Sonia Hanihina – Interview Rentrée Littéraire 2024 © Production Éditions JC Lattès
Les premières pages du livre
Prologue
Je tiens, scellé dans un coffre, le corps en pièces de ma mère. Dissimulés sous une pile de vêtements colorés, à l’abri des regards, du mien surtout, dans un grand sac en papier fort d’une enseigne de luxe, des clichés radiographiques sommeillent. Le corps souffrant ne s’exhibe pas. Dans une fébrilité inquiète, je guette leur message opaque. Ces intérieurs, amas blancs et noirs, affichés sur le négatoscope ne s’offrent qu’à l’expert. Il me plaît pourtant de heurter aux silences ce projet impudique. Dans mon armoire et dans mon cœur, ces radios attendent que je leur donne la parole.
J’ai longtemps cru que je n’avais rien à dire. Je n’avais pas de souvenirs d’enfance. Comment faire surgir les images quand on a grandi derrière des cloisons à redouter des cris et des soupirs ? Et puis, je suis tombée sur ces radios. Ce fut comme une révélation. Devenues cartes à explorer, territoires à parcourir, ces pellicules rectangulaires ont fertilisé ma mémoire. J’ai interrogé leurs ombres et ravivé, par fragments, les souvenirs de douleurs tues. En les découvrant, gondolées comme sous l’effet du soleil, les mots ont cillé. Mes textes fragmentaires sont devenus tableaux, tentatives pour faire surgir du néant des hommes et des lieux, la terre dont je viens, Tunisie longtemps fuie dont je refusais l’héritage.
Ce livre est mon album de jeunesse, ma discothèque, mon reliquaire.
Première partie
S’envoler
L’air est noir. De grands rectangles fins crissent sous mes doigts. J’extrais lentement les radios des enveloppes brunes où elles sommeillent depuis un temps que je me refuse à dater. Elles se déploient dans un bruit sec mais ne se froissent pas. Quelques petits plis blanchâtres à leur surface rappellent d’anciennes manipulations. Je les superpose. Au hasard, je saisis l’une d’elles que son inhabituel format A4 a isolée des autres. J’étudie chacun de mes gestes pour ne pas laisser d’empreinte. J’écarte mes mains à la bonne distance ; je cale le cliché sur la fenêtre. Je m’applique. Le paysage enfin étale son arrogance muette.
À mon front se creuse une ride profonde. Comment s’orienter dans cette étendue grise, où je peine à distinguer les reliefs, les côtes et les flux ? Dans ce territoire dévasté, je cherche du connu. Dans l’opacité se devine un chemin mais bientôt une épaisse nappe de brouillard m’égare. Je guide mes yeux plissés vers un autre passage. Je progresse lentement. Je voudrais distinguer et reconnaître un sentier familier dans cet amas d’images silencieuses. À mesure que je m’enfonce dans les tissus mous, quelque chose se noue dans ma gorge. Je devine la chair meurtrie. Le monde que je foule est amer et salé.
Mes yeux s’usent dans la quête. J’arpente désormais une crête blanche. C’est plus dur sous mes pas. Mais qui sait ? Une crevasse peut-être s’est formée pour enfouir mon aventure et la rendre définitivement au silence. Je voudrais me suspendre. Là commence ma pérégrination. Je retiens mon souffle.
Une clé mystérieuse se révèle sous mes yeux. Je reconnais, blanche et friable sur les clichés radiographiques que mes yeux interrogent, la clavicule crayeuse d’une femme fracturée par la colère d’un époux. Clé de voûte, édifice vacillant, presque effondré que je sors de la nuit. Arc-boutant de l’épaule, j’élève mon regard vers cet os long et plat recourbé en ses extrémités. Mes yeux se penchent au-dessus du vide ; l’unique point d’attache du membre supérieur avec le squelette axial est rompu.
