En deux mots
Pour Pierre, Elle et Lui est le plus beau film du monde. C’est à la sortie d’une séance qu’il va faire la connaissance de Florence. Le quinqua et la septuagénaire vont se voir régulièrement et devenir intimes. Mais cette relation n’est-elle pas vouée à l’échec ?
Ma note
★★★★ (j’ai adoré)
Si vous voulez en savoir plus…
Ma chronique complète publiée lors de la parution du roman en grand format : La face nord
Les premières lignes
« EMPRISE STATUE DINGUE
1
Je pleure au cinéma. Parfois pour pas grand-chose, une réplique ou une scène suffisent. Je ne crois pourtant pas être plus sensible que la moyenne ; je ne me suis jamais retrouvé en larmes dans un musée ou une salle de concert, encore moins à la fin d’un roman. J’ai même parfois du mal aux enterrements. Mais, terré dans la pénombre d’une salle, le téléphone en « mode avion », le regard rivé à l’écran… Disons pour faire court que les cartes sont redistribuées. Une région de mon cerveau prend le dessus sur les autres, les assiège puis les soumet à sa loi.
Aujourd’hui, je ne m’en cache plus, « j’assume », comme disent les hommes politiques pris la main dans le sac. Mais, pendant des années, surtout vers la vingtaine, lorsque l’on est convaincu que la valeur d’un caractère se mesure à sa dureté, j’ai eu recours à différents stratagèmes. Le plus efficace reposait sur ma mauvaise vue. À la fin de la séance, je frottais mes paupières. « Moins douze à gauche, moins huit à droite, hypersensibilité oculaire, quand la lumière revient d’un coup, ce sont les grandes eaux. » J’attendais quelques secondes, assis, les yeux fermés. La discussion roulait ensuite sur le débat opposant les lentilles de contact aux lunettes ou sur le film qui venait de se terminer. La stratégie de diversion avait fonctionné, je pouvais sortir la tête haute. Avec Elle et lui, c’était différent.
2
Je dis souvent que j’ai vu ce film « une dizaine de fois » mais, avec les années, cette formule toute faite doit être bien en dessous de la réalité. Ce n’est même pas l’une de ces œuvres fétiches découvertes à l’adolescence et qui accompagnent toute une vie. Non, ma première séance date de 2004, j’approchais des trente ans. Ce jour-là, mon alibi ophtalmologique n’aurait pas dupé grand monde. Heureusement, j’étais seul. Une fois dans la rue, les yeux encore humides, j’ai su sans le moindre doute que je venais de voir une perfection. « Le plus beau des plus beaux films du monde », comme l’a écrit un critique à propos d’une autre œuvre, mais je ne vais pas me gêner pour lui voler sa formule et rétablir la vérité. Ai-je compris pour autant que ces plans et ces dialogues ne me quitteraient plus jamais ? Je ne crois pas. Pas immédiatement.
Au fil des visionnages, chaque recoin de cette histoire m’est devenu familier : un homme et une femme se rencontrent lors d’une traversée en paquebot, chacun doit se marier à l’arrivée. Ils tombent amoureux l’un de l’autre et décident de se donner rendez-vous, six mois plus tard, le 1er juillet, à dix-sept heures, au cent deuxième étage de l’Empire State Building. Ainsi, ils auront pris le temps de s’interroger sur leurs sentiments, de rompre s’il le fallait et de trouver du travail – ils dépendent chacun à leur façon de leur futur conjoint. Le jour des retrouvailles sur le toit du gratte-ciel, la femme se fait renverser par une voiture dans la rue. L’homme n’en saura rien et attendra là-haut jusqu’à la nuit tombée avant de se rendre à ce qu’il croit être l’évidence : elle n’est pas venue, elle n’a trouvé ni l’élan ni le courage nécessaires… Peu importe, elle n’est pas venue. Chacun vivra avec ce souvenir du rendez-vous manqué, une douleur qui ne se mesure pas par son intensité, plutôt par sa persistance. Elle est toujours là. Elle stagne sous les différentes couches du quotidien, invisible, une nappe phréatique polluée par le chagrin. Il y aura des retrouvailles, heureuses mais voilées par ces mois de doute, de tristesse et de manque. « Heureuses mais… », ce serait la meilleure définition du film. Mélo mais… Comédie mais… Romantique mais… Ce « mais » universel qui parvient toujours à se glisser entre les rouages.
La moindre réplique rivalise avec les maximes des grands moralistes. On pourrait lire Elle et lui. On devrait. « C’est drôle, les choses qu’on préfère sont illégales, immorales ou font grossir » … difficile de faire mieux, non ? Un dialogue comme « Qu’est-ce qui rend la vie si difficile ? – Les gens, peut-être ? » vaut largement « L’enfer, c’est les autres » du père Sartre, sans se gargariser de grandes théories en « isme ». Et que dire de « Soyez heureuse, aucun garçon ne vous courtise, alors pas de mariage et pas d’enfants qui auront honte de vous » ? Peut-on décrire plus simplement le poids écrasant des responsabilités ? Peut-on pointer plus nettement l’absurde enchaînement d’engrenages qui conduit vers la vie d’adulte ?
