L’Amour moderne

Club des vieux garçons est net, élégant, rapide. En fin observateur des vanités contemporaines, le critique littéraire de L’Express poursuit ici une œuvre construite à la frontière du comique et du tragique. Les titres de chapitres l’illustrent parfaitement : « Gatsby le Maléfique », « De l’humiliation considérée comme un des beaux-arts » ou encore « Le crime aurait été presque parfait ».
Dans ce théâtre existentiel, chacun tient son rôle, mais aucun n’est dupe. Et Ivan, entre deux aphorismes et trois verres de vin blanc, finit par reconnaître que l’amour ne se résume pas à une bonne pièce. « Tu pourras refaire l’histoire mille fois, ça n’y changera rien : la complexité d’un couple, les ambiguïtés d’un mariage, tout ce qui se noue et tout ce qu’on tait, il y a trop de nuages mouvants, en perpétuelle métamorphose, pour qu’un livre puisse en figer sur le papier l’hypothétique vérité… »

L’Amour moderne
Louis-Henri de La Rochefoucauld
Éditions Robert Laffont
Roman
256 p., 20 €
EAN 9782221278024
Paru le 21/08/2025

Où ?
Le roman est situé principalement à Paris. On y évoque aussi les États-Unis, l’île de Guernesey, Épernay et un séjour à Saint-Jean-de-Luz.

Quand ?
L’action se déroule des années 2000 à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Un roman qui interroge, avec humour et mélancolie, l’amour et la violence dans l’intimité.
Comment raconter l’amour aujourd’hui ? On pourrait décrire un mariage de conte de fées, parler de cette actrice de cinéma dont le mari producteur exploite la beauté. Ou dépeindre un émoi naissant. Mais il faudrait aussi ouvrir les portes closes des appartements bourgeois, et dévoiler la violence intime qui pousse au meurtre. C’est ainsi que Louis-Henri de La Rochefoucauld nous révèle différents visages de l’existence et interroge avec son humour et sa mélancolie légendaires la possibilité d’aimer encore au XXIe siècle.

