en dessous. Vous pourrez en profiter pour vous servir du lavabo, dans la grande pièce. Surtout, faites attention, personne ne doit vous entendre.
Elle songe qu’il doit avoir faim. Le courage lui manque de redescendre à l’office. Elle avisera demain.
Je reviendrai vous voir, dit-elle. Tâchez de dormir.
Pourquoi m’aidez-vous ? lui demande-t-il.
Il faut bien que quelqu’un le fasse, répond-elle un peu vite.
Une fois dans sa chambre, son audace l’abandonne d’un coup. Submergée par la panique, Rosalie mesure l’imprudence de son geste.
Comment va-t-elle se sortir de là ? Cacher cet homme à sa mère et aux domestiques ?
Elle est si fatiguée que le sommeil finit par avoir raison d’elle.
Il prend le temps d’observer la chambre, les murs d’un blanc sale, les lézardes et les toiles d’araignées au plafond. Déjà il regrette et se sent piégé. Il n’aurait jamais dû accepter de s’enfermer dans ce grenier, d’où il lui sera difficile de s’extirper. Lui si méfiant, comment a-t-il pu se laisser surprendre par une jeune fille ? Il pourrait le payer cher. Il écarte le volet, ouvre la fenêtre. La brise d’orage balaie son visage usé par près de deux ans de front, des mois de cavale. Son regard surplombe l’étendue obscure que troublent par instants le faisceau d’un éclair, le cri d’un oiseau de nuit. Dans ce paysage d’encre, il perçoit des nuances, les contours des arbres, à l’arrière-plan le dégradé de la ligne d’horizon, la respiration lointaine de la mer. Il évalue sous ses doigts la solidité de la gouttière, pas sûr qu’elle puisse supporter son poids.
Tu m’as l’air fait comme un rat, constate-t-il tout haut.
Théodore songe à redescendre comme il est venu, repasser par la porte de la salle à manger et par la terrasse avant de s’évanouir dans les ténèbres. Seulement la gamine a verrouillé la porte derrière eux, tout à l’heure, et gardé la clef. Plus vraiment une gamine, d’ailleurs. Au jugé, il lui donne au moins dix-sept ans. Il ne peut s’expliquer qu’elle ait décidé de l’aider, bute sur ce mystère. Il ne se rappelle pas l’avoir croisée quand il était invité au château. Son dernier séjour ici remonte à quoi, cinq ans ? Une autre vie.
L’épuisement et la pluie qui se remet à tomber dru ont raison de sa prudence. Il ôte ses frusques trempées et prend à peine le temps de déplier le drap. Malgré le froid qui règne dans la pièce, le poids rêche des couvertures lui apporte une détente brutale et il s’endort.
Il est réveillé par le bruit de l’eau dans les canalisations, celui de tapis que l’on bat, de meubles qu’on déplace. Quelques secondes de stupeur avant de se rappeler où il se trouve, de comprendre que ce vacarme a lieu un étage plus bas, dans les chambres où les bonnes s’activent. Quand il se rend au cabinet de toilette, il dérange une souris qui se carapate sous une armoire.
Dans la pièce principale, les volets ouverts laissent filtrer la lumière tendre du matin. Théodore s’observe dans le miroir. Tu es laid, pense-t-il, étudiant son visage amaigri, sa barbe en bataille, ce regard de bandit prêt à égorger femme et enfant. Et tu empestes.