J’ai d’abord cheminé à tâtons dans le film puis en habitué, entre son scénario et ses images. Il m’est arrivé de me rendre à une séance dans le simple but de retrouver les personnages, de passer une heure trente avec eux et de m’éviter un début de soirée trop solitaire ou, au contraire, un de ces dîners dans lesquels mon célibat fait tache. C’était le cas en février 2023. Séance de vingt heures, Filmothèque du Quartier latin, Paris, 5e arrondissement. La nuit précédente, une insomnie m’avait tenu éveillé. J’étais fatigué. Est-ce pour cette raison que le dialogue de la fin m’a touché d’une façon imprévue ? J’ai quitté mon fauteuil les yeux brillants, assommé par l’émotion et le manque de sommeil. Au moment de pousser la porte à battants, je me suis arrêté pour laisser passer devant moi une spectatrice emmitouflée dans un imperméable couleur mastic et une épaisse écharpe d’un bordeaux tirant sur le rouille. Elle était âgée et marchait avec prudence dans l’étroit passage délimité par les rangées de fauteuils rouges. L’espace de quelques secondes, elle m’a dévisagé avec un regard amusé.
3
Le lendemain, j’ai passé plusieurs heures à reformuler des avenants de contrat afin d’y incorporer des informations de plus en plus précises et insignifiantes. Cette brume administrative s’est épaissie au fil de la journée. En fin d’après-midi, j’ai claqué l’écran d’ordinateur sur le clavier. Pour dissiper cette torpeur, le plan s’est imposé avec évidence : un croque-monsieur au café Le Sorbon, puis Elle et lui à la séance de vingt heures. Les habitudes sont des alliées sûres.
4
Je garde un étrange souvenir de cette séance, comme si le film, à force d’être vu, connaissait mes faiblesses et en jouait. J’étais persuadé qu’à un moment, sur le pont du paquebot, Cary Grant se penche pour embrasser la nuque de Deborah Kerr. J’aurais même pu décrire la scène. C’était d’ailleurs le geste parfait au moment parfait, le juste dosage entre la discrétion que réclame leur situation (ils sont « pris » tous les deux) et l’audace qu’exige leur histoire naissante. Aurais-je eu cette présence d’esprit ? Je suis persuadé que non. J’aurais joué l’indifférence ou, au contraire, j’aurais voulu forcer le destin avec une déclaration trop appuyée. Réflexions totalement inutiles de toute façon, puisque ces plans étaient restés dans ma mémoire mais pas dans le film. Je les avais rêvés. Il y a bien le moment où Grant saisit la main de sa partenaire, quelques secondes chorégraphiées avec la minutie d’un ballet ; il remonte de deux marches dans l’escalier et l’embrasse hors champ comme, plus tard, l’accident au bas de l’Empire State Building sera lui aussi invisible pour le spectateur. Mais pas de baiser sur la nuque. Je suis sorti de la salle avec une impression de frustration, comme lorsque l’on feuillette un livre mal imprimé dans lequel il manque un chapitre.
« Vous aimez beaucoup ce film… »
La voix a ramené mon attention dans la rue Champollion. J’ai reconnu la laine bordeaux-rouille qui tranchait sur le beige du trench.
« Vous aussi, visiblement.
— Mais vous semblez moins ému qu’hier.
— Oui, je pleure au cinéma. Je sais, ce n’est pas brillant.
— Si on ne pleure pas pour Elle et lui… »
Sa main a amorcé un geste fataliste dans les airs avant de retomber le long de sa hanche. Elle portait une imposante bague noire qui semblait trop lourde pour ses doigts.
« Et puis, a-t-elle poursuivi, il vaut mieux pleurer pour des retrouvailles, une fin gaie.
— Pas totalement gaie non plus… »
Si nous avions été dans une comédie américaine, une « comédie mais… », j’aurais alors tendu ma main, « je m’appelle Pierre », et elle m’aurait répondu. Les présentations faites, la conversation aurait pu se poursuivre avec l’élan insufflé par cette légère intimité. Mais elle m’a dit qu’elle avait froid et qu’elle allait rentrer. J’ai alors remarqué la netteté de son profil, un nez droit et long, sans arrondis hésitants. Des yeux étirés s’arrimaient à ce pilier porteur ; leur périmètre semblait s’étendre encore à travers les deltas formés par les rides. »
L’avis de… Alice Ferney (Le Figaro)
« Voilà un roman de forme parfaite, dans la grande tradition française de la concision brillante et de l’étude des sentiments. L’expression est juste, sans esbroufe, le mot précis à la bonne place, la phrase légère vous entraîne avec rectitude. Dépouillé, La Face nord ne manque ni de beauté, ni de vérité, ni de finesse, ni d’émotion. Resserré, La Face nord ne rate ni les élans, ni les déceptions, ni l’espérance, ni ce qui pèse et tranche jusqu’à nous emplir de mélancolie. »
Vidéo
Claire Chazal présente « La face nord » dans Au bonheur des livres © Production Public Sénat
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