Père patrie

Par Henri-Charles Dahlem @hcdahlem

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

« Toi aussi, mon fils ! »

Dans son nouveau roman, Thierry Beinstingel s’aventure dans la fable politique. Autour de Joska, un vieillard vénéré, surveillé et trahi et son fils Tibor, arrivé au pouvoir en s’appuyant sur l’image du héros paternel, il décortique les mécanismes de l’autorité, parle de la filiation et des fractures du pouvoir. Glaçant et nécessaire !

Il est là, dans un fauteuil usé, dans un silence que seul brise le bruissement d’un skaï fatigué. Il s’appelle Joska. Quatre-vingt-seize ans au compteur, la tête lourde et la mémoire vacillante. Pour s’occuper de lui, il a Dolores, une lingère, une cuisinière, un jardinier, un secrétaire, quelques femmes de ménage et des soldats pour le garder. L’ancien héros de guerre n’a plus grand-chose d’un mythe. Sa légende tient désormais dans un uniforme décoré et dans la propagande que son fils, Tibor, chef de l’État, entretient à coups de caméras de surveillance et d’images pieuses. Car Joska n’est plus un père, ni même un homme : il est devenu un symbole. Il avait huit ans quand il s’est retrouvé au cœur des combats de la Seconde guerre mondiale et réussira – dans des circonstances très particulières – à s’en sortir. Un sauvetage que tient du miracle et va le propulser héros national. Adulé et soutenu par le pouvoir, il voit son aura grandir. Et comme un bonheur n’arrive jamais seul, il fait la rencontre d’Anke, la femme de sa vie.
« Cette période faste est à son comble lorsque Anke met au monde son premier enfant le 15 juillet 1948, un fils prénommé Tibor. Elle a vingt-quatre ans et Joska est dans sa vingt-deuxième année. Tibor sera rapidement confié à une nourrice, là encore, cadeau du président ». Cinq ans plus tard une petite sœur baptisée Pelaja et très vite surnommée Peli vient agrandir le cercle familial. C’est alors que deux drames surviennent, la mort de Peli et de sa mère, entraînant Joska dans un « tunnel noir ».
Soixante ans plus tard, des éléments épars surgissent « visions, odeurs, bruits ou paroles, gestes et hésitations. Cela survient sans crier gare, sans qu’il cherche à convoquer ces sensations. (…) Ça le laisse toujours dans un état de détresse incroyable, dont la manifestation première est une fatigue immense, l’impression que sa tête est la boule d’un bilboquet, tenue par un jongleur invisible et habile, réussissant chaque fois à enfoncer la sphère, chaque fois plus violemment sur la tige, semblable à une pointe qui traverse son cœur. »
Grâce à Lena, la fille de Dolores, qui a pris la relève durant la convalescence de sa mère, et s’est prise d’affection pout le vieil homme, il a trouvé une interlocutrice attentive. En attendant des nouvelles de son mari, parti au front pour une guerre aussi floue que lointaine, elle partage ses craintes avec Joska. Car quelque chose ne tourne pas rond dans le royaume de Tibor. L’autorité, le culte, la paranoïa semblent avoir atteint un point de non-retour.
Thierry Beinstingel déploie ce récit dans un décor imaginaire mais étrangement familier. Ce pays d’Europe centrale où le pouvoir bascule lentement dans la folie pourrait être n’importe lequel. L’essentiel n’est pas là. L’essentiel est dans le lien qui se défait entre un père et son fils, dans cette tragédie muette où l’amour filial devient instrument de pouvoir, et la mémoire, matière à propagande.
Le roman repose sur une tension lente, retenue. Joska se lève, avance, glisse, tombe, se redresse. Chaque geste devient combat, chaque effort une résistance minuscule. L’âge, ici, n’est pas misérable : il est digne. Joska, s’il n’a plus la force d’agir, garde celle de penser. Il se souvient d’un cheval tenu par un licol, du souffle des naseaux sur son épaule. Il lit Cicéron, De la République, Des lois, pendant que son fils gouverne par la peur. Mais c’est surtout dans le regard qu’il porte sur Lena – et sur le tatouage de Louise Michel, puis sur celui, grotesque et menaçant, d’une sirène armée d’une dague – que l’on sent son vacillement. L’Histoire, les idéaux, la violence : tout se confond dans ce corps vieilli.
Ici, pas de révolte spectaculaire. Juste un glissement. Un étouffement. Un soupçon qui prend corps. Le soldat qui ne regarde pas l’écran au moment crucial. Et cette vieille maison, transformée en prison dorée, où l’on fume sous un puits de lumière.
Ce roman parle du pouvoir, bien sûr, mais aussi du corps, de ce qu’il reste quand tout vacille. Il parle de la vieillesse comme ultime champ de bataille. Il parle des silences paternels, de l’aveuglement, de ce moment où un père comprend que son fils est devenu un tyran. Il parle, enfin, de ce que l’on transmet malgré soi. Et c’est sans doute là que Père patrie frappe le plus fort.
À l’heure où les démocraties chancellent et où les récits se font de plus en plus simplistes, Thierry Beinstingel choisit la fable dense, la parabole lente et glaçante. Il dit peu, mais il dit juste. Et dans cette langue contenue, dans cette atmosphère presque feutrée, résonne une inquiétude sourde, obstinée, qui nous suit longtemps après la dernière page.

