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Les premières pages du livre
« Elle n’a pas de nom, pas de date de naissance, pas de nationalité. Je l’appelle Jida, ou mamie, le plus souvent elle. Jida a deux grosses dents en or, canines saillantes qui lui donnent ce sourire si particulier, à la fois mystique et carnassier. Jida a le nez aplati, des yeux noir profond, en amande. Elle s’habille de robes traditionnelles blanches, aux encolures dorées, aux motifs en zigzag rouge jaune ou bleu vert. Dans ses cheveux, elle noue un foulard multicolore aussi, pour faire semblant d’être docile. Des mèches grises s’échappent sur les côtés quand son foulard glisse et plusieurs fois par jour elle doit le remettre en place. Plusieurs fois par jour aussi, elle fait sa prière sur un petit tapis qu’elle déroule de sous son lit. Elle psalmodie face au mur du salon ou près de sa coiffeuse. Je n’entends presque rien, c’est un long murmure de mots avalés dans une autre langue. Dieu doit avoir l’ouïe fine. Les prières demandent du temps, il y en a cinq par jour, elle s’empresse toujours d’en finir vite avec celle du coucher. Je peux scruter, dubitative, tous ces longs mouvements, enchaînements, se lever puis se mettre à genoux, rassembler les mains sur le front, embrasser le tapis, recommencer. La prière en devient presque comique à mesure qu’elle la récite. Je ne sais pas si j’ai envie de rire ou de m’enfuir. Puis il y a ce moment de silence, soudain. Le bourdonnement de sa voix s’arrête net, elle ne bouge plus, yeux fermés, visage collé au sol, comme pétrifiée. Je me demande alors si elle ne viendrait pas de mourir, là, sur-le-champ, dans un dernier appel à Allah.
Il y a un autre rituel, les petits-enfants dorment tour à tour avec Jida. Quand le mien vient, je fais semblant d’être honorée par sa demande. Au fond, je déteste cette chambre et tout ce cérémonial. L’odeur de vieille personne qui empeste jusque sur les draps, aigre et forte. Son pyjama d’une autre époque, avec son bas qu’elle roule jusqu’aux chevilles et sa jupe blanche qui recouvre ses larges genoux. Ses cheveux fins qu’elle brosse chaque soir, dont la fragilité me fait peur. J’ai l’impression qu’ils vont casser comme du verre. Sa peau fripée, ses oreilles qui pendent sous le poids de lourdes boucles en argent, son ventre disproportionné, ses mains comme des serres, ses pieds tassés couverts de henné, ses ongles qu’elle ne coupe jamais. Avant de m’endormir, je lui demande le conte de Teryel, l’ogresse hirsute. Alors elle lance son Machaho, tellem chaho !, formule qui ouvre ses histoires récitées en kabyle, et elle dessine dans le creux de mes mains les détails pour que je comprenne : « Dans le ciel noir, brillait un dernier soleil ! » Puis elle souffle Machaho !, ce qui signifie que le conte est terminé et qu’on doit éteindre la lumière. Je n’aime pas dormir avec Jida, mais je préfère ne rien dire et me plier au rituel que de devoir aller à l’étage. Elle prend beaucoup de place dans son lit cent vingt, elle ronfle, vibre sur le dos. Ma frayeur est de toucher son corps de façon fortuite, un coude contre son bras, un orteil contre sa cuisse. Je glisse le plus près du bord possible et je respire en dehors des couvertures.
On est en France, mais chez elle, c’est la Kabylie. De sa famille, je n’ai connu que cette maison pavillonnaire au bord de la départementale, la cour bétonnée, le jardin autour, le jet d’eau pour s’asperger en été, le poulailler, et le jeune figuier. Fauteuils en daim marron, carrelage froid, tapis de prière. Accrochée au mur, une photo du grand Mohand, son mari, qui trône dans un cadre doré à la feuille. La journée, la cuisine est cachée dans la pénombre avec son plafond bas et ses rideaux de dentelle. Pourtant elle reste le centre névralgique du foyer. Autour de la grande table en bois, on parle, on s’engueule, on se lave, on se coiffe, on se colore les cheveux au henné. Il y a toujours beaucoup de femmes dans cette pièce, beaucoup de bruit et de parfums mélangés. Les bracelets de pacotille – du faux or, du vrai argent – qui tintent et brillent, les rires aux éclats, les pleurs, et surtout cette langue que je comprends très peu.