Je prends garde à ne pas tomber dans le corps de ma mère. Ne pas ensevelir ses os sous mes larmes. Ne pas ajouter ma douleur à la sienne. Rester debout malgré l’inconfort et poursuivre ma découverte. En chemin, je m’installe dans un sillon du muscle subclavier. Je m’égare dans la pénombre. Je me hisse bientôt en dehors de la gouttière, une surface rugueuse oblique d’avant en arrière et de dehors en dedans, la ligne trapézoïde est mon tremplin.
1.
Avril 1984
Doit-elle également retirer ses sous-vêtements ? Le coude droit qu’elle peine à plier frôle le mur de la cabine étroite où elle se dénude. Elle fait glisser la jupe à ses pieds. Une voix dans son dos interrompt son hésitation. Alors, elle s’imagine que c’est comme à la piscine.
Vêtements et sous-vêtements, le verdict est tombé, resteront là avec tous ses effets personnels. La femme lui tend une blouse, l’aide à l’enfiler, lace le nœud dans son cou et la conduit dans une pièce obscure. Pieds nus sur le sol, ni odeur de javel, ni bassin bleu. Pas de maître-nageur à qui demander une planche ou des brassards. Pas de plongeoir. Un marchepied. Une table. Tournez-vous, madame, de ce côté.
2.
Juillet 1966
Elles avaient d’abord choisi la Sicile. Pour sa chaleur, ses hommes bruns, ses mystères, sa rudesse et ses églises au plafond desquelles les saintes des rosaires, dans des poses lascives, invitent à la prière et au péché. « Et puis non, ce sera la Tunisie ! » a décidé Cathy, l’amie de toujours. C’est plus exotique. L’été 1966, les clameurs des anciennes colonies se sont tues. Les complexes hôteliers ont poussé sur les côtes. Les médinas et les souks inondés de soleil attrapent les touristes et assurent de nouveaux revenus à cette terre d’oliviers et de piments.
Elles ont égrené chaque jour du mois de juillet, l’une derrière sa paillasse de laboratoire à l’École vétérinaire d’Alfort, l’autre au guichet de la poste de la rue Lecourbe, Paris 15e. C’est long, trente et un jours, quand le corps se rêve suspendu à celui d’un beau Tunisien.
Jeanne descend quatre à quatre les escaliers de l’immeuble. Arrivée dans le hall, elle sort de son sac son petit miroir et recouvre ses lèvres d’un rose extravagant, recourbe les cils courts et noirs, souligne d’un trait d’eye-liner le regard qu’elle veut profond. Elle enfourche son solex et file dans la circulation. Sous l’effet de la vitesse, sa courte jupe se soulève pour découvrir ses jambes fines.
Son regard plonge dans les boîtes de Petri où s’agitent les cellules qu’on a mises en culture. Les démosponges des îles Kerkennah1 remplacent les bactéries sous son microscope. Elle plonge en Méditerranée. Elle écarquille les yeux derrière son masque. Légère dans l’étendue bleue. La pointeuse indique 18 h 07. Les heures n’ont pas la même densité quand on explore les fonds sous-marins.
3.
Avril 1984
Il lui faut l’aide de l’infirmière pour se tourner. Quand le coccyx saillant rencontre la table métallique, c’est dur et froid. Dans l’obscurité de la salle de radiologie, elle peine à distinguer le regard de la femme en blouse blanche aux gestes lents et précautionneux. Surtout, ne pas lire de pitié. Derrière un rectangle lumineux, une silhouette disparaît à intervalles réguliers. Ne respirez pas. Respirez. Elle concentre son attention sur une espèce de ronronnement métallique que les flashes viennent interrompre. Le rayon X s’approche puis s’éloigne lentement.
Son corps pantelant exposé là fait jaillir ses larmes. L’une d’elles s’attarde sur sa pommette blessée. Elle ne se savait plus capable de pleurer.
4.
