L’été en poche (29): L’Enragé

lete_en_poche L’été poche (29): L’Enragé

En deux mots
La Teigne a de plus en plus de mal à supporter ses conditions de détention et les traitements dégradants qui lui sont infligés. En août 1934, avec 55 de ses codétenus, il parvient à s’échapper du bagne de Belle-Île. Mais l’océan est leur prison et tous vont être capturés. Tous, sauf La Teigne qui va trouver refuge chez des marins-pêcheurs.

Ma note


★★★★ (j’ai adoré)

Si vous voulez en savoir plus…
Ma chronique complète publiée lors de la parution du roman en grand format : L’Enragé

Les premières pages du livre


« La Teigne
11 octobre 1932
Tous sont tête basse, le nez dans leur écuelle à chien. Ils bouffent, ils lapent, ils saucent leur pâtée sans un bruit. Interdit à table, le bruit. Le réfectoire doit être silencieux.
— Silencieux, c’est compris ? a balancé Chautemps pour impressionner les nouveaux.
Sauf à la récréation, la moindre parole est punie.
Le surveillant-chef empêche même les regards.


— Je lis dans vos yeux, bandits.
Cet ancien sous-officier marche entre les tables, boudiné dans son uniforme bleu.


— J’y vois les sales tours que vous préparez.
Sa casquette de gardien au milieu de nos crânes rasés. Moysan, Trousselot, Carrier, L’Abeille, Petit Malo, même Soudars le caïd, tous ont la tête dans les épaules. Notre troupe de vauriens semble une armée vaincue.


— Vous êtes des vicieux !
Chautemps frappe une table avec sa coiffe à galons. Il s’est approché de mo

— La Teigne, baisse les yeux !
Je soutiens son regard.
Le coup va partir. Je le sais.
Il se racle la gorge. C’est le signe de sa colère.


— La Teigne !
Personne n’a le droit de m’appeler comme ça. Jamais. C’est mon nom de guerre, gagné à force de dents brisées. Moi seul le prononce. Je le revendique et les autres le craignent. Aucun détenu, aucun surveillant, pas même Colmont le directeur ne peut l’employer. « La Teigne », c’est mon matricule et ma rage. Mon champ d’honneur.


Chautemps s’approche. Je suis à table en bout de banc, le cinquième de ma rangée. Je ne vois que des dos courbés. Même en prison, les gars se font face à table, ils discutent comme au restaurant. Mais ici, à la Colonie pénitentiaire de Haute-Boulogne, on nous a installés les uns derrière les autres, des rangées de nuques, avec interdiction de se retourner.


— Regarde ton assiette !
Une gamelle en fer-blanc.
En Mayenne, nos porcs bouffaient dans le même métal. Je le défie. Mauvais sourire.


— Mon auge, tu veux dire.
Sans un mot, le surveillant saisit le broc cabossé posé devant moi et me le jette au visage. Une gifle de métal. Le pichet heurte ma pommette. Je suis trempé. Et maintenant, il est là Chautemps, grand ballot bras ballants, ne sachant plus quoi faire.
Lorsque le chef m’a demandé de baisser les yeux, j’ai saisi ma fourchette, une dent manquante, trois aiguisées. Faire mal. Le gardien a vu mon geste.


— Regarde ton assiette !
Je lui saute à la gorge. Le salaud est grand. Il fait ma taille, mon poids, mais j’ai 18 ans et il en a 50. Un animal qui attaque son maître. L’entraîne dans sa chute. Il bascule sous la charge, les mains en l’air, tombe sur le dos, tête violemment cognée au sol. Et moi je suis déjà sur lui, à califourchon, agrippé à son col d’uniforme. Je crie, mes yeux dans les siens. Je lui écrase la gorge avec mon bras. Je sors ma langue. Je la tourne en tous sens. Un chien qui lape.


— C’est ça, un vicieux, chef ?
Nos fronts heurtés, sa peur, ma joie.