Il ressemble à ce qu’il est devenu. Se demande comment cette fille n’a pas détalé en le découvrant. À la place de son paternel, il s’inquiéterait de la voir aller au-devant d’inconnus avec cette candeur, ignorant que le mal est partout, qu’il suffit de si peu pour le réveiller. Quel est son prénom déjà ? Rosemarie ? Rosalie. Les premières minutes sur la véranda, il l’a prise pour une domestique. Puis il a aperçu le peignoir de soie et il a compris qu’elle était plutôt de celles qu’on sert. Est-elle la fille d’Isaure Sauvel ? Peut-être l’a-t-elle isolé ici pour le dénoncer. Il fait couler un filet d’eau glacée, décrasse autant qu’il peut sa figure et son corps, se rase la barbe. Si on doit le conduire au poteau d’exécution, au moins qu’il fasse honneur à sa mère. À peine formulé, le mot « honneur » réussit à le blesser. Qu’a dit la maîtresse de maison, hier soir ? J’espère que vous retrouverez le chemin de l’honneur. Elle l’a appelé par son prénom, n’est pas arrivée à se défaire de cette vieille habitude. Il la revoit lui sourire des années plus tôt, au-dessus d’une nappe blanche chargée de victuailles : « Je vous en prie, Théodore. Appelez-moi Isaure, sinon c’est trop cérémonieux. »
C’était le printemps, elle avait fait dresser la table à l’ombre des grands pins parasols, pour profiter de la douceur de l’air. Il avait vingt ans et continuait à dire « Madame », trop intimidé pour s’autoriser une familiarité. Ses amis se payaient sa tête, s’adaptant mieux que lui à ce monde si éloigné du leur. Ils savouraient la literie moelleuse, les draps frais au parfum de lavande, les petits déjeuners fastueux servis par des valets à la politesse distante, les promenades dans le parc et le cigare que le maître de maison leur offrait le soir sur la terrasse. Ils savaient que ça ne durerait pas, faisaient provision de bien-être et de légèreté avant de retrouver leurs soupentes glaciales ou étouffantes selon la saison, leurs dettes et leurs angoisses. Lui perdait ses moyens dès qu’Isaure paraissait, ébloui par sa grâce et sa distinction.
Hier elle l’a crucifié. Il se pensait cuirassé, hors d’atteinte. Touché, Madame.
En entrant dans le vestibule, il a été surpris que ce monde existe encore. Plus silencieux sans doute, tamisé, mais intact. C’est elle qui a changé. Ce n’est pas seulement qu’elle a vieilli, c’est autre chose, comme si elle avait gagné en gravité. Elle a perdu ce charme frivole qui l’étourdissait. Sa voix est plus ancrée, moins mélodieuse. Cela modifie sa perception d’Isaure, la vibration de couleurs qu’il lui associe. Jusque-là, il la voyait dans des gammes de rouge et d’orangé. Désormais ce serait plutôt un vert sapin, un mauve éteint rehaussé de noir.
Il passe le reste de la matinée à attendre, concentré sur les sons qui l’environnent. Les bonnes sont redescendues, laissant derrière elles un silence troublé par des bruits légers, tels des grattements de pattes minuscules. Il voudrait fumer à la fenêtre. Après ces mois au grand air à dormir au cœur des bois ou dans les granges, il étouffe entre quatre murs. Mais lorsqu’il a ouvert le volet, tout à l’heure, il a aperçu quelqu’un dans le parc. Il est prudent d’attendre la nuit.
Il fouille son sac en vain, il n’a rien à se mettre sous la dent et presque plus de cigarettes. Si la fille ne revenait pas ? Ou avec la police ? Il donnerait cher pour boire un coup de rouge, au moins ça.
Au milieu de l’après-midi, il entend des pas dans l’escalier, se cache derrière la porte.
C’est moi, Rosalie, dit-elle avant d’ouvrir.
Quand elle entre, chargée d’un plateau, il est saisi par la pureté de sa silhouette en robe bleue, les points discrets de broderie sur les manches et sur le col, les bandeaux lisses de ses cheveux noirs ramassés en un chignon qui dégage son front, agrandit le regard gris, interrogateur.
Elle dépose le plateau sur le lit. Des couverts et un verre d’eau, la moitié d’une miche de pain, deux œufs durs, une tranche de jambon et un morceau de fromage sur une assiette en porcelaine. Et un roman d’Alexandre Dumas.
Vous devez avoir faim. C’est tout ce que j’ai pu trouver… Je n’ai pas pu monter plus tôt et je ne peux pas m’éterniser, s’excuse-t-elle, comme si elle manquait à ses devoirs d’hôtesse.
Je vous ai pris un peu de lecture, ajoute-t-elle. Attendez au moins minuit pour allumer la lampe, et fermez le volet. Les domestiques se couchent tard.
Il la remercie, feuillette le roman qu’elle a choisi pour lui, Le Chevalier de Maison-Rouge.
Je l’aime beaucoup, j’espère qu’il vous plaira, dit la jeune fille avec un sourire timide.