Août 1966
« Madame, monsieur, en vue de notre atterrissage nous vous invitons à regagner vos sièges et à attacher votre ceinture. Le temps à Tunis est ensoleillé et la température est de 37 °C. »
Le tarmac ondule sous l’effet de la chaleur. Il faut maintenant s’entasser dans un petit bus pour rejoindre le hall de l’aéroport où les tapis noirs déroulent leur improbable chargement. Gonflées, les valises qu’on a eu peine à fermer ont craqué sous l’effet d’une manutention brutale. Les taches d’un liquide jaunâtre, une crème solaire peut-être, font craindre des dégâts. Et de fait s’amoncellent des sacs éventrés, de grosses cantines de fer, des objets empaquetés aux formes insolites. Jeanne reconnaît la sienne. Elle est lourde ; elle rapportera, c’est sûr, un sac de cuir avec une main de Fatma sur la fermeture.
Ensuite, les gazelles sont conduites par un chauffeur vers l’hôtel où commence leur séjour tunisien. Aujourd’hui, elles profiteront de la piscine. Mégara, les faubourgs de Carthage et les jardins d’Hamilcar peuvent bien attendre.
5.
Avril 1984
examen clinique
Au plan cardiovasculaire, il n’y a pas de signe fonctionnel. L’auscultation est normale sans souffle ni frottement, tous les pouls sont perçus et symétriques. La pression artérielle est à 120/65, la fréquence cardiaque à 65 bpm.
Au plan respiratoire : patiente eupnéique. L’auscultation pulmonaire est normale, pas de matité ni de tympanisme anormal. Il ne semble pas y avoir d’épanchement pleural gazeux ou liquidien. Il n’y a pas de cyanose, ni de sueurs.
Au plan neurologique, on note un TC + PCI. La patiente est consciente, Glasgow 15 (bonne orientation temporo-spatiale). Paires crâniennes normales, pupilles intermédiaires, égales et réactives. Pas de signe de localisation, pas de déficit sensitivo-moteur. Pas de sd cérébelleux.
Au plan lésionnel, on note :
— impact crânien (coup porté par le conjoint ? avec quoi ?) avec léger céphalhématome de la région fronto-temporale droite
— excoriations du cou avec contracture réflexe cervicale
— douleurs dorsales paravertébrales diffuses sans anomalie des reliefs osseux
— douleurs de l’éminence thénar G
— plusieurs ecchymoses sur les bras et avant-bras droits (face externe du 1/3 moyen du bras D et de la face antérieure du poignet droit),
— ecchymose de la cuisse G
Au total : TC + PCI, contusions multiples, fracture clavicule D. CMD à faire !
6.
Août 1966
Ô serments ! ô parfums ! ô baisers infinis !
Il faut avouer que tu es séduisant. Le français que tu parles en roulant les r transforme en déclaration chacune de tes paroles. La chance de Jeanne, c’est de s’être inscrite pour l’excursion à laquelle Cathy a préféré la baignade sous l’œil aguicheur du maître-nageur. Elle rit : « les ruines ne m’inspirent rien, je ne suis pas romantique, je vis dans le présent, mon présent porte un joli t-shirt qui rehausse mon teint mat et je souris quand je nage la brasse indienne. »
Jeanne entre dans la lumière tunisienne comme les peintres avant elle. Les couleurs la possèdent. Dans un éblouissement, elles se diffractent puis les volumes disparaissent. Plates, les maisons blanches sur la colline de Sidi Bou Saïd, leurs fenêtres de fer forgé à peine ourlées de torsades bleues. Rectangulaires, les étalements des tapis, jets lumineux sur les remparts et les façades de chaux. Jeanne traverse la ville dans un rêve. Une petite porte s’ouvre sur un cercle de femmes assises sur de fines nattes à même le sol. Le tintement doré des bracelets à leurs poignets accompagne le chant des tisserandes et le va-et-vient des navettes sur les métiers. Poissons, canards et dromadaires vivent dans le secret des plis des tissus. De leurs mains couvertes de henné s’envole parfois un oiseau dans un ciel rouge datte, parfois des bijoux berbères comme autant de lunes dans l’azur. Voilà le sens du moment heureux. Au café des Nattes, Jeanne s’enivre d’un kawa à la fleur d’oranger.
