Kitchen – Banana Yoshimoto [30-30]

Aujourd’hui on parle littérature japonaise avec Kitchen de Banana Yoshimoto. Une nouvelle lecture réalisée dans le cadre de notre challenge 30 livres pour nos 30 ans qui nous a un chouïa déçues. On vous explique pourquoi…

Comme d’habitude, si vous voulez retrouver la liste complète des livres que nous nous sommes défiés de lire pour nos 30 ans, il vous suffit de cliquer sur ce lien.

Kitchen, ça parle de quoi ?

Kitchen Banana Yoshimoto [30-30]

Que faire à vingt ans, après la mort d’une grand-mère, quand on se retrouve sans famille et qu’on aime les cuisines plus que tout au monde ? Se pelotonner contre le frigo, chercher dans son ronronnement un prélude au sommeil, un remède à la solitude. Cette vie semi-végétative de Mikage, l’héroïne de Kitchen, est un jour troublée par un garçon, Yûichi Tanabe, qui l’invite à partager l’appartement où il loge avec sa mère. Mikage s’installe donc en parasite chez les Tanabe : tombée instantanément amoureuse de leur magnifique cuisine, elle est aussi séduite par Eriko, la « mère » de Yûichi Eriko, personnage ambigu et pur, transsexuel à la beauté éblouissante qui traverse le récit comme un soleil éphémère.

Je me suis, encore une fois, permis de modifier le résumé éditeur qui, plutôt que de suggérer une trame narrative, la divulgâche purement et simplement, à mon avis.

Un récit doux-amer

Commençons tout d’abord par ce qui m’a plu dans ce récit. Et c’est avant toute chose l’ambiance que j’ai trouvée assez berçante. Banana Yoshimoto parvient à retranscrire le sentiment de nostalgie et de déracinement que provoque la perte d’un proche et la perte des repères liés au foyer. Elle a cette capacité de relever LE petit détail si juste qu’il en est touchant dans sa banale simplicité.

« J’astiquais l’évier, dans la maison que j’avais quittée définitivement ce jour-là.
La couleur verte du sol, comme elle me manquait déjà !… Pourtant, je l’avais détestée tant que j’habitais là, mais à présent que j’allais partir, je commençais à la regretter terriblement. »

Kitchen, Banana Yoshimoto, Folio, 2020, p.48-49

Cette ambiance douce-amère, emprunte de nostalgie, entre en résonance avec la thématique du deuil qui est centrale dans cette novella.

« Je m’appelle Mikage Sakurai, mes parents sont morts jeunes l’un et l’autre. Et j’ai été élevée par mes grands-parents. A l’époque où je suis entrée au collège, mon grand-père est mort. Ensuite, nous nous sommes débrouillées toutes les deux, ma grand-mère et moi.
Et puis l’autre jour, voilà qu’elle est morte à son tour. Ça m’a fait un choc. »

Kitchen, Banana Yoshimoto, Folio, 2020, p.12

Un deuil que Mikage surmontera lentement mais sûrement aux côtés des Tanabe : Yûichi et sa mère, Eriko. Kitchen nous parle donc des familles que l’on se crée. Une thématique qui, en général, fait totalement mouche avec moi. Cette novella n’a pas fait exception et j’ai apprécié les moments de tendresse et de complicité pure et simple qui se créent entre ces trois personnages.

« Et elle m’a tendu un petit paquet enveloppé dans du papier. Je l’ai ouvert : il en est sorti un joli verre avec un dessin de banane dessus.
« Tu peux l’utiliser pour boire des jus, a dit Eriko.
– Ça me semble idéal pour le jus de banane, a ajouté Yûichi très sérieusement.
– Ça me fait un plaisir fou !  » ai-je murmuré en sentant venir mes larmes.
Quand je m’en irai, je l’emporterai avec moi, et même après je reviendrai et je reviendrai encore, pour préparer de la bouillie de riz, ai-je pensé, sans arriver à le formuler.
Adorable petit verre. »

Kitchen, Banana Yoshimoto, Folio, 2020, p.43

Nostalgie crépusculaire

Ce sentiment de réconfort est encore renforcé par l’ambiance crépusculaire ou nocturne dans laquelle baigne l’ensemble de la novella nous créant un véritable cocon hors du temps. L’ambiance de Kitchen, c’est vraiment le milieu urbain en pleine nuit, une clope ou un café à la fenêtre alors que la ville est endormie. Une espèce d’ambiance d’insomnie sans lendemain, de solitude des grands espaces urbains qui est à la fois grisante et apaisante.

« Sans raison, la joie me grisait légèrement.
J’étais seule, sous les étoiles, dans un endroit inconnu.
En passant sous chaque lampadaire, je marchais sur mon ombre qui s’étirait puis rapetissait. »

Kitchen, Banana Yoshimoto, Folio, 2020, p.111

Pour celles et ceux qui auraient lu le manga Kowloon Generic Romance, ou joué au jeu vidéo Coffee Talk, c’est tout à fait l’atmosphère que je me suis figurée, l’aspect science-fictionnel en moins.