Père patrie
Thierry Beinstingel
Éditions Fayard
Roman
256 p., 20,90 €
EAN 9782213731254
Paru le 13/08/2025

Où ?
Le roman est situé dans un pays de l’est de l’Europe imaginaire. On y évoque aussi deux voyages à Athènes et à Paris.

Quand ?
L’action se déroule de la Seconde Guerre mondiale à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Dans un pays d’Europe de l’Est, sous l’ombre menaçante du grand frère russe, un vieil homme se tient cloîtré, observé avec rigueur par des soldats au regard impassible. Cet homme, c’est Joska, le père de la patrie, héros d’une guerre lointaine, désormais à moitié oubliée. Mais il est également le père de Tibor, président régnant depuis vingt-cinq ans, déterminé à conserver ce pouvoir jusqu’à son dernier souffle. Cependant, lorsque Joska découvre que son fils est consumé par une véritable folie meurtrière, il se voit contraint de rassembler les dernières forces qui lui restent pour s’opposer à cette tragédie.

Les critiques
Babelio 
Actualitté (Clément Solym) 

Les premières pages du livre
« Sur la batterie d’écrans, le soldat la regarde changer les draps du lit. On la voit s’agiter de dos et en noir et blanc dans la résolution grand angle que procure la caméra de surveillance.
– Elle est quand même plus sexy, la nouvelle!
Son collègue ne répond pas, occupé à jouer à FIFA sur la télévision.
Après, Lena se dirige vers le fauteuil, propose à Joska de l’aider à se relever. Comme d’habitude, il refuse: il tient à garder son autonomie le plus longtemps possible malgré ses quatre-vingt-seize ans bien sonnés, et chaque petit geste conservé est une victoire. Commence alors la très longue danse de la vieillesse, les mains tavelées de fleurs de cimetière qui se saisissent des accoudoirs, les bras maigres qui se tendent comme des cordes, le dos courbé qui s’enroule à la manière d’un escargot, la tête lourde et disproportionnée, qui semble vouloir se dissimuler entre les épaules décharnées. Imperceptiblement, le corps se détache de l’assise, bascule vers l’avant, aidé par les genoux, les jambes lentement dépliées, les pieds qui glissent l’un après l’autre, centimètre par centimètre, et la main tendue, cherchant à saisir la canne, y parvenant maintenant. Enfin, l’allure de l’homme debout et non plus d’un vieillard. Pour chaque moment, chaque équipée – aller aux toilettes, rejoindre une table, s’approcher d’un lavabo –, pour chaque seconde, il faut ces efforts. Une existence hardie, intrépide, courageuse – on le pense – est le privilège de la jeunesse. On se trompe: avec le grand âge, rester en vie est une entreprise de tous les instants, une aventure permanente.
Joska est maintenant dans la salle de bains. Lena est sortie de la chambre. Le soldat la regarde à nouveau par la caméra du couloir, elle porte un seau, une serpillière, tourne au coin du corridor, là où le palier s’évase en direction de l’ascenseur et du placard à balais. On ne la voit plus, le champ de vision de la caméra s’arrête à cet endroit. Le soldat rejoint son camarade pour une partie de FIFA.