Puis Carthage se devine dans les décombres. La lointaine silhouette d’Élissa sa fondatrice, saisie au hasard des mosaïques décolorées, étonne le regard. La Tunisie prend maintenant le visage de cette veuve qui dressa la ville neuve sur le souvenir de son défunt mari. Jeanne gravit quelques marches. Au loin, Tunis plonge son regard dans la couleur. Entend-elle murmurer André Gide, Georges Bernanos ou Paul Klee entre les parois ensoleillées du Jebel Manar2 en surplomb sur la mer ? Songe-t-elle que saint Louis y vint mourir lors de la huitième croisade ? Les mots de Yacine lui tiennent un autre langage, et le soir dans son lit, elle t’entendra longtemps roucouler.
Vous vous êtes évadés. Tu as raconté la maison du Bardo, son mimosa accueillant, le grand jardin derrière et la terrasse où tu passes tes nuits à l’écart des huit frères et sœurs dont tu es l’aîné. Tu as récité Baudelaire. Tu aurais voulu étudier la littérature mais tes professeurs t’ont détourné de ce projet fantasque.
Tu seras médecin. Guider les touristes dans les ruines de Carthage, c’est ce que tu as trouvé de mieux pour financer tes longues études. Et puis ce boulot d’été, c’est la chance de pénétrer des lieux interdits aux autochtones. Les hôtels luxueux et les abords des plages se refusent aux Tunisiens. On regarde de loin ces femmes à la peau blanche et ces hommes aux épais portefeuilles qui ont fait graver des plateaux de cuivre en négociant chaque dinar. Les rêves et l’amertume se chevauchent. Ton plus jeune frère, Kamel, n’a jamais tenu ni couteau ni fourchette, mais tes mains à toi, Yacine, sont adroites. Tu as appris dans les livres. Vous avez fait l’amour sur la banquette arrière du bus. Demain, vous plongerez dans de froides ténèbres et direz adieu à la vive clarté de vos étés trop courts. Mais ça, vous l’ignorez. »
Extrait
« Tout le monde sait que le beau docteur passe de torrides nuits dans une des chambres de garde et que lorsqu’il en sort épuisé de plaisir, ce n’est pas chez sa femme qu’il rentre mais chez sa maîtresse qui porte un enfant de lui. Tout le monde devine la détresse de sa mutique épouse. Le chef de service s’inquiète de voir ce médecin prometteur s’éloigner de l’itinéraire qui devait le conduire à l’agrégation et à la chefferie du service.
Un jour, il fait appeler Jeanne. Il a de la tendresse pour cette femme si menue qu’elle semble disparaître dans sa blouse blanche. Il choisit ses mots pour lui annoncer que le Conseil de l’Ordre a décrété une interdiction provisoire d’exercer. Il y a des raisons de croire que le Dr Hamrhani fait un usage personnel des opiacés faussement prescrits pour les malades du service de cancérologie. En fait, le doute n’est plus permis. Les carnets à souche qui autorisent la délivrance des substances s’amenuisent plus qu’ils ne le devraient. Les signatures sur les talons sont trop souvent celles de Yacine. Il va falloir prendre un peu de distance. On le sait, le mal du pays peut parfois expliquer les égarements du cœur et de l’esprit. Pourquoi ne pas s’accorder quelques vacances, séjourner en Tunisie où le printemps s’est déjà installé ? » p. 72
À propos de l’autrice
Sonia Hanihina © Photo DR
Agrégée de lettres modernes, Sonia Hanihina a longtemps enseigné la littérature. Elle a quitté l’Éducation nationale pour se consacrer à l’écriture. Elle est dramaturge de la compagnie Athanordelta. Le Tube de Coolidge est son premier roman. (Source : Éditions Lattès)
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