Ma note Ma chronique Gino à grandi dans la France des années 1950, une période où tous les rêves étaient permis. Les Trente gloriaient et un se passionnait pour la conquête spatiale. De nouveaux horizons s’ouvraient. Pour Gino aussi, l’avenir s’annonçait bien. À la fête du petit village près d’Orléans où ses parents avaient acheté une maison de campagne, il avait vu apparaître, à travers une boule à neige, une superbe jeune fille. Puis disparaître. C’est en la recherchant qu’il fera la connaissance de Jacques, un garçon solitaire, un peu à la marge, avec qui l’amitié s’impose comme une évidence. Ensemble, ils parlent de tout : de trains, de rêves, de mystères. Et surtout, de leurs pères. Gino explique que le sien « était venu en France dans les années 1930 pour fuir le fascisme et travailler dans les chemins de fer en région parisienne. C’est là qu’il avait rencontré ma mère, qui prenait des photos de trains et de voies ferrées. Comme mon père était malin, il a par la suite été embauché dans une autre maison, comme on disait. Et encore une autre. Et puis il a été repéré et il a gravi les échelons jusqu’à devenir quelqu’un d’important qui travaillait sur le plus haut téléphérique du monde. » Les Promesses orphelines Où ? Quand ? Ce qu’en dit l’éditeur Les critiques Les premières pages du livre 1 2 3 Histoire de Jacques Avant de reprendre le cours de notre récit, notons que l’influence de Jacques sur Gino fut très importante. Lorsque Gino racontait les histoires, il avait en quelque sorte un double héritage bancal : la langue italianisée de son père et celle toute brinquebalante de Jacques. Jamais il ne parvint à se défaire de cette syntaxe biscornue qui n’était pas rédhibitoire à l’oral, mais ne pardonnait pas à l’écrit. Plus le cours de son récit avançait, plus les mots se bousculaient, se chevauchaient, sortaient parfois dans le désordre. Dans une cour de récréation ou, plus tard, dans un café, personne n’y trouvait à redire : on mettait au contraire cela sur le compte de l’enthousiasme et de la passion. Sur ses copies, en revanche, le stylo rouge du corps enseignant faisait des ravages. RÉCLAME Extraits « Mon enfance s’est achevée comme ça. Des étés très longs, des hivers très longs. Les années 1950 se terminaient, les années 1960 s’apprêtaient à débouler, tapies dans un angle du calendrier. Le monde continuait de changer à toute allure. Je le contemplais depuis la fenêtre de ma chambre. J’ai eu douze ans, j’ai eu treize ans, j’ai eu quatorze ans. Même champ, mêmes arbres, mêmes nuages paresseux dans le ciel. Et pourtant, partout ailleurs, c’était la course au progrès. On parlait d’acheter un téléviseur, un aspirateur, un lave-linge. À propos de l’auteur Gilles Marchand © Photo Philippe Matsas Gilles Marchand est né en 1976 à Bordeaux. Batteur dans un groupe de rock, il se tourne vers l’écriture de nouvelles en 2010. Son premier roman, Le Roman de Bolaño en 2015 aux éditions du Sonneur, est écrit en collaboration avec Éric Bonnargent, et suscite l’enthousiasme des libraires et des lecteurs du romancier Roberto Bolaño. C’est avec son premier roman solo qu’il rencontre un grand succès: Une bouche sans personne est publié en 2016. D’abord sélectionné parmi les « Talents à suivre » par les libraires de Cultura, il remporte le prix Libr’à Nous, le Coup de cœur des lycéens du Prix Prince Pierre de Monaco en 2017 et le prix du meilleur roman francophone Points Seuil en 2018. Page Wikipédia de l’auteur Tags
★★★★ (j’ai adoré)Gino à failli réussir sa vie
Gilles Marchand déploie son art du récit, tissé de mélancolie et de poésie, pour raconter l’histoire de Gino. Le jeune garçon, dans les années 1950-60 sera confronté à la perte, à l’absence, et au silence des adultes. Avec son humour et sa délicatesse, il sonde les promesses non tenues de l’enfance.
Ce père, qui les emmenait dans sa petite camionnette qui avait fait partie de la caravane du Tour de France, faisait la navette entre Paris et l’aiguille du Midi où se construisait le téléphérique. Mais un jour, il n’est pas revenu. Un véhicule l’avait heurté et tué. À la douleur de l’absence s’ajoutera la décision prise par sa mère de quitter Paris pour s’installer dans leur maison de campagne où une nouvelle vie les attendait. « Mon enfance s’est achevée comme ça. Des étés très longs, des hivers très longs. Les années 1950 se terminaient, les années 1960 s’apprêtaient à débouler, tapies dans un angle du calendrier. Le monde continuait de changer à toute allure. Je le contemplais depuis la fenêtre de ma chambre. J’ai eu douze ans, j’ai eu treize ans, j’ai eu quatorze ans. Même champ, mêmes arbres, mêmes nuages paresseux dans le ciel. Et pourtant, partout ailleurs, c’était la course au progrès. On parlait d’acheter un téléviseur, un aspirateur, un lave-linge.
On nous disait qu’il fallait être heureux. Alors, on tâchait de l’être pour ne pas fâcher la vie. »
La modernité frappe à la porte, mais dans le cœur du jeune garçon, tout semble figé dans une attente infinie. Jusque ce qu’il découvre au fil de ses lectures – sa Vieille Tante a pris l’habitude de lui préparer des coupures de journaux traitant des progrès scientifiques – un article détaillant le projet de l’Aérotrain. Il se dit alors que le développement de l’invention de Jean Bertin dans sa région est une chance à saisir. Il suit avec assiduité les étapes de développement, n’hésite pas à écrire à l’ingénieur et va participer à la construction de la ligne de 18 km entre Ruan, au nord d’Artenay et Saran. Mais, avec la mort de Pompidou et l’arrivée de Giscard d’Estaing, les financements vont s’arrêter et l’Aérotrain cédera la place au TGV. C’est la fin des belles promesses.