— Réponds-moi chef, c’est ça vicieux ?
Du fond du réfectoire, les gardes accourent en hurlant. Leurs souliers ferrés sur le ciment. Je ramasse la casquette de Chautemps, je l’enfonce jusqu’aux yeux sans lâcher ma proie.
Lui le chiourme, moi le garde.


— Déconne pas La Teigne ! Lâche-moi !
Sa voix étranglée. Ses yeux fous. Son visage presque bleu.
Les trois surveillants se ruent sur moi, je mords ma victime. Je croque son cou. Le festin du loup. Mais la couenne d’un homme résiste aux dents gâtées. Elle est souple, dure, elle ne se laisse pas arracher. Je n’ai pas de chair en gueule. Le goût du sang, rien d’autre. Sous les coups de matraques, ma mâchoire renonce. J’ai un troupeau de gardes sur le dos. Ils me redressent, me passent les menottes. Un surveillant frappe ma nuque d’un coup de nerf de bœuf et me crache au visage.


— Salopard, va !
Je tremble. Tous tremblent. Deux coups de sifflet.
Le réfectoire qui bruissait est rappelé à l’ordre.
C’est fini. J’allais être jeté en cellule de punition, condamné au pain et à l’eau. Ou traîné devant le prétoire pour être envoyé à Eysses.


— Si tu continues, tu vas te retrouver à Eysses !
Le pénitencier des enragés. La pire des menaces.
Soudars le caïd y était resté trois ans, avant d’être placé ici. Il était discret sur son séjour, mais il l’arborait. C’était sa médaille de dur. Un hochet en guimauve, en fait. Le colon était trop tendre pour l’établissement impitoyable de Villeneuve-sur-Lot. L’administration pénitentiaire l’avait transféré à Belle-Île pour bonne conduite.

Le chef des surveillants s’assied péniblement. Il reprend ses esprits, bras passés autour de ses genoux repliés. Jamais je ne l’ai vu terrassé. Lui qui se dit le cousin de Camille Chautemps, le président du Conseil, ressemble à un gamin après une chute de vélo. Son regard est perdu. Son cou saigne. J’ai encore sa casquette de gaffe sur la tête.
Un gardien me l’arrache.


*


Ambroise Chautemps s’est arrêté à ma hauteur, très grand, bras croisés. Il s’est raclé la gorge. Il me défiait, menton haut et sourcils froncés.


— Regarde ton assiette !

Le surveillant-chef connaissait mes crises. Mes délires, comme il disait. J’en avais parlé au médecin. Et il le lui avait répété. Je rêvais de tuer pour ne pas avoir à le faire. Je prenais mon inspiration et je m’imaginais passer à l’acte. Les cris, les regards, la peur. Je m’entendais frapper. Une poignée de cheveux arrachée, une oreille écrasée d’un coup de poing. J’avais le goût du sang en bouche, le salé, le métal, tout ce haut-le-cœur. Même les larmes des autres sur ma langue. Après une telle bouffée de colère, j’avais froid, je tremblais. J’avais peur aussi. Sans bouger de mon banc, sans me lever du lit, sans quitter des yeux ma gamelle, je venais de blesser un détenu, de tuer un gardien, de détruire le réfectoire, de m’évader.
Cette fois, j’avais dévoré Chautemps.

Je respirais fort, ma main tremblait, serrée en poing sur la table. L’autre enfouie dans ma poche, à triturer le ruban de ma mère en chapelet.
Il m’a fallu quelques minutes pour revenir à moi. Comprendre que rien ne s’était passé. Me rassurer. Me dire que c’était pour de faux. Le silence régnait. Le surveillant m’avait vu le regarder. Mes yeux fous. Ma bouche ouverte. Je venais de lui bouffer la gorge et il le savait. Il sentait que je plantais ma fourchette dans sa nuque lorsqu’il avait le dos tourné. Que je le perçais à coups d’épissoir volé à la corderie. Que je lui éclatais le front sur le rebord d’un bureau en riant. Il devinait mes pensées. Quand il me regardait, il voyait sa croix.
Il s’est penché vers moi.