Les critiques
Babelio

Les premières pages du livre
« La voûte d’acier
Combien de moments de notre vie nous rappelons-nous vraiment ? Des semaines, des mois, des années filent sans que rien ne s’imprime, ou bien à l’encre sympathique. Parfois, un événement laisse une croix indélébile dans le calendrier. Nous aurons beau jeter nos almanachs démodés, il restera en nous une trace tenace. Parmi ces journées millésimées qui prenaient la poussière au fond de sa mémoire, Ivan Kamenov s’enivrait de temps en temps en ressortant celle datée du 4 septembre 1993.
Ivan, huit ans, était enfant d’honneur au mariage de son parrain, en Champagne. À cause de son bol blond suédois et de son apparence de page, on lui demandait souvent de tenir ce rôle dans des costumes de carnaval, pour des oncles et tantes à la mode de Bretagne. La figuration lui allait comme un gant. Ce 4 septembre 1993, la parenté était plus proche, et Ivan avait remis le couvert vêtu d’une vareuse blanche et bleu canard. La messe avait eu lieu en cette belle église d’Épernay construite en 1895 grâce à un don providentiel du président de la maison Moët & Chandon – le fruit de la vigne et le travail des hommes peuvent être utiles. Les vitraux évoquaient le baptême de Clovis et le sacre de Charles VII. Dans des nuées d’encens, Ivan avait porté les alliances sur un coussinet de velours grenat, sous le regard approbateur de nos anciens rois.
Sortant de Polytechnique, le parrain d’Ivan avait demandé à des camarades de promotion de lui faire une haie d’honneur. Après la cérémonie, sur le parvis, une douzaine de polytechniciens, sanglés dans leurs uniformes rouge et noir, bicorne sur le crâne, avaient dressé leurs épées au-dessus de la tête des nouveaux mariés. Juste à côté de ces derniers, tenant la main de Madame, Ivan avait levé les yeux. L’été finissant s’harmonisait avec les reflets argentés des lames.
Plus tard, lors du cocktail, Ivan avait suivi un couple d’amoureux qui cherchaient à s’isoler. Si la charmille couverte ne formait qu’un petit labyrinthe, trop court pour semer les curieux, la propriété où se tenait la réception semblait s’étendre à l’infini – buissons, bosquets, parterres de fleurs. La nuit tombait sur les collines champenoises. Derrière un chêne, près d’une mare, le garçon, également polytechnicien, avait fougueusement embrassé la fille. Ivan avait ressenti une décharge électrique dans tout le corps : il n’avait jamais rien vu d’aussi érotique. La scène l’attirait. Mais si quelqu’un l’apercevait ? Il était retourné sous la tente en courant. Le dîner allait commencer.
Dans un coin à l’écart de celles des grandes per-sonnes, une table réunissait les plus jeunes. Au milieu du repas, un témoin du marié avait fait circuler un livre d’or. Un grand-oncle goguenard avait noté que « les chaînes du mariage sont si lourdes qu’il faut être deux pour les porter, quelquefois trois » – Ivan n’avait pas compris la plaisanterie.
Les discours s’éternisant, des gens sortaient fumer, des tables entières se vidaient. Ivan avait discrètement trempé ses lèvres dans des fonds de verres de vin et de champagne. Cette première ivresse avait posé sur ses yeux un filtre adoucissant. Il lui avait alors semblé enviable d’avoir la vingtaine, un uniforme militaire et une femme à son bras. Un jour, il serait l’un d’entre eux, il en faisait le serment. Comme il tombait de fatigue, sa grand-mère l’avait pris sur ses genoux. Elle l’avait écouté divaguer et, en le berçant, lui avait promis qu’elle louerait un appartement sur les Champs-Élysées pour le voir en vrai quand il défilerait le 14 Juillet. Il pouvait faire de beaux rêves…
Ivan ne se souvenait plus de la suite de la soirée – il avait dû s’endormir pendant la valse des mariés, et sa mère l’avait ramassé assoupi sur une chaise. À son retour à Paris, ce samedi enchanté l’avait poursuivi. La fête, la jeunesse triomphante, le garçon et la fille surpris enlacés, le coucher de soleil sur les vignes, en pleine saison des vendanges… Il en avait conçu une certaine idée de l’amour – bien trop candide, et qui ne pouvait pas tenir longtemps.
Huit mois plus tard, un drame aux échos troublants avait fait voler en éclats cette cristallisation d’illusions enfantines. Ivan était en CE2 au petit Loyola, l’école primaire de la rue Louis-David, dans le XVIe arrondissement de Paris – « le bon XVIe », disaient les puristes. Depuis la maternelle, le grand copain d’Ivan s’appelait Alexis Dubois. La luxueuse maison anglo-normande des parents Dubois se nichait au fond de la villa Vermeer, une voie privée qui donnait rue Scheffer, à trois cents mètres du petit Loyola. Tout y respirait l’opulence séculaire – les commodes Louis XV, les toiles de maître, les tapisseries des Gobelins. Une nurse anglaise veillait sur l’éducation bilingue des enfants. Quand Ivan allait en voisin chez Alexis regarder des courses de Formule 1, elle leur servait de succulents scones. Marie, la mère franco-écossaise d’Alexis, venait d’une famille de la noblesse immémoriale qui avait redoré son blason en s’alliant avec les propriétaires d’une fameuse marque de whisky. De moins bonne extraction, le père, Paul, était sorti dans les premiers de Polytechnique. Il avait annoncé un moment une brillante carrière, puis tout avait mal tourné.