Avec son formidable talent de conteur, Gilles Marchand écrit l’enfance comme une sorte de pays fantôme, traversé de visions qu’on ne saura jamais tout à fait expliquer, puis l’adolescence comme une recherche complexe, une quête sans cesse renouvelée de promesses impossibles. Sa phrase coule, précise, souvent teintée d’humour, et pourtant toujours sur le fil du sensible. Car pour Gino, le père absent reste au centre de ses préoccupations, comme un deuil qu’il ne sait pas nommer.
Et si l’époque défile en arrière-plan, avec ses avancées techniques, ses slogans d’optimisme – le roman est ponctué de « réclames », comme on disait à l’époque pour parler de la publicité – elle ne peut guérir l’absence, le vide abyssal.
Entre réalisme poétique, souvenirs lacunaires et fictions réparatrices, l’auteur poursuit l’œuvre entamée avec Une bouche sans personne, avec déjà un narrateur abîmé par la vie et un univers de mots destiné à le faire tenir debout. Puis, avec Un funambule sur le sable, il faisait du handicap un territoire imaginaire où l’amour devenait un exercice d’équilibre. Dans Requiem pour une apache, il explorait la mémoire d’un quartier, les marges sociales et les fidélités silencieuses. Le soldat désaccordé portait quant à lui ce regard décalé sur la Grande guerre. Il s’agissait alors de survivre à l’horreur par la beauté et la musique. Et si la mélancolie est une compagne constante de l’écrivain, il trouve ici une nouvelle fois les ingrédients pour nous toucher au cœur.
Gilles Marchand
Éditions Aux Forges de Vulcain
Roman
288 p., 20 €
EAN 9782373058482
Paru le 22/08/2025
Le roman est situé principalement en France, à Paris puis dans le Loiret, du côté d’Orléans. On y évoque aussi la Savoie.
L’action se déroule des années 1950 à nos jours.
« J’ai failli réussir ma vie. »
On racontait qu’on allait marcher sur la Lune, on disait qu’en l’an 2000 on se déplacerait en voiture volante. On parlait d’un Aérotrain capable de battre tous les records de vitesse.
Mais comment participer à tout ça quand on vit, comme Gino, au fin fond d’un village de l’Orléanais, quand le bulletin scolaire est en berne, quand on se demande comment séduire Roxane, la fille entrevue au bal du village des années plus tôt ?
Gilles Marchand, fidèle à ses personnages toujours en décalage, nous offre une traversée poétique des Trente glorieuses par un jeune idéaliste, la tête pleine de rêves plus grands que lui, acteur à sa manière d’un monde en accélération où le bonheur pour tous semblait à portée de main.
Babelio
Actualitté (Françoise Ballay)
« Qu’est-ce qui fait une vie réussie ? Succès professionnel ? Succès amoureux ? Succès familial ? Amical ? Social ? Moral ?
J’ai longtemps cru que c’était une espèce de combinaison de tout cela. Une belle vie professionnelle et une famille aimante et souriante. Des pâtes dans l’assiette et un enfant dans le landau. À l’adolescence, je me suis dit qu’une vie réussie était une vie qui changeait le monde ou, du moins, qui participait au progrès. C’était au siècle dernier, c’était après les guerres mondiales. Dans ces années où on priait le ciel pour que ça reste de l’histoire ancienne et où on lisait les journaux pour vérifier si la guerre froide n’avait pas pris quelques degrés. Depuis, on a lancé des trains toujours plus rapides à travers les plaines, creusé un tunnel sous la Manche, construit des tours vertigineuses, permis aux hommes et aux femmes de tous les pays de se connecter en même temps sur les mêmes réseaux, on a envoyé des Concorde et des fusées dans le ciel. Et surtout, je dis surtout parce que je ne supporterais pas que l’on s’habitue à cet événement : on a marché sur la Lune.
C’est que ça nous a apporté du rêve, cette histoire de conquête spatiale. C’était quand même mieux que de s’envoyer des missiles à la gueule. On rêvait grand, on rêvait loin, on rêvait ambitieux, aérien, rapide. On avait de l’amplitude dans les idées et de l’essence dans les moteurs. On ne manquait de rien, niveau fantasmes. Et ceux qui abandonnaient leurs rêves les laissaient pour les autres.
Il y avait Gandhi, il y avait Martin Luther King… Il y avait aussi Youri Gagarine et Neil Armstrong. À l’époque, on parlait uniquement des hommes, mais ça m’allait bien dans la mesure où je m’apprêtais à en devenir un. Ça m’allait bien, mais je sentais que je n’avais pas les épaules. Je n’avais pas de prédispositions pour changer le monde. Je n’étais pas doué en maths, ni en physique, encore moins en chimie ou en biologie. Je n’étais pas non plus habile de mes mains : lorsque je coloriais, je débordais, lorsque je voulais coller un objet à un autre, c’était mes doigts qui se retrouvaient englués ; mes parents ont rapidement compris qu’il était plus sage d’exclure scies, sécateurs et autres objets tranchants de mes loisirs. Enfin, et c’est sans doute l’élément le plus déterminant si l’on a l’ambition de changer le monde, je n’avais pas une âme de chef. Alors, je n’étais pas exigeant, et je me disais que je me serais bien contenté d’un rêve d’occasion, un que j’aurais trouvé sur le trottoir quand j’étais gamin. Je l’aurais retapé, un peu lustré, et j’en aurais fait un beau projet de vie. Alors que les Trente gloriaient, j’étais enfermé dans une petite maison isolée au centre de la France. Il n’y avait même pas de trottoir devant chez moi. De l’herbe, ça oui, il y en avait. Des mauvaises, pour la plupart. Et un peu de gravier.
Personne n’irait abandonner un rêve sur le bas-côté d’une départementale. À la limite, un automobiliste ingénieur en trop-plein de projets. Mais qu’est-ce qu’il serait venu faire ici ? Il n’y avait rien à ingénier là où j’habitais.
