

En deux mots
Nine Dupré a fui la révolution russe avec sa mère. À Lyon, elle entend se montrer digne de son père en reprenant son métier de parfumeur. Grâce à Léon Givaudan, elle grimpe les échelons jusqu’à représenter la France dans un concours international organisé à Moscou. En revenant sur sa terre natale, sa vie va basculer.
Ma note
★★★★ (j’ai adoré)
Si vous voulez en savoir plus…
Ma chronique complète publiée lors de la parution du roman en grand format : Ce parfum rouge
Les premières pages du livre
« Suresnes, février 1934
L’eau froide sur son visage lui coupe le souffle. Nine plonge ses mains dans la bassine émaillée, s’asperge le corps. Sa peau frémit. Le poêle est faiblard depuis quelques jours mais elle n’a pas eu le temps de s’en occuper. Elle se frictionne avec une serviette, enfile sa lingerie puis attrape un chemisier, sa jupe trop lâche, la veste sombre du tailleur. D’un geste vif, elle tire le rideau qui occulte la fenêtre de sa chambre. Au-dessus de Suresnes, le ciel de février peine à s’éclaircir. Elle reste immobile quelques instants. Avant une épreuve décisive, elle ressent toujours un étourdissement avec ce goût sous la langue, celui du sang ou de la peur. Elle tire l’édredon et remplume l’oreiller. Un lit défait, c’est une invitation au désordre et Nine Dupré n’aime pas le désordre. Elle l’a côtoyé de trop près, trop jeune.
Désormais, elle a ses astuces pour le tenir à distance. D’un regard, elle survole son domaine. Les traités de chimie sur l’étagère, les carnets et les crayons de couleur alignés sur le bureau, la coiffeuse sur laquelle s’empilent fards, poudriers et bâtons de rouge alors qu’elle aime garder son visage nu, sans artifices. Au-dessus du miroir, le papier peint se décolle à cause de l’humidité. Quand le fils de sa logeuse a proposé de s’en occuper, elle a refusé. Elle ne veut pas de cet homme dans sa chambre. Elle décroche la blouse blanche de la patère, l’armure qui la rend transparente. Grâce à ce vêtement, elle n’est plus qu’une parmi d’autres et cet anonymat ne lui déplaît pas.
Au même moment, dans les pavillons et les immeubles collectifs de cette petite ville de l’ouest parisien, les centaines d’employées de François Coty saisissent aussi leur blouse et leur manteau en criant aux enfants de se dépêcher. D’innombrables talons claquent sur les trottoirs. L’armée est en marche, des bataillons de petites mains qui redessinent le monde des femmes. Certaines peinent pour ne pas glisser sur les plaques de verglas, surtout dans les rues en pente qui dévalent vers la Seine. Le chapeau enfoncé jusqu’aux sourcils, les mains dans les poches parce qu’elle a oublié ses gants, Nine rejoint le flot des ouvrières. Son chemin jusqu’à la Cité des parfums est sans détour : elle n’a pas de petit à déposer à l’école. Sa mère ne manque jamais une occasion de lui en faire le reproche. Elle avance en somnambule au cœur de l’essaim, une pointe de douleur bat contre ses tempes. Voilà trois mois que sa composition virevolte dans son esprit et qu’elle tente de la saisir par une formule rigoureuse. Elle a réalisé des dizaines d’ébauches, ajustant les éléments au gramme près sans jamais atteindre l’alchimie miraculeuse qui permet à l’intuition d’un parfum de s’incarner en certitude. Sa dernière tentative repose au laboratoire depuis plusieurs jours, le temps de laisser les molécules s’apprivoiser. Trouvera-t-elle encore ce matin ces fausses notes qui la désespèrent ?
En apprenant qu’elle aurait l’honneur de représenter la maison Coty au concours des jeunes parfumeurs de la Foire internationale de Lyon, elle avait été emplie de fierté. Un cadeau empoisonné, pense-t-elle à présent. Elle presse le pas. Ses talons dérapent sur les pavés et elle se rétablit d’un mouvement de reins qui arrache des sifflets d’admiration à des ouvriers du bâtiment. Le C majuscule de Coty s’étire sur le linteau de la porte à double battant sous lequel elle se faufile, les épaules basses. Célèbre dans le monde entier, la signature du Corse qu’on surnomme « le Napoléon de la parfumerie » révèle son ambition.