Mercredi 18 mai 1994, Dubois était rentré plus tôt de son travail. Ivan était censé goûter villa Vermeer, mais le père d’Alexis avait annulé le matin même, au motif que son fils devait aller chez le dentiste pour une carie.
La suite était floue, et Ivan ne pouvait se fier qu’aux rares articles parus après les faits, qu’il avait lus des années plus tard et à partir desquels il avait reconstitué la journée… Dubois avait commencé par intimer à la nurse d’aller au cinéma – la pauvre était épuisée, elle devait se détendre de temps à autre. Et puis, selon ses termes repris dans la presse, il voulait « profiter des enfants ». Il avait d’abord entraîné à la cave son fils aîné, Donatien, sous prétexte de faire un peu de bricolage. Il l’avait étranglé, avant de l’achever à coups de marteau. Puis il était remonté au rez-de-chaussée. Sa femme, Marie, lisait un roman sur son lit, au premier étage. Alexis et son autre frère, Philippe, faisaient des bêtises à la salle de jeux du deuxième étage, une grande pièce que les camarades des fils Dubois tenaient pour la caverne d’Ali Baba en raison du flipper, du baby-foot, des consoles dernier cri et du circuit de course électrique géant. Décorée par l’affiche officielle des Jeux olympiques d’Albertville 1992, cette pièce était le refuge des trois frères : on y trouvait encore dans un coin la cabane de leur petite enfance, un théâtre de marionnettes et, dans un immense coffre à jouets, leurs premiers livres aux tranches décollées, des figurines de dinosaures, des robots cassés, des images Panini, des puzzles auxquels il manquait des pièces, des déguisements roulés en boule… Sans doute inspiré par un instinct de survie, Philippe s’était dissimulé derrière le théâtre de marionnettes quand son père avait franchi le seuil de la porte sans le voir. Dubois avait tiré Alexis comme un lapin. Alertée par la détonation, Marie avait surgi dans l’escalier. Les dernières balles avaient été pour elle. Que ferait-il de Philippe ? Il n’y avait plus pensé – un oubli incompréhensible imputable à la tension du moment. Dubois était redescendu au salon, avait mélangé des calmants et des somnifères au whisky de sa belle-famille ; puis il s’était effondré par terre. Mais il avait fait bien trop de boucan pour mourir tranquille. Les voisins avaient appelé la police. Square Pétrarque, où il habitait, à deux cents mètres de là, Ivan avait-il entendu les sirènes retentir rue Scheffer ? Dubois était dans le coma à l’arrivée des secours. Son corps gisait au pied de ce tableau qu’aimait Marie : un portraitiste les avait peints tous les cinq, le couple et ses trois enfants. La famille parfaite, bon chic bon genre. Avec les tons pastel, on aurait dit une publicité pour Ralph Lauren. Vêtu d’un pantalon framboise écrasée, d’une chemise blanche et d’un chandail torsadé noué autour de ses épaules, Dubois posait une main possessive sur Marie, visiblement heureuse dans son pull en cachemire vert d’eau et son pantalon corsaire assorti. Alexis et ses frères paraissaient proches, les aînés assis sur de vieilles chaises en osier, le cadet en tailleur sur le parquet, un genou écorché sous son bermuda de flanelle. Aucun doute qu’ils quêtaient à la messe le dimanche. Quant aux parents, on leur aurait donné le bon Dieu sans confession.
À côté de cette toile arcadienne, trop belle pour être vraie, la scène de crime tranchait. Il faudrait interroger Dubois sur la folie qui s’était emparée de lui. Arriverait-on à le réanimer ? Il était tou-jours inconscient dans l’ambulance, lors de son long transfert vers l’Hôtel-Dieu. Quant à Philippe, Ivan n’avait jamais su ce qu’il était advenu de lui depuis qu’un policier l’avait retrouvé transi de peur derrière le théâtre de marionnettes.
Le dimanche suivant le meurtre, vers midi, Ivan s’était assis sur le canapé devant L’Heure de vérité, l’émission politique phare de France 2. C’était un rituel dominical square Pétrarque – résultat, Ivan aurait pu lister tous les membres du gouvernement Balladur. Son père, qui s’entêtait à dire « Antenne 2 », voulait le sensibiliser aux questions de société. Son porto et ses pistaches posés sur un guéridon, il commentait l’action comme devant un match de rugby. À l’approche des élections européennes, un débat opposait ce jour-là Élisabeth Guigou à Philippe de Villiers. En lui tendant une pistache, son père avait demandé à Ivan s’il se sentait souverainiste. Ah ça, le traité de Maastricht nous avait bien foutus dedans…