Le temps filait et j’observais ça depuis chez moi. J’attendais les nouvelles de Paris, où j’étais né, parce que j’avais la sensation que c’était là-bas que ça se passait. Ou aux États-Unis d’Amérique. N’importe où plutôt que dans mon hameau qui n’avait même pas de vrai nom. On l’appelait « le hameau ». À l’école, quand on me demandait où j’habitais, je devais indiquer le numéro de la départementale. Et mes camarades voyaient en gros où c’était. Entre la forêt et la forêt. Entre un champ et un champ. Pour autant, je me suis accroché. C’était une époque folle. On y croyait. Tout était possible. Et je dévorais les magazines et les articles de journaux. Je voulais en être, je voulais participer d’une manière ou d’une autre à cette grande course en avant. Et si je n’avais pas une âme de chef, j’étais persuadé que je pouvais être un bon second. Au moins un bon troisième. Disons un bon équipier. Je savais que je ne serais pas celui qui irait dans l’espace, mais je voulais être de ceux qui allaient lancer la fusée. J’étais prêt à gratter l’allumette, à appuyer sur le bouton, et tant pis si la lumière allait sur les autres.
Et j’ai touché du doigt l’inatteignable. Et le progrès s’est pris un choc pétrolier dans la gueule.
Et puis un TGV. Tout ça, c’est un peu la même histoire. C’est la mienne, en tout cas.
J’ai failli réussir ma vie.
Nous nous sommes rencontrés dans une boule à neige. Une boule à neige avec un couple de danseurs à l’intérieur. Elle était derrière les flocons, derrière les danseurs. Elle m’a dit faut secouer, très fort. Elle a fait le geste, comme ça, au cas où je n’aurais pas compris.
Je n’ai pas osé secouer, je n’ai pas osé toucher. C’était comme si la boule était sacrée. Ou que j’avais peur qu’elle disparaisse.
Je n’ai pas bougé, j’ai attendu et elle est partie entre les flocons. J’ai plissé les yeux pour la regarder s’éloigner. Alors j’ai demandé combien coûtait la boule et je l’ai achetée. À n’importe quel prix, je l’aurais prise. Ce n’était rien que des francs, en ce temps-là les boules à neige se payaient en francs. J’ai ouvert mon porte-monnaie, j’en ai sorti deux pièces. Tant pis pour le tour de manège, tant pis pour la limonade.
Je suis ressorti à toute allure de la cahute. Rien à droite, rien à gauche. À part l’odeur des gaufres. Et puis celle des saucisses. Et les notes d’un accordéon qui se frayaient un chemin dans la poussière. C’est que ça tapait du pied, c’est que ça dansait, ça tournait sur soi-même, une valse en guinguette. La fête foraine battait son plein. Je suis allé devant la scène où un nouvel orchestre se préparait.
Elle n’y était pas.
Elle avait disparu. En ce jour d’été 1954, du haut de mes huit ans, j’ai ressenti ce drôle de sentiment contradictoire : je savais que je ne serais plus jamais seul et, pourtant, jamais je n’avais été aussi seul. J’ai sorti la boule à neige de ma poche au cas où elle y serait revenue. Le couple de danseurs m’a regardé d’un air désolé. Elle n’y était pas. Et l’accordéoniste avait arrêté de jouer.
Sur la scène, où une batterie s’ennuyait, les musiciens accordaient leurs instruments. Le ciel était lourd, le temps était lourd, mon cœur était lourd. Je me suis dit qu’elle repasserait sûrement au début du concert : tout le monde veut voir les musiciens quand ils s’apprêtent à jouer, c’est que c’est quand même pas tous les jours. C’était écrit sur les affiches : « Concert exceptionnel ». Je ne me souviens plus du nom du groupe. C’était peut-être bien « Arthur et son orchestre » ou « Arthur et ses musiciens ». Quelque chose comme ça – je dis Arthur parce qu’il faut bien coller un prénom sur ses souvenirs.
Quoi qu’il en soit, la nuit est tombée sans faire de manières, à l’heure prévue sur le calendrier punaisé sur le mur de la cuisine. Une petite foule s’est rassemblée devant la scène. On apercevait Arthur et ses musiciens à l’arrière. Ça fumait, ça rigolait, ça se tapait sur l’épaule pour s’encourager. C’était élégant.
« Ils ont la classe », avait souligné mon grand frère en me rejoignant. J’ai assisté à tout le concert sans être complètement là. Ils jouaient les classiques qui faisaient danser la foule, façon André Verchuren, Aimable ou Yvette Horner. Il y avait des jeunes, des moins jeunes et quelques carrément vieux. Mon frère était à la fête, multipliant les pas de danse, jusqu’à ce qu’il voie arriver mes parents qui ont littéralement fendu la foule pour venir danser aux toutes premières loges. Ils se sont lancés dans une valse peu académique, avec un enthousiasme débordant. « La honte », a commenté mon frère. Moi, je les trouvais pas mal. On voyait qu’ils étaient amoureux, qu’ils étaient heureux. Et vas-y qu’ils tournoyaient, et vas-y qu’ils chaloupaient, et vas-y qu’ils roucoulaient. Dans ces moments-là, ils n’étaient que tous les deux. De mon côté, je me voyais plutôt sur la scène. Et je l’imaginais, elle, devant. Nous échangerions des regards. Elle serait fière de me voir au milieu des autres musiciens. J’aurais la même coiffure qu’eux et même mon frère serait obligé d’admettre que, moi aussi, j’avais la classe. Mais je n’étais pas sur la scène. Et elle n’était pas devant. Elle n’était nulle part. Il y avait des centaines de mains qui applaudissaient. Il ne manquait que les siennes pour que la soirée soit parfaite. Lorsque les musiciens ont commencé à ranger leurs instruments, mes parents ont commandé deux verres de vin et nous ont payé une limonade.
Le temps s’est adouci et ils ont décidé de laisser la camionnette au village et de rentrer à pied pour profiter des étoiles et des odeurs de la nuit. Mon frère a trouvé l’idée naze, mais il a suivi de bonne grâce. Nous avons marché une demi-heure sous la Grande Ourse. Une boule à neige bourrée de souvenirs tout neufs enfouie dans la poche, j’ai vu une étoile filante. J’ai estimé que c’était un signe et j’ai fait un vœu. Un vœu d’amoureux.