Je me lève au petit matin. Jida et deux tantes au fourneau pétrissent la pâte à répétition pour former msemen. Ça sent la levure, la farine et le café torréfié. Les tantes ont disposé sur le plan de travail des petites boules qu’elles laissent reposer. Puis il faut les étirer une par une, les enduire d’huile et de semoule, les plier, encore tirer. Jida s’y affaire en premier, elle excelle dans cette technique. La pâte devient fine comme du papier à cigarette, se soulève comme un ventre qui respire, s’étale sur le bois, brillante, huileuse, transparente. On les plie mille fois jusqu’à former des carrés feuilletés qu’on envoie frémir dans une poêle en fonte. Quand ils sont craquants, on les sort vite pour les couvrir de papier absorbant. J’empile ces crêpes essuyées dans une grande assiette. Jida pince mon poignet quand je gigote trop près du feu, tourne le dos quand je pose une question. Le jour, elle ne me regarde pas, agit comme si je n’existais pas. Je me console comme je peux de sa froideur, imaginant qu’elle ne me comprend pas, que je parle trop vite pour elle. Mais je sais bien au fond que je lui rappelle ma mère, ce petit bout de femme qui fait toujours ce qu’elle décide, qui a fugué à l’âge de seize ans pour éviter un mariage forcé. C’est de sa liberté que Jida me punit, avec son indifférence et ses gestes autoritaires. Je ressens dans mon corps d’enfant une injustice, que je ne parviens pas à exprimer, sauf peut-être par la tristesse, une tristesse qui cohabite avec l’ennui.
Le figuier donne plein de fruits, plusieurs fois par an. Je les ramasse à même le sol, leur confiture chaude coule contre ma langue. Je reste souvent près de cet arbre qui rassure et protège. On doit nettoyer les mauvaises herbes qui poussent à ses pieds, le remercier avec de bonnes paroles pour que l’année prochaine il apporte autant de fruits. Il y a le figuier, et le poulailler. Seules les femmes s’occupent des poules et des œufs. Une d’entre elles ne pond jamais, on la surnomme l’handicapée. Je passe mes doigts à travers le grillage, je cherche à l’énerver. Quand Jida a choisi une poule bien calibrée, elle s’assoit sur un seau retourné et nous demande de tenir ailes et pattes pour que la bête arrête de s’agiter, avec toutes ses plumes et tous ses cris qui ressemblent à ceux d’un bébé à peine sorti du ventre. Puis de son couteau favori, le grand le beau le français, elle tranche la carotide. Le sang coule sur ses pieds. On sacrifie une poule pour la fête du lendemain, on prépare les plats et la soirée, des préparatifs qui prennent plus de temps que la fête en question.
Ici, la vie semble au ralenti. On applique du henné sur nos paumes, nos ongles, dans nos cheveux. J’apprends à danser, mes tantes et cousines me montrent la marche à suivre. On me noue autour des fesses un foulard plein de franges et de bijoux qui tintent quand on se met à bouger. Je danse libre et chaude comme l’été qui nous enveloppe. Une tante resserre fort le foulard au niveau de ma hanche, qui a glissé. Je remue les fesses et garde le haut du corps immobile. Jida et ses filles font des youyous en tapotant la paume sur leur bouche, un oncle claque du pied sur le sol pour donner la mesure, un autre frappe dans ses mains. Il n’y a pas d’instruments pour jouer la musique, ici, la seule vraie musique vient de nos poumons. On danse et chante quand la nuit tombe et que le ciel s’est dégagé de ses nuages et des mauvais esprits. Jida jette du sel sur le devant de la porte pour nous protéger, plus personne ne peut désormais y entrer. Je me trémousse, en tournant sur moi-même, mains vers le ciel. J’imite les grandes cousines qui, elles, roulent des fesses comme des déesses avec leur foulard plein d’or et de perles, je danse jusqu’à sentir cette chaleur irritante dans ma poitrine, jusqu’à sentir la douleur monter dans les jambes et les reins.
