

Éditions Folio, 2019 (734 pages)
Ma note : 17/20
Quatrième de couverture …
« La seule chose qu’il aima d’elle tout de suite, ce fut la voix. Une voix de contralto chaude, profonde, nocturne. Aussi mystérieuse que les yeux de biche sous cette chevelure d’institutrice. Bérénice parlait avec une certaine lenteur. Avec de brusques emballements, vite réprimés qu’accompagnaient des lueurs dans les yeux comme des feux d’onyx. Puis soudain, il semblait, très vite, que la jeune femme eût le sentiment de s’être trahie, les coins de sa bouche s’abaissaient, les lèvres devenaient tremblantes, enfin tout cela s’achevait par un sourire, et la phrase commencée s’interrompait, laissant à un geste gauche de la main le soin de terminer une pensée audacieuse, dont tout dans ce maintien s’excusait maintenant. »
La première phrase
« La première fois qu’Aurélien vit Bérénice, il la trouva franchement laide. Elle lui déplut, enfin. »
Mon avis …
Paris, dans les années 20. Rescapé de la Grande Guerre, Aurélien est un jeune homme oisif, solitaire et mélancolique. Il vit de ses rentes, mais erre véritablement avec le sentiment de passer à côté de sa vie. Depuis sa garçonnière située sur l’île Saint-Louis, il laisse passer les semaines, les mois, enchaînant les conquêtes d’un soir pour tromper le temps. Les horreurs de la guerre sont passées par là. Aurélien n’a plus de buts, plus d’envies. Jusqu’à sa rencontre avec Bérénice.
C’est par l’intermédiaire d’un ami, Edmond Barbentane, qu’Aurélien rencontrera cette jeune provinciale mariée à un pharmacien. Le coup de foudre n’est pas au rendez-vous. Aurélien la trouvant d’emblée laide lors d’une première entrevue. Pourtant, un amour naîtra, absolument fou et obsédant. Dès lors, Aurélien ne vit plus que pour et à travers Bérénice.
Débute alors un chassé-croisé, des instants volés, des rencontres manquées, des propos mensongers uniquement dits pour plaire à l’autre et moults quiproquos. Les protagonistes qui gravitent autour d’eux ne peuvent qu’assister à cette passion naissante.
Quel roman inoubliable ! Aragon signe un écrit doux-amer qui décortique le sentiment amoureux, du moins sa première étape : l’idéalisation de l’autre. L’autre n’est alors pas encore aimé pour ce qu’il est (puisqu’on ignore encore tout ou presque de lui) mais pour ce qu’il représente, pour ce que l’on projette sur lui. C’est ainsi que j’interprète l’amour qui unit Aurélien et Bérénice. Nos deux écorchés vifs se reconnaissent l’un dans l’autre. Ils attendent peut-être que cet amour les répare, les sauve d’une certaine torpeur voire d’une dépression latente. Pour survivre, l’amour ne peut donc qu’être intense, merveilleux, sans jamais décevoir, sans jamais être source de concessions (la fameuse quête de l’absolu qui hante Bérénice). Et comme on sait qu’il ne peut vraiment en être ainsi, c’est bien un amour impossible que nous conte ici Aragon.
L’auteur ne ménage pas nos autres protagonistes. Il est question de tromperie conjugale, de mensonges, de duperie, de manipulations. « Il n’y a pas d’amour heureux » semble être le message que souhaite nous transmettre Aragon. Mais Aurélien a été rédigé à une période où Elsa Triolet menaçait de le quitter. Sans doute ce roman aura été un moyen pour Louis Aragon de poser sur le papier ses états d’âme du moment (le couple est tout de même resté ensemble une quarantaine d’années).
Plus que tout, j’ai aimé l’écriture si juste et en même temps si poétique de Louis Aragon. Le style est soutenu, mais tout à fait accessible (ne vous y méprenez pas). La ville de Paris sert de décor tout en se faisant miroir des émotions et ressentis de nos personnages. Il suffit de s’arrêter sur des détails concernant la couleur du ciel, les descriptions de la Seine. J’ai trouvé certains passages très beaux. J’ai aimé la diversité des paysages : le Paris des Années folles, la fameuse scène située à Giverny près de la maison de Monet, les paysages montagnards allemands décrits à la fin du livre. Tout a un sens chez Aragon. Chaque paysage, chaque scène est là pour rendre d’une atmosphère, d’un sentiment ressenti (principalement par notre héros).
L’atmosphère festive de ce Paris des années 20, sous fond de jazz et de soirées alcoolisées, est pour le moins extrêmement bien rendue. J’avais réellement l’impression d’être là, d’assister aux conversations, d’entendre la musique tout en rêvant moi aussi porter les tenues mises en valeur par Rose Melrose. Pour cela également, j’ai adoré ce livre.
Et que dire de ce final… si riche en portée symbolique. J’en ai été bouleversée. Après toute une période d’éloignement physique, sans jamais avoir cessé de penser l’un à l’autre, Aurélien et Bérénice se retrouvent. Un point final sera mis sur leur histoire, exactement au moment où les masques tombent (on pense forcément à cette dualité de Bérénice qui a les yeux ouverts / les yeux fermés). Le temps a passé. On ne retrouve plus l’autre tel qu’on se l’était imaginé et construit. L’idéalisation de l’autre n’est plus.
Extraits …
« Qui a le goût de l’absolu renonce par là au bonheur. »