Avant de nous installer définitivement dans cette maison, ma mère, mon frère et moi y passions nos étés. Et parfois quelques jours à l’automne. Et parfois en hiver. Et parfois au printemps. On aurait dû se méfier. Mon père nous y rejoignait dès qu’il le pouvait, quand son travail lui laissait un peu de répit. Et quinze jours en été. Les meilleurs moments de notre enfance, ceux où on était tous les quatre et où on avait le temps. Les quinze jours où il n’y avait pas de réveil pour nous sortir du lit, où mon père était là au petit-déjeuner, où il nous emmenait pêcher les écrevisses, où il nous racontait ses histoires de travail. C’était aussi les quinze jours où ma mère était la plus heureuse. Lorsque mon père repartait, nous étions étourdis de rires et d’histoires. Chacun essayait de reprendre un peu sa vie, en s’occupant comme il pouvait.
C’était la campagne. C’est ce qu’on disait : « la campagne ». On aurait presque pu y mettre une majuscule. La Campagne. Quand ma mère prononçait les mots, on sentait le bon air frais, l’espace, l’odeur des champs et de la forêt. Quand mon père le prononçait, on entendait maison secondaire, villégiature, potager et réussite sociale.
Quant à mon frère et moi, on aurait préféré une maison au bord de l’océan. On aurait dit qu’on allait « à la mer » et ça aurait senti l’écume et les glaces à l’italienne et on aurait mis une majuscule à Mer. Mais c’était toujours mieux que notre appartement à Paris. À ce qu’on disait, c’était la crise du logement. Mon frère et moi y avions notre chambre, les parents dormaient dans la salle à manger et c’était déjà pas si mal. J’avais des camarades de classe dont toute la famille vivait dans la même pièce. Au moins, à la campagne, on avait chacun notre endroit. Le grand luxe. C’était les années 1950, les voitures roulaient la semaine dans les villes et le dimanche dans les champs. Avec l’exode rural, forcément, le prix du mètre carré a chuté dans les campagnes. Il y avait de bonnes affaires. Mes parents n’avaient pas de gros moyens, mais, s’ils ont renoncé à une maison accessible sur une journée, ils ont pu acquérir eux aussi une propriété en dehors de Paris. Ils l’ont trouvée sur annonce, « maison proche Orléans ». Il fallait deux à trois heures pour y aller. C’était un voyage, disait mon père, « il faut profiter du paysage ». Je crois qu’il était plus fier de sa maison que de sa réussite professionnelle. Pour lui, acheter son premier lopin dans le pays qui l’avait accueilli, ça avait des airs de consécration. On a fini par bien l’aimer cette maison, mon frère et moi. Même si on s’y ennuyait un peu, nos parents étaient heureux et ça se voyait. Et on a appris à dompter l’ennui. Il y avait les promenades, les petites et les grandes, celles des jours de pluie et celles pour se dégourdir les jambes, les balades utiles pour aller chercher du lait à l’épicerie du village et celles qui se nourrissaient de prétextes : fleurs des champs, coins de pêche et champignons, même si, dans la famille, on n’a jamais su distinguer un bon champignon d’un mauvais. On ramassait un peu au hasard. On prenait ceux qui n’étaient pas trop jolis, « les jolis, c’est des pièges », affirmait mon père. Ils finissaient par sécher au fond d’un vieux panier en osier qu’on laissait dans l’entrée. Mais peu importait, on avait fait notre promenade.
Pour la pêche, on était un peu meilleurs. On trouvait les coins poissonneux. Les endroits où il y avait des truites. « De la truite, disait un vieux voisin. Un coin où y a de la truite. » Comme s’il n’y en avait qu’une et qu’il fallait la sortir de là, une bonne grosse truite qu’on aurait mis une journée à cuire et un mois à manger, une qui aurait bouché la rivière et qu’on aurait sortie de son lit en s’y mettant à plusieurs. Une qui aurait fait le bonheur d’un quotidien national ou au moins de la gazette locale. Ma mère immortalisait tous ces moments avec son appareil photo qui ne la quittait jamais. C’est au cours de l’été de la boule à neige que j’ai rencontré Jacques.
« Un drôle de gamin, m’avait dit ma mère.
– Complètement débile », lui avait répondu mon frère.
Moi, je n’avais pas trop d’avis. J’étais retourné à la fête foraine, au cas où la jeune fille s’y trouverait encore. Mon frère m’avait demandé pourquoi j’y allais alors que je n’avais plus de sous pour profiter des attractions. Je lui avais répondu que voir les attractions, c’était déjà en profiter. Et j’avais filé, à court d’arguments.
Il y avait ce gars étrange assis par terre qui regardait les autos tamponneuses. Les autres enfants s’amusaient et lui se contentait de regarder les autos se tamponner. C’était, à peu de choses près, le programme que je m’étais officiellement fixé. Sauf que lui avait un comportement pour le moins bizarre : il poussait des grands cris et moulinait des bras. De temps à autre, il se figeait et retenait sa respiration au point de devenir cramoisi.
Il devait déjà avoir quinze ou seize ans, le double de mon âge. Des yeux d’un bleu très clair, un peu ahuris, un peu tendres, un peu perdus, un peu tout ça à la fois. Je ne parvenais pas à savoir s’il regardait les gens ou s’il regardait à travers eux.
Il m’a tout de suite fasciné. Je n’avais jamais vu quelqu’un comme lui. Je crois qu’il me faisait un peu peur. Il a tourné la tête vers moi, m’a souri. J’ai fait mine de ne pas l’avoir remarqué avant, finalement, de m’approcher. Je me suis présenté, lui ai tendu la main. Je pensais que c’était ce qu’il fallait faire. C’était ce que faisaient les adultes, ce que faisaient les grands. Il a mis un moment avant de faire attention à moi. Et il a consenti à me serrer la main, sans me regarder.
Je lui ai demandé ce qu’il fabriquait : « C’est quoi, ce truc que tu fais ? Pourquoi tu deviens tout rouge ? »
Il est resté immobile, a plissé les yeux. Il a laissé quelques secondes défiler d’un pas cadencé non dénué d’élégance, sans que rien ne se passe. Autour de nous, il y avait des cris, le bruit des autos tamponneuses, les voix des forains, « Barbapapa, pommes d’amour, qui osera aller dans le train fantôme ? Tir à la carabine, grande roue et en avant m’sieurs dames, n’ayez pas peur, approchez, saurez-vous être à la hauteur de notre toute nouvelle attraction ? Cinq francs m’sieurs dames, seulement cinq francs pour une expérience à couper le souffle ! » Et puis il a semblé revenir à lui. Et puis il m’a regardé. Et puis il m’a demandé : « Qu’est-ce que t’as dit ? » Alors j’ai répété, pour être plus sûr, j’ai tout répété, depuis « Bonjour, je m’appelle Gino » jusqu’à « tout rouge ».