Il n’est pas devant son écran lorsque Joska paraît à son tour au bout du couloir. Il avance à tout petits pas, une main accrochée à la rampe qui court sur tout le mur, l’autre agrippée à sa canne. Le mouvement est patient et mou, l’avance paraît imperceptible, Joska semble se fondre ainsi dans le décor gris, petit vieux chétif en chandail ardoise. À l’angle, comme Lena, il sort du champ de la caméra. Il se dirige maintenant vers le petit salon aménagé sur le palier. «Salon» est un mot bien pompeux pour désigner un ensemble de mobilier disparate, qui semble déposé là en attendant qu’un quidam l’emporte. Il y a un fauteuil métallique solide, accoudoirs en inox nu, assise en skaï kaki, polie par plusieurs générations de postérieurs de fonctionnaires subalternes. Il y a une chaise avec un dossier en bois et un piètement de tubes, comme celles qu’on trouve par centaines dans les écoles publiques. Il y a une commode minuscule, appuyée contre le mur, peu profonde et munie de deux tiroirs en contreplaqué à peine capables d’accueillir un ou deux paquets de cigarettes. Il y a une table basse en formica, soutenue par trois pieds, mais qui supporte une potée de cyclamens d’une insolente vivacité. Il faut dire qu’à l’aplomb un puits de lumière arrose abondamment cette plante d’une clarté en toute saison. Cet éclairage constitue le charme inattendu de l’endroit, avec le fait que ce patio est pratiquement le seul lieu épargné par les caméras de surveillance.
Sans doute a-t-on considéré que cet espace, qui mène à l’escalier et à l’ascenseur, et dans lequel on trouve également juste en face le placard à balais de Lena, ne présentait pas d’intérêt à être observé, d’autant plus qu’un étage plus bas, au rez-de-chaussée, une caméra est dirigée devant la sortie. Et puis, le bureau dans lequel les deux soldats jouent à FIFA et, accessoirement, regardent les écrans de contrôle, donne également sur ce palier, voisinant avec quelques pièces dévolues à la petite garnison qui occupe la demeure. Les deux couloirs, celui qui mène à la chambre de Joska (et qui dessert également un débarras, une buanderie et une cuisine) et celui réservé aux militaires, composent, vu de dessus, la forme parfaite d’un fer à cheval dont l’extrémité arrondie sur le devant du sabot est à la place du petit salon, le puits de lumière juste au-dessus pouvant, dans ce cas, être assimilé au trou central qui sert à ferrer l’animal avec un clou approprié.
Joska autrefois a conduit des chevaux. Il s’en est souvenu il y a quelques jours. C’était avant la guerre, avant même qu’on le capture menant sa vache au pré. Il tenait un cheval par son licol et il pouvait encore sentir le souffle des naseaux par-dessus son épaule. Il devait avoir dix ou onze ans. De telles réminiscences lui parviennent maintenant sans prévenir, une bizarrerie de la mémoire, sans doute due à son âge. Il est arrivé maintenant devant le petit salon. Il contourne la table basse sans jeter un regard aux cyclamens pimpants. Il ouvre un des tiroirs, prend un paquet de cigarettes, puis il s’assied dans le fauteuil métallique où, sous son poids pourtant modeste, la vieille assise de skaï émet une sorte de chuintement fatigué.
Lena ne tarde pas à sortir de son placard à balais, dont la porte est coincée entre celle de l’ascenseur et celle de la cage d’escalier. Elle sourit à Joska, s’approche et se laisse choir à côté de lui sur la chaise en bois. Elle saisit le paquet de cigarettes posé sur la table basse au moment où Joska souffle en l’air sa première bouffée.

