


En deux mots
Michelangelo Vitaliani, dit Mimo, se meurt. À plus de 80 ans, dont près de la moitié passés au couvent, autour des frères qui l’entourent, il a choisi de rester aux côtés de son chef d’œuvre, La pietà que le Vatican a choisi de cacher là. L’heure est venue pour lui de retracer son parcours et de raconter comment il est devenu sculpteur de génie après sa rencontre improbable avec Viola, la famille de la riche famille Orsini.
Ma note
★★★★★ (coup de cœur, livre indispensable)
Si vous voulez en savoir plus…
Ma chronique complète publiée lors de la parution du roman en grand format : Veiller sur elle
Les premières lignes
« Ils sont trente-deux. Trente-deux à habiter encore l’abbaye en ce jour d’automne 1986, au bout d’une route à faire pâlir ceux qui l’empruntent. En mille ans, rien n’a changé. Ni la raideur de la voie ni son vertige. Trente-deux cœurs solides – il faut l’être quand on vit perché au bord du vide –, trente-deux corps qui le furent aussi, dans leur jeunesse. Dans quelques heures, ils seront un de moins.
Les frères forment un cercle autour de celui qui s’en va. Il y a eu bien des cercles, bien des adieux, depuis que la Sacra dresse ses murs au-dessus d’eux. Il y a eu bien des moments de grâce, de doute, de corps arc-boutés contre l’ombre qui vient. Il y a eu et il y aura d’autres départs, ils attendent donc patiemment.
Ce mourant-là n’est pas comme les autres. Il est le seul en ces lieux à ne pas avoir prononcé de vœux. Pourtant, on lui a permis de rester pendant quarante ans. Chaque fois qu’il y a eu un débat, des questions, un homme en robe pourpre est arrivé, jamais le même, pour trancher. Il reste. Il fait partie du lieu, aussi sûrement que le cloître, ses colonnes, ses chapiteaux romans, dont l’état de conservation doit beaucoup à son talent. Alors ne nous plaignons pas, il paie son séjour en nature.
Seuls ses poings dépassent de la couverture de laine brune, de chaque côté de la tête, un enfant de quatre-vingt-deux ans en proie à un cauchemar. La peau est jaune, au point de rupture, vélin tendu sur des angles trop vifs. Le front luisant, ciré par une fièvre grasse. Il fallait bien qu’un jour sa force le lâche. Dommage qu’il n’ait pas répondu à leurs questions. Un homme a droit à ses secrets.
D’ailleurs, ils ont l’impression de savoir. Pas tout, mais l’essentiel. Parfois, les avis divergent. Pour tromper l’ennui, on se découvre des ardeurs de commère. C’est un criminel, un défroqué, un réfugié politique. Certains le disent retenu contre son gré – la théorie ne tient pas, on l’a vu partir, et revenir –, d’autres affirment qu’il est là pour sa propre sécurité. Et puis la version la plus populaire, et la plus secrète, car le romantisme n’entre ici qu’en contrebande : il est là pour veiller sur elle. Elle qui attend, dans sa nuit de marbre, à quelques centaines de mètres de la petite cellule. Elle qui patiente depuis quarante ans. Tous les moines de la Sacra l’ont vue une fois. Tous aimeraient la revoir. Il suffirait d’en demander la permission au padre Vincenzo, le supérieur, mais peu osent le faire. Par peur, peut-être, des pensées impies qui viennent, dit-on, à ceux qui l’approchent de trop près. Et des pensées impies, les moines en ont bien assez comme ça quand ils sont poursuivis, au cœur du noir, par des rêves au visage d’ange.
Le mourant se débat, ouvre les yeux, les referme. L’un des frères jure y avoir lu de la joie – il se trompe. On pose un linge frais sur son front, sur ses lèvres, avec douceur.
Le malade s’agite encore et pour une fois, tous sont d’accord.
Il essaie de dire quelque chose.
