Et nos routes toujours se croisent

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Les premières pages du livre
« 1

Étienne jette un coup d’œil à sa montre et accélère le pas. En ce triste mois d’octobre, une bise automnale vient lui cingler le visage tandis que les portes automatiques s’ouvrent devant lui dans un chuintement désagréable. L’interne resserre sa blouse en croisant les deux pans sur sa poitrine, tête baissée. Repérant du coin de l’œil les clignotements bleutés d’une ambulance silencieuse qui file à vive allure sur la route qui longe le Pôle Mère-Enfant, il ralentit son rythme avant de traverser pour rejoindre le trottoir face à lui qui le mènera à l’amphithéâtre du bâtiment administratif central.
C’est une fin d’après-midi engluée dans la brume. Depuis quelques jours, moral et luminosité extérieure sombrent de manière simultanée. Les lampadaires allumés dans l’enceinte du CHU projettent en cadence des halos orangés sur le macadam où couinent ses sabots en plastique.
Il est encore en retard. Toujours le dernier à sortir du service. Ce n’est tout de même pas sa faute si l’infirmière lui a demandé de retourner examiner cet enfant asthmatique qui tousse comme s’il avait avalé un sifflet ! Il a prescrit l’aérosol en vitesse avant de s’absenter pour rejoindre ses co-internes à la session de répartition des stages pour le prochain semestre.
Tous les six mois depuis le début de son internat, c’est le même cirque, la même tradition. Chaque interne de spécialité, la pédiatrie en ce qui le concerne, choisit le stage dans lequel il va passer les six prochains mois de sa formation. Le classement des internes au sein de la promotion donne l’ordre de choix. Ce fichu classement ! Ce putain de concours ! Étienne secoue la tête et chasse les regrets qui reviennent à la charge.
Lorsqu’il pénètre dans le bâtiment, il aperçoit aussitôt ses camarades, agglutinés dans le couloir et se pressant devant les portes de l’amphithéâtre. Les quatre promotions de pédiatrie sont présentes. Une quarantaine d’internes, la plupart en blouse blanche, d’autres en tenue civile et arborant des cernes creusés par leur nuit de garde précédente.
Essoufflé, les joues rosies, Étienne s’arrête près d’Estelle, l’une de ses co-internes, qui est en train de consulter ses messages sur l’écran de son smartphone.
— T’en as mis du temps ! T’es passé à la cafèt’ boire un café ou quoi ? lui lance-t-elle en l’apercevant.
— J’aurais bien aimé mais j’ai préféré prescrire un nouvel aérosol à Timéo, tu vois ? Et si j’avais eu le temps de me prendre un café, crois bien que je t’en aurais rapporté un !
Étienne lui flanque gentiment une bourrade dans les côtes avant de s’éloigner d’elle pour aller saluer d’autres camarades de promotion. Estelle bougonne en lâchant un sourire, sans le quitter des yeux. Son co-interne est un beau parleur. Drôle, charismatique. S’il n’était pas déjà pris, il y a longtemps qu’elle aurait tenté sa chance pour lui mettre le grappin dessus.
Près d’elle, un autre interne observe Étienne avec la même attention. Ses yeux sont rivés sur lui, ne le lâchent pas d’une semelle. Estelle s’approche de Donatien et lui souffle :
— Si t’avais un flingue à la place des yeux…
— Pourquoi tu dis ça ? lui rétorque le jeune homme en feignant l’étonnement.
Estelle hausse les épaules puis se tourne vers la porte de l’amphi qui vient de s’ouvrir. Un flot d’internes d’une autre spécialité se déverse dans le couloir, slalomant entre la promotion de pédiatrie, hélant les uns, bousculant les autres.
Une petite dame à l’air revêche apparaît dans l’encadrement de la porte.
— La pédiatrie ? C’est à vous !
Aussitôt, les internes commencent à s’engouffrer dans l’amphithéâtre. La dame scrute les blouses qu’elle voit défiler devant elle et ses yeux s’agrandissent de surprise. Elle doit être novice, ne connaît pas les codes, ne sait pas qu’on peut reconnaître la spécialité d’un interne à certains attributs qu’il porte ostensiblement, avec fierté.
