L’oreille absolue

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Les premières pages du livre
« Autour du bourg il y a la nuit. Au centre, la mairie. Un bâtiment modeste aux justes proportions, dont les fenêtres découpent des carrés orange dans la nuit indigo. Quelques décorations de Noël, loupiotes entrelacées dans les branches des micocouliers, oursons translucides éclairés de l’intérieur et lutins au bonnet rouge clignotant, ponctuent l’obscurité. Un chien aboie, puis deux. Un troisième répond. Et le silence se referme sur eux. La température baisse d’un degré. On passe sous zéro. L’herbe des talus s’enrobe de givre, les brins se raidissent en émettant de minuscules craquements. Les insectes enterrés perçoivent le carillon des tiges que le gel fige au-dessus d’eux.
Dans la salle des mariages qui est aussi celle du bureau de vote, Le conseil municipal est réuni. Ils sont quinze autour de la table. Trois membres sont excusés, mais le fossoyeur Dodelin et le terrassier Taffanel ainsi que le gendarme Guillaume ont pris la place des absents. Monsieur le maire, que tout le monde appelle Monsieurlemaire, même ses petits-enfants, sent quelque chose entre ses côtes, comme une étreinte. Le cœur ou l’estomac, il ne saurait dire. Ses yeux le piquent, à cause du froid, peut-être. Pourquoi se sent-il oppressé ? Il l’ignore. Un souvenir ? Un sentiment de déjà-vu ?
— Bon, dit-il avec un soupir.
Tous le regardent. Ils espèrent une bonne nouvelle, une subvention inattendue, une ligne budgétaire exceptionnelle accordée aux communes de moins de 3 000 habitants, une surprise. Une année, il leur avait offert un vin chaud et des tranches de brioche italienne en forme d’étoile pour rien, ou plutôt pour compenser l’absence de chantiers palpitants. C’est un homme droit, optimiste. Ses mots favoris sont « équité » et « projet ». IL n’apprécie pas que le monde lui résiste. Ce monde nouveau que l’on dirait né d’un cauchemar. Parfois il lui semble s’être endormi au début de la pandémie, comme la belle du conte au doigt piqué par la quenouille. Mais à l’inverse de la princesse qui ouvre les yeux sur une fin des temps illuminée par le bonheur, il a l’impression d’avoir découvert au réveil un paysage qui, bien qu’inchangé, n’est plus le même, des visages qui, bien que familiers, sont altérés. Il ne saurait dire par quoi. C’est comme une ombre légère, un voile. Tout est là, mais flou.
— Chaque époque a son lot de difficultés, déclare Jeanine, sa femme, la seule qui ne l’appelle pas Monsieurlemaire. Tu sais bien, Titi. Pense aux enfants. Les enfants sont contents. Nous, on est tristes parce qu’on est vieux.
Le maire ne se sent pas vieux. Il n’établit aucun lien entre les chiffres qui écrivent son âge et les pensées qui occupent son esprit. L’électricité qui parcourt son corps n’a pas changé de voltage. Il est vif. Dans sa tête il est toujours un très jeune homme.
— Bon, répète-t-il d’un ton plus dynamique,

