L’été en poche (09): Poussière blonde

Par Henri-Charles Dahlem @hcdahlem

En 2 mots
Pauline, vétérinaire en Californie, rejoint son amie Billie-Pearl à Reno pour assister à la démolition du Mapes, casino mythique où elle a travaillé comme femme de chambre. Au milieu de cette poussière blonde lui reviennent en mémoire la rencontre capitale faite dans la suite 614 avec Mrs Miller, venue tourner le film « Les désaxés ». Ce sera la dernière apparition à l’écran de Marilyn.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Si vous voulez en savoir plus…
Ma chronique complète publiée lors de la parution du roman en grand format : Poussière blonde

Les premières lignes
« Janvier 2000
Mont-Shasta
Comté de Siskiyou, Californie du Nord


Assise sur un tabouret, Pauline était au travail dans le box de Starling, ce poulain blessé qui lui donnait tant de fil à retordre, lorsque le pas de sa fille Lily se fit entendre à l’entrée du bâtiment. Ouvrant de grands yeux affolés, Starling tressaillit, et Pauline dut lui murmurer quelques mots à voix basse pour le tranquilliser. Depuis qu’un tracteur avait dérapé sur une plaque de verglas et foncé sur lui, lui fracassant le radius, Starling n’avait pas retrouvé son calme ; un rien l’alarmait. C’était son patient le plus apeuré, celui qui lui demandait le plus d’attention.
– Maman ! Téléphone ! cria Lily.
– Ça peut attendre ? demanda Pauline, la joue posée contre le flanc frémissant du jeune cheval.
Elle sentait son cœur battre sous la robe dorée.
– Non, rétorqua Lily.
Intriguée, Pauline perçut une intonation joyeuse dans sa voix et se leva pour scruter le visage de sa fille : il rayonnait. Puis elle vérifia une dernière fois le cataplasme et l’attelle fixés à la jambe du poulain, passant sur ses naseaux une paume rassurante.
– Allez, mon bonhomme. Tu tiens le bon bout.
Elle se lava les mains au robinet devant les box et rejoignit sa fille. C’était quoi, ces mystères, enfin ? Pourquoi ne pouvait-elle pas lui dire qui était au bout du fil ? C’était Nick ? Lily secoua la tête, fit mine de ne pas pouvoir parler en se pinçant les lèvres et l’accompagna au bureau central, à quelques pas des écuries.
Pauline n’avait pas encore succombé à la mode du téléphone portable comme la plupart de ses confrères vétérinaires. Elle travaillait « à l’ancienne », reconnaissait-elle en riant lorsqu’on lui posait la question : « Pas de Nokia ou de BlackBerry chez moi ! » Elle croyait aux vertus d’une ligne fixe et d’un bon vieux répondeur ; ce qui était normal après tout, à son âge : bientôt soixante et un ans, tout de même ! Face à ceux qui se moquaient de son côté vintage, elle brandissait un argument imparable : dans les hauteurs escarpées où se trouvait sa clinique vétérinaire, la couverture réseau était médiocre.
Après avoir parcouru les quelques mètres qui la séparaient de son bureau, elle s’approcha de Lily, qui lui tendit le combiné avec ce même sourire espiègle.
– Docteur Bazelet, annonça Pauline en repoussant une mèche poivre et sel et en s’attendant à tomber sur la voix de Nick.
– Vous voulez dire la célèbre docteur Bazelet ? L’irremplaçable docteur Bazelet ?
Rien à voir avec les tonalités graves et rauques de Nick.
Pauline esquissa le même sourire que sa fille. Cette voix ! Toute sa jeunesse lui revenait en un instant.
– C’est toi !
– Tu parles que c’est moi, miss !
Il n’y avait que Billie-Pearl pour l’appeler ainsi, alors qu’elles avaient le même âge et plusieurs petits-enfants chacune. Elles se connaissaient depuis l’adolescence.
Lily s’était éclipsée, laissant sa mère seule dans le grand bureau. Dehors, derrière la fenêtre, la nuit tombait comme un rideau, estompant la neige qui blanchissait le sommet du mont Shasta, un décor dont Pauline ne se lassait pas : vert au printemps, doré en été, blanc en hiver, rehaussé d’écarlate à l’automne, en hommage au volcan qu’il était encore.