Le plat des pauvres c’est quand on ne jette rien. Il y a le couscous aux fèves. Il faut parfois écosser les graines de leur gousse, parfois les laisser pleines et les découper en tronçons avec les ongles. Les graines ovales et leurs peaux vert pâle cuisent à la vapeur puis sont mélangées à la semoule que l’on chauffe dans le taseksut, une passoire sur la marmite entourée de linge pour étancher. Puis il faut verser une cuillère d’huile d’olive sur la semoule brûlante directement dans son assiette. On le mange en été, surtout le midi. Il y a le couscous aux raisins secs qui se prépare comme celui aux fèves et qu’on accompagne de lait caillé ou de fromage blanc séché – chez Jida, on remplace le lait par un yaourt premier prix, chacun a son pot en plastique. Il se mange en hiver, surtout le soir, sa sucrosité donne une impression de petit-déjeuner. Il n’y a pas de meilleur couscous que celui des Amazighes, il nous permet de confronter les souvenirs douloureux et de perpétuer le moment joyeux d’une cuisine en rythme. On se sent légère quand on travaille la graine.
En attendant l’aïd, les femmes s’occupent de l’intérieur, les hommes de l’extérieur – on façonne des beignets de miel et de fleur d’oranger, on taille les rosiers, on recouvre les murs de chaux. Quand le ciel s’obscurcit et gronde d’orages, on partage des tripes de mouton qui ressemblent à du corail, on trempe des sucreries dans du café noir. Et je répète les mots aghrum pour le pain, amchich pour le chat. Je trempe le pain à la semoule dans une petite écuelle remplie d’huile d’olive, j’en ai plein les mains, je m’essuie à même la nappe. Les enfants sont indisciplinés, on vit en culotte, on se couche tard, on ne se lave jamais les dents. On nous reprend très peu sur notre façon de nous tenir, de parler. Les adultes n’ont pas de temps pour nous. Quand je suis ici, il n’y a plus de limites, plus d’obligations, plus de règles comme à la maison. Une vingtaine de cousins et cousines, une quinzaine d’oncles et tantes, plus d’autres encore issus de germains, on forme une famille de quarante personnes. Un village entier. Une armée.
Souvent on se bagarre, on se tire les cheveux. Un cousin me crache au visage, sans raison. Le choc me glace sur place. Lui ricane, personne n’a vu son geste. J’essuie la salive avec mon bras avant de le frotter sur l’herbe. Ma mère m’expliquera que c’est à cause de mes origines à moitié françaises, qu’on est jaloux de moi, de mon père blond, de notre chance de vivre dans une grande maison. Il y a des cousines que j’aime, d’autres que je déteste, des cousins que j’aime, d’autres que je déteste. On ignore pourquoi on ne se supporte pas, pourquoi on a tant besoin de se montrer agressifs, de se faire mal. Mais on sait que les adultes nous montent les uns contre les autres, hypocritement, en se référant à des histoires anciennes dont ils ont gardé de l’amertume.
Dans le salon, la télévision reste bloquée sur la chaîne Al Jazeera, il suffit des chants et des intonations pour rappeler nos racines. Mais surtout il faut du bruit. On parle fort, on demande en criant, on rit en hurlant, on pleure en se roulant par terre. Excepté Jida qui ne prononce pas un mot, qui parle souvent en chuchotant. Il paraît que c’est à cause de la barrière de la langue. Pour moi, elle comprend tout et ordonne tout depuis son silence. Elle s’exprime avec ses yeux noirs et tranchants qu’elle pose sur nous quand on se dispute ou quand on l’interroge. Elle terrorise en un seul soupir. Au centre de son petit salon, sur un fauteuil beige, elle se tient assise, l’air réticent, les yeux braqués sur son poste télé, et elle tapote ses genoux de ses doigts sertis de pierres semi-précieuses, récite une prière, observe de loin – elle sait, elle voit, elle enregistre.
La bâtisse est divisée en deux appartements, Jida vit au rez-de-chaussée où le garage a été transformé en salon avec sa chambre, et la cave en cuisine avec une salle de douche et une buanderie. À l’étage se trouve une enfilade de chambres et de recoins où on ne veut jamais aller. On peut aussi y accéder par l’escalier extérieur. Il y a des ornements aux angles des meubles, du plastique sur les canapés. C’est moche, exigu et renfermé. Une ampoule reste allumée, même pendant la journée, dans le petit couloir toujours très sombre malgré la lumière, et il faut le traverser en vitesse pour se rendre aux toilettes. Je cours, nerveuse, pour ne pas penser à ces portes fermées, les chambres derrière, leurs lits trop grands. Je ferme le verrou. Assise sur la cuvette, je reste de longues minutes à attendre. On m’a dit de compter, je ne compte pas, mais j’invente des histoires pour passer le temps. J’entends au loin les cris de mes cousins qui jouent avec le tuyau d’arrosage. Pourtant, je ne peux pas les rejoindre encore. On m’a dit de « monter en haut » et d’attendre sans faire de bruit, alors j’obéis comme une élève appliquée. Et si finalement, personne ne vient, tant pis, je ferai pareil la prochaine fois.