Il l’imaginait lire La Semaine de Suzette.
Théodore note qu’elle n’ose s’asseoir sur le lit, se tient raide et embarrassée dans sa robe longue, gênée par la proximité de leurs corps.
Vous êtes la fille de Mme Sauvel, n’est-ce pas ?
Elle acquiesce en silence.
Je reviendrai demain après-midi. Avez-vous besoin d’autre chose ? interroge-t-elle.
Ce serait formidable d’avoir du vin, avoue-t-il en souriant. Je n’ai plus de tabac non plus, mais vous n’avez pas l’air du genre à priser…
Il lit sur son visage que sa requête l’embarrasse.
Du vin, dans cette maison, ce devrait être possible, dit-elle. Pour le tabac, je ne sais pas si…
Ne vous bilez pas. On prend de mauvaises habitudes au front. Je m’en passerai.
Avant qu’elle s’en aille, il confronte son regard gris.
J’ignore pourquoi vous faites ça. Ni comment vous remercier.
Ce n’est vraiment pas la peine, répond-elle avant de s’éclipser.
Après son départ, il tire de son sac son carnet noir et un bout de fusain, l’ouvre à une page blanche, esquisse à la hâte l’allure de Rosalie à l’instant où elle est entrée dans la chambre, l’arrondi de la robe, les bandeaux noirs, son regard perplexe. Il désire garder cette image et la sensation qu’elle a provoquée en lui. Sa mémoire est devenue capricieuse. Parfois cela le soulage, même s’il lui en veut de graver tant de choses hideuses, et d’en effacer d’autres auxquelles il tenait.
Il fait encore nuit noire quand Isaure quitte le château. Et cette pluie qui n’en finit pas. Elle regarde défiler les ombres des cyprès derrière la vitre de la voiture, boutonne frileusement le col de son manteau de fourrure et se souvient de l’époque récente où elle paressait dans son lit en attendant que la bonne lui monte le plateau du petit déjeuner. Tout ça lui semble loin, maintenant qu’elle connaît l’épuisement de longues journées de travail. Elle se démultiplie, supervise un domaine viticole et plusieurs hôpitaux auxiliaires, sans parler de ses œuvres. Elle dont le sommeil était si fragile que Roland l’appelait sa Princesse au petit pois s’endort désormais dès qu’elle pose la tête sur l’oreiller.
Mon pauvre Antoine, dit-elle, je vous fais lever tôt.
Je me lève tôt de toute façon, Madame le sait bien, sourit le chauffeur, la figure rougie par la pluie froide que le vent rabat dans l’habitacle.
C’est vrai, mais sortir par ce temps n’est jamais agréable, répond-elle, fière d’appartenir à celles qui s’arrachent à leur confort pour payer de leur personne. Ça ne compense pas les sacrifices des soldats au front, mais ça équilibre les efforts de part et d’autre de la ligne de feu. Et peut-être que là-bas ils se sentent un peu moins seuls.
Au moment de quitter la propriété, Isaure a une pensée fugace pour celui qu’elle a renvoyé sous l’orage, l’autre soir. Qu’il se soit égaré à ce point l’attriste, elle avait de l’affection pour lui. Quelle pitié de voir un peintre talentueux faillir à son devoir d’homme et de soldat. La guerre est l’épreuve de la force morale, elle le répète assez à Rosalie. Elle révèle cruellement la faiblesse de certains, les calculs mesquins, tandis que tant d’autres se découvrent dignes et modestes face à l’adversité. La France n’a pas à rougir de ses enfants, dans l’ensemble.
Le chauffeur la dépose sur la place de l’Arsenal juste avant les trois coups de carillon de sept heures. En entrant dans la cour de l’école normale de garçons, devenue l’hôpital auxiliaire 104, elle salue les jeunes filles qui rentrent chez elles après le service de nuit. Tout s’est bien passé ?
La routine, Madame.
Isaure sait que cette routine est tout sauf reposante. Allez vite dormir, Mesdemoiselles ! Ce soir, il faudra recommencer.
Beaucoup d’infirmières bénévoles ont un frère, un père, un fiancé en première ligne, elles y pensent en soignant ces inconnus qu’on débarque des trains couverts de sang et de poussière, tellement abîmés que leur mère peinerait à les reconnaître.