« Dans la cuisine, en pleine nuit, j’ai fait cuire les nouilles en écoutant le bruit assourdissant de la machine qui nous préparait nos jus.
C’était à la fois quelque chose d’extraordinaire et de tout à fait naturel. Un miracle et une évidence.
Quoi qu’il en soit, j’ai renfermé en moi cette frêle émotion prête à s’évanouir dès qu’on cherche à la transposer en mots. Nous avions tout notre temps. Et au fil des nuits et des matins qui allaient se succéder longtemps encore, peut-être cet instant, lui aussi, se transformerait-il un jour en rêve. »

Kitchen, Banana Yoshimoto, Folio, 2020, p.54

Banana Yoshimoto nous fait parfaitement ressentir cette sorte de décalage qui se crée dans le fait d’effectuer des « tâches » du quotidien la nuit. Des tâches et des rituels que l’on effectue tranquillement, en dehors de toutes contraintes de temps, comme si la nuit était à nous et à nous seuls.

« Il y a tellement de coups durs dans la vie, tellement de moments où on se dit que le chemin est trop raide, qu’on voudrait ferme les yeux ! Même l’amour ne sauve pas de tout. Et pourtant, enveloppée dans les rayons du crépuscule, elle continuait, de ses doigts fins, à arroser les plantes. Dans cette douce lumière, si étincelante qu’elle semblait dessiner des courbes d’arc-en-ciel autour des filets d’eau limpide. »

Kitchen, Banana Yoshimoto, Folio, 2020, p.55

Et vu que c’est vraiment l’aspect qui m’a le plus charmée dans ce court texte, je vous mets une dernière citation pour la route :

« Il y avait dans son sourire triste et serein l’éclat de la lumière qui s’éparpille. La nuit était de plus en plus profonde. Je me suis retournée et j’ai regardé le merveilleux paysage qui scintillait de l’autre côté de la vitre. Vue ainsi d’en haut, la ville était ourlée de paillettes étincelantes, et les files de voitures ruisselaient dans le noir comme des rivières lumineuses. »

Kitchen, Banana Yoshimoto, Folio, 2020, p.65

Vous l’aurez donc compris, j’ai plutôt aimé suivre cette famille de cœur qui évolue dans une grande ville à l’atmosphère nostalgique et crépusculaire. Cette ambiance entre parfaitement en accord avec la question du deuil et du déracinement qui sont au centre de cette histoire.

Il en résulte un texte touchant et plein de pudeur, dans lequel on aurait aimé se lover encore plus longtemps si cela n’avait tenu qu’à un « détail » (c’est évidemment ironique) qui n’a eu de cesse de nous sortir de l’histoire et de causer notre malaise en tant que lectrices…

Le personnage d’Eriko en question

Comme l’indique le résumé de l’ouvrage, le personnage d’Eriko, la mère de Yûichi, est une femme trans. Eriko en elle-même est le meilleur personnage de cette histoire. Mais le regard de l’autrice et de ses autres personnages sur Eriko nous a profondément gênées.

D’une part le personnage d’Eriko est effectivement un personnage que l’on nous décrit comme un peu fantasque (mais surtout très solaire). C’est quelque chose que l’on aime, en littérature, les personnages en dehors des cadres, qui font leur chemin, ne se préoccupent pas de ce que l’on pense d’eux et vivent bien plus gaiement que la plupart d’entre nous. Mais dans ce cas précis il nous a semblé que son côté fantasque ne reposait que sur le fait que c’était d’une part une personne trans, d’autre part, une prostituée. Plus cliché, tu meurs donc. Mais ça encore, on aurait pu laisser passer, se dire que c’était une maladresse de l’autrice. Tout le monde n’est pas fin psychologue et des personnages totalement clichés, ça pullule en littérature.

MAIS, d’autre part, Yûichi (son fils) ainsi que notre protagoniste n’ont de cesse de nous rappeler qu’Eriko est une femme trans. Quelques exemples :

« – En plus, tu as remarqué, non ? a-t-il continué en réprimant difficilement un rire. Tu sais, c’est un homme !
Cette fois, c’était trop. Je l’ai dévisagé, les yeux écarquillés. J’étais prête à attendre le temps qu’il fallait, il allait bien me dire que ce n’était qu’une plaisanterie. Ces doigts fins, ces gestes, cette allure ? Me remémorant cette beauté, j’attendais en retenant mon souffle, mais lui restait là tout simplement, l’air amusé.
« Mais enfin… » J’ai fini par ouvrir la bouche.
« Mais tu m’as dit… tu m’as bien dit que c’était ta mère !
– Ecoute, franchement, mets-toi à ma place : tu pourrais parler de père, pour quelqu’un comme ça ? » a-t-il répliqué calmement. Effectivement, il avait raison. C’était une réponse tout à fait convaincante. »

Kitchen, Banana Yoshimoto, Folio, 2020, p.23

On pourrait aussi vous citer le double cliché où on tape à la fois sur un personnage trans et à la fois sur la communauté gay new yorkaise. Je trouve vraiment que tout est dans les guillemets autour du mot gay car, oui, ce n’est évidemment pas moi qui les ajoute… :