Jida aussi m’ordonne de monter. Je ne comprends pas, je sais qu’il est interdit de traîner là-haut, que c’est pour les adultes, qu’on n’a pas le droit de jouer dans les pièces annexes, de mettre de la musique sur le tourne-disque, ni de toucher aux statuettes dans la vitrine du salon, pas même avec les yeux. Pourtant, Jida m’ordonne de monter et de regarder la télévision, celle en français. À l’étage, le poste est allumé, un film en noir et blanc. J’évite de m’asseoir dans le canapé, je ne sais toujours pas ce que j’attends. Je patiente, longtemps, parfois pas, ces moments n’en finissent pas de se mélanger, au salon, dans la chambre ou la salle de bains – l’étage devient un lieu à part entière où tout est différent, où on vient me parler, où on s’adresse à moi autrement qu’en bas, où on me prend par la main, où j’acquiers une importance particulière.On me demande finalement de revenir au jardin, de m’amuser avec mes cousines, d’aider à la préparation du repas. D’aller me laver les mains. De récolter les figues mûres. De nourrir les poules. « Esther, Esther, viens vite ! » C’est Ziri, l’oncle qui surgit comme il s’éclipse. Il me propose de jouer. Si la cuisine est le lien central pour les femmes, son centre, à lui, c’est les enfants. Il aime jouer à nous faire tourner à bout de bras, à nous apprendre les échecs, à étudier les étoiles, à sauter sur son dos, à se faire la belle, à courir le plus vite possible. Il aime jouer mais pas toujours avec moi. Je crie pour qu’il me prenne sur ses épaules, dans ses bras, qu’il me fasse chavirer tête en bas, mais devant les autres, il évite ma supplique et mon regard. Il fait comme s’il ne m’entendait pas. Comme Jida. Je tire à deux mains sur son pantalon pour qu’il m’écoute, je trébuche et sa grande force d’adulte l’emporte forcément sur la mienne.Je déteste aller à l’étage, je déteste prendre le bain, j’ai peur de la première chambre juste après l’escalier, celle avec l’armoire. On m’a dit d’aller dans celle-là – en haut à droite. Pas besoin de regarder mes pouces pour différencier la gauche de la droite, je sais déjà : c’est celle en face de la salle de bains. Je ne veux pas louper l’occasion, comme la dernière fois où j’ai dû patienter seule sur le rebord du lit avant de revenir au salon et de constater qu’on m’avait oubliée. Dans le couloir, l’ampoule n’émet pas assez de lumière, comme toujours. Le bruit de la pendule résonne. Je retiens mon souffle et m’engouffre précipitamment dans la chambre. L’armoire est entrouverte sur une série de robes accrochées à leurs cintres. Il me propose d’en passer une, sa voix est plus grave, plus proche que d’habitude. La robe glisse de mes épaules, elle est trop grande pour ma taille d’enfant. Je m’allonge sur le lit et me perds au milieu des oreillers. Il fait froid malgré l’été, une main frictionne mes jambes pour les réchauffer. J’ai besoin de faire pipi. Je le dis, peut-être pour m’échapper, pour faire semblant de me sentir normale, je ne sais pourquoi je le dis et je le répète. Faire pipi. Ma bouche s’assèche, il caresse mes cuisses, mon ventre – ses doigts glissent à l’intérieur, s’y éclatent en brisures et en silence. Le noir m’enveloppe. Je ne vois plus rien. J’aimerais mordre sa main pour qu’il la retire, mais je reste crispée sur le drap. Faire pipi. C’est long et douloureux. Je ne savais pas que c’était ça qu’on voulait de moi, je me dis que j’ai tant désiré qu’il me remarque que je ne bouge plus et serre les dents, sans mots.Il se tient debout contre la porte, une porte en bois gris dans une salle de bains rose pâle. Dans la baignoire, il y a un rebord sur lequel on peut s’asseoir pour se laver. La baignoire est si étroite qu’on ne peut prendre le bain à deux. Je suis seule dans l’eau tiède et il se tient debout contre la porte. Mains dans le dos, il me regarde. Me contemple. Son sourire appuyé, ses yeux étranges, presque étrangers – si noirs, si intenses. Il ne fait pas un bruit, moi non plus. Je ne comprends pas pourquoi il reste comme ça, à me fixer.Je fais la sieste à