Ludovic, arrivé en retard, tente de lire les notes que Bianca a prises en début de séance.
Bianca, comme par un réflexe conservé depuis l’école, pose son avant-bras sur la feuille où rien n’est encore écrit.
Martin, tout juste sorti d’une grippe, tousse par saccades, moitié par habitude, moitié pour se rendre crédible en tant que convalescent.
Bertrand, dont la femme est allée consulter le médecin la veille parce qu’elle souffre de douleurs chroniques au ventre, a gardé son manteau. Il à taché sa chemise et n’aime pas avoir l’air négligé.
— On ne sait plus où les mettre, dit le maire.
Il accompagne sa phrase d’ouverture d’un grand mouvement de bras. Il les écarte dans un geste d’impuissance si brusque que les conseillers les plus proches de lui sursautent.
— Quoi ? demande Ludovic.
— Toujours en retard et jamais tu écoutes, lui reproche Bianca.
Oh, ça va.
— Arrêtez de vous chicaner tous les deux, reprend le maire, les main posées calmement sur la table. C’est nos morts.
— Nos morts, quoi ?
— Nos morts, on ne sait plus où les mettre. Le cimetière est plein. J’ai convoqué Dodelin et Taffanel. Ils peuvent témoigner. Dodelin ? Taffanel ?
Le fossoyeur et le terrassier répondent à tour de rôle, comme s’ils se passaient une balle.
— Le cimetière est plein.
— On ne peut plus mettre personne dedans.
— Il faudrait que les gens arrêtent de mourir.
— Ou alors, il faudrait faire de la place.
— On est bien obligé. Le cimetière n’est pas extensible.
— Qui n’a pas renouvelé sa concession ? demande le maire.
Mariette, vous avez le listing ?
— J’ai le listing.
— Alors ?
— Il n’y en a que deux.
— Deux qui ne l’ont pas renouvelée ?
— Non. Il n’y en a que deux qui l’ont renouvelée. Tous les autres sont logés gratis.
— Comment on va faire ? s’interroge Bertrand, les yeux perdus dans ceux du président de la République française dont le portrait trône au-dessus de la cheminée factice.
— Tirage au sort, propose le maire. Je ne vois que ça. Sinon on va avoir des remarques. Certaines familles ne s’aiment déjà pas beaucoup.
— Pour l’instant on a quand même réussi à éviter les meurtres, dit Ludovic, sourire en coin.
— Affirmatif.
— Merci d’être là, Guillaume. Pour les nouveaux, Guillaume est de la gendarmerie.
— C’est bon, monsieur le maire. On avait reconnu l’uniforme.
Tout le monde rit.
— Il faut commencer par les vieilles tombes. Voir s’il y a encore de la famille au village. S’il n’y a plus personne, on dégage. Vous avez les registres, Mariette ?
— J’ai les registres.
Alors on s’y met. Il n’y a pas d’autre solution de toute façon. À notre prochain mort, on est marron. Ils ont intérêt à tenir.
— Le toubib a dit à ma femme que la grippe était mauvaise cette année.
— Moi, je l’ai eue, 40 de fièvre pendant une semaine.
— Pis t’es pas mort ?
— Non.
— Ben tu vois.
— Place aux questions diverses. Mariette, vous notez ?
— Je note.
Dans la rue qui longe la mairie, un tracteur passe, précédé d’un bras élévateur qui tient une balle de paille en l’air, de loin on dirait un monstre pourvu d’une énorme tête. C’est ce que pense Matis en sortant de la boulangerie avec son pain sur tôle bien cuit, comme le lui a demandé sa mère. Mais la seconde d’après, il se dit que ça ressemble à un dinosaure. Oui, plutôt un dinosaure à roulettes. Ça, c’est marrant, un dinosaure à roulettes, il aime bien. Sauf qu’en vrai, c’est juste un tracteur qui transporte une balle de paille. Rien de nouveau, rien d’extraordinaire. La vie nulle de d’habitude avec rien dedans, à part les crimes à la radio, mais on les voit jamais. Si seulement je pouvais être témoin d’un crime, pense Mais, ça me feras un changement.

Les conseillers somnolent, tendent l’oreille quand oa parle de la reconversion de certains terrains agricoles en lots constructibles ou d’un accès limité à La plage en raison d’un éboulement, puis se déconcentrent au moment des statistiques. »

Extraits
« Et pour Matis qui ne connaît pas ses conjugaisons, le présent de l’indicatif du verbe être fait soudain revivre, comme par magie, Cédric Logier, son papa, qui lui a appris les notes en cachette, jouait du piccolo dans le garage, enfermé dans sa voiture parce que sa femme ne supportait pas ce boucan, et s’est tiré une balle de carabine dans la tête un vendredi soir, jour de répétition de l’harmonie, après qu’elle avait jeté l’instrument dans le poêle à charbon en hurlant : « Tu sais où tu peux te la mettre, ta musique ? » p. 36-37

