Beloved – Toni Morrison [30-30]

Nouvel article dans le cadre de notre challenge 30 livres pour nos 30 ans. Aujourd’hui, on vous parle d’un livre de Toni Morrison : Beloved.

Après mon immense coup de cœur pour l’Oeil le plus bleu de Toni Morrison et l’excellent Récitatif de la même autrice, il était évident que mon challenge 30 livres pour mes 30 ans devait comporter l’un de ses livres. Mon choix s’est porté sur Beloved qui est, il me semble, celui dont j’ai toujours le plus entendu parler quand on en vient à citer Morrison…

Comme d’habitude, si vous voulez retrouver la liste complète des livres que nous nous sommes défiés de lire pour nos 30 ans, il vous suffit de cliquer sur ce lien.

Beloved, ça parle de quoi ?

Beloved Toni Morrison [30-30]

Vers 1870, aux États-Unis, près de Cincinnati dans l’Ohio, le petit bourg de Bluestone Road, dresse ses fébriles demeures. L’histoire des lieux se lie au fleuve qui marquait jadis pour les esclaves en fuite la frontière où commençait la liberté.
Dans l’une des maisons, quelques phénomènes étranges bouleversent la tranquillité locale : les meublent volent et les miroirs se brisent, tandis que des biscuits secs écrasés s’alignent contre une porte, des gâteaux sortent du four avec l’empreinte inquiétante d’une petite main de bébé. Sethe, la maîtresse de maison est une ancienne esclave. Dix-huit ans auparavant, dans un acte de violence et d’amour maternel, elle a égorgé son enfant pour lui épargner d’être asservi. Depuis, Sethe et ses autres enfants n’ont jamais cessé d’être hantés par la petite fille.

L’arrivée d’une inconnue, Beloved, va donner à cette mère hors-la-loi, rongée par le spectre d’un infanticide tragique, l’occasion d’exorciser son passé.

Un présent hanté par l’esclavage

Les bornes temporelles de Beloved ne sont jamais clairement affirmées, mais une chose est sûre : la guerre de Sécession s’est finie en 1865 et l’on devrait, si nos calculs sont bons, se trouver dans les années 1870. Dans ce contexte post-guerre civile, la vie des personnes noires aux États-Unis reste terrible et le Klan y vit ses beaux jours…

« Coller un raclée à un fantôme, c’était une chose ; c’en était une tout autre que de jeter à la rue une fille de couleur sans défense, dans un territoire infesté par le Klan. »

Beloved, Toni Morrison, Editions Bourgois, 2023, p.115

… Les noir.es, elleux, ne sont évidemment, je ne vous apprends rien, absolument pas libres de vivre comme bon leur semble.

« Il posa la pulpe des doigts de Sethe sur sa joue. En riant, elle les retira, de peur qu’un passant, dans la ruelle ne les voie mal se tenir en public, en plein jour, en plein vent. »

Beloved, Toni Morrison, Editions Bourgois, 2023, p.211-212

C’est dans ce contexte que nous suivons l’histoire de Sethe, mère de famille et ancienne esclave désormais « affranchie » (je le mets entre guillemets car je ne suis pas persuadé que ce soit le bon terme pour désigner précisément ce qu’a vécu Sethe) et dont le quotidien est rythmé depuis presque 20 ans par le fantôme d’une enfant qu’elle a préféré égorger plutôt que de la céder aux esclavagistes.

« Au-dehors, un charretier fouetta son cheval afin de le mettre au galop , ce qui était de rigueur pour passer devant le 124, à en croire la population locale. »

Beloved, Toni Morrison, Editions Bourgois, 2023, p.17

Cet élément, qui ne surgit qu’à la moitié du livre, pourrait apparaître comme un immense spoiler, mais il n’en est, selon nous, absolument rien. Car ce n’est pas dans ce mystère que réside l’intérêt du roman. C’est justement la connaissance de cet événement tragique qui nourrit notre envie de comprendre ceux qui les ont précédés et succédés. Comment Sethe est-elle parvenu à tuer son enfant, matériellement ? Pourquoi l’avoir tuée, elle et pas ses fils ou bien son autre fille, Denver ? Autant d’éléments qui nous seront dévoilés, progressivement par l’autrice.

Car avec Morrison, ne vous attendez pas à ce que toutes les clefs du récit vous soient livrées d’un bloc. Recourant à l’analepse, elle procède à des va-et-vient incessants entre passé et présent et nous raconte son histoire par touches. On découvre alors la vie à la mal nommée Sweet Home, ferme ou Sethe était esclave aux côtés d’autres personnages que nous découvrirons au fil du récit, soit par flashback soit par leur retour dans sa vie, au présent. Le passé reflux, par vagues submergentes, apportant au lecteur son lot d’événements et pour nos personnages, des souvenirs douloureux.

Coincée entre un présent hanté et un passé sous forme de ressouvenirs peuplé d’atrocités, Sethe tente tant bien que mal de vivre au présent malgré une communauté qui lui tourne le dos pour un acte jugé incompréhensible et impardonnable…

Un roman polyphonique

Mais ce n’est pas uniquement de Sethe qu’il s’agit ici. Tour à tour, Toni Morrison donne voix aux multiples personnages qui peuplent cette histoire. Je ne suis pas sûre que le terme de « polyphonie » soit le bon, mais je n’ai pas trouvé meilleur mot pour désigner la manière dont elle passe, avec fluidité, de l’histoire d’un personnage à celle d’un autre, tissant une gigantesque toile de souffrances : celle de toute une communauté sous le joug d’esclavagistes.

