En deux mots
Quand Boris Vian relève le défi d’écrire en moins d’un mois un roman à scandale, il ne se rend pas compte combien sa vie va basculer. En inventant Vernon Sullivan, soi-disant auteur américain censuré, il se dote d’un double littéraire qui va secouer la France bienpensante avec J’irai cracher sur vos tombes et va faire de l’ombre à… Boris Vian.
Ma note
★★★★ (j’ai adoré)
Si vous voulez en savoir plus…
Ma chronique complète publiée lors de la parution du roman en grand format : Vie et mort de Vernon Sullivan
Les premières lignes
« Né en 1946, Vernon Sullivan vécut épisodiquement jusqu’en 1959 ; ce qui explique sans doute la brièveté de sa biographie. La vie, cependant, lui laissa le temps d’écrire quatre romans, dont certains furent adaptés au cinéma, au théâtre ou en bande dessinée.
Ne cherchez pas de tombe à son nom. Ni pour vous y recueillir, ni pour y cracher. Vous n’en trouverez pas.
D’aucuns, d’ailleurs, réfutent jusqu’à l’existence même de Sullivan.
Ce serait faire bien peu de cas de ce récit.
1 Reprenons depuis le début.
1946, donc. Le 25 juin, pour être précis. C’est un mardi et Boris Vian s’emploie à quelque activité à l’Office Professionnel des Industries et des Commerces du Papier et du Carton. Sa longue silhouette roide est penchée sur la table de travail. Son air, qu’un teint have exagère, semble sérieux. D’un index sûr, il gratte son menton, ce qui n’est pas sans ajouter à la gravité de la tâche. Tout, autour de lui, s’agite : ingénieurs falots et secrétaires sans grâce, petits chefs aux complets-vestons grisâtres, on va, on vient, comme les idées dans l’esprit de Boris, la poésie en moins. Lui ne bouge pas, s’applique à rester concentré. Nul ne sait à quoi il s’occupe – à vrai dire, ça n’a pas l’air passionnant – mais il tient manifestement à ce que ce soit bien fait. Aussi le laisse-t-on triturer les instruments de mesure et les appareils de calcul qui occupent son bureau, raturer les documents administratifs et les brouillons au dos desquels il a pris l’habitude de griffonner, entre deux réunions, des poèmes et des nouvelles, des idées de romans et toute une panoplie de personnages aux faux airs primitifs.
Mais cela ne dure pas ; le téléphone, déjà. Oui, répond-il, bien sûr, ce sera fait… bien sûr, répète-t-il comme pour rassurer cet interlocuteur dont on ne sait rien, sinon, à la déférence de Boris, son importance dans la hiérarchie de l’entreprise. C’est entendu, mes hommages à Madame. La conversation expédiée, il retourne à ses calculs, a tout juste le temps de gribouiller un schéma ou deux.
Mais le téléphone, encore. Cette fois, c’est Raymond. Queneau. Le mentor. On ne présente pas le grand écrivain. D’ailleurs, lui-même n’en prend pas la peine. Je suis désolé, se contente-t-il d’annoncer en guise d’introduction. Et puis, chose rare, Raymond cherche ses mots, bafouille, pas peu gêné par la situation, et c’est bien le moins quand on sait ce qui vient d’arriver. Après avoir fait accepter chez Gallimard, en début d’année, les deux premiers romans de Boris – Vercoquin et le Plancton ainsi que L’Écume des jours –, il tenait pour acquise l’attribution à ce dernier du Prix de la Pléiade. Il avait assuré le jeune auteur du soutien de l’entièreté ou presque du jury : Malraux, Éluard, Arland, Camus, Sartre et Paulhan – le directeur de la NRF. Tous avaient promis leur voix pour récompenser le meilleur manuscrit de l’année. On en était même venu à se demander s’il était nécessaire de réunir tout ce petit monde pour délibérer tant le résultat passait pour joué d’avance. Mais voilà, si Queneau prend la peine d’appeler en pleine après-midi de cette voix un peu serrée, ce n’est pas pour annoncer de bonnes nouvelles.
Boris se tend, attrape un élastique dont il entend, par l’action de ses doigts étirant puis lâchant la chose, se servir pour calmer ses nerfs, écoute. Vois-tu, annonce Raymond, il s’est produit lors des délibérations un événement, disons, inattendu. Vian observant un silence, Queneau poursuit. L’abbé Grosjean, dit-il, qui comme tu le sais est un ami de Malraux, a passablement intrigué auprès de celui-ci et de Paulhan afin que les jurés attribuent le prix à son recueil de poèmes.
Silence, toujours, face à quoi Queneau rappelle son indéfectible soutien, tout comme celui de Sartre, bégaie une excuse convenue, se maudit d’avoir pu se montrer aussi inconséquent, croit bien faire en déplorant les arcanes du milieu littéraire, ses manigances, ses entourloupes, s’indigne du comportement de la bande à Paulhan, fulmine, enrage, pérore tant que Boris ne prononce toujours pas le moindre mot. Et s’il se tait, ce n’est pas qu’il n’ait rien à dire. Non.
C’est qu’il ne peut s’empêcher d’embrasser d’un regard morne ce bureau qu’il s’imagine tout à coup ne jamais pouvoir abandonner : ingénieurs falots et secrétaires sans grâce, on l’a déjà dit, petits chefs aux complets-vestons grisâtres, donc, qui lui font tout à coup l’impression d’un écosystème carcéral à peine amélioré.
Il s’efforce de ne pas s’énerver, au moins de n’en rien laisser paraître – après tout, il sait ce qu’il doit à Raymond –, abrège la conversation – formules de politesse habituelles, sans aller, n’exagérons rien, jusqu’aux remerciements –, raccroche ; alors, un mélange de tristesse et de haine s’empare de lui. On a beau être pacifiste, on ferait tout de même bien sauter, juge-t-il, tous ces gendelettres sur une belle petite bombe atomique. »
L’avis de… Denis Cosnard (Le Monde)
« Un léger décalage, un simple changement de focale, et toute l’image peut se retrouver transformée. Presque retournée. Tel est l’effet produit par Vie et mort de Vernon Sullivan, une épatante biographie à peine romancée de Boris Vian (1920-1959) par Dimitri Kantcheloff. L’auteur, dont c’est le deuxième livre, reste très proche du parcours réel du polygraphe, musicien et chanteur pataphysique. Il remplit juste quelques blancs, envoie valser les notes en bas de page et imprime un fougueux tempo be-bop à son récit. Surtout, il concentre son regard sur quatre petites années et un personnage, Vernon Sullivan, ce double inventé par Vian au sortir de la guerre. Le résultat ? Oubliez la légende du génial touche-à-tout voletant de succès en succès, trompettiste joyeux, littérateur reconnu par Queneau, Sartre et Beauvoir, séducteur patenté. »
Vidéo
Dimitri Kantcheloff présente « Vie et mort de Vernon Sullivan » sur le plateau de La Grande Librairie © Production France Télévisions
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