Billie-Pearl alla droit au but ; c’était dans sa nature, Pauline en avait l’habitude.
– Tu as du boulot en ce moment, miss ? Tout un tas de pauvres chevaux estropiés à soigner ?
– Pas mal de boulot, en effet. Pourquoi ?
– Parce que tu as intérêt à ramener ton joli minois à Reno le 30 janvier. Dans dix jours. C’est un dimanche, le matin. Quand j’ai vu ça aux infos, j’ai tout de suite pensé à toi. Tu ne peux pas rater un événement pareil, pour rien au monde.
– Rater quoi ?
– Tu as bien un collègue véto qui pourrait te dépanner ? Et ta fille donnera un coup de main, comme toujours ?
Billie-Pearl prenait un malin plaisir à la faire lanterner. Ça aussi, Pauline en avait l’habitude. Elle alluma une cigarette, rangea quelques affaires qui traînaient sur son bureau.
– Comment va Dansa ? dit-elle pour la taquiner à son tour.
C’était la jument préférée de Billie-Pearl, la petite-fille de Commander, son mustang chéri, disparu depuis longtemps.
La voix de Billie-Pearl baissa d’un ton :
– Dansa va bien. Écoute-moi, dis ! Le 30 janvier, ils vont faire sauter le Mapes. Ils vont tout dynamiter.
Pauline s’étonna : ils allaient vraiment le raser ? Billie-Pearl le lui confirma : pas le moindre doute. Fermé depuis décembre 1982, le palace, dans un état de délabrement avancé, n’avait plus rien à voir avec la splendeur de ses débuts dans les années quarante, lorsque sa haute silhouette faisait battre le cœur de Reno et en était comme le centre incandescent. Billie-Pearl ajouta qu’il y avait eu une large mobilisation pour tenter de le sauver, plusieurs pétitions, des marches, mais cela n’avait pas suffi : on allait le remplacer par un parking et une patinoire. Pauline n’en croyait pas ses oreilles, ébranlée par une mélancolie aussi soudaine qu’inattendue.
– Ce dimanche-là, le 30 janvier, c’est Super Bowl Sunday, continuait Billie-Pearl, ce qui veut dire qu’il y aura un monde de fou sur la route. Viens la veille, tu arrives dans l’après-midi, tu te poses chez moi et tu t’installes tranquillement. Je te présenterai les derniers poulains. Le lendemain matin, on ira ensemble. Et tu rentreras chez toi le lundi.
Pauline accepta, même si ce serait compliqué de trouver un remplaçant. Elle ne partirait que quelques jours, en fin de semaine, et elle savait qu’elle pouvait faire confiance à Lily pour la gestion de la clinique. Sa fille n’était pas vétérinaire, mais c’était elle qui s’occupait des factures et des clients. Avec son mari, Howard, ils avaient deux enfants, un fils de dix ans et une fille de huit. Ils vivaient tout près, ce qui lui permettait de les voir souvent.
Un peu plus tard, alors que Lily s’apprêtait à rentrer chez elle, Pauline lui apprit qu’elle prévoyait de s’absenter à la fin de la semaine du 30 janvier. Lily fit la grimace et lui rappela qu’il y avait des opérations prévues le lundi matin, donc des arrivées dès le dimanche soir. Pauline lui promit qu’elle serait de retour le plus tôt possible le lundi et qu’elle se ferait remplacer par son ami et voisin le docteur Merrill. Elle allait l’appeler dès ce soir. Lily ronchonna ; elle avait prévu une sortie avec ses enfants et son mari. Devoir tout changer à la dernière minute, ça ne lui plaisait pas beaucoup.
– C’est Billie-Pearl qui te propose la soirée du siècle à regarder vos vieilles diapos de mustangs en écoutant Carole King ?
Puis elle vit l’émotion s’imprimer sur le visage de sa mère et se ravisa, posa une main sur son épaule.
Pauline baissa la tête. Elle se tut un court instant, puis elle dit :