C’est là que j’ai entendu pour la première fois sa voix. Elle n’était pas assortie à son regard. Ni même à son attitude. C’était presque une voix d’adulte avec un drôle d’accent venu d’un endroit inconnu. C’était comme s’il avait mis plein de vieux dans sa gorge et qu’il les laissait parler à sa place. Il a commencé à me raconter avec son drôle de débit, comme s’il reprenait sa respiration à chaque tronçon de phrase, comme s’il avait peur que la fin lui échappe. « À force de se tamponner, les autos ont mal partout, on voit bien qu’elles ont mal, on voit bien qu’elles sont pleines de souffrances, elles se filent des beignes toute la soirée, c’est pas une vie, auto tamponneuse, c’est rigolo pour tout le monde, mais c’est pas une vie, pas pour elles, oh non pas pour elles, on devrait dire “auto-tamponnées”, alors je me concentre, comme ça très fort, avec les yeux plissés et tout ce qui faut, et je récupère leurs douleurs, comme ça elles ont moins mal, et la fête continue et les gens sont contents et mon père il peut plus me dire que je sers à rin. »
Il s’est perdu dans ses pensées, avant de poursuivre : « Gino, c’est pas français, comme nom. » Il m’a demandé si ça voulait dire « Jean ». Je lui ai répondu que je ne savais pas comment le traduire. Je lui ai expliqué que mon père était italien et qu’il m’avait donné ce prénom pour que j’aie un peu d’Italie en moi. C’était en référence à Gino Cervi, un acteur que mes parents avaient trouvé très beau dans un film sorti quelques années avant ma naissance : Ettore Fieramosca. L’histoire d’un mercenaire du XVIe siècle qui gagne des duels contre des Français et finit par épouser la châtelaine dont il est amoureux et qui l’avait éconduit au début du film. Malheureusement pour moi, le Cervi n’avait pas gardé ses rôles de beau guerrier très longtemps : par la suite, il était devenu célèbre pour son rôle de Peppone, le maire de Brescello, adversaire de don Camillo. La référence était moins glorieuse.
Jacques a répondu « Capisco » et s’est de nouveau perdu dans ses pensées, loin, très loin. Il a ajouté un « Ils auraient pu choisir Fernandel, comme prénom ». Et puis plus rien. Alors, histoire de meubler, je lui ai expliqué que mon père était venu en France dans les années 1930 pour fuir le fascisme et travailler dans les chemins de fer en région parisienne. C’est là qu’il avait rencontré ma mère, qui prenait des photos de trains et de voies ferrées. Comme mon père était malin, il a par la suite été embauché dans une autre maison, comme on disait. Et encore une autre. Et puis il a été repéré et il a gravi les échelons jusqu’à devenir quelqu’un d’important qui travaillait sur le plus haut téléphérique du monde. Jacques s’est illuminé : « Donc le plus haut téléphérique de l’univers ! »
Ça m’a plu. De ce moment-là, je l’ai bien aimé. Je ne suis même pas certain que nous soyons réellement devenus amis. Disons que nous sommes devenus une présence l’un pour l’autre. Nous étions contents de nous retrouver. C’est sans doute grâce à lui que j’ai appris à raconter. Jusqu’à ce que je le rencontre, j’étais de ceux qui écoutaient, un spectateur. Il faut dire qu’entre mes parents et mon frère, il n’y avait plus beaucoup de place. Face aux silences de Jacques, il fallait bien, dans un premier temps, meubler. Dans un deuxième temps, raconter. Et c’est lui qui m’a mis sur la voie : dans ces années-là, ce n’est pas l’histoire du plus haut téléphérique du monde qu’il fallait raconter, mais celle du plus haut téléphérique de l’univers. Pendant longtemps, lorsque nous nous rencontrions, je m’asseyais à côté de lui et je lançais une piste. Je parlais de la tour Eiffel, de l’Everest, de la bombe atomique, de ce que j’avais lu. Et je guettais ses réactions, j’observais pour comprendre à quel moment se rallumait la lumière dans ses yeux. Parfois, à son tour, il partait dans de longs monologues dont il perdait le fil, et finissait par s’arrêter, coupé dans son élan. Cet été-là, je n’ai pas revu la fille de la boule à neige. Je suis allé tous les jours au village, arpentant les rues, ralentissant devant chaque boutique. Elle n’est jamais reparue. Lorsque nous sommes repartis à Paris, je ne parvenais pas à cacher ma tristesse. Je me souviens que mon père m’a dit : « Je savais que tu finirais par t’attacher à cette maison. »
Une année est passée. Le temps d’avaler quelques pages de manuels scolaires. L’école élémentaire, la cour de récré, l’ennui du dimanche après-midi, une saison de pluie, une saison de froid avant de revenir. J’avais posé la boule à neige sur mon bureau. Je n’osais pas la secouer, de peur de l’user. Mon frère me disait que ça ne servait à rien d’avoir une boule à neige si c’était pour laisser la neige en bas. Et il ajoutait que c’était une boule à neige pour les filles. Parce qu’il y avait un tutu et un danseur en collants. Je lui répondais que Robin des Bois aussi avait des collants. Et Guy l’Éclair. Et Superman. À chaque fois, je trouvais un nouvel exemple. Mais lui me certifiait qu’il n’avait pas le souvenir d’avoir croisé un tutu dans les comics. Il était comme ça mon frère : intransigeant. Dès qu’il sortait de la chambre, je secouais mollement la boule à neige, juste de quoi soulever les flocons de quelques millimètres pour qu’ils atteignent les chevilles de mes danseurs. Je me disais que si je devais danser avec mon inconnue, ça serait mieux pour tout le monde qu’elle ne me demande pas de porter des collants.