Lors du déjeuner qui avait prolongé L’Heure de vérité, outre du scrutin à venir, il avait surtout été question du poulet rôti, trop sec. Pourquoi le bou-cher de la rue de l’Annonciation rechignait-il à leur donner de la sauce ? La prochaine fois, il faudrait le pousser à fournir un effort. Dieu merci, le boulanger de la rue Vineuse avait sauvé la mise avec ses fabuleux éclairs au chocolat. Était-il vrai que les propriétaires du troisième voulaient vendre ? Bon débarras : ils ne causaient que des problèmes dans l’immeuble. L’inénarrable tante Catherine avait laissé un message sur le répondeur – rien d’urgent, elle rappellerait. D’autres sujets passionnants avaient été abordés, mais pas un mot sur l’assassinat d’Alexis. Après un petit verre de Chartreuse Verte, le père avait levé la séance. Ivan avait regagné sa chambre, abattu, ne pensant qu’à Alexis. Il écrasait une larme quand sa mère avait frappé à sa porte. Elle venait voir comment il allait. Elle l’avait pris dans ses bras, assurant qu’elle serait là pour lui s’il avait besoin d’elle. Mais elle n’avait pas voulu entrer dans les détails, excepté sur un point : Ivan ne serait pas convié à l’enterrement, qui aurait lieu dans la plus stricte intimité. Là-dessus, elle l’avait laissé face à la fenêtre qui donnait sur la cour. Il ne s’y passait jamais rien. Où chercher la consolation ? Ivan s’était allongé avec une bande dessinée, Tintin au Tibet. Les montagnes enneigées l’avaient dépaysé. Hélas, même en allant braver les avalanches dans l’Himalaya, lui ne pourrait pas retrouver son ami perdu.
Le temps avait passé. Ivan avait accompli toute sa scolarité à Loyola, collège et lycée. Certains jours de pluie, isolé dans la cour de récréation, il se souvenait d’Alexis. Quelles études aurait-il suivies ? Quel jeune homme aurait-il été ? Ayant fait de bonne heure son apprentissage de la vie à l’ombre des deux polytechniciens, le bon et le damné, Ivan ne s’était finalement pas présenté au même concours qu’eux. Sa chère grand-mère s’était éteinte sans l’avoir vu défiler en uniforme le 14 Juillet. Ivan avait assisté à des enterrements et à des mariages. À vingt-sept ans, l’ancien enfant d’honneur avait convolé à son tour, à l’église Saint-Roch à Paris.
S’était-il enterré vivant ? Il s’était vite senti comme un zombie – mais il l’était déjà depuis 1994, et avant. Descendant de Russes blancs ayant émigré vers la France en 1917, Ivan avait été élevé dans le mythe d’un paradis perdu. Les Kamenov n’étaient peut-être pas les Romanov, enfin on parlait quand même d’une famille princière. Ivan avait l’obligation de mettre au monde un fils – sinon, sans frères ni cousins, il serait le dernier des Kamenov. Après le déclin, sa dynastie en arriverait-elle à l’extinction pure et simple ? Il avait voulu tenir la baraque, et ça avait fait pschitt. La stérilité de son couple et d’autres déceptions et fatigues l’avaient vieilli prématurément. Il avait eu l’impression d’évoluer sous une haie de déshonneur. Migraineux de nature, il avait découvert des contrées inexplorées dans le monde tumultueux des maux de tête.
Son mariage, prometteur sur le papier, avait duré dix ans. Au bout d’une décennie d’une inadéquation manifeste, Ivan et son épouse avaient décidé d’un commun accord d’arrêter les frais. Il aurait dû s’équiper d’un stylo et d’un carnet lors de leur dernière explication, des plus marrantes si on y repensait, sorte de thérapie de couple sans éclats de voix où sa future ex-femme lui avait sorti des énormités d’un ton réjoui. Détaché de tout, y compris de sa vie, Ivan avait tendance à se retrouver dans un vaudeville, et à en jouer. Ce soir-là, lui parlant comme à une lointaine fréquentation de leur couple, elle lui avait dit qu’elle s’était trompée : Ivan n’était pas l’homme de sa vie – de toute façon, il n’était même pas un homme. Elle avait hâte de tourner la page et de remplacer ce pitre par le mâle alpha qu’elle méritait. Ivan avait ri.« Tu as raison, ça doit être dingue.
— Quoi ?
— De vivre avec un mâle alpha, un haltérophile plus fort qu’Atlas, qui porte son foyer sur ses épaules. C’est ce qu’il te faut : un titan. Ça te changera de ton premier mari, cette fin de race qui ne faisait rien de ses dix doigts. Je l’aimais bien, pour ma part, même si je le connaissais peu. Il était sympa, mais disons ce qui est : c’était quand même un incapable notoire. »