Bien sûr que j’essaie de dire quelque chose. J’ai vu l’homme voler, de plus en plus vite, de plus en plus loin. J’ai vu deux guerres, des nations sombrer, j’ai cueilli des oranges sur Sunset Boulevard, vous ne croyez pas que j’aie quelque chose à raconter ? Pardon, je suis ingrat. Vous m’avez vêtu, vous m’avez nourri alors que vous n’aviez rien, ou si peu, quand j’ai décidé de me cacher parmi vous. Mais je me suis tu trop longtemps. Fermez les volets, la lumière me blesse.
Il s’agite. Fermez les volets, mon frère, il semble que la lumière l’incommode.
Les ombres qui me veillent à contre-jour, sur un soleil de Piémont, les voix qui s’ouatent à l’approche du sommeil. Tout est arrivé si vite. Il y a à peine une semaine on me voyait encore au potager, ou sur une échelle, il y avait toujours quelque chose à réparer. Ralenti par l’âge, mais vu que personne n’aurait parié sur moi à ma naissance, il y avait de quoi forcer l’admiration. Et puis un matin, je n’ai pas pu me lever. J’ai lu dans les regards que c’était mon tour, qu’on ferait bientôt sonner le glas et qu’on me porterait au petit jardin face à la montagne, où les coquelicots poussent sur des siècles d’abbés, d’enlumineurs, de chantres et de sacristains.
Il est au plus mal.
Les volets grincent. Quarante ans que je suis là, ils ont toujours grincé. Le noir, enfin. Le noir comme au cinéma – que j’ai vu naître. Un horizon vide, d’abord rien. Une plaine aveuglante que, à force de la fixer, ma mémoire peuple d’ombres, de silhouettes qui deviennent villes, forêts, hommes et bêtes. Ils avancent, campent au-devant de la scène, mes acteurs. J’en reconnais quelques-uns, ils n’ont pas changé. Sublimes et ridicules, fondus au même creuset, indissociables. La monnaie de la tragédie est un rare alliage d’or et de pacotille.
Ce n’est plus qu’une question d’heures.
Une question d’heures ? Ne me faites pas rire. Je suis mort depuis longtemps.
Encore une compresse fraîche. Il semble s’apaiser.
Mais depuis quand les morts ne peuvent-ils pas raconter leur histoire ?
Il Francese. J’ai toujours détesté ce surnom, même si l’on m’en a donné de bien pires. Toutes mes joies, tous mes drames sont d’Italie. Je viens d’une terre où la beauté est toujours aux abois. Qu’elle s’endorme cinq minutes, la laideur l’égorgera sans pitié. Les génies naissent ici comme de mauvaises herbes. On chante comme on tue, on dessine comme on trompe, on fait pisser les chiens sur les murs des églises. Ce n’est pas pour rien qu’un Italien, Mercalli, donna son nom à une échelle de destruction, celle de l’intensité des tremblements de terre. Une main démolit ce que l’autre a bâti, et l’émotion est la même.
L’Italie, royaume de marbre et d’ordures. Mon pays.
Mais c’est un fait, je suis né en France en 1904. Mes parents avaient quitté la Ligurie en quête de fortune quinze ans plus tôt, à peine mariés. En guise de fortune, on les avait traités de Ritals, on leur avait craché dessus, on s’était moqué de leur façon de rouler les r – or, pour autant que je sache, le mot rouler commence bien par un r. Mon père avait échappé de justesse aux émeutes racistes d’Aigues-Mortes de 1893, deux de ses amis y étaient restés : le brave Luciano et ce vieux Salvatore. On ne les évoqua plus jamais sans ces adjectifs.
Des familles interdirent à leurs enfants de parler la langue du pays, pour ne pas « faire Rital ». Elles les décapaient au savon de Marseille dans l’espoir de les blanchir un peu. Pas chez les Vitaliani. Nous parlions italien, mangions italien. Nous pensions italien, c’est-à-dire à coups de superlatifs où la Mort était souvent invoquée, les larmes abondantes, les mains rarement au repos. On maudissait comme on passait le sel. Notre famille était un cirque, et nous en étions fiers.