– Ils vont raser le Mapes. Je voudrais juste être là. C’est tout.
Lily n’avait plus besoin de demander à sa mère pourquoi elle voulait se rendre à Reno. Elle la serra dans ses bras, lui murmurant, avec toute la tendresse dont elle était capable, qu’elle comprenait.
Le samedi 29 janvier, Pauline sortit la Dodge Dakota du garage en marche arrière, prenant garde à ne pas effleurer l’ancienne Ford Thunderbird bleue qui dormait là, glissa son CD favori dans le lecteur, un album de Françoise Hardy, et prit la route. Pour atteindre le ranch de Billie-Pearl dans les environs de Cold Springs, il lui faudrait au moins trois heures, peut-être davantage avec la circulation. Son amie l’attendait pour la fin de la journée. Pauline ne s’était pas rendue à Reno depuis un certain temps. Elle ne se souvenait même pas de la dernière fois, c’était sans doute pour voir son frère cadet, qui ne vivait plus dans l’ancienne maison familiale des Hammond sur Washington Street, démolie depuis plusieurs années. Jim, qui avait plutôt bien réussi dans l’immobilier, habitait à présent le quartier cossu de Old Southwest.
À chaque fois qu’elle se rendait à Reno, elle se retrouvait engluée dans une nasse de nostalgie et de regrets, avec en figure de proue le souvenir de sa mère. Ses rapports avec le père de Lily restaient ambigus, même après une quarantaine d’années – l’âge de leur fille. Elle savait que Kendall Spencer n’avait pas quitté Reno. Rien que de prononcer son nom la remplissait encore d’un malaise indéfinissable. Pendant quinze ans, il s’était contenté de poster un chèque à Noël, accompagné d’une carte sur laquelle elle ne déchiffrait rien, si ce n’était le gribouillis d’une signature. Il n’avait pas revu Lily non plus. Cette dernière était passée à autre chose depuis longtemps.
Même si elle connaissait le trajet par cœur, Pauline conduisait avec prudence sur la route sinueuse qui dévalait le mont Shasta : emprunter la California 89, puis la Feather Lake Highway jusqu’à la route 395. Heureusement, les chutes de neige de la semaine précédente n’avaient pas affecté la circulation. En chemin, elle se remémora la mise en garde de Nick le matin au petit déjeuner : elle allait devoir se méfier de la force des émotions qui risquaient de l’envahir lorsque l’hôtel s’effondrerait devant ses yeux. Le passage du temps n’avait pas, selon lui, réussi à oblitérer ce qu’elle avait éprouvé en ces murs ; le bon, le moins bon, toutes ces choses qu’elle lui avait révélées petit à petit, tout ce qu’elle avait retenu en elle depuis tant d’années. Nick était entré dans sa vie depuis peu, mais elle lui faisait autant confiance, sinon plus, qu’à ses amis proches. Elle s’était entièrement ouverte à lui.
Lorsque, deux heures plus tard, Pauline atteignit enfin la Feather Lake Highway, un nombre croissant de voitures firent leur apparition, ce qui l’obligea à ralentir. Cela ne la dérangeait pas, au contraire : elle aimait rouler. Avant d’ouvrir sa clinique équine, elle avait passé d’innombrables heures au volant, pour aller examiner ses patients aux quatre coins de la région. Elle alluma une cigarette, mit la radio et se concentra sur la route. »

L’avis de… Jean-Luc Wachthausen (Le Point)
« Dans ce roman fluide, qui se lit d’une traite, Tatiana de Rosnay raconte à la fois les coulisses du dernier film de Marilyn et la complicité toute féminine, parfois douloureuse, qui lie deux êtres fragiles à la trajectoire croisée. Au fil des pages dans lesquelles pointe la nostalgie, on est à leur côté, cerné par cette « Poussière blonde », tout ce qui reste du rêve hollywoodien de Norma Jean. »

Vidéo


Tatiana de Rosnay présente Poussière Blonde © Production Librairie Mollat

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