2
Quinze jours auparavant, c’était avec Dolores que Joska aimait fumer une cigarette l’après-midi dans le petit salon improvisé. C’est elle d’ailleurs qui a aménagé l’endroit au fil du temps, histoire d’agencer le palier nu du premier étage, récupérant çà et là quelques meubles délaissés. Cet espace, non prévu dans le plan initial, ou peut-être justement parce qu’il échappe à tout diktat, est devenu au fil du temps, de par son emplacement central à la croisée des couloirs, un lieu de rencontre et de calme, on s’y salue, on s’y arrête, on y attend l’ascenseur.
Dolores est la mère de Lena, c’est son unique fille.
Maman à trente ans, elle avait succombé aux belles promesses d’un ouvrier étranger venu dans la capitale. Il est reparti avant même de savoir qu’il allait être père. Lorsque Lena est née, Dolores entendait de sa fenêtre les clameurs d’une foule proche : Tibor venait d’être nommé président.
Dolores s’occupe de Joska depuis son arrivée ici. On cherchait une personne de confiance, capable de veiller sur lui, alors qu’il était encore en convalescence. Car Joska a été très malade. Tibor a craint un instant pour sa vie, mais, curieusement, le mal s’est estompé au bout de plusieurs mois (des fièvres soudaines qui le laissaient grelottant, des douleurs abdominales demeurées sans cause malgré tous les examens possibles). Tibor a choisi de l’installer dans cette vaste demeure, un ancien hôtel particulier vieux d’un siècle. À quatre-vingts ans largement passés, Joska est ainsi devenu l’unique locataire de sa propre maison de retraite. Pour s’occuper de lui, il a Dolores, une lingère, une cuisinière, un jardinier, un secrétaire, quelques femmes de ménage et des soldats pour le garder.
À l’époque de son embauche, Dolores a été présentée brièvement à Tibor. Elle est arrivée, toute timide, dans le bureau du président. Il s’est contenté de la toiser, de grommeler quelques mots concernant l’importance de la tâche qui l’attendait. Mais il savait déjà tout d’elle : les services de renseignements avaient accompli leur mission. Dolores était la petite-fille d’un maçon espagnol. En 1936, lorsque la guerre avait éclaté là-bas, le maçon avait rejoint son frère, qui s’était déjà établi plusieurs années auparavant dans le pays de Joska. Lors de la Seconde Guerre mondiale, il s’était enrôlé dans la résistance contre l’ennemi et avait prouvé son attachement à la patrie. Après le conflit mondial, il avait eu plusieurs enfants, dont un fils, le futur père de Dolores. Celui-ci était mort d’un accident du travail en1970, deux ans après la naissance de son unique fille. Celle-ci, élevée de manière austère, avait travaillé très tôt comme blanchisseuse. Son employeur la reconnaissait habile et sans histoires. L’absence de famille (tous autour d’elle étaient morts) et la présence de Lena, sa fille, âgée de treize ans au moment de son embauche, constituaient aussi une garantie : elle était seule à devoir s’occuper d’elle, et les enfants sont toujours des moyens de pression au cas où les serviteurs deviennent récalcitrants, avaient noté les informateurs sur leur rapport.
Dolores est ainsi au service de Joska depuis douze ans. On continue à la surveiller, c’est la procédure pour tous ceux qui doivent côtoyer Joska, ou plutôt la directive générale pour ceux qui sont dans le premier cercle de connaissances du président. On a suivi l’évolution de sa fille, Lena, plutôt douée pour les études, mais qui a quitté l’université pour suivre un type établi comme tatoueur dans la capitale. C’est un métier avec une mauvaise réputation, suspect, inutile, dévolu au culte du corps, donc de l’individu livré à lui-même, échappant aux règles communes. On s’est alors renseigné davantage, mais le gars est normal, plutôt dévoué à son pays d’ailleurs : on a dépêché un intermédiaire dans sa boutique, qui a réclamé une image patriotique sur sa peau. Le tatoueur lui a sorti un catalogue fourni montrant des étendards, des emblèmes, ainsi que les visages plus ou moins ressemblants des divers présidents qui s’étaient succédé jusqu’à présent, avec une prédominance pour l’actuel, Tibor, qu’on peut ainsi se faire tatouer de face sur une épaule, de profil sur un avant-bras ou en pied sur un mollet, prolongé du drapeau national sur la cuisse (c’est ce double motif que l’émissaire a choisi). Et puis, il y a quinze jours, Dolores a lourdement chuté en glissant sur les marches du seuil : fracture de la malléole. Devant les six semaines d’immobilisation qu’impose son état, il a fallu s’organiser très vite. Par chance, Lena s’est proposée pour la remplacer : son compagnon venait d’être mobilisé à l’est pour la troisième guerre de libération, qui s’est intensifiée soudainement, et elle ne se sent pas capable de tenir l’officine de tatouage toute seule.

