

En deux mots
Un couple qui essaie de se reconstruire après un accident qui rend l’homme, comédien de 42 ans, tétraplégique. Pour lui et pour sa compagne, c’est le début d’un long combat qui a mettre leur amour à l’épreuve.
Ma note
★★★★ (j’ai adoré)
Si vous voulez en savoir plus…
Ma chronique complète publiée lors de la parution du roman en grand format : Tenir debout
Les premières lignes
« Éléonore
Les mines sont lugubres dans cette salle d’attente à l’odeur de désinfectant et de vieux magazines. Les regards sont fermés, fuyants. Nul ne songerait à croiser celui de son voisin. Tout juste si les yeux se posent sur l’écran de télévision allumé. Les actualités du jour n’intéressent personne. On suit les allées et venues des soignants dans le couloir à travers la porte entrebâillée, on jette un coup d’œil furtif au-dehors comme pour s’assurer que le monde extérieur continue de tourner et on s’étonne de trouver un ciel toujours bleu, automnal, des oiseaux qui volent avec insouciance.
Contrairement à mes voisins, j’ignore l’extérieur, et le couloir ne m’intéresse pas vraiment. Je sais qu’on ne viendra pas me chercher tout de suite. Sauf si cela tournait mal. Sauf s’il mourait pendant l’intervention. C’est possible. Je n’ai pas lu les statistiques avant de venir. D’ailleurs je ne sais même pas vraiment ce qu’ils sont censés réparer. Je sais juste que c’est sérieux, qu’il faudra six à dix heures d’intervention. Ils ont parlé de « polytraumatisme ». Qu’est-ce que c’est censé signifier ?
Je sortais de la salle de sport quand j’ai écouté le message vocal. Je suis venue sans réfléchir. Maintenant, j’ai les cheveux luisants et plaqués en arrière par la transpiration, une légère hypoglycémie me donne le tournis et j’ai froid dans ma tenue en lycra, mais peu m’importe puisque seule une chose m’intéresse : les autres femmes dans la salle d’attente. Mon cœur est sur le point d’exploser, pourtant je scrute leurs postures, la façon dont leurs mains se cramponnent l’une à l’autre, l’angoisse qui déforme leurs traits, le vide dans leurs yeux.
Je me demande : l’une d’elles endure-t-elle le tiers de ce que j’endure ? L’une d’elles attend-elle des nouvelles d’un homme comme François, un homme dont la seule évocation la bouleverse, dont la voix annihile sa volonté ? L’une d’elles attend-elle des nouvelles d’un homme dont elle a un besoin viscéral ? Un homme sans qui elle mourrait ? Et en les observant, j’en doute. Elles s’inquiètent, s’impatientent, se tourmentent, mais aucune d’entre elles ne se meurt comme je me meurs à cet instant précis. Toute vraie passion ne songe qu’à elle, écrivait Stendhal. Je suis la preuve de cet égoïsme. Je l’incarne dans cette salle d’attente. Je scrute les femmes et je me pleure : je pleure ma peau privée de François, mon corps et tous mes sens devenus inutiles s’il ne me revient pas. Je n’ai jamais rien vécu qui s’approche de cette passion. Je n’ai que vingt-quatre ans, mais j’en suis certaine : une ardeur comme celle-là ne se rencontre qu’une fois dans une vie. Certains diront que c’est son indisponibilité qui m’a rendu François si indispensable, lui qui est tellement hors d’atteinte. C’est peut-être vrai…
Comment peut-on capturer un comédien qui n’est réellement vivant que sur scène, dans la grâce de sa propre prestation et, parfois, à l’apogée de l’orgasme ? C’est ainsi qu’était François : insaisissable, multiple, un mystère. Penser à lui dans cette salle d’attente m’est aussi apaisant que douloureux. Je m’apprête à me lever pour faire quelques pas quand j’entends une voix connue dans le couloir. Je reconnais la silhouette. Grande, fine, élancée. Une posture désinvolte, des cheveux longs comme ceux de François, ramenés en arrière, un jean clair, une chemise blanche sous son trench-coat. Antoine. Ils se ressemblent tous les deux. Ils ont souvent joué sur scène ensemble. Leur similitude leur a parfois donné l’occasion d’être la doublure l’un de l’autre, ou d’incarner deux frères, voire un père et son fils. Pourtant, la ressemblance s’arrête à leurs silhouettes. Antoine ne dégage pas cette chaleur suave que François trimbale partout avec lui. Antoine a quelque chose de commun, de rassurant. C’est le type sympa, fiable, sur qui on peut compter. Si je devais lui associer une couleur, je lui donnerais le bleu. Ou le vert. Une couleur franche, simple. On lui fait confiance, on l’aime d’emblée, mais on ne se jetterait pas du dixième étage pour lui. François, lui, serait la couleur orange. Une couleur chaude, perfide, tout en nuances et en reflets, une couleur qui louvoie. Si on se colle à lui, on s’y brûle. Et tout à fait volontairement. Antoine est dans le couloir, en discussion avec un médecin. Le temps que je me précipite, le médecin est reparti. Je m’agrippe à son bras. Il sent le propre. Le savon de Marseille et l’odeur légère d’un déodorant musqué. Moi je sens la transpiration séchée et l’angoisse.