Les internes de pédiatrie n’échappent pas à la règle. Des stylos colorés, tous plus extravagants les uns que les autres, encombrent leurs poches de poitrine. Des plumes, des fleurs en plastique souriantes, roses, bleues, multicolores. Des lapins, des licornes, des paillettes. Des yeux en plastique qui bougent, des ressorts, des nounours. Le badge officiel que portent tous les internes, mentionnant leur nom, leur prénom et leur fonction, est systématiquement remplacé par des badges personnalisés, bricolés dans un savant assemblage de pâte à modeler, de breloques et d’épingles à nourrice. Dans leurs poches latérales pendouillent des stéthoscopes parés de rubans adhésifs brillants et colorés, ou encore de scoubidous offerts à l’issue d’une longue hospitalisation et cérémonieusement accrochés par l’enfant à la fourche du matériel en remerciement des soins prodigués.
Donatien n’a pas encore bougé. Il fixe toujours Étienne qui taquine quelques camarades en riant. Il affiche l’air détendu et sûr de lui qui exaspère Donatien depuis qu’il l’a rencontré.
— Allez, les derniers, là ! On arrête de chahuter et on rentre, s’écrie la dame avant de disparaître dans l’amphithéâtre. Pire que des enfants, souffle-t-elle pour elle-même.
Étienne s’avance et salue Donatien d’un signe de tête hautain. C’est froid mais poli. Rien à se reprocher. Alors qu’Estelle s’engouffre dans la salle suivie d’Étienne, Donatien le hèle.
— Étienne, attends !
Le jeune homme se fige, tourne les talons pour lui faire face et le fixe à son tour.
— Étienne ? lance Estelle sur les premières marches de l’amphithéâtre. Ça va commencer.
— Attends, y’a Donald qui veut me dire quelque chose !
Le sourire narquois qu’affiche Donatien ne faiblit pas mais ses lèvres se crispent imperceptiblement. Cela n’échappe pas à Étienne, qui se réjouit toujours autant de l’effet que ce sobriquet ingrat produit sur son rival. Voilà trois ans que ces deux-là ne peuvent pas s’encadrer. Trois ans qu’ils courent après les mêmes stages, les mêmes formations, les mêmes ambitions. Trois ans qu’ils se sont rencontrés, sur les bancs de ce même amphithéâtre. Le franc-parler et l’orgueil décomplexé d’Étienne avaient hérissé Donatien. Le sourire fallacieux et l’hypocrisie de Donatien avaient horripilé Étienne.
Ces deux-là ne sont pas faits pour s’entendre, ils l’ont compris très vite. Ils visent pourtant la même spécialité, la même carrière : tous deux veulent devenir réanimateurs. Ils raffolent des poussées d’adrénaline, des gestes techniques, des accès de stress à quatre heures du matin au son des bips stridents des scopes affolés. Cette sensation incroyable de sauver une vie, de relancer un cœur qui a cessé de battre, d’observer sur l’écran le retour de ces variations électriques cadencées, en poussant un soupir de soulagement et de fierté. C’est ce qui les tient, c’est ce qui les pousse. Mais ils savent l’un comme l’autre qu’il n’y a de poste que pour l’un d’eux.
Tout au long de leur internat, une guerre intestine a fait rage en sourdine, à coups de mails et de tractations auprès du professeur Maltais, chef de service de la réanimation, pour négocier un sujet de thèse plus accrocheur et prometteur que celui de l’autre. Ils ont redoublé d’efforts, regardé leur compteur de gardes s’affoler, constaté que leurs jours de repos fondaient comme neige au soleil en planchant sur un mémoire, un article, une énième présentation pour un staff. Depuis trois ans, leur rythme biologique s’est fondu avec celui de l’hôpital qui les grignote jusqu’à l’os. Ils ont appris à bosser toujours plus. Sans écouter le corps qui hurle, l’épuisement qui s’insinue dans chacun des pores de la peau, dans chaque goutte de sueur versée dans le stress et les décharges d’adrénaline.
Étienne fait quelques pas vers Donatien, resté silencieux.
— Alors ? Qu’est-ce que t’as à me dire ? Parce que clairement, si c’est pour me dévorer des yeux sans parler, je vais finir par me sentir mal à l’aise.
— T’as toujours été très drôle, Étienne, tu le sais, ça ? Tout a toujours été facile pour toi. Tu rentres dans une pièce, tous les regards se posent sur toi. Tu ouvres la bouche, tout le monde se tait. Tu sors une blague cynique et tout le monde est à tes pieds. Ça doit être facile, non ?