3
Lena, placée sous la chaleur du puits de lumière, a remonté les manches de son tablier. Lorsqu’elle porte la cigarette à ses lèvres, Joska peut voir bouger le visage d’une femme dessinée juste au-dessous du pli du coude. Il sait qu’il s’agit de Louise Michel, une révolutionnaire française, avait ajouté Lena, lorsqu’il lui avait posé la question une semaine auparavant. Cette fois-ci, avec désinvolture, elle lui montre sur l’autre bras une liane végétale, qui part de ses doigts pour remonter jusqu’à l’épaule :
– C’est une clématite sauvage, on l’appelle aussi herbe aux gueux! souligne-t-elle gaiement. C’est mon mari qui me l’a ébauchée et offerte. Puis, soudainement plus sombre :
– Enfin, en ce moment, on a plié boutique: il est à la guerre.
Joska regarde à nouveau la tête de Louise Michel.
– Elle est belle, n’est-ce pas? C’est la première à avoir défendu les droits des femmes, ajoute Lena.
Mais ce n’est plus l’anarchiste française que le vieil homme voit maintenant, juste une sirène sur un bras musculeux, un visage mal fignolé souriant stupidement, tandis que la main prolongeant le membre avance vers sa gorge un couteau gravé d’une tête de mort. Il a à nouveau seize ans, il est redevenu un petit paysan qui va mourir.
– Qu’y a-t-il ? Vous êtes tout pâle. Puis, sans attendre sa réponse :
– Ce doit être la chaleur, dit-elle, en montrant le puits de lumière qui se répand sur tout le palier. Les premiers soleils du printemps sont redoutables derrière les carreaux. Mieux vaut rentrer maintenant. Avec d’infinies précautions, Lena ramène Joska à sa chambre. Il s’assoit sur son fauteuil, désigne le livre laissé sur la table. Elle le lui apporte, en commentant le titre :
– De la République ! Des lois ! Je ne sais pas pour-quoi vous vous infligez de telles lectures…
La sieste ne tarde pas à le surprendre. Sur le fauteuil, l’ouvrage de Cicéron glisse entre ses doigts. Les yeux clos, Joska revoit le tatouage de sirène, la dague acérée qui s’approche de lui. Il attend la formidable déflagration qui l’avait délivré d’une mort certaine, il y a maintenant quatre-vingts ans. »

Extraits
« Ils avaient presque le même âge. Anke avait à peine deux ans de plus que ce jeune colonel de vingt ans. Ainsi, côte à côte, ils apprenaient, sans le savoir, les élans de leur jeunesse, que la guerre avait annihilés jusqu’à l’année dernière encore, Joska, en héros de guerre malgré lui, et Anke, en étudiante modèle, chacun coincé dans un rôle que le hasard ou les nécessités leur avaient attribué. Mais là, dans cette petite salle de cours, tout ce que la guerre avait façonné en eux volait en éclats. Côte à côte, chacun regardant droit devant, l’esprit muselé par la feuille proche et le tableau noir qui les réunissaient, ils construisaient heure après heure, séance après séance, un avenir commun qu’ils ignoraient encore. » p. 36