En 1914, l’État français, qui avait mis si peu d’ardeur à protéger Luciano, Salvatore et les autres, déclara que mon père était sans l’ombre d’un doute un bon Français, digne de la conscription, d’autant qu’un fonctionnaire l’avait, par erreur ou par jeu, rajeuni de dix ans en recopiant son certificat de naissance. Il partit la mine longue, sans fleur à son fusil. Son propre père avait laissé la vie dans l’expédition des Mille en 1860. Nonno Carlo avait conquis la Sicile avec Garibaldi. Ce n’était pas une balle bourbonienne qui l’avait tué, mais une prostituée du port de Marsala à l’hygiène douteuse, détail que l’on préférait passer sous silence dans la famille. Il était bien mort et le message était clair : la guerre tuait.
Elle tua mon père. Un gendarme se présenta un jour à l’atelier au-dessus duquel nous habitions dans la vallée de la Maurienne. Ma mère ouvrait tous les jours dans l’hypothèse d’une commande que son mari pourrait honorer à son retour, il faudrait bien se remettre à tailler la pierre un jour ou l’autre, restaurer les gargouilles, creuser les fontaines. Le gendarme prit une mine de circonstance, parut encore plus désolé lorsqu’il me vit, toussota, expliqua qu’il y avait eu un obus, et que voilà. Lorsque ma mère, très digne, lui demanda quand le corps serait rapatrié, il bafouilla, expliqua qu’il y avait des chevaux sur le champ de bataille, d’autres soldats, qu’un obus, ça faisait des dégâts et que, résultat, on ne savait pas toujours qui était qui, ni même ce qui était homme et ce qui était cheval. Ma mère crut qu’il allait se mettre à pleurer, dut lui offrir un verre d’Amaro Braulio – je ne vis jamais un Français en boire sans faire la grimace – et ne pleura elle-même que de longues heures plus tard.
Bien sûr, je ne me rappelle pas tout cela, ou mal. Je connais les faits, je les restaure avec un peu de couleurs, ces couleurs qui me filent maintenant entre les doigts dans la cellule que j’occupe depuis quarante ans sur le mont Pirchiriano. Aujourd’hui encore – du moins, il y a quelques jours, quand j’en étais capable – je parle mal le français. On ne m’a pas appelé Francese depuis 1946.
Quelques jours après la visite du gendarme, ma mère m’expliqua qu’en France, elle ne pourrait pas m’offrir l’éducation dont j’avais besoin. Déjà son ventre s’arrondissait d’un frère ou d’une sœur – qui ne naquit jamais, en tout cas pas vivant –, et elle me noya de baisers en m’expliquant qu’elle me faisait partir pour mon bien, qu’elle me faisait rentrer au pays parce qu’elle croyait en moi, parce qu’elle voyait mon amour pour la pierre malgré mon jeune âge, parce qu’elle savait que j’étais promis à de grandes choses, et qu’elle m’avait donné un prénom pour ça.
Des deux fardeaux de mon existence, mon prénom fut sans doute le plus léger à porter. Je l’ai pourtant détesté avec fougue.
L’avis de… Elise Lépine (Le Point)
« Dans ce Bildungsroman virtuose qui se dévore, emporté par l’imagination féconde et la langue magnétique de Jean-Baptiste Andrea, le lecteur est suspendu à l’histoire de ce duo lesté par le poids des conventions mais luttant pour conquérir la liberté. Elle est intransigeante. Il est prêt au compromis. Et un seul d’entre eux parviendra à prendre son envol. Car le monde, nous rappelle l’écrivain, est parfois un bloc de marbre dont les destins restent prisonniers, figés dans l’immuable violence de la norme. »
Vidéo
Jean-Baptiste Andréa présente «Veiller sur elle» © Production Librairie Mollat
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