l’étage, dans une autre chambre, toute seule. La pièce est déjà sombre, le soleil a décliné et les jalousies sont tirées. Allongée habillée sur les draps, j’ai encore froid. Je somnole. À vrai dire je me cache, je fais passer l’ennui, je ne dors qu’à moitié. J’ai appris à dormir en surface, à ne plus vraiment dormir, à dormir en alerte – je dors en dehors de moi et l’autre moi est réveillée. En fait, je ne dors plus jamais. Il entre et son corps se tient derrière, debout, statique, je ne veux pas me retourner, je ne veux plus le voir, je sais que c’est lui, je le sens à son odeur, je la connais par cœur, c’est une odeur de haschich, une odeur d’adulte mais la sienne est plus forte, plus prégnante, je sais que c’est lui et je ne veux pas me réveiller, je fais semblant de dormir mais il reste dans la pièce et referme la porte avec les gonds qui grincent, et lui toujours là, sa respiration plus forte. Je suis le singe qui n’entend pas.Je dois attendre aux toilettes, encore, souvent, cinq fois, dix fois, après la chambre, après la télévision, après le bain. Pour qu’on ne redescende jamais ensemble. Pour que ça ne se soupçonne pas. La lucarne donne sur un morceau du ciel, un horizon que je contemple de longues minutes. Une fenêtre de prison. Je pense que, peut-être, dans le ciel il fait chaud. Dans cet été mortuaire, ce carré bleu devient mon évasion, il cristallise ma patience, atténue ma lente douleur. Je ne sais pas quoi faire dans ces chiottes au parfum de Javel et de citron. Je compte le temps, je lis des magazines, je me force à faire pipi. Mon corps n’est plus suffisant comme armure, il est devenu une fine couche de peau qu’on peut percer et pénétrer à sa guise, quand on le désire. Je dois désormais puiser plus profond pour trouver un refuge. Je suis le singe qui ne parle pas.Je perds soudainement la vue : quand je suis de retour sur les bancs de l’école, les lettres de craie deviennent floues sur le tableau noir. Je plonge dans le brouillard. Je lève la main pour expliquer ce qu’il se passe, mes yeux, l’empâté, le confus, l’impossibilité de lire correctement. Le maître m’envoie à l’infirmerie. On me gronde, parce qu’il paraît impossible que ma vue baisse autant, aussi vite, à neuf ans. « Esther, tu mens. » Pour eux, je le cache forcément depuis plusieurs mois. Je réponds que non, que je ne vois rien depuis ce matin. Personne ne me croit. On me flanque une paire de lunettes hideuses, vingt francs si deux achetées, je n’ose pas exprimer la honte que je ressens. Je les porte à l’école puis au collège mais décide en dehors d’apprendre à évoluer sans, à grandir sans rien voir. Je les remets pour le tableau, pour mes parents, ou quand on va au cinéma. Sitôt le film fini, elles glissent de nouveau dans ma poche. Avec, j’ai la sensation de porter un masque lourd derrière lequel on ne peut pas me distinguer. Sans, j’évolue dans ma bulle de myope, trouble, feutrée, un antre délicieux où je n’ai plus peur des gens, où leurs visages, leurs expressions disparaissent. Sans, je me fiche du monde qui m’entoure. C’est mon refuge, ma force. Je suis le singe qui ne voit pas.Une statuette de bois qui représente trois singes trône sur la cheminée du salon chez mes parents, je l’examine souvent. Chacun couvre une partie différente de son visage avec les mains : les yeux, la bouche ou les oreilles. Ils miment le « Je ne vois pas, je ne parle pas, je n’entends pas ». La légende veut que si l’on suit le principe de « Ne pas voir le Mal, ne pas entendre le Mal, ne pas dire le Mal », il ne nous arrivera que du bien. J’ai toujours préféré le singe qui n’entend pas, mais sans le vouloir, je deviens la petite statue des trois singes de la sagesse en son entier. »
À propos de l’autrice
Lolita Sene © Photo DR
Lolita Sene est née en 1987. Un été chez Jida est son premier roman, après C., un récit publié chez Robert Laffont en 2015. Elle vit désormais dans le sud de la France, où elle travaille comme vigneronne. (Source: Cherche-Midi Éditeur)
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