« Le tunnel noir: Joska, plus de soixante ans après les faits, ne peut toujours pas se souvenir de façon précise de cette époque. Ou, plutôt, des bribes arrivent à la surface de sa conscience, des éléments épars, disjoints : visions, odeurs, bruits ou paroles, gestes et hésitations. Cela survient sans crier gare, sans qu’il cherche à convoquer ces sensations. Ça se passe de mots, ça se produit n’importe quand, parfois à un rythme précipité, souvent de manière isolée, mais n’importe où, dans n’importe quelle situation. Ça le laisse toujours dans un état de détresse incroyable, dont la manifestation première est une fatigue immense, l’impression que sa tête est la boule d’un bilboquet, tenue par un jongleur invisible et habile, réussissant chaque fois à enfoncer la sphère, chaque fois plus violemment sur la tige, semblable à une pointe qui traverse son cœur. L’expression «cloué au pilori » est la plus appropriée pour décrire ce qu’il ressent alors. » p. 59

« Mais la vie de Joska était vide, hormis ces agapes et les obligations dues à sa fonction. Il était toujours gauche avec les femmes et sa froideur décourageait les plus téméraires. Il ne cherchait d’ailleurs aucun contact. Il n’avait aucune aventure, n’en avait pas envie: Joska a voué son existence à un seul amour et, depuis, demeure inconsolable. La perte de Peli Pelietet d’Anke avait construit une muraille infranchissable autour de son cœur, Encore maintenant, alors qu’il approche les cent ans, chaque battement véhicule la folie de la tristesse, le feu incandescent des regrets et la glace de la double séparation. » p. 71

« Joska, sans véritables attributions, moisissait donc dans un service de l’État lorsque, le 5 septembre 1972, l’aviation du pays voisin, pourtant modeste et réduite à une dizaine d’appareils, pilonna le barrage encore en pleine construction. Il y eut des morts, des ouvriers, des ingénieurs, mais surtout la brèche occasionnée dans la digue provoqua une catastrophe sans précédent. L’eau, qui avait commencé à remplir la retenue, avait dévasté les fermes en contrebas, situées sur les bords du fleuve. Il y eut une cinquantaine de disparus et, encore aujourd’hui, les séquelles écologiques sont toujours perceptibles, instabilité des sols, parois fragilisées de la montagne à l’endroit de la catastrophe. » p. 89

« À dix-huit ans, Tibor avait renoué avec la seule femme qui lui avait témoigné de l’affection quand il était enfant, sa nourrice. Il avait épousé sa fille. Il savait que Joska avait désapprouvé cette union, mais il avait senti au fond de lui le sentiment revigorant de la vengeance. Vengeance contre quoi? Au fond, ses parents l’avaient peu aimé. Anke, sa mère, le plaçait à la moindre occasion pour travailler à ses recherches. Joska était pareillement indifférent, toujours plongé dans des livres au lieu de s’occuper de lui. Lorsque Peli était née, il avait découvert ses parents capables d’amour, d’un intérêt filial qu’ils ne lui avaient jamais manifesté. Sa jalousie avait commencé et n’avait cessé d’empirer. Lorsque la maladie de sa sœur s’était déclarée, il avait remercié Dieu d’avoir ainsi puni sa famille. Le jour funeste de sa disparition en avril 1956, il avait eu l’impression que ses prières avaient été exaucées. Sa mère était morte un an après, il allait avoir neuf ans, mais il se souvient encore, comme d’hier, de son visage fermé, de sa hargne d’enfant lors de l’enterrement, à voir ainsi son père, dévasté, soutenu comme un pantin par d’autres, donnant à tous le spectacle de ses sanglots, alors qu’il aurait dû se contenir par égard pour son fils. La suite a confirmé ses désillusions. Tibor ne voulait plus avoir affaire à Joska. Il ne lui présenta jamais ses deux enfants et Joska ne réclama pas davantage leur présence. » p. 211

À propos de l’auteur

Thierry Beinstingel © Photo DR

Écrivain reconnu pour ses explorations du monde du travail et des enjeux sociétaux, Thierry Beinstingel est l’auteur de nombreux romans. Ils désertent (2012) lui a valu le Prix Eugène Dabit du roman populiste ainsi que le Prix Jean Amila-Meckert. À travers ses œuvres, il interroge les tensions sociales et politiques de nos sociétés contemporaines. (Source : Éditions Fayard)

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