« Léo… » Il me prend dans ses bras. Je recule, me dégage. Ce n’est pas le moment. Vraiment.
« Qu’est-ce qu’il a dit ? » Il a quelque chose d’égaré au fond des yeux. « Il dit qu’il faut attendre. Nous n’aurons pas de nouvelles avant deux ou trois heures. Que s’est-il passé ?
– On ne m’a pas dit grand-chose. Juste qu’il était à scooter. Pressé. Il a refusé la priorité à droite… C’était un bus.
– Le pronostic vital est…
– Allons fumer une clope. » Je ne peux pas l’entendre. Si on me force à l’entendre, alors il me faudra réfléchir sérieusement à la nécessité de rester en vie. Nous sortons de l’hôpital sans un mot. Il fait claquer son briquet devant les portes vitrées. Je suis gelée dans ma tenue de sport trop légère. Terrifiée aussi. Mes dents s’entrechoquent. « Tu n’as pas croisé Isabelle ? » demande-t-il.
Je secoue la tête. « Elle a été prévenue ? poursuit-il.
– En premier j’imagine. » Il ignore mon ton acerbe, vérifie son téléphone. « Je devrais essayer de l’appeler, dit-il. Tu m’attends ici ? »
Je le regarde s’éloigner. Je tire sur ma cigarette pour m’emplir de fumée, ne pas penser à Isabelle. Pour ça aussi je préfère rester dans le déni. Je tâtonne dans mon sac en toile. Il ne contient que mon portefeuille et mon téléphone. Je déverrouille mon smartphone. En fond d’écran apparaît une image de François et moi. À l’intérieur d’un café parisien. Épaule contre épaule, je souris à l’objectif. François, non, il sourit rarement, mais il a une telle intensité dans le regard qu’il fascine quiconque croise son reflet. Ce soir-là, je porte une chemise noire en dentelle qui dévoile les bretelles rouges de mon soutien-gorge.
Mon bras tendu prend la photographie. François a les deux coudes posés sur la table. Il porte une chemise grise. Derrière nous, un large miroir joue à nous révéler nos dos, celui de François, légèrement penché en avant au-dessus de son café, le mien cambré, offrant mes reins. C’est ainsi que je suis en présence de François : sensuelle, offerte, ouverte. Pleinement réveillée à la vie. S’il s’éteint, je n’aurai plus qu’à m’éteindre à mon tour. Antoine ne revient pas.
Quelques mètres plus loin, il est en conversation téléphonique avec Isabelle. Il chuchote. Il la préfère à moi, sans doute. Neuf ans, ça forge une amitié. Je m’en moque. Du moins c’est ce dont je tente de me persuader. Je déverrouille encore ce fichu téléphone. Je ne sais pas ce que je cherche en le faisant. L’heure n’a pas d’importance. Deux à trois heures à attendre, a dit le médecin. C’est ce cliché de nous deux que je guette, auquel je m’accroche de toutes mes forces. L’image que nous renvoyons. Le couple que nous formons. Nous sommes beaux, je crois. Plus beaux que François et Isabelle. C’est certain. Son visage anguleux, tout en ombres, ses pommettes saillantes, ses yeux vert-de-gris, ses sourcils qui assombrissent son regard, le creusent, lui donnent tant de gravité. Et ses cheveux. Ses mèches brunes qui tombent sur ses épaules lui donnent cet aspect androgyne qui me le rend plus homme encore, plus viril, plus puissant. Et ce mouvement… Ce geste du poignet, tout en indolence, pour replacer ses mèches en arrière…
Je crois que c’est ainsi que j’en suis tombée amoureuse. À côté du François de la photographie, il y a moi. Mon reflet figé sur l’écran. Éléonore Lambray. Mince mais pas maigre. Comme lui. Juste frêle ce qu’il faut pour lui donner l’avantage, pour qu’il paraisse peser plus lourd, être plus fort, pour lui donner l’envie de m’entourer, de me posséder. Nos corps semblent avoir été sculptés pour s’imbriquer à la perfection, se reconnaître, se réclamer. Mon visage ressemble au sien. Fin, pâle, encadré de cheveux sombres eux aussi. Mais plus longs. Si les cheveux de François atteignent à peine ses épaules, les miens descendent jusqu’à mes reins. Je n’ai pas ses yeux verts. Les miens sont noirs. Je pourrais avoir des origines italiennes que ça n’étonnerait personne. En scrutant nos reflets, je nous trouve ce je-ne-sais-quoi qui fait dire que nous sommes assortis. Nous baignons dans la même lueur. Le même clair-obscur. Si mon double photographique avait le malheur de s’éloigner de François cependant, il perdrait cette lumière. Ne resterait qu’un visage pâlot et trop fin, que plus personne ne remarquerait. François, lui, continuerait d’attirer les regards. Avec ou sans moi il est entouré de cette aura fascinante. La main d’Antoine, posée sur mon épaule, me ramène au présent, au froid vif de cette fin d’octobre.