Le sourire de Donatien ne quitte pas ses lèvres, figées en un rictus mauvais. Étienne fronce les sourcils et reste silencieux, ignorant où son interlocuteur veut en venir. Ce dernier fait quelques pas vers lui et poursuit sur sa lancée :
— Ah oui… Tout a toujours été si facile pour toi, Étienne Beaumarchais. Tu brilles tellement que tu éblouis les autres et personne ne se rend compte de tes zones d’ombre. Mais à force de trop briller, tu ne prends pas garde à ne pas partir en flammes.
— Écoute, mec, si t’es venu pour me déclamer de la poésie, j’ai déjà un recueil de Prévert sur ma table de chevet, alors si ça t’embête pas, je vais rentrer maintenant, j’ai un stage à choisir.
— Tu vas me laisser le stage de réa pour le prochain semestre.
Étienne, déjà la main sur la poignée de porte de l’amphithéâtre, suspend son geste et se retourne lentement. Haussant les sourcils, il pouffe d’un rire franc qui résonne dans le couloir désormais désert.
— Tu veux que quoi ? Que je te laisse ma place en réa ? Mais mon pauvre vieux, tu peux toujours rêver !
Donatien affiche un air assuré qui achève d’accentuer l’agacement d’Étienne. Ce dernier avance d’un pas et poursuit :
— Le classement intra-promo, ça te dit quelque chose ? Je suis classé devant toi, il n’y a aucune raison que je te laisse ma place pour ce semestre. Ma maquette d’internat est bouclée, c’est vu avec le professeur Maltais. Je n’ai aucun compte à te rendre.
— Oui, bien sûr, répond calmement Donatien. Il te reste un semestre en réa ici, puis un semestre complémentaire en réa à Paris avant de te voir offrir le poste de chef de clinique sur un plateau. Crois-moi, je suis bien au courant de ta maquette, comme tu dis. J’ai les mêmes objectifs, comme tu peux l’imaginer. Enfin, ça, t’en as jamais rien eu à foutre.
— Écoute, je n’ai pas le temps de régler mes comptes avec toi, là. Pourquoi tu me sors ça maintenant ? Ce n’est pas ma faute si la concurrence est rude, mec ! Mais le classement au concours, c’est le jeu, c’est comme ça. T’avais tout ton temps pour venir me cracher ta rancœur avant, alors pourquoi tu choisis les cinq dernières minutes avant le choix pour venir me saouler ?
Tournant les talons, Étienne s’approche à nouveau de la porte mais Donatien vient lui coller son smartphone sous les yeux. Un éclair d’effroi traverse ses pupilles sombres.
— Tu vas me laisser le stage de réa pour le prochain semestre, répète Donatien, l’air victorieux.
Le pouls d’Étienne frappe à ses tempes comme un forcené. Le souffle court, il voit Donatien entrer tranquillement dans l’amphithéâtre et la porte se refermer derrière lui, le laissant hébété et sous le choc.
*
— Mais qu’est-ce qui t’a pris, Étienne ?
Estelle le poursuit dans le couloir. Sa voix forte s’élève et résonne le long des murs alors qu’elle tente de le rattraper. Il fuit, courant presque, cherchant à disparaître, à fondre sous terre, à laisser derrière lui ce qui vient de se passer. Il veut oublier l’appel de son nom, la réponse qu’il a donnée, puis le murmure d’incompréhension et le mouvement de ses co-internes qui se sont retournés comme un seul homme, le fixant au fond de l’amphithéâtre, l’interrogeant du regard.
— L’oncologie pédiatrique, Étienne ? Sérieusement ! Mais pourquoi ?
La voix de sa camarade l’horripile. Elle met le doigt sur une réalité qu’il n’est pas prêt à encaisser. Il veut être seul, il veut calmer son rythme cardiaque qui court un sprint depuis dix minutes.
— Qu’est-ce qui s’est passé avec Donatien ?
Il n’est plus conscient qu’Estelle le suit, qu’elle ne lâche rien, qu’elle a bien remarqué sa pâleur et son air ravagé. Tout ce qui le préoccupe à cet instant, c’est son avenir qui lentement se délite à mesure qu’il réalise ce que cette décision vient modifier. Impossible. À quel jeu a-t-il été pris ? Comment Donatien a-t-il pu avoir accès à ça ? Et ce regard triomphant qu’il arborait. L’ordure ! Il n’a pas honte de ce coup bas. Exploiter la faiblesse d’un autre pour se propulser vers le haut en lui enfonçant la tête sous l’eau.
Le jeune homme fulmine.
— Étienne ! crie Estelle en lui barrant finalement la route tout en posant ses deux mains sur la poitrine pour le stopper.
— Quoi ? rétorque-t-il, le regard dur.