Mon père travaillait à la construction du téléphérique de l’Aiguille du Midi. On ne le voyait pas tous les jours mais, lorsqu’il était à la maison, on l’écoutait religieusement. « C’est pas n’importe quoi, nous expliquait-il fièrement. Le plus haut téléphérique du monde, bien plus haut que la tour Eiffel ! » À cette époque, je ne comprenais pas grand-chose à son métier. Il travaillait à l’installation du câble porteur. Il nous racontait la manière dont le câble avait été élaboré – je faisais semblant de comprendre –, il nous parlait des enjeux économiques – je faisais semblant de comprendre –, il nous racontait comment le câble allait être acheminé non pas par hélicoptère mais à dos d’hommes – cela me fascinait. J’avais l’impression qu’il reconstruisait les pyramides d’Égypte avec son armée d’esclaves. Je l’imaginais à la tête d’une troupe énorme qui lui obéissait au doigt et à l’œil. Je le voyais au sommet du mont Blanc, contemplant son royaume. Que dis-je ? Son empire. Son univers.
Il nous racontait que c’était le comte Dino Lora Totino qui l’avait recruté directement et spécialement. Il nous en parlait avec des étoiles plein les yeux et du vin rouge plein la gorge : « Le comte, il a pas son pareil pour construire les téléphériques ! C’est grâce à lui, tout ça. Personne n’y croyait, à son affaire ! »
L’histoire était en fait un peu moins romanesque : une équipe franco-italienne s’activait depuis des mois sur l’Aiguille du Midi. Mon père, le plus italien des Français, faisait le lien parfait avec ce petit monde. Pour transporter quarante tonnes de câbles, et encore, je ne parle que de la dernière étape, il valait mieux bien s’entendre et bien se comprendre. On avait pensé à déménager à Chamonix. On aurait été bien. On aurait été tous ensemble. Ma mère m’a confié plus tard que ça avait failli se faire mais que, pour plein de raisons, bonnes ou mauvaises, ils avaient décidé que l’on resterait à Paris et que mon père multiplierait les allers-retours.
Un jour, il nous avait rapporté de Suisse une photo dédicacée de Raymond Kopa. La Coupe du monde de football 1954 y avait eu lieu, à quelques kilomètres du chantier du téléphérique. Mon père avait pu assister à un match et croiser celui qui allait devenir notre héros. La France avait été éliminée, mais Kopa y avait marqué son premier but avec l’équipe nationale. Je me souviens d’une anecdote de cette Coupe du monde là : un homme qui avait estimé que Kopa n’avait pas été bon était allé le trouver pour lui dire que sa place était à la mine. Ça avait mis mon père dans une colère noire. On n’avait pas le droit d’insulter Raymond Kopa ! Et tous les immigrés ne travaillaient pas dans les mines, certains construisaient des téléphériques quand d’autres marquaient des buts !
Depuis, lorsqu’il était absent, une photo dédicacée de Raymond Kopa le remplaçait à table. On la déposait religieusement à la place de son assiette.
J’ai essayé d’évoquer la fille de la boule à neige avec Raymond Kopa – « monsieur Kopa », je l’appelais à l’époque. C’était trop tôt pour en parler à mes parents et je me disais que lui, il pouvait me comprendre.
En tant que footballeur, il devait en connaître un rayon sur les filles. Je crois néanmoins qu’il manquait d’éléments. En tout cas, l’honnêteté me pousse à dire qu’il ne m’a pas été d’un grand secours. Je lui avais dit que je ne savais pas si j’y croyais vraiment, si j’étais amoureux ou simplement un peu seul. Après tout, je ne l’avais vue qu’une seule fois, elle était presque une amie imaginaire. C’est fou la place qu’elle avait prise en si peu de temps. C’est fou ce que je pouvais raconter, ce que je pouvais m’imaginer. Toute une vie défilait dans ma tête au cours de ces premiers mois, toute une vie avec des vacances et des enfants. Je nous imaginais revenir du travail le soir, nous retrouver chez l’épicier et nous demander ce qu’on allait préparer pour le dîner. Et les voyages que nous allions faire, les villes que nous allions visiter : Londres, Barcelone, Venise, Rome. Bien sûr, Rome. Ça devait être facile de s’aimer à Rome. En tout cas plus facile que tout seul dans la chambre de petit garçon que je partageais avec mon frère. Et puis Metz parce qu’on m’avait dit qu’on ne prononçait pas le t et Bruxelles parce qu’on m’avait dit qu’on ne prononçait pas le x et que je trouvais que ça faisait un bon début de conversation dans la voiture. Monsieur Kopa me suggérait Reims, qui était aussi très jolie, et le château d’Angers, qui était très impressionnant. Et Nœux-les-Mines qui avait son charme. J’ai dû lui expliquer que l’idée n’était pas d’aller faire un pèlerinage sur ses traces, mais de vivre une longue et belle histoire d’amour. Cette année-là, j’ai appris à reconnaître les constellations pour les lui montrer, j’ai essayé de mémoriser des poèmes pour les lui réciter. J’ai fait souvent ce rêve étrange et pénétrant d’une fille dans une boule à neige et que j’aime et qui m’aime et qui, malgré son tutu, était, chaque fois, ni tout à fait la même, ni tout à fait une autre. Les jours ont commencé à rallonger, les soirées à s’étirer et on a fini par remplir le coffre de la camionnette pour aller à la campagne. Dans le quartier, il y avait de plus en plus de voitures. Nous, on avait une camionnette. Mon père l’avait achetée d’occasion et nous disait qu’elle avait participé à la caravane du Tour de France. Il y avait écrit en gros « Cinzano » sur les deux côtés et trois bandes blanches faisaient le tour du véhicule. Ça avait une sacrée allure. Les gens s’arrêtaient pour la regarder quand elle était garée devant chez nous. C’était une pièce rare, un véhicule Renault complètement « recarrossé par Heuliez », nous avait-il expliqué, très fier de lui. Il disait que c’était ce que la France pouvait faire de mieux. Il n’y avait que deux places à l’avant et mes parents avaient installé un système de banquette canapé à l’arrière, où on pouvait tenir à trois. Ça laissait un grand coffre qui sentait un peu l’alcool frelaté. Quand nous partions à la campagne, nous embarquions tout