Nine aimerait posséder le centième de cette assurance qui autorise toutes les audaces. Voilà trois ans qu’elle est entrée chez lui un diplôme d’ingénieur chimiste en poche, et rien n’y fait : elle a encore l’impression d’enfiler sa blouse pour la première fois. Dans la cour intérieure, les voix résonnent entre les bâtiments en brique. On s’interpelle en se rendant aux ateliers mais personne ne s’arrête pour bavarder. Même si le patron dirige son univers depuis son château de Longchamp, son ombre plane. François Coty n’a pas besoin d’être présent pour avoir l’œil à tout. On respecte ce visionnaire autant qu’on craint son autorité. Il a le verbe haut, cinglant, le propre des bâtisseurs d’empires.
– Tu gênes, jolie demoiselle ! En avant ! Jean-Baptiste, le jeune préparateur au visage dévoré de taches de son, la saisit par le bras.
Nine s’est arrêtée au beau milieu des marches, perdue dans ses pensées. Elle se laisse entraîner vers les vestiaires en silence. De toute manière, Jean-Baptiste parle pour deux. Un enthousiasme dont il ne se départit jamais alors qu’il règne une tension palpable dans l’entreprise, à l’image de celle du pays. Aussi bien dans les cafés populaires de Suresnes que sous les lambris des salons parisiens, on ne parle que de crise économique et de chômage, de scandales financiers et de corruption. Nine dénoue son écharpe. Certains portemanteaux sont vides ; chez Coty comme ailleurs, on licencie du personnel pour comprimer les coûts. Elle en profite pour étaler ses vêtements aux effluves de laine humide.
– Il paraît que le grand patron va passer aujourd’hui, murmure Jean-Baptiste. On raconte qu’il est ruiné. Sa femme l’a plumé lors de leur divorce et il a gaspillé une fortune avec ses journaux. Il aurait dû se concentrer sur ses parfums et ses cosmétiques. Ça lui réussit mieux que la politique. M. Roubert lui fera sûrement sentir ta composition. Ne fais pas cette tête, voyons ! On dirait que tu as vu un fantôme. Que redoutes-tu ?
– D’être renvoyée.
L’image s’impose à elle : François Coty, cheveux gominés aux reflets roux, œil de verre d’une fixité glaçante, sanglé dans un costume à la veste allongée, hume une touche en papier buvard avant de lui indiquer la porte avec l’aplomb de celui dont la carte de visite précise qu’il est « artiste, industriel, technicien, économiste, financier, sociologue ». Un monstre sacré d’autant plus redoutable qu’il est devenu un colosse aux pieds d’argile.
– Tu seras renvoyée si tu continues à traînasser, tête de linotte. Nine emboîte le pas à son camarade. Ils se séparent à l’entrée du laboratoire, chacun se dirige vers sa paillasse. En dépit des fenêtres ouvertes, l’air frais est saturé d’odeurs. Deux chimistes sont déjà au travail, ajustant les flammes de leurs becs Bunsen. Ils accueillent Jean-Baptiste par une plaisanterie mais se contentent de saluer Nine de la tête. Ni l’un ni l’autre n’ont apprécié que le directeur technique Vincent Roubert la choisisse pour participer au concours, marmonnant qu’on le savait sensible à la gent féminine. À leurs yeux, Nine pousse comme du chiendent en ces lieux. Les femmes ne sont bonnes que pour travailler dans les ateliers de conditionnement des fragrances et de baudruchage des flacons, à la rigueur en tant que préparatrices dévouées. Elles n’ont pas à devenir des rivales. Lorsqu’elle a été embauchée, ils ont moqué ses erreurs d’apprentie et n’auraient pas parié un kopeck sur son avenir. Elle a serré les dents et elle est toujours là. »
L’avis de… Claire Julliard (L’OBS)
« Autrice de grandes fresques historiques, Theresa Révay se veut fidèle à la véracité des faits et aux atmosphères. Son livre est parfaitement documenté, et pour cause. Elle est en effet la descendante des frères parfumeurs Givaudan. Son intrépide Nine nous entraîne dans un sillage capiteux mâtiné d’une brise de liberté. »
Vidéo
« Ce parfum rouge » est un coup de cœur de Web TV Culture
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