— Qu’est-ce qui s’est passé avec Donatien ?
— Je lui devais une faveur.
Son ton hargneux coupe court à toute conversation. Étienne reprend sa route sans se retourner, laissant Estelle derrière lui, vexée, les bras ballants. Fouillant au fond de sa poche de blouse, il saisit une boîte en fer blanc, l’ouvre d’une main tremblante avant d’y saisir un bonbon à la menthe qu’il enfourne dans sa bouche avec rage.
À l’angle du bâtiment administratif, son portable se met à sonner. Glissant la main dans la poche de sa blouse, il s’en saisit et consulte l’écran. Pitié, pas maintenant !
Il raccroche avant même la fin de la sonnerie, le front obscurci de sombres pensées. Une vibration dans sa main lui indique qu’un message vocal vient d’être laissé. Portant l’appareil à son oreille, il fronce les sourcils et se fait violence.
« Étienne, c’est Maman. Écoute, je m’inquiète. Tu ne donnes pas beaucoup de nouvelles, j’aimerais qu’on puisse discuter. Et puis aujourd’hui, c’est… »
La voix coupe, aussitôt effacée par un tapotement rageur d’Étienne sur son écran.
« Pitié, pas maintenant », se répète-t-il en accélérant le pas et en serrant les dents.

2
Lorsque Étienne glisse sa clé dans la serrure de leur appartement, une migraine lui scie la tête. Comme si quelqu’un essayait de lui fendre le crâne en deux à main nue. Une fatigue immense l’assaille tandis que la porte s’ouvre et qu’il se retrouve dans l’entrée. Il enlève ses chaussures, mécaniquement. Un pied, deux pieds. Puis ses gants, son écharpe, son manteau. Il étouffe un bâillement en chancelant avant d’aller s’écrouler dans le canapé.
Un délicieux fumet épicé vient lui chatouiller les narines. Les yeux fermés, il entend s’approcher derrière lui celle qui partage sa vie. Elle ne dit rien, l’observe sans doute en souriant, s’imagine-t-il, et cela lui donnerait presque envie de sourire, lui aussi. Un poids énorme pèse sur son cœur. C’est comme si un géant monstrueux s’était assis sur sa poitrine pour l’empêcher de respirer.
Les pas s’éloignent. Il l’entend farfouiller au fond d’un tiroir. Quelques pas qui s’approchent puis s’éloignent de nouveau. La porte du placard de la cuisine claque, le robinet chantonne tandis qu’elle remplit un verre d’eau avant d’y jeter le comprimé effervescent. La musique pétillante des bulles frôle sa joue droite sur laquelle elle dépose un baiser tendre. Étienne soulève ses paupières lourdes de fatigue et plonge ses yeux dans ceux de Chloé, qui le scrutent, emplis d’expectative. « Sale journée ? » semblent-ils demander.
Si seulement il pouvait se confier, balayer ses étagères où les erreurs et les mensonges s’accumulent ! Il a cessé de faire la liste de ce qui l’assomme, de tout ce qui lui fait se prendre les pieds dans le tapis à force d’avoir repoussé dessous la culpabilité et les regrets. Ils sont comme des cailloux dans sa chaussure qui le font boiter et souffrir, mais il ne prend pas la peine de les retirer pour avancer plus facilement.
Étienne plisse les yeux et masse son front en grimaçant. Le mal de tête est violent. Cela fait plusieurs mois qu’il n’a pas eu une telle migraine.
Comme des vautours avides, les remords tournent en tous sens dans sa tête, à mesure que le jeune homme sombre encore un peu plus dans les coussins du canapé. Chloé les a confectionnés elle-même, après s’être mise à la couture, compulsant les tutoriels sur internet et dévalisant les stocks de tissu et de fils colorés au magasin du coin. Sa douce Chloé ! Que comprendra-t-elle de ce choix inattendu dans son parcours, elle qui l’encourage avec enthousiasme à chaque étape, à chaque difficulté ?
Étienne ouvre les yeux et la découvre, le regard inquiet et sérieux, assise en tailleur à sa hauteur. Il prend une profonde inspiration puis expire lentement. Les mots sont pâteux dans sa bouche.
— J’ai dû choisir l’oncologie pédiatrique pour le prochain semestre.
Chloé accuse le coup, reste silencieuse. Elle attend qu’Étienne s’exprime, déverse le malaise qui lui dégouline par tous les pores de la peau depuis qu’il est rentré.
— Donatien a enfin trouvé le moyen de se venger et de passer devant moi. Depuis le temps qu’il en rêvait !