un fatras de gros pulls sait-on jamais, de bottes au cas où, de maillots de bain ça peut toujours servir. Des serviettes de plage, un ballon, une trousse de premiers secours, deux lampes de poche, un bidon d’huile, une salière de belle taille, une vieille commode, un matelas, une lampe qui ne fonctionnait plus mais qui paraissait – d’après mon père – tout à fait réparable. Cet été-là, nous avions ajouté un couple de lapins cousins germains mais peu regardants sur la morale qui s’échappa dès notre premier arrêt et une vieille tante qui ne voulait pas rester seule pour les vacances et avait décrété que l’air de la campagne ferait du bien à ses rhumatismes. Au dernier moment, mon père a attrapé le jeu de clefs sur le guéridon dans l’entrée – on n’avait jamais su comment il était arrivé là, ni quelles portes il pouvait ouvrir, mais on les gardait, au cas où. Bref, tout ce qu’on ne s’était pas résolu à jeter au cours de l’année parce que, toujours selon mon père, « à l’exception de la Vieille tante, ça pourrait resservir ». Mon père aimait bien plaisanter comme ça. Pour lui, tant qu’on n’était pas capable de faire une plaisanterie comme un Français, on n’en était pas encore un. Alors, dès qu’il en avait l’occasion, il décochait une petite vacherie. Avec ses yeux noirs rieurs et son petit sourire en coin, on voyait que ce n’était pas méchant. Et la Vieille tante, elle aimait bien quand il se moquait gentiment d’elle. Nous avons quitté la ville sous les coups de klaxon des autres automobilistes qui devaient trouver que notre véhicule prenait trop de place et n’allait pas assez vite. C’était la théorie de ma mère. Mon père affirmait que, au contraire, tout le monde saluait l’héritage du Tour de France, la classe de notre camionnette. Et il faisait de grands signes amicaux à tout le monde et ça klaxonnait encore plus et mon frère et moi on ne savait plus où se mettre et la Vieille tante riait à gorge déployée.
La maison me parut un peu plus petite. Les mauvaises herbes avaient poussé. Mon père a mis ses poings sur les hanches en soupirant de bonheur : « Les vacances commencent. » Ma mère s’est placée à côté de lui, a passé un bras autour de sa taille et a calé sa tête sur son épaule. « Comme c’est mignon, a déclaré la Vieille tante.
– Putain, la honte », a sobrement commenté mon frère.
J’ai déposé ma valise dans ma chambre, ouvert la fenêtre dans l’espoir que la poussière, voyant qu’elle n’était pas désirée, prenne d’elle-même la décision de se retirer, et j’ai filé dans le garage pour enfourcher sans plus attendre mon vélo. Sous prétexte d’aller chercher du pain, j’ai pédalé comme jamais je ne l’avais fait. Mes parents étaient ravis d’avoir un fils si serviable. Mon frère était heureux d’avoir quelqu’un qui non seulement le débarrassait d’une corvée, mais que, en plus, il pourrait traiter de fayot. Quant à moi, je n’avais qu’une idée en tête. La revoir. J’ai pris mon temps pour poser mon vélo, marcher jusqu’à la boulangerie et faire tinter le petit grelot de l’entrée. Le temps de la laisser apparaître, le temps du miracle, le temps des cerises. Je suis entré dans la boulangerie sans qu’elle apparaisse, j’en suis ressorti sans qu’elle apparaisse. Je suis revenu chez moi sans qu’elle n’apparaisse jamais. Ni devant la pharmacie, ni devant la boucherie, ni devant la mercerie, ni devant la « marchande de robes moches », comme l’appelait mon père – ce à quoi ma mère lui répondait qu’il s’agissait de tabliers – mon père reprenait alors « la marchande de tabliers moches » – ma mère lui expliquait que les tabliers n’avaient pas besoin d’être élégants et qu’ils avaient essentiellement un usage pratique – mon père rétorquait que c’était à cause de ce genre de raisonnements que les dinosaures avaient disparu – « je ne vois pas le rapport », ajoutait ma mère – « je me comprends », concluait mon père.
Et j’ai réenfourché mon vélo le lendemain.
Et le surlendemain. Et le jour d’après. « Le septième jour, Dieu se reposa. » Pas moi. J’ai enfourché, réenfourché, renfourchonné, ron-chonfourchonné, rageanfourchonné. J’ai sué, ragé, prié. Ça n’a rien changé.Et j’ai entendu des moteurs, de la musique dans un haut-parleur. J’ai mis un pied au sol pour regarder passer les camions. Ils étaient immenses et multicolores. Ils roulaient fenêtres ouvertes laissant apparaître des avant-bras musclés et tatoués d’où pendait parfois une cigarette. C’était comme un train infini sur la route, un défilé du 14 juillet en moins ordonné et en plus campagnard. Ça bruissait et ça pétaradait, ça hurlait et ça explosait de partout dans un grand nuage de poussière.
Les forains arrivaient. Je suis resté sur le bord de la départementale, entre le village et la maison, étourdi, plus certain de ce qui venait de se passer. Mes oreilles sifflaient, mes yeux piquaient. « Les autos tamponnées ! »
Le hurlement m’a fait sursauter. C’est Jacques qui était là. La seconde d’avant, il n’y était pas. J’étais au milieu de la campagne, sur mon vélo, et il était apparu. Il a commencé à me parler comme si nous nous étions quittés la veille :
« C’est vrai que t’es un Rital ? C’est mon père qui m’a dit ça, il m’a dit Gino c’est un nom de Rital, j’y ai dit non, Gino c’est un Italien, j’y ai dit non, Gino c’est mon copain, un Rital tu sais ce que c’est toi ? Ça vit en Ritalie, il a dit mon père, et il a rigolé, avec sa grosse voix pas propre, la voix que j’aime pas, celle qui se moque tout le temps, qui dit que chui pas fini, qui dit que je ferai jamais rin, qui dit que chui un raté, qui dit de le laisser tranquille, qu’il a du travail alors qu’y travaille pas, qui fait rin de sa journée, qui fait rin de sa soirée, à part picoler et me dire que chui moins que rin, moins qu’un lapin, moi j’aime bin les lapins, il le sait c’est pour ça, c’est sa manière de m’dire, qu’il m’aime bin malgré que j’sers à rin. »
Il m’a serré la main pendant une éternité et il est reparti en direction du village sans que je puisse lui raconter mes nouvelles anecdotes à propos de la tour Eiffel ou du téléphérique du mont Blanc.