Plus rien n’avait de gravité pour Ivan. Que pourrait-il lui arriver de pire que la mort d’Alexis ? À l’image de certains rescapés d’un accident ou d’une maladie lourde, il avait pris la vie comme une sorte de temps additionnel où il fallait trouver de l’amusement. Malgré tout, il était partagé entre son goût pour le théâtre de boulevard, cette bouffonnerie qu’il sentait en lui, et un sens de la respectabilité qu’il tenait de son éducation. En 2006, à vingt et un ans, il avait percé grâce à un livre autobiographique, Les Ruskofs, paru aux Éditions de Minuit et lauréat du prix Médicis. Avec cette peinture poétique du Saint-Pétersbourg et des datchas d’antan, suivie du récit de l’exil de ses ancêtres, Ivan avait réussi à se faire plaindre tout en restant décent – ainsi avait-il séduit la gauche autant que la droite. Il avait monté au théâtre des Amandiers une version avant-gardiste de La Cerisaie de Tchekhov, puis au théâtre de la Colline une adaptation des plus soporifiques d’Anna Karénine. Sur les photos de presse, même sans la stature de Tolstoï, il jouait les beaux ténébreux. Il avait des idées sur le monde. L’intelligentsia l’adorait. Auréolé de cette touche slave qui le rendait exotique, il aurait pu rabâcher longtemps les mêmes banalités d’un air inspiré, en se contentant d’en récolter les bénéfices.
Au grand dam de ses supporters de la première heure, Ivan n’avait aucun goût pour la tragédie. Il aimait trop rire et avait des facilités dans ce registre. Il cachait dans ses tiroirs des pièces désopilantes qu’il écrivait en cinq jours montre en main. Il savait qu’il ferait mieux de garder pour lui ses œuvres les plus potaches – il avait quand même une image à préserver dans le spectacle vivant ! Derrière son bureau, à la fin de sa vingtaine, il avait élaboré son genre de prédilection : la comédie chic, celle qui lui permettrait de faire les poches aux bourgeois tout en gardant la cote chez les critiques moins bien nantis. Certes, il perdrait les plus snobs, mais il gagnerait des millions. Ivan s’était lancé dans la tournée des grands-ducs, créant ses pièces dans des salles comptant parmi les plus courues de Paris : le théâtre Hébertot, le théâtre Antoine, le théâtre Édouard-VII, la Comédie des Champs-Élysées… Il avait aligné les Molières sur la cheminée de son salon. Télérama l’avait accusé de trahison envers le théâtre public, mais, dans Le Figaro, le pourtant redoutable Louis Marignan, responsable des pages « culture », le portait aux nues comme « le phénix du théâtre privé ». Le jour où l’une de ses pièces avait été montée à Londres, il avait encore franchi un cap : Londres, c’était la porte ouverte sur le reste du globe. Quelques mois plus tard, s’envolant vers Broadway, Ivan avait rejoint le club très fermé des quatre auteurs de théâtre français les plus joués dans le monde. Alors que sa carrière décollait, son mariage s’était écrasé.
Au moment où commence véritablement cette histoire, au printemps 2023, Ivan planait. Il était séparé depuis un an et fêtait en solitaire son divorce de coton. Lors de la signature des papiers, son ex-femme lui avait concédé qu’il était rigolo – ça, on ne pouvait pas le lui retirer. L’humour et la contemplation avaient toujours secouru cette espèce de moine fantasque. Par chance, il n’était pas amateur de stupéfiants, car il avait un penchant pour la rêverie, ou plutôt pour une dissolution de tout son être dans le rêve. Aucune drogue dure n’aurait pu égaler le soulagement divin que lui procurait son célibat retrouvé.
Les pièces d’Ivan étant désormais montées un peu partout, les droits d’auteur affluaient sur son compte en banque. Cela aurait dû le laisser tranquille. Allez savoir pourquoi, le doute l’habitait : il avait perdu son inspiration. Plus une réplique amusante ne lui traversait l’esprit. Était-il déjà fini ? Pour fuir cette question, il s’était remis à lire, notamment des auteurs russes. Premier amour de Tourgueniev l’avait ému. Aurait-il droit à une nouvelle histoire ? Blaguer ne tient plus quand on est seul. Il avait besoin de compagnie, d’un minimum de répondant. Il se demandait quelle tête aurait sa seconde épouse. Sa tante Catherine lui avait dit que, à son jeune âge, il avait encore deux ou trois divorces devant lui. Puis ce serait la tombe – ce qu’elle appelait aussi « la délivrance ». Ivan avait enchaîné avec Fragments d’un discours amoureux et Le Nouveau Désordre amoureux, deux essais parus aux éditions du Seuil en 1977 – mais il n’avait jamais compris une ligne aux livres qui sortaient au Seuil, il n’était pas assez savant pour ces publications. Comment relire sa vie sentimentale et la comprendre ? Une solution aurait été d’entamer une psychanalyse. Il n’avait pas le sérieux nécessaire pour ces élucubrations.
L’amour était-il à réinventer, ainsi que le pensait le poète de Charleville ? Fallait-il, pour cela, être absolument moderne ? Mais quelle était la définition de la modernité en amour ? En matière de sentiments, ne valait-il pas mieux être vieux jeu ? Personne n’ayant apporté de réponse convaincante en 1977, il n’y avait pas de raison qu’il fasse mieux au XXIe siècle… Une chose était sûre : Ivan gardait espoir, car il avait trente-huit ans et la certitude que la trentaine n’était pas une décennie habitable pour lui. Il attendait la quarantaine pour se refaire la cerise. D’ici là, il avait décidé d’hiberner. Sans se douter qu’une rencontre allait changer la donne. »