— Je ne comprends pas. Comment le classement a-t-il pu lui permettre de choisir avant toi ?
— Il n’a pas choisi avant moi, je lui ai laissé ma place.
Chloé repousse nerveusement la mèche de cheveux qui lui tombe devant les yeux.
— Comment ça ?
— Il m’a fait du chantage. Je n’ai pas eu le choix. Il va en réa à ma place et je vais aller passer six mois dans le service que je redoute le plus et où je m’étais juré de ne jamais mettre les pieds.
Les yeux à nouveau fermés, Étienne réfrène les larmes qui l’assaillent en plissant les paupières. Son crâne est prêt à exploser.
— Quelle sorte de chantage ? demande timidement Chloé en lui caressant la joue du revers de la main.
Sa sollicitude et sa tendresse apaisent Étienne et l’inciteraient presque à lâcher les vannes. Il pèse les options en une fraction de seconde, puis se décide.
— Je n’ai pas trop envie d’en parler ce soir.
Chloé lui lance une moue dubitative, mais se résigne. Après six ans de relation, elle a fini par cerner les moments où il est inutile de tenter de lui tirer les vers du nez.
Lui déposant un baiser sur le front, elle se lève et se dirige vers la cuisine. Le cliquètement des ustensiles le motive à s’extirper du canapé et à la rejoindre pour l’aider à dresser la table.
— Et toi, ta journée ?
Chloé lui passe les bras autour du cou et se love contre lui, appréciant le poids de ses mains qu’il pose juste au creux de son dos, dans cette cambrure qu’elle a gardée de ses années de danse classique lorsqu’elle était plus jeune.
— Moins terrible que la tienne ! s’esclaffe-t-elle dans un rire doux qui lui réchauffe le cœur tout en le lui comprimant.
Ils s’attablent et commencent à manger. La bouteille de vin que Chloé a prévue pour le repas reste fermée sur le plan de travail. Avec son mal de tête, Étienne n’a pas voulu en rajouter et Chloé a acquiescé, un peu déçue.
Ce qu’elle a préparé est délicieux mais il n’arrive pas à l’apprécier à sa juste valeur. Le manque d’appétit le fait culpabiliser. Il a l’impression de tout gâcher malgré ses efforts désespérés pour se rattraper aux branches et mettre fin au fiasco. Il se sent comme en chute libre depuis qu’il a posé les yeux sur le smartphone de Donatien et prononcé ces deux mots qui viennent contrecarrer tous ses plans. Oncologie pédiatrique. Comment diable va-t-il justifier ça au professeur Maltais ?
Étienne secoue la tête et replonge sa fourchette dans la compotée de légumes au cumin. Chloé tente de détourner son attention, mais c’est peine perdue. Elle sent la soirée lui échapper et s’en désole.
— Tu bosses trop, mon cœur, balbutie-t-elle. Tu devrais prendre quelques jours de vacances avant de débuter le prochain stage. Ça ne devrait pas poser de problème à tes collègues, non ? Tu n’as pas compté tes heures, ces derniers temps. Un peu de vacances te permettraient de te reposer. Surtout avant de débuter ton prochain stage. L’oncologie, c’est quand même particulier. Et puis, vu ce qui s’est passé avec ton père…
Étienne commence à se trémousser, comme pour échapper à une pelote d’épingles qui lui piquerait les fesses. Chloé poursuit :
— D’ailleurs, j’ai eu ta mère au téléphone tout à l’heure. Elle m’a dit qu’elle avait essayé de t’appeler, mais elle est tombée sur ton répondeur. Elle t’a laissé un message, apparemment.
Étienne porte sa fourchette à sa bouche et mâche en silence tout en rassemblant le contenu de sa prochaine bouchée dans son assiette.
— Tu devrais la rappeler, elle s’inquiète pour toi. Ça va faire six mois.
Étienne claque sa fourchette contre la table et se redresse, furibond.
— Écoute, ce n’est vraiment pas le moment de parler de ça ! Et puis, tu ne vas pas t’y mettre, toi aussi !
— J’essaye juste de t’aider…
Le jeune homme sort de table et s’empare de son assiette et de ses couverts pour les fourrer dans le lave-vaisselle, ignorant la voix brisée de Chloé, dont les yeux se sont emplis de larmes. « Je ne suis qu’un lâche », songe-t-il. La honte lui serre le cœur, la céphalée lui frappe les tempes.
— Excuse-moi. Je suis épuisé. Je ferais mieux d’aller me coucher.