« Ils étaient tombés amoureux à un si mauvais moment. Ils étaient pareillement indisponibles, cousus à leur conjugalité nouvelle, une femme, un mari, un tout petit enfant, un bébé à naître. Il y avait si peu d’espace pour autre chose qu’ils n’avaient pas pris garde et s’étaient attardés après les répétitions pour boire un verre, se raccompagner l’un chez l’autre. Elle avait dix-huit ans, il en avait dix-neuf. Ils avaient été au collège ensemble, mais pas dans la même classe, parce que Vincent avait un an de plus. Ils se parlaient des professeurs qu’ils avaient eus en commun, échangeaient des anecdotes sur les anciens surveillants. Ensemble, ils rajeunissaient encore, redevenaient des écoliers, ne se sentaient jamais contraints, jamais las ni tristes.
La jeunesse de l’un attisait la jeunesse de l’autre. Ils avaient des fous rires, mangeaient des bonbons, roulaient dans l’herbe, chantaient des chansons bêtes. Un soir d’été, ils avaient eu l’idée d’aller se baigner après l’orchestre. La nuit était chaude et sans lune. En sortant de la voiture, ils avaient eu l’impression de se glisser dans un gant doublé de fourrure. Ils avaient couru jusqu’à la grève, se tordant les pieds sur les galets, s’accrochant l’un à l’autre pour ne pas tomber, tombant quand même, se relevant, éclatant de rire. Au bord de l’eau, ils avaient enlevé leurs vêtements et s’étaient jetés dans les flots frais. » p. 53

« Jacques mettait de l’ordre dans ses partitions. Elles étaient pourtant parfaitement rangées. C’était la troisième fois qu’il vérifiait depuis qu’il était rentré du travail, rentré en avance, rentré pour toujours. La jeune directrice des ressources humaines, tatouages représentant un hérisson à l’intérieur du poignet droit, une boussole sur l’avant-bras gauche, des pointes de tentacules aperçues dans le V de sa chemise ouverte et qui devaient se rattacher à la tête d’un poulpe dessinée au dermographe sur son ventre, sa hanche ou ses reins, la jeune DRH tatouée donc lui avait présenté son licenciement comme un « projet de vie ». C’était l’expression qu’elle avait utilisée. « Vous avez des passions, vous avez une famille. Vous dirigez une fanfare… » Jacques avait rectifié machinalement : « Non, pas une fanfare, un orchestre d’harmonie. » « Oui, c’est ce que je disais, avait repris la femme tatouée. Vous êtes jeune encore et je suis sûre que vous avez des tas de projets. » Elle s’était tue un instant et avait répété d’un ton presque menaçant : « Vous avez des tas de projets. » p. 63

À propos de l’autrice

Agnès Desarthe © Photo Céline Nieszawer

Agnès Desarthe est née en 1966, normalienne et agrégée d’anglais, elle est l’autrice de nombreux livres. Depuis son premier – Je ne t’aime pas, Paulus, en 1992 –, elle en a écrit plus de trente pour les enfants et les adolescents, où elle aborde les grandes questions de la vie avec une grâce faite d’humour et de tendresse. Romancière, elle a publié notamment : Un secret sans importance (prix du Livre Inter 1996), Dans la nuit brune (prix Renaudot des lycéens 2010) ou encore La chance de leur vie. En 2015, Ce cœur changeant a remporté le prix littéraire du Monde. L’éternel fiancé (2021), finaliste du prix Goncourt et du prix Femina, connait un beau succès de librairie, tout comme Le château des Rentiers (2023). Elle a aussi signé des pièces de théâtre et des traductions de l’anglais. Elle a notamment traduit les auteurs Lois Lowry, Anne Fine, Jay McInerney, Virginia Woolf ou Cynthia Ozick. Agnès Desarthe vit en Normandie avec son mari et ses enfants. Source: Agence Trames

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