

En 2 mots:
Angustias Romero a choisi de quitter son pays avec son mari et leurs deux enfants qui vont mourir durant cet exil. Pour leur offrir une sépulture décente, elle va demander l’aide de Visitación Salazar, qui a créé «Le tiers pays», un cimetière illégal. Et pour rester auprès des défunts, elle lui propose de l’assister. Sauf que leur initiative gêne la mafia locale.
Ma note
★★★★ (j’ai adoré)
Si vous voulez en savoir plus…
Ma chronique complète publiée lors de la parution du roman en grand format : Le tiers pays
Les premières lignes
« Je suis arrivée à Mezquite à force de chercher Visitación Salazar, la femme qui a donné une sépulture à mes enfants et m’a appris à enterrer ceux des autres. J’avais marché jusqu’au bout du monde, ou plutôt là où j’avais pu croire un temps que le mien était parvenu à son terme. Je l’ai trouvée un matin de mai au pied d’une colonne de niches funéraires. Elle portait un legging rouge, des bottes de chantier et un foulard bariolé noué derrière la tête. Une couronne de guêpes tournoyait autour d’elle. Elle ressemblait à une Vierge noire qui aurait atterri dans une décharge.
Dans ce terrain vague calciné, Visitación Salazar était le seul être encore en vie. Sa bouche aux lèvres brunes cachait des dents blanches et carrées. C’était une belle femme noire, plantureuse et pulpeuse. De ses bras, épais à force d’enduire les tombes à la chaux, pendaient des pans de peau qui luisaient au soleil. Plus que de chair et d’os, elle semblait faite d’huile et de jais.
Le sable souillait la lumière et le vent perforait les oreilles ; un gémissement qui jaillissait des crevasses ouvertes sous nos pieds. Plus qu’une simple brise, c’était un avertissement, une tolvanera : un tourbillon de poussière dense et impénétrable, comme la folie ou la douleur. La fin du monde ressemblait à ça : un tas de cendres formé par les os que nous semions sur notre passage.
À l’entrée de Las Tolvaneras pendait une pancarte peinte à la brosse: LE TIERS PAYS, un cimetière de non-droit où se retrouvaient les morts que Visitación Salazar enterrait en échange d’une aumône, et parfois même pas. Presque tous ceux qui gisaient là étaient nés et morts à la même date. Sur leurs tombes misérables, des gribouillis étaient gravés dans le ciment frais : l’écriture accidentée de ceux qui ne reposeront jamais en paix.
Visitación ne s’est même pas retournée pour nous regarder. Elle était au téléphone. De la main gauche elle tenait l’appareil ; de l’autre, des fleurs en plastique qu’elle a enfoncées dans le mortier fraîchement mélangé.
— Oui, ma belle, je t’écoute.
— Angustias, tu es sûre que cette femme va nous recevoir ? a demandé Salveiro.
J’ai hoché la tête.
— Je t’écoute, ma petite mère ! a-t-elle continué, débonnaire. Mais puisque je te dis qu’on n’en trouve plus, des cercueils ! Ooooh ! Il n’y a plus de réseauuuuu ! a-t-elle poursuivi, tragi-comique.
— Cette bonne femme est un moulin à paroles…, a ronchonné Salveiro.
— Mais tais-toi, Salveiro !
— Dis à ce type qu’il attende un peu ! a crié la femme en s’adressant enfin à nous. Les morts savent être patients ! Ils ne sont pas pressés, eux !
Une nouvelle rafale de vent nous a brûlé la peau. La terre de Mezquite ressemblait à une plaque en fonte jonchée de chardons et de larmes, un endroit où nul n’avait besoin de se mettre à genoux pour faire pénitence. Celle qui nous avait conduits jusque-là était largement suffisante.
Le Tiers Pays ressemblait à cela: une frontière à l’intérieur d’une autre où se rejoignaient la sierra orientale et la sierra occidentale, le bien et le mal, la légende et la réalité, les vivants et les morts.
L’épidémie et la pluie se sont abattues en même temps, comme les mauvais présages. Les criquets ont arrêté de chanter et une tumeur de poussière s’est formée dans le ciel, avant de se décharger en gouttes d’eau marron. À la différence des maux que nous avions déjà subis, celui-ci a pulvérisé nos souvenirs et nos désirs.
Le virus attaquait la mémoire, semait en elle la confusion, avant de la grignoter. Il se propageait à toute vitesse et plus le malade était âgé, pire c’était. Les vieillards tombaient comme des mouches. Leurs corps ne résistaient pas à l’assaut des premières fièvres. Au début, on a dit qu’il était transmis par l’eau, puis par les oiseaux, mais personne n’était capable d’expliquer cette épidémie d’amnésie qui nous a tous transformés en fantômes et a rempli le ciel de vautours. Le virus nous a abrutis avant de nous couvrir de peur et d’oubli. Nous marchions sans but, perdus dans un monde de fièvre et de glace.