Traités comme des marchandises, des animaux tout juste bons à se reproduire pour offrir de nouveaux esclaves, échangés, volés, vendus, ces hommes et femmes perdent toute forme d’agentivité, subissant une violence quotidienne inouïe.

« Tous ceux que Baby Suggs connaissait, sans même parler de ceux qu’elle aimait, qui n’avaient pas pris la fuite ou été pendus, tous avaient été loués, prêtés, vendus, rendus, réservés, hypothéqués, gagnés, volés ou confisqués. »

Beloved, Toni Morrison, Editions Bourgois, 2023, p.48

Dans cette immense toile, Morrison passe de la vie de Sethe à celle de Baby Suggs, revient à Sethe, pour aller à Denver et de Denver à Paul D. De Paul D à Stamp Paid et de Stamp Paid, elle revient à Sethe. Bref, vous l’aurez compris, elle nous emmène tour à tour dans les vies de différents personnages de cette communauté et nous dévoile les épreuves qu’ils ont dû affronter pour être aujourd’hui libres. Une liberté à la saveur amère car peuplée de flashbacks et de traumatismes.

« À ses trousses, des chien, peut-être ; des fusils, probablement ; et, assurément, des dents verdâtres. Elle n’a pas trop peur, la nuit, car elle en a la couleur, mais de jour, le moindre bruit lui est un coup de feu ou le pas furtif d’un pisteur. »

Beloved, Toni Morrison, Editions Bourgois, 2023, p.132

Mais au centre de cette toile, au centre de cette histoire, c’est bien de Beloved et de Beloved avant tout qu’il est question. Elle est, pour moi, la protagoniste de ce récit, d’ailleurs éponyme. À elle seule elle vient incarner un fantôme du passé douloureux que tous préféreraient un peu oublier : celui de l’esclavage. Un esclavage qu’ils ont vécu dans leur chair et qui laissera son empreinte indélébile sur les générations suivantes. Des traces du passé esclavagiste que Toni Morrison évoque à coup d’images contrastées… C’est le cas de cette cicatrice dans le dos de Sethe, transformée par la plume de Morrison en un arbre porteur de fruits…

« Le maître d’école a dit à l’un d’eux de me labourer le dos, et en se refermant, ça a fait un arbre. Il pousse toujours. »

Beloved, Toni Morrison, Editions Bourgois, 2023, p.38

L’atrocité de la chose est encore renforcée par le recours à l’image poétique ici… D’autant plus quand on nous dit plus loin que cet arbre de violence est porteur de fruits purulents.

L’arbre, et ses fruits

L’identité, la construction de soi sont des thèmes, subtilement amenés par Morrison à travers Beloved. Cette image de l’arbre nous semble tout à fait parlante. L’arbre et ses fruits, autrement dit, l’esclavage et ses résultats. Car c’est aussi de cela que parle ce roman, notamment à travers le personnage de Denver. Beloved nous montre à quel point il est difficile de se construire en tant que descedant.e d’esclaves en étant soi-même né.e libre. Comme si un univers entier restait inaccessible car non vécu et impossible à comprendre à travers de simples récits.

« De même, seuls ceux qui avaient vécu à Sweet Home pouvaient se remémorer l’endroit, en prononcer le nom dans un murmure, se jeter un regard oblique en ce faisant. »

Beloved, Toni Morrison, Editions Bourgois, 2023, p.32

Mais c’est aussi et surtout de liberté qu’il est question dans Beloved. La liberté de pouvoir aimer, désirer, jouir, se mouvoir, etc.

Et à chaque page, Toni Morrison nous interroge avec autant de violence que de lyrisme : quel est le prix de la liberté ?

« ‘Mister, il avait l’air si… libre. [Ce coq] avait l’air mieux que moi. Plus fort, plus coriace. Le salopiaud n’avait même pas pu se tirer tout seul de sa coquille, mais il était toujours roi et moi…’ Paul D s’interrompit, pressa sa main gauche de sa main droite. Il la tint de cette façon le temps nécessaire pour qu’elle se calme, et le monde avec elle, et qu’ils lui permettent de poursuivre. »

Beloved, Toni Morrison, Editions Bourgois, 2023, p.124

J’ai l’impression que ma chronique ne fait pas du tout honneur à ce roman complexe et magnifique. J’aurais pu vous mettre mille citations vous montrant toute la force de l’écriture de Morrison. Une force qui réside en sa capacité à dire beaucoup en peu de mots, parfois en une image empreinte de poésie et d’un brin de surnaturel. Mais je vais m’arrêter là et vous encourager à découvrir ce texte par vous-même. Vous ne le regretterez pas.



J’espère que cette chronique vous aura plu et qu’elle vous aura surtout donné envie de découvrir ce roman ou de lire Toni Morrison. De notre côté, on retourne plonger tête la première dans un nouveau bouquin et histoire de teaser un peu, on peut d’ores et déjà vous dire que notre prochaine chronique portera sur : Kitchen de Banana Yoshimoto…

À la prochaine,
Alberte