Extraits
« — J’ai un titre pour vous : L’Amour moderne. L’amour, c’est toujours vendeur. Jetez-nous sur les planches trois femmes de générations différentes, ajoutez-y un homme un peu niais, veillez à la diversité, soyez inclusif, et le tour est joué.
— J’ai découvert l’autre jour que Stendhal avait mon âge quand il a écrit De l’amour. Ça m’a interpellé. Mais je n’entends rien ni à l’amour ni à la modernité — j’aurais donc le plus grand mal à répondre à vos attentes.
— Vous ne comprenez pas… Votre nom sera accolé à celui d’une actrice oscarisée ! De surcroît dans le plus beau théâtre de Paris. Ce sera excellent pour votre prestige. Et, tout en avançant dans votre carrière, vous ferez acte de charité. » p. 35

« Dans un texte de Virginia Woolf, Albane avait retenu cette image : les bons livres agissent sur vous comme une opération de la cataracte, en vous offrant une vision plus nette du monde. Connaître quand on ne s’y attend pas ce que Woolf appelait des « moments d’être » était son ambition première. Elle écrivait aussi un peu – des poèmes, des fragments, un journal intime. Enfin, elle surnageait. Elle redevenait maîtresse d’elle-même. Irait-elle jusqu’au doctorat ? » p. 95

« Tu pourras refaire l’histoire mille fois, ça n’y changera rien : la complexité d’un couple, les ambiguïtés d’un mariage, tout ce qui se noue et tout ce qu’on tait, il y a trop de nuages mouvants, en perpétuelle métamorphose, pour qu’un livre puisse en figer sur le papier l’hypothétique vérité… » p. 157

À propos de l’auteur

Louis-Henri de La Rochefoucauld © Photo Julien Falsimagne

Louis-Henri de La Rochefoucauld est critique littéraire et écrivain. Il est l’auteur de dix romans dont Châteaux de sable (Robert Laffont, 2021 ; prix des Deux Magots), et Les Petits farceurs (Robert Laffont, 2023 ; prix Roger-Nimier). Il a également publié Mémoires d’un avare, La Prophéthie de John Lennon, Le Club des vieux Garçons et La Révolution française. (Source : Éditions Robert Laffont)

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Du fond des Âges (Le Halo des Ombres – Cycle 2)