Isaure enfile une blouse blanche brodée de la croix rouge et des initiales de l’Union des femmes de France. En tant que vice-présidente départementale, elle est chargée de visiter les hôpitaux auxiliaires confiés à l’UFF ; elle en profite pour apporter un peu de réconfort aux blessés. C’est de loin sa mission préférée.
L’infirmière-chef vient discrètement la remercier de l’avoir débarrassée de Mme Ménard, une recrue bénévole qui s’appliquait à leur compliquer la tâche. Ça n’a pas été simple. L’intéressée étant l’épouse du président du tribunal, il a fallu user de tact, ce qui n’est pas son fort.
Comment avez-vous fait ?
Je lui ai confié l’organisation des quêtes du carême à la cathédrale, grimace Isaure. Mgr Cavaignac va me maudire, mais si elle fait des bêtises, ce sera moins grave là-bas.
L’infirmière-chef soupire, elle n’en peut plus de ces mondaines qui viennent tenir la main des blessés et se donner bonne conscience sans jamais proposer de vider un bassin ou de refaire un pansement.
Nous ne devons pas décourager les bonnes volontés, tempère Isaure. Ceci dit, elles sont là pour vous obéir. Si ça ne leur convient pas…
L’infirmière-chef hoche la tête, soulagée qu’on l’encourage à la fermeté. D’autant qu’elles sont débordées et attendent deux nouveaux trains de blessés d’ici demain, et maintenant il leur manque une auxiliaire.
Isaure promet de s’en occuper. Elle passe le reste de la matinée à vérifier avec la secrétaire les livraisons de nourriture et de médicaments, s’assure que les ballots de draps souillés ont été confiés aux lingères et que les quantités de gaze, de teinture d’iode et de morphine sont suffisantes. Elle fait le tour des salles des malades, échange quelques mots avec les infirmières, prend le temps de saluer chaque blessé. Depuis les saignées de Verdun et de la Somme, c’est un défilé ininterrompu de convois. On ne sait où mettre ces malheureux.
Le Bleuet du lit no 23 n’a pas le moral. Il vient d’être amputé de sa jambe droite. Tout en bavardant avec lui, elle l’aide à faire sa toilette, passant avec délicatesse le gant trempé dans l’eau tiède sur le corps de ce jeune homme qui a l’âge de son fils. Elle imagine Achille allongé sur un lit blanc, quelque part dans le nord de la France, soigné avec des gestes aussi précautionneux que les siens. Le Bleuet était postier, dans le civil. Le regard vert d’Isaure s’attarde sur les grains de beauté qui constellent son visage triste, la cicatrice sur sa tempe.
Un éclat de shrapnel. Il n’est pas passé loin, celui-là, sourit-il, oubliant un instant son moignon que dissimule un bandage épais, et le vide en dessous.
Isaure s’éclipse au moment où l’on monte les plateaux-déjeuner aux malades, elle a rendez-vous avec Mgr Cavaignac et elle est déjà en retard. Beaucoup de ses connaissances lui envient le privilège d’avoir la confiance de l’évêque. Isaure aime à penser que cette confiance se mérite. Elle ne s’économise jamais quand il s’agit de servir l’Église. Le saint homme sait qu’il peut toujours compter sur elle et ne s’en prive pas.
Dans l’escalier de l’évêché, Antoine la précède avec deux bouteilles de muscat. Monseigneur a un faible pour les vins doux, ce cadeau le met de bonne humeur. Ils s’attablent dans la salle à manger décorée de scènes champêtres aux cadres rococo, d’où leur parvient la rumeur tamisée de la rue de l’Horloge. Isaure observe avec compassion les traits fatigués du prélat. Lui non plus ne s’épargne guère et ne rajeunit pas. Pour remplacer les curés mobilisés, il a rappelé les prêtres à la retraite. Isaure est d’avis qu’il vaut mieux un sermon chevrotant que pas de sermon du tout. Au cœur de cet hiver pluvieux où les routes du département s’enlisent comme la guerre, il est crucial d’entretenir l’espoir et la foi des familles. Que de morts, la plupart dans la fleur de l’âge… Quand elle traverse la ville, elle est frappée par l’omniprésence des femmes en noir. Les passants évitent de les regarder, comme si elles portaient malheur. Au début du conflit, on n’avait jamais vu une telle affluence dans les églises. Mais les contre-attaques succèdent aux offensives, plus meurtrières les unes que les autres, et la dévotion s’érode… Il est si facile de se décourager, de perdre confiance en Dieu.