Autant vous le dire tout de suite, Gino fut le meilleur, voire l’unique ami de Jacques. C’est au moment où les Allemands envahissaient le nord du pays qu’il vint au monde. Ses parents n’avaient pas à proprement parler formé un couple heureux, mais ils savaient vivre ensemble. Son père était charron et ne manquait pas de travail. Sa mère s’occupait de la maison, du potager et des poules. Ils comptaient sur l’arrivée de leur premier enfant pour apporter un peu de joie à leur vie sans relief. L’accouchement se passa mal, la sage-femme, occupée par un autre accouchement, arriva tard. Trop tard. Jacques avait le cordon enroulé autour du cou. La mère avait perdu du sang. Beaucoup de sang. Trop de sang. Elle ne survécut que les quelques minutes nécessaires pour prendre son enfant dans les bras. Le père de Jacques tint son fils pour responsable. Il refusa toute aide de l’extérieur, s’occupa de ce bébé pour lequel on doutait parfois qu’il ressentît la moindre affection. L’enfance de Jacques ne fut pas bercée par un flot d’amour ou de tendresse. Il marcha tard, parla tard et mal. Les enseignants ne surent pas quoi faire de cet enfant singulier dont on disait que le cerveau avait manqué d’oxygène à la naissance. Il subit les railleries de ses camarades, servit parfois de tête de Turc. On le déscolarisa dès que cela fut possible sans que personne n’y trouvât à redire. Il apprit vaguement le métier de charron, ou disons qu’il apprit à tendre les outils que son père lui maugréait de lui passer. Le père de Jacques n’avait jamais été un chic type. Au village, si on allait le voir, c’est qu’on y était bien obligé. Il faut reconnaître qu’il faisait du bon boulot. Néanmoins, après-guerre, l’arrivée du pneumatique commença à lui faire du mal. La roue en bois n’était plus à la mode. Il restait bien quelques charrues, mais les tracteurs arrivaient en force. Cela n’arrangea pas les humeurs du paternel qui se vengeait copieusement sur ses bouteilles et, disait-on, parfois sur son fils. Pour fuir les coups, Jacques prit l’habitude de partir à travers champs et de ne revenir qu’à la nuit tombée. Au village, on avait un peu honte de cet enfant que l’on avait plus ou moins abandonné à son père et à son sort et dont la logorrhée mettait tout le monde mal à l’aise.
Jacques n’avait pas hérité de la colère de son père. Pas encore, en tout cas. Pour autant, on l’évitait autant que faire se pouvait. À part, donc, Gino.
Si tout le monde aimait bien Gino, celui-ci mit du temps à s’en rendre compte. Peut-être parce qu’il idéalisait son frère aîné dont il se sentait l’inférieur sur tous les plans. Avec Jacques, il se sentait important. On l’écoutait et on le regardait. C’est à Gino que Jacques expliqua, un soir, qu’il avait une amoureuse. Une jeune femme du village d’à côté. La fille du laitier qui était bien gentille et qui lui donnait toujours un verre de lait quand il passait par là. Quand ils étaient petits, ils avaient été dans la même classe. Si, comme tout le monde, elle trouvait que Jacques avait un drôle de regard pas comme les autres, elle ne soupçonna jamais que le cœur du jeune homme se consumait pour elle. Un matin, elle partit pour un autre village. Elle avait trouvé un mari. Un qui avait un regard normal, un qui avait une ferme et des terres. Jacques ne s’en était jamais remis. Il était allé plusieurs fois essayer de la revoir et s’était fait à chaque fois chasser par le mari, qui voyait d’un mauvais œil la visite de ce type bizarre. La dernière fois, il avait été accueilli par le fusil de l’époux et le regard noir de l’épouse. Jacques avait fait demi-tour et n’était plus jamais revenu. Le fusil, ça pouvait aller, mais le regard noir de son amoureuse l’avait blessé au plus profond de lui. Jacques ne comprit jamais ce qui avait bien pu se passer. Que l’amour qu’il avait ressenti ne soit pas réciproque était un mystère qu’il ne parvenait pas à percer. Et la présence du mari était un élément de l’équation qu’il avait à peine remarqué. Gino n’a jamais eu conscience d’avoir offert à Jacques les meilleurs moments de sa vie. Des moments normaux. Des conversations sans jugement, des rires, des joies simples.
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Les photos de l’été… Joie de l’hiver !
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« Alors, histoire de meubler, je lui ai expliqué que mon père était venu en France dans les années 1930 pour fuir le fascisme et travailler dans les chemins de fer en région parisienne. c’est là qu’il avait rencontré ma mère, qui prenait des photos de trains et de voies ferrées. Comme mon père était malin, il a par la suite été embauché dans une autre maison, comme on disait. Et encore une autre. Et puis il a été repéré et il a gravi les échelons jusqu’à devenir quelqu’un d’important qui travaillait sur le plus haut téléphérique du monde.
Jacques s’est illuminé : « Donc le plus haut téléphérique de l’univers ! »
Ça m’a plu. » p. 22-23
On nous disait qu’il fallait être heureux. Alors, on tâchait de l’être pour ne pas fâcher la vie.
Le jeudi, j’allais jouer avec les copains, on tapait dans des ballons, on faisait exploser des pétards, on racontait des histoires comme quoi on irait sur la lune et qu’en l’an 2000 on conduirait des voitures volantes. On a fumé nos premières cigarettes sans besoin de se cacher, on avait toute la campagne pour être peinards. » p. 77
Son deuxième roman, Un funambule sur le sable, publié en 2017, est un succès et impose cet écrivain original, qui mêle réalisme magique et humanisme, comme l’héritier de Boris Vian, Romain Gary et Georges Perec. En 2018, il recueille les nouvelles qu’il a publiées dans divers collectifs aux éditions Antidata au sein d’un seul volume, qu’il étoffe d’inédits: Des mirages plein les poches. Ces textes reçoivent le prix du premier recueil de nouvelles de la Société des Gens de Lettres. (Source : Éditions Aux Forges de Vulcain)
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