— Bonneau, baisse les yeux !
J’ai baissé les yeux.
Trousselot, Carrier, Soudars, L’Abeille et tous les autres aussi.


— Silence Malo !
J’étais assis en bout de banc. Ma place habituelle. Chautemps a repris sa ronde au milieu des colons. En ville, c’est comme ça qu’on nous appelait. Lui nous avait surnommés « les vicieux ». Renfrognés, nous étions une menace. Souriants, un danger pire encore. Il pensait que nous étions en train de l’endormir pour fomenter quelque mauvais coup. Et il avait raison. Nous n’étions jamais en repos. Même les yeux dans ma gamelle, je complotais. Je lui tenais tête, je répandais son sang.

Je défiais aussi les autres surveillants. Je punissais les gamins idiots qui suivaient les ordres comme des brebis. Je corrigeais tous les Soudars, les caïds, les forts en gueule, les forts en poings, ceux qui touchaient les petits dans les douches, ceux qui me défiaient, ceux qui me parlaient mal.

J’ai pris ma cuillère tachée pour racler le fond de ragoût. Je n’étais plus qu’une nuque et un dos. Un vaurien maté, le front contre le bord de sa gamelle. Un docile.


*


Sept des nôtres s’étaient évadés deux jours plus tôt. Et j’avais voulu prendre ma part de colère. Même coincé au réfectoire, faire mal me faisait du bien. Les camarades avaient profité d’une sortie pour s’enfuir, avec les gardiens, des paysans et des pêcheurs aux trousses.
Le chef d’atelier en avait parlé avec un instituteur. Trousselot les avait écoutés. Il était de corvée de serpillière, il avait pris tout son temps, aux aguets, penché sur son balai.
Après deux jours à errer dans la lande, les pupilles avaient fracturé la porte de l’ancien château de Nicolas Fouquet, qui avait servi de quartier disciplinaire à la colonie.

À son époque, le vicomte avait acquis Belle-Île comme on achète une miche de pain.
Aujourd’hui, le fortin appartenait à un dentiste parisien qui n’y habitait pas. Conduits par le colon Délivas, les sept ont envahi le bâtiment vide. Ils ont volé un pistolet, une paire de fleurets et un sabre. Ils ont aussi pillé la cave, bu le vin fin à la bouteille. Alertés par des voisins, les gendarmes ont tiré des coups de fusil en l’air pour les déloger. Alors les colons se sont enfuis dans les bois, avec du pain et une motte de beurre.

Et c’est six jours plus tard qu’ils ont été retrouvés, cachés dans une grotte de la côte. Ils sont sortis sabre au clair, disant préférer mourir que de retourner à la colonie. Par ordre de la citadelle, les militaires ont promis d’escorter les évadés à la prison de Lorient. Alors, Délivas le caïd et les autres se sont rendus, sous les pierres, les mottes de terre et les crachats des voisins.


— Il y aura un procès pour les meneurs et Eysses pour leurs complices, a ajouté le chef.
Il s’est retourné vers Trousselot qui tapotait pensivement le carrelage avec sa serpillière.


— Qu’est-ce que tu fous, toi ? Active un peu, feignant !

C’est comme ça que nous avons appris cette évasion. »

L’avis de… Stéphanie Janicot (Notre Temps)
« Abandonné par ses parents, élevé aux torgnoles et au manque d’amour, Jules, dit La Teigne, se targue d’être un dur. Rien ne peut plus l’atteindre, il décrit son quotidien de privations au camp avec la précision d’un scalpel. Et pourtant… l’arrivée d’un nouveau pensionnaire, chétif et fragile, le montre compatissant. Face à l’aide apportée par un marin-pêcheur, elle le révélera capable de gratitude et de valeurs morales. Ce personnage complexe, attachant, inoubliable, fait de ce roman un des livres phares de la rentrée. »

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Sorj Chalandon présente « L’Enragé » © Production Librairie Mollat

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