L’évêque s’enquiert de son mari et de son fils, pour lesquels elle a beaucoup tremblé ces dernières années, devinant entre les lignes de leurs lettres qu’ils se trouvaient dans des secteurs exposés. Roland semble remis de la blessure au thorax qui lui a valu un long séjour à l’hôpital militaire et la récompense de passer Noël auprès des siens. Achille a été blessé plusieurs fois mais il est enfin au repos à l’arrière du front. Elle remercie le Ciel qu’il ait survécu à tant d’hécatombes. À Paris, sa jeune épouse et son fils le réclament. S’il obtient une permission, Isaure le rejoindra quelques jours là-bas avec Rosalie, qui ne voudrait pour rien au monde manquer ces retrouvailles avec son frère.
Qui aurait cru qu’ils demeureraient si proches, en dépit de leur différence d’âge ? sourit-elle.
Cinq années les séparent. Trois de plénitude et le reste de chagrin, de colère. La mort d’Élisabeth, son deuxième enfant, survenue lorsqu’Achille avait trois ans, l’a brisée. Au point qu’elle a eu du mal à s’attacher à Rosalie, née deux ans plus tard. L’amour est venu lentement, quand sa révolte a fini par céder. Pour autant sa cadette a toujours représenté un tourment, une somme de problèmes à résoudre. Petite, elle était perpétuellement malade. Il fallait l’envoyer prendre les eaux, respirer l’air des montagnes. Isaure se rappelle cette minuscule figure blême dépassant d’une couverture sur la terrasse des grands hôtels où elles séjournaient. Quel soulagement, le jour où elle l’a mise dans un train pour la pension des Dominicaines de Neuilly. La confier à d’autres mains, qu’elle devienne le souci des sœurs.
Vos enfants ont autant de tempérament que de droiture. Bon sang ne saurait mentir, souligne Mgr Cavaignac en rompant le sceau de cire de la bouteille de muscat, dont le cachet porte l’initiale des Sauvel.
Rosalie est romantique et trop exaltée, tempère Isaure. L’influence de ses lectures ! Elle aura bientôt dix-neuf ans, je ne peux pas tout lui interdire…
Elle se remémore les mots d’Achille dans sa dernière lettre : « Ma chère Maman, ne soyez pas trop dure avec ma petite sœur. Elle est si jeune, pour être confinée loin de ses amies et de son quotidien ! N’oubliez pas ce que vous viviez à son âge, ce dont la guerre la prive… Soyez indulgente, vous obtiendrez plus qu’en la rudoyant. »
Oui, je me souviens, vous avez estimé l’an dernier, sans doute à juste titre, que parrainer un soldat l’exposait à certains dangers, répond l’évêque.
Isaure rougit, elle aurait préféré qu’il oublie cette affaire. Comme elle s’en est voulu après coup d’avoir suggéré à Rosalie de devenir marraine de guerre ! Quand elle a découvert que son « filleul » lui écrivait des lettres de plus en plus ouvertement sentimentales, elle y a mis bon ordre. Un peu tard hélas.
Votre fille est un vif-argent, continue-t-il en admirant la robe dorée du vin. Il faut bien que jeunesse se passe… Et si vous lui proposiez d’offrir quelques heures à nos blessés ?
Elle évalue cette possibilité, la repousse d’un geste.
Elle est trop jeune et n’a pas le sens des réalités.
Votre muscat est une merveille, s’écrie l’évêque avec un soupir de bien-être. Chère Isaure, vous me gâtez toujours.
Mon millésime 1914, précise-t-elle en souriant. Celui de 1915 ne sera pas du même niveau.
