L’été en poche (06) : Stella et l’Amérique

Par Henri-Charles Dahlem @hcdahlem

  

En 2 mots:
Stella Thibodeaux, qui parcourt les États-Unis avec une troupe de forains, se donne aux hommes dans son camping-car. Et découvre qu’après le sexe, ses clients guérissent de leurs maladies. Alors que les rumeurs enflent, toute une cohorte d’individus, plus ou moins recommandables, partent à sa poursuite, notamment un envoyé du Vatican, un journaliste et deux tueurs bien décidés à faire de cette sainte une martyre.

Ma note


★★★★ (j’ai adoré)

Si vous voulez en savoir plus…
Ma chronique complète publiée lors de la parution du roman en grand format . Stella et l’Amérique

Les premières lignes
« Il faut savoir que Stella n’était pas exactement belle, ni très futée non plus. Mais elle était sincère. Et loyale. Et dans une vie, quand on y pense, ça peut suffire pour devenir une sainte. 
Pas très futée ni exactement belle, mais désirable, ça oui. C’était dans son attitude, sa posture, sa façon de bouger les hanches et de vous regarder. Quand Stella vous regardait, vous étiez le seul homme sur terre, vous comptiez pour quelque chose. Peu importe qui vous étiez et de quelle façon: Stella jetait sur vous ses yeux d’ambre, ses yeux candides, et vous étiez vivant. 
Elle vous regardait. 
Vous. 
Votre cœur, votre sang. 
Vivant.
Alors, bien sûr, Stella ne pouvait que devenir ce qu’elle portait en elle: la quantification du désir. 
Et dans une vie, quand on y pense, ça peut suffire pour devenir une putain. 

Annonciation
1
Ce soir-là, un soir de juin avec des chauves-souris frôlant ses cheveux noués à la hâte, elle avait attendu que le tumulte s’apaise dans sa tête – quelque chose ayant à voir avec de l’eau froide et bleue se fracassant sur un rocher –, pour verrouiller son camping-car et rejoindre la caravane de Santa Muerte. Ce n’était pas grand-chose, une centaine de mètres à franchir d’un pas rapide, les pieds nus frôlant l’herbe rare
et rebondissant sur la terre sèche, le temps d’écraser une dizaine de moustiques sur ses bras nus et ses cuisses dures comme l’amour.
Stella Thibodeaux avait 19 ans, l’âge des martyrs. Elle-même n’était pas sûre de la date de naissance inscrite sur ses papiers d’identité. Ce qu’elle savait, en revanche, c’est qu’elle devait causer d’urgence avec celle qui lui avait tout appris sur les hommes.
C’était aussi Santa Muerte qui lui avait suggéré de se déplacer en suivant les forains. La vieille Mexicaine, dont la moitié du visage était maculée par un mélanome, officiait comme voyante dans sa caravane. Et comme pour bien des choses dans la vie des mâles venant à elle, elle avait vu juste: le stand de tir-pipe attirait d’autres sortes de clients dans le périmètre du parc d’attractions que d’innocents brouteurs
de barbe à papa.
Stella frappa trois coups rapides à la porte en résine de polyester. Une voix étouffée lui dit d’entrer. Quand la Mexicaine vit la jeune fille s’avancer dans la pénombre, elle toussa et alluma une des quarante cigarettes qu’elle fumait
chaque jour. Elle avait mis déjà tant de clous à son cercueil qu’il pesait bien plus que son corps décharné. Mais la mort ne voulait pas encore de ses 89 ans et de ses 48 kilos.
«Faut croire que j’ai pas encore assez dit de boniments ici-bas. C’est que, ma foi, les gens ont besoin d’espoir, et puis quand l’espoir les abandonne, il leur faut du mensonge, c’est
une autre façon de tenir le coup. Bon, qu’est-ce qui t’amène, amorcita?»
Santa Muerte se pencha et cracha dans la bassine en plastique à ses pieds. Elle s’essuya la bouche avec un mouchoir de tissu sale et but au goulot une lampée de mezcal. Lequel, avec les cigarettes sans filtre, est une belle tentative d’écourter le temps long. Le ver dans la bouteille chatouilla ses lèvres avant de s’en retourner au fond. Santa passa sa petite langue noire sur sa bouche.
«Assieds-toi et parle, ma jolie. Mes clients attendent.
— J’ai vu personne dehors.
— Je parle aussi avec des fantômes, la plus grande part du boulot est invisible.»
Stella s’assit sur la chaise en osier incommode, la galette en mousse aplatie par des milliers de fesses anxieuses. Avec une sorte de révérence, elle posa ses mains transparentes parcourues de veines bleues sur la boule de cristal.
« Comment tu fais pour voir quelque chose là-dedans, Santa?
— Imagination et empathie. Ajoutes-y aussi l’expérience. Alors?
— Bon. Voilà. C’est… C’est de nouveau arrivé, Santa.
— Tu veux dire ces résorptions?
— Pourquoi tu les appelles comme ça ?
— Parce que l’autre mot qui convient ne me plaît pas.
Parle, nom de Dieu.
— Un des clients d’hier. Il avait une de ces maladies sur le visage et les mains, du synopsis…? catharsis…?
— Psoriasis… Bon sang, Stella, tu les prends donc tous?
— C’est toi qui m’as appris à n’en négliger aucun.
— Bueno, et après?
— On a fait ce pour quoi il est venu, il s’en va, et ce soir, il revient et il n’a plus rien. Je vois son visage, sa peau est pure et lisse comme celle d’un enfant…
— Et?
— Et il tombe à genoux, il pleure et dit que je l’ai
guéri. C’est moi qui l’ai guéri, Santa, je n’y comprends rien.»
Déjà que la vieille ne se privait pas pour boire son mezcal, mais là elle en profita pour toucher le fond et avaler le petit ver qu’elle aspira dans sa bouche édentée. Le cul de la bouteille claqua sur la table ronde décorée d’un napperon
autrefois blanc. Stella sentit la boule de cristal vibrer sous ses mains.

« C’est le combientième, Stella ?
— Le troisième. Depuis le début du mois.
— Tu es de quel signe, déjà ?
— Signe de quoi ?
— Du zodiaque.
— Mes papiers disent le 14 septembre.
— C’est la vierge, ça…
— Je ne comprends pas, Santa.
— Tu sais quoi, querida?
— Non?
— Il y a pas mal de chances que tu sois dans la merde, mon trésor. »

L’avis de… Véronique Cassarin-Grand (L’Obs)
« Incardona actionne avec une jubilation communicative les ressorts narratifs de la tragi-comédie, commente l’action, interpelle le lecteur et dessine une galerie de portraits inoubliables dans cette Amérique puritaine et violente, le chapelet dans une main, le flingue dans l’autre, dont le mythe, contrairement à Stella, ressort salement amoché. »

Vidéo


Interview de Joseph Incardona pour son roman : « Stella et l’Amérique » © LN Radio

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