Les hommes sortaient dans la rue et attendaient. Quoi? Je n’ai jamais pu le savoir.
Nous les femmes, nous nous activions pour tromper le désespoir : ramassant de quoi manger, ouvrant et fermant les fenêtres, grimpant sur les toits et balayant les cours. Nous accouchions en poussant et en criant, telles des folles à qui personne ne donnait rien, pas même un peu d’eau. La vie s’est concentrée en nous, dans ce que jusqu’alors nous avions été capables de retenir ou d’expulser. Mon mari aussi a attrapé le virus, mais j’ai mis du temps à m’en rendre compte. J’ai confondu les premiers symptômes avec son caractère. Salveiro parlait peu, il était réservé et n’avait aucune curiosité pour rien, au-delà de son petit monde. Lorsque je l’ai connu, il travaillait dans le garage familial et passait son temps à desserrer des boulons avec une clef en croix ou, couché à côté d’un cric hydraulique, à réparer une panne sous les tripes d’un camion détraqué. Je passais tous les jours devant le local noirci sans y prêter attention. Si je suis entrée un jour, c’est parce que j’avais besoin de graisse à moteur pour dégripper les serrures de la maison : un bidon de Trois en Un, quelque chose qui permette de lubrifier les ferrures, mais Salveiro m’a proposé de venir y jeter un œil.
— Ce ne sont pas les serrures. C’est le bois. Il est rongé par les termites, c’est pour ça que les portes ne ferment pas ; tu vois ça ? – Il m’a montré une fine poussière de sciure et de copeaux.
Il est revenu la même semaine pour examiner le toit et le reste de la maison. Il l’a inspectée de fond en comble : la poutre pleine de moucherons, les pieds de la table mal coupés ou la chaise mal sciée. Il allait et venait, une lime à la main. Il ponçait ici et donnait des coups de marteau là. Tout ce qu’il touchait cessait de grincer ou de crisser, comme s’il réparait les choses d’un simple regard.
— Angustias, qui c’est celui-là ?
— Le fils du garagiste, papa. Il est venu réparer les traverses et les cadres des fenêtres.
Après chaque visite, nous lui offrions une bière pour le remercier. Il s’asseyait sous le tamarin et se laissait interroger.
— Pourquoi vous ne laissez pas tomber la mécanique pour vous consacrer à ça ? Vous êtes doué, insistait mon père, mais Salveiro buvait sans répondre. Angustias a fait des études de coiffure. Lancez-vous : avec un diplôme de menuisier en main, vous pourriez monter votre propre atelier d’ébénisterie.
— Je viens d’ouvrir un salon de coiffure, l’ai-je interrompu pour me faire remarquer. Il est à deux rues d’ici. Tu veux passer te faire couper les cheveux ? Comme ça, je t’expliquerai les démarches pour s’inscrire aux cours.
Il s’est présenté le lendemain. Il portait un pantalon propre et une chemise bien repassée. Sa peau satinée et parfumée n’avait rien à voir avec ces bras toujours crasseux d’huile et de graisse. Après lui avoir frotté les cheveux avec du shampooing et de la crème, je l’ai conduit vers le fauteuil, j’ai couvert ses épaules d’une cape et je lui ai coupé les cheveux avec mes meilleurs ciseaux. Les mèches tombaient, encore humides.
Salveiro n’a pas suivi de formation de menuisier, mais il a continué à venir à la maison trois fois par semaine pour apporter une bricole ou arranger un détail.
— Angustias, ma fille, cet homme est un lourdaud, mais bon, s’il est à ton goût…, m’avait dit mon père à l’oreille avant de faire un sourire pour la seule photo que nous avions prise, devant les portes de la mairie où nous nous sommes mariés.
Mon mari était un homme honnête. Il était doué pour la bagatelle. Il savait me caresser avec la même patience que quand il sciait du bois. Il ne parlait pas, mais ça m’était égal. Et c’était bien là le problème : je n’ai même pas imaginé que ses silences avaient un rapport avec l’indolence qui envahissait les rues ; une nuée d’ennui qui a fini par ensevelir la ville. »
L’avis de… Ariane Singer (Le Monde)
« D’une grande force poétique, riche en fulgurances, ce récit syncrétique tient ainsi de la tragédie grecque et du conte latino, avec une part savamment dosée de réalisme magique. Il touche à l’universel en peignant l’engagement acharné des uns à rendre leur dignité à d’autres : ceux qui venaient là simplement pour chercher une vie meilleure. »
Vidéo
Karina Sainz Borgo présente son roman «Le tiers pays» © Production Gallimard
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