1915, une année calamiteuse. Un mal any, comme disent les Catalans. Après un hiver rigoureux et un printemps torrentiel, la pénurie de cuivre, réquisitionné par l’armée, a compliqué la lutte des vignerons contre le mildiou. Et pour finir, les orages de grêle de juillet ont ravagé des parcelles entières. Résultat, une maigre récolte, de piètre qualité.
Votre époux peut être fier de vous. Je suis admiratif de ce que vous accomplissez, dans vos vignes comme pour nos œuvres.
Je ne fais que mon devoir, proteste-t-elle.
La réponse qu’il attend d’elle, mais seulement l’écume de la vérité.
Si toutes les épouses pouvaient vous ressembler ! s’écrie-t-il en les resservant. Hélas, presque chaque jour on vient me parler de certaines paroissiennes qui touchent les allocations de leur mari mobilisé et se comportent avec indécence… Que dois-je faire ? Les dénoncer aux autorités militaires et risquer de les priver d’un subside essentiel ? Ou tolérer le vice pour remplir les assiettes ? Que feriez-vous à ma place ?
Monseigneur, je crois à la fermeté, répond-elle après réflexion. Quel exemple ces mères donnent-elles à leurs enfants ? Face aux sacrifices grandissants qui sont exigés de nos soldats, est-ce un tel effort de se conduire dignement ?
Les femmes ne combattent pas, mais il leur incombe de tenir ce qui, sans elles, s’effondrerait. Isaure ressent cette conviction dans son échine, dans les muscles neufs d’une vie à laquelle rien ne la préparait, qui la façonne comme Dieu au premier matin du monde. Elle n’est qu’argile entre ses mains.
Si l’on commence à céder sur la morale… ajoute-t-elle.
… On finit par céder sur tout le reste, complète l’évêque. Vous avez raison. À présent, je vous rends à votre chai. Vous verrai-je demain à la bénédiction de nos soldats ?
Bien sûr.
Pour en revenir à votre fille, conclut le prélat en la raccompagnant à la porte, je me demande tout de même si quelques heures au contact de nos blessés ne suffiraient pas à la ramener à notre dure réalité.
Pour une fois, sa mère est descendue prendre le petit déjeuner avec elle. La messe pour les soldats n’est qu’à onze heures. Elles y assisteront, avant de faire quelques emplettes dans les rues commerçantes. Rosalie est d’abord soulagée d’avoir une occasion de quitter le château et de déambuler en ville. Puis elle se souvient qu’elle a maintenant un fil à la patte, un protégé, et que s’en éloigner, fût-ce quelques heures, est un danger pour lui comme pour elle.
La guerre l’a privée de ses amies et d’une quantité de rituels qu’elle affectionnait. Aujourd’hui, Rosalie occupe son temps libre à écrire à Achille et à son père, et à les confier à Dieu. Qu’il les garde saufs, leur épargne les affreuses blessures qui s’étalent sur les photos du Miroir, que le maître d’hôtel entrepose dans le bureau de son père et qu’elle feuillette en cachette. Rosalie prie pour qu’on ne retrouve pas son père ou son frère en morceaux, qu’ils ne ressemblent jamais à ces cadavres aux orbites vides sur lesquels flottent des lambeaux d’uniforme. Et pour que Dieu l’aide à y voir plus clair. Qu’il ne l’abandonne pas aux vagues d’angoisse qui la submergent.
Tu as l’air soucieuse, observe sa mère en avalant une gorgée de thé.
Je m’inquiète pour Achille, murmure Rosalie, optant pour une demi-vérité. Il m’écrit qu’ils vont renvoyer son régiment en ligne.
En effet. Nous aurons donc une intention particulière à confier tout à l’heure, lui répond sa mère avec un entrain forcé. Espérons qu’il obtiendra bientôt la permission qu’on lui a promise.
Teresa, l’intendante, entre apporter les journaux à Isaure et lui soumettre les menus du jour. C’est une petite femme énergique, au teint mat, dont les cheveux noirs sont tellement tirés en arrière que ses yeux en paraissent bridés. Il y a dix ans, elle est arrivée de Valence avec sa famille et une mule. Depuis, ils habitent au mas. Vidal, son mari, est le jardinier de la propriété. Rosalie écoute distraitement la conversation en se demandant ce qu’elle pourra récupérer pour son passager clandestin. Parvenir à subtiliser de quoi le nourrir chaque jour est un nouveau souci qui s’ajoute à beaucoup d’autres.