« Elle – ou plutôt il ? – souriait. D’un sourire vulnérable qui rappelait celui des « gays » de New York, qu’on voit souvent à la télévision. Pourtant, Eriko était trop forte pour qu’on l’assimile à eux. »

Kitchen, Banana Yoshimoto, Folio, 2020, p.30

Plus loin, Mikage nous reprécise « je me suis souvenue tout à coup qu’Eriko était un homme » (p.27), Yûichi se reprend et corrige ses propos, page 58 : « Après un moment de silence, il a dit : « Ma mère… Ou plutôt mon père. […] » Puis une page plus loin Mikage nous rappelle qui est Eriko AU CAS OÙ ON AURAIT OUBLIÉ QUE C’EST UNE FEMME TRANS (à ce stade j’étais exaspérée, j’vais pas vous mentir… Mais avouez, c’est LOURD) :

« Quand je m’étais retrouvée seule après la mort de ma grand-mère, j’avais vécu pendant plus de six mois avec Yûichi et sa mère Eriko, qui en fait était un homme… »

Kitchen, Banana Yoshimoto, Folio, 2020, p.59

Des commentaires qui passent d’autant plus mal que plus loin, Eriko s’adressant à son fils dans une lettre, dira :

« […] Ça fait longtemps que je suis devenue une femme, et pourtant je continuais à croire que ce n’était qu’un rôle, que quelque part j’avais gardé ma véritable identité, celle d’un homme. Mais en fait je suis une femme, corps et âme, et une mère plus vraie que nature. Et ça me donne envie de rire. »

Kitchen, Banana Yoshimoto, Folio, 2020, p.67

Et vraiment, le délire ne s’arrête pas là. Je ne vous l’avais pas précisé jusqu’ici mais Kitchen est donc une novella ou nouvelle un peu longue et est donc suivi d’un second texte de Banana Yoshimoto qui se nomme Moonlight Shadow.

Là encore, j’ai trouvé à ce texte les mêmes qualités que Kitchen mais également et malheureusement les mêmes défauts. La question du deuil y est également omniprésente et comme c’était le cas pour Eriko qui a décidé de devenir une femme au décès de sa conjointe, le personnage d’Hitoshi dans Moonlight Shadow se met à s’habiller avec les vêtements de sa petite amie une fois celle-ci décédée… Et le truc qui m’a tuée, c’est que plutôt que de mettre l’accent sur le côté un peu troublant et étrange qu’il y a à porter les vêtements d’un défunt pour faire son deuil, ce qui semble le plus bizarre et gênant à notre protagoniste, c’est surtout qu’un homme porte des vêtements jugés féminins :

« Ce jour-là, nous avions rendez-vous dans un salon de thé, au troisième étage d’un grand magasin, après la fin de ses cours, et je l’ai vu arriver en uniforme de lycéenne, vêtu d’une marinière.
Je me suis sentie terriblement gênée, mais il est entré avec un tel naturel que j’ai fait semblant de ne rien remarquer. »

Kitchen, Banana Yoshimoto, Folio, 2020, p.145

Une impression qui se confirme plus loin quand la protagoniste nous parle d’habits « normaux » :

« Quand il était habillé normalement, c’était un joli garçon, on se serait presque retourné sur son passage. »

Kitchen, Banana Yoshimoto, Folio, 2020, p.162

À croire qu’un trouble dans le genre ne peut survenir qu’à la mort d’un.e conjoint.e… MDR.

Bref. Vous comprenez maintenant pourquoi cette lecture n’a tout simplement pas pu être un carton plein. Chaque rappel, chaque phrase transphobe me sortait totalement du récit, me faisant ponctuellement détester ces personnages pour leur manque d’empathie et d’ouverture d’esprit. Comme si la douce magie du quotidien que Banana Yoshimoto s’efforce à construire était soudainement détruite à coup de boulets de canon, éradiquant toute beauté dans cette famille que l’on se choisit mais dont on médit.

Après on peut essayer de rationaliser la chose en se disant que le texte a été publié au Japon dans les années 80. Bien sûr que les mentalités ont évolué et qu’il est important de le prendre en compte. Mais cela n’empêche que lire des trucs comme ça à l’heure des torchons transphobes de Stern et consort, eh beh ça fait bien mal et ça nourri les idées, délires et le vocable des terf.

En bref, malgré toutes ses qualités en termes d’atmosphère et la manière dont les thèmes sont traités avec pudeur et douceur, Kitchen n’aura pas su nous convaincre par le regard que porte l’autrice et ses personnages sur les personnes trans. Le texte date des années 80, certes, mais n’en est pas moins désagréable à lire pour un.e lecteur.ice non-réac’ du 21ème siècle. C’est pourquoi, honnêtement, ce n’est pas un livre que je recommanderais ! Je pense que ses défauts sont indiscutables et ses qualités trouvables dans d’autres romans, donc, franchement, pourquoi s’emmerder à lire celui-là ?


Avez-vous lu Kitchen de Banana Yoshimoto? Si oui, j’adorerais avoir vos retours en commentaires sur ce livre ! De mon côté, je pense que c’est mon premier gros flop du challenge

Sur ce, à la revoyure,
Alberte