« Elle était avec un docteur. Elle arrive dans trente secondes. » Je n’ai pas vraiment le temps de prendre conscience de cette phrase, de ce qu’elle sous-entend. Je suis encore dans mon monde. Dans mes pensées qui m’éloignent de cette réalité. J’écrase ma cigarette, range mon téléphone dans mon sac en toile. Puis j’entends le bruit de la porte vitrée automatique et celui de talons qui foncent droit devant. L’instant d’après, elle est là, devant nous, ses cheveux blonds fatigués, son teint gris, ses traits tirés. Il m’est parfois arrivé de trouver Isabelle jolie, bien que très mal assortie à François. Pourtant, ce matin, je la trouve plus décolorée que jamais. Elle ne salue pas Antoine. Elle se poste devant moi. Les pans de son manteau laissent apparaître un pull trop grand, noir, à demi rentré dans son pantalon. Elle fait peine à voir ainsi. Ses yeux parcourent ma silhouette froidement, ma silhouette mince, moulée dans ma tenue de sport. La silhouette d’une femme de vingt-quatre ans sa cadette. Je sais que derrière le chagrin, la panique, la peur, l’étourdissement, il reste une petite part de son esprit suffisamment lucide pour imaginer les mains de François sur ce corps.
« C’est toi Éléonore, hein ? »
Je n’ai pas le temps de réagir. Je suis ailleurs. Hagarde. Vaguement nauséeuse. La clope sur mon estomac vide. La peur. Sa main atteint ma joue dans un claquement sec. Une gifle banale, mesquine, que je n’ai pas eu le temps d’anticiper. « Isa ! » proteste Antoine. Avec quelques secondes de retard, il s’interpose entre nous deux. Ma joue est brûlante mais je la sens à peine. Isabelle a les lèvres qui tremblent, le souffle rauque, épais. Elle s’agrippe à l’épaule d’Antoine comme si elle allait s’effondrer. Elle a beau se montrer en colère, je vois bien qu’elle est sur le point de craquer, d’éclater en sanglots. Elle n’est plus que ce corps mou, trop vieux, déserté par François. Mais je n’y peux rien, moi. C’est François qui s’est emparé de moi. « Il est fichu. Handicapé. Tu vois… Je te le laisse bien volontiers. »
Je secoue la tête. Elle dit n’importe quoi. Cette folle ne sait pas ce qu’elle raconte. Antoine parle d’une voix blanche : « Qu’est-ce que tu dis ?
– La moelle est touchée. Il est fichu.
– Arrêtez ! je m’interpose. Vous racontez n’importe quoi ! » C’est ma voix qui tremble ainsi ? Antoine fixe Isabelle, plus grave que jamais, insistant : « Tu es sûre ? C’est le médecin qui t’a dit ça ? » Isabelle ferme les yeux, refoule ses larmes, cherche le courage, s’agrippe plus fort encore à Antoine. « Un morceau de la vertèbre cassée…
– Eh bien ? la presse-t-il.
– Un morceau de la vertèbre cassée s’est niché dans la moelle. Ils essaient de lever la compression de la moelle épinière pour éviter que les dégâts ne se répandent. Ils… Ils doivent aussi stabiliser le rachis pour… pour éviter les lésions secondaires. » Elle répète des termes techniques. Y comprend-elle quelque chose ? Antoine insiste : « Le rachis ? La moelle ? Tu es sûre ? » Elle ment. Je tourne les talons. Vite. Trop vite. Elle ment. « Léo ! Où tu vas ? » lance Antoine. Je ne me retourne pas. Ils s’agrippent l’un à l’autre derrière moi pour ne pas flancher. Des perdants. Des faibles. Ils ne croient pas en François. Ils l’ont déjà condamné. Enterré. »
L’avis de… Audrey Escoin (20 minutes)
« Tenir debout est un roman addictif, dans lequel le lecteur s’interroge sans cesse. Impossible de déterminer d’avance ce qui va se passer pour nos personnages. L’amour remportera-t-il la partie ou au contraire sera-t-il complètement destructeur ? François saura-t-il se relever de cette épreuve ? Éléonore trouvera-t-elle une manière de s’accomplir ? On marche sur un fil, tout au long du roman, se demandant de quel côté on va tomber. »
Vidéo
Melissa Da Costa présente « Tenir debout » à Télé Matin. © Production France Télévisions
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