Teresa tapote la une de L’Indépendant.
Ils ont encore arrêté un déserteur. Voyez, Madame, tout près d’ici. Sa femme le cachait chez eux, quelle honte, commente-t-elle avec une moue indignée.
Rosalie sent son cœur cogner. Elle fixe le regard impénétrable de sa mère, pense-t-elle à leur visiteur nocturne ? Celui qu’elle a appelé par son prénom avant de le chasser comme un voleur ? L’espace de quelques secondes, elle envisage de tout lui avouer, de se délivrer de ce poids sur sa conscience : Maman, j’ai eu pitié de cet homme et je lui ai permis de dormir au grenier.
Ces mots restent prisonniers dans sa gorge, elle redoute le séisme qui s’ensuivrait, la foudre, l’apocalypse. Elle se contente de demander si l’on sait pourquoi cet homme avait déserté.
Ils ne le précisent pas, répond sa mère en parcourant l’article. Je suppose que la peur l’a poussé à cette extrémité. Chez certains, elle prend toute la place, sans rien laisser au courage et à la loyauté.
S’il était terrifié, que pouvait-il y faire ? objecte la jeune fille. C’était plus fort que lui.
À la guerre, cet argument n’est pas admissible, la coupe Isaure. Abandonner ses camarades sur le champ de bataille, tu te rends compte ? Certains sont peut-être morts à cause de lui. Imagine que ton père soit tué parce que son camarade a préféré fuir et sauver sa peau. Lui pardonnerais-tu ?
Non, pense Rosalie en se mordant la lèvre.
Pourtant l’Évangile nous commande d’aider ceux qui souffrent ou se sont égarés, insiste-t-elle.
L’Église ne peut tolérer qu’on soustraie un déserteur à la justice, tranche Isaure.
Si Achille désertait, refuseriez-vous de le cacher ?
Sa mère balaie la question d’un geste.
Tu dis des bêtises. Ton frère n’est pas un lâche.
Ce mot reste posé entre elles.
Tous les sens en alerte, Rosalie attend que le château redevienne silencieux. Elle est rentrée tard de Perpignan, son protégé n’a rien mangé depuis la veille.
Après le déjeuner, les bonnes discutaient à l’office de l’arrestation du déserteur. Rosalie les a entendues dire que la police l’avait retrouvé grâce aux lettres qu’il avait envoyées à sa femme. Son sang s’est figé dans ses veines, elle a pensé au récit qu’elle avait fait à Adie de l’arrivée de leur visiteur nocturne. Le courrier est parti, sa cousine doit l’avoir reçu. Ils sont peut-être déjà sur sa piste. Cette hypothèse la hante. Il paraît que le service de la censure lit les correspondances privées, en particulier dans les départements frontaliers. Ils traquent les espions, les fugitifs, les contrebandiers qui profitent de la guerre pour se livrer à leur trafic entre l’Espagne et la France. Elle se demande ce qu’Adélaïde a pensé de sa lettre. Serait-elle choquée d’apprendre ce qu’elle a fait ? À la pension, sa cousine avait tous les culots, scandalisait les sœurs. L’évoquer a un pouvoir calmant. Bien sûr, il serait trop dangereux de lui en parler. L’espace d’un instant, elle ressent une piqûre d’orgueil, de s’être hissée à la hauteur de sa cousine, voire de l’avoir dépassée. »
À propos de l’autrice
Gaëlle Nohant © Photo DM
Gaëlle Nohant manie les mots comme d’autres sculptent le marbre : avec précision, ferveur et une infinie délicatesse. Née en 1973, elle explore, roman après roman, les méandres du passé pour en raviver la flamme, offrant aux lecteurs des récits où l’histoire devient chair et souffle. Révélée par L’Ancre des rêves, elle s’impose avec La Part des flammes, fascinante immersion dans l’incendie du Bazar de la Charité, avant de frapper les esprits avec Légende d’un dormeur éveillé, hommage au poète Robert Desnos. Chaque livre est une invitation à écouter les voix enfouies, à sonder l’âme humaine avec une élégance aussi érudite qu’émotive. (Source : Interforum)
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