S’approchant d’elle par-derrière, il place une main sur son épaule et dépose un baiser délicat sur le haut de son crâne. Elle s’empare de sa main pour y déposer un baiser à son tour puis le laisse glisser hors de portée, vers leur chambre, vers leur lit, vers le silence.
La déception de Chloé est immense. Elle débarrasse à son tour ce qu’il reste de vaisselle, puis ouvre le frigo. À hauteur d’yeux trône une splendide pâtisserie où s’entremêlent dés de pommes et crème fouettée sur un lit de pâte à la poudre d’amande. Elle s’y est attelée aussitôt rentrée de l’école. Elle a balancé sa sacoche d’institutrice dans le placard de l’entrée et a sauté sur ses fourneaux, trop heureuse à l’idée de préparer un repas surprise pour son amoureux. Elle était certaine qu’il avait oublié, comme chaque année d’ailleurs. Trop submergé par son travail, ses gardes, sa fatigue. C’est bien le seul qu’elle connaisse qui soit capable d’oublier !
Elle écrase du plat de la main une larme sur sa joue et scrute avec une infinie tristesse la tarte qu’elle a préparée, avant de souffler pour elle-même :
— Joyeux anniversaire, mon cœur.

3
En ce pâle début de novembre, Latifa s’inquiète. Son cœur de mère palpite. Quelque chose ne va pas. Debout dans la cuisine où elle supervise le petit déjeuner de ses trois enfants, la jeune femme s’alerte du regard éteint de Younès, son benjamin.
Depuis quelques jours, son entrain semble s’ébrécher lentement, laissant poindre en toile de fond une fatigue insolite pour ce petit corps d’ordinaire bourré d’énergie. Quelque chose ne va pas.
Sa tasse de thé noir à la main, Latifa souffle sur le liquide brûlant et parfumé tout en scrutant son fils. Son état la préoccupe, l’incertitude la ronge. Lui, qui d’ordinaire engloutit son petit déjeuner avant même que ses grandes sœurs ne soient sorties du lit, mord ce matin sans conviction dans une tartine beurrée qu’il mâche ensuite avec peine. Au-delà de cette perte inhabituelle d’appétit, Latifa a remarqué que les jeux qu’il affectionne habituellement ne semblent plus autant l’intéresser. Au retour de l’école, il préfère s’allonger, feuilleter un livre ou se blottir contre ses peluches en attendant le dîner plutôt que de tourbillonner dans le salon avec sa fusée favorite au bout du bras. Son rire espiègle lui manque. C’est décidé, si son état perdure ainsi, elle l’emmènera voir son médecin.
Perdue dans ses ruminations, Latifa n’entend pas Amine, son mari, se glisser derrière elle. Son parfum, aux notes ambrées de patchouli et de gingembre, l’enveloppe instantanément alors qu’il dépose un baiser dans le creux de son cou, juste à la naissance de son épaule droite. Il est rasé de près et Latifa sourit au contact de la douceur de ses lèvres sur sa peau.
— En avant, les enfants ! Il est temps d’aller à l’école, annonce-t-il, guilleret.
Abandonnant sans regret sa tartine à demi-mangée sur la table, Younès se lève et vient coller deux baisers légers sur les joues de sa mère, qui lui ébouriffe tendrement les cheveux au passage. Ses sœurs l’imitent avec une bise sonore puis s’élancent vers l’entrée pour enfiler baskets et manteaux.
— À ce soir, mes trésors ! lance-t-elle en tentant de masquer son agitation intérieure. Couvrez-vous bien. Il fait très froid ce matin.
Latifa couve ses enfants des yeux, telle une louve veillant sur ses petits. La maternité a éveillé des accents de protection qu’elle ne pensait pas porter en elle. L’amour qu’elle leur porte est insondable. Avant la naissance de leur première fille, sa carrière avait été une priorité et elle se moquait gentiment des femmes qui disaient que tout avait changé lorsqu’elles étaient devenues mamans. Elle avait travaillé dur, passé les obstacles avec brio, décroché le poste de ses rêves en qualité de maître de conférences à l’université. Chimie organique et analytique. Un cursus sans faute et un poste valorisant qui l’enthousiasmait. Pourtant, l’arrivée de ce premier petit être avait bouleversé sa vie bien plus qu’elle ne l’aurait imaginé. Sans compter les deux suivants.
Par la fenêtre, elle regarde son fils remonter l’allée d’une démarche flageolante. Son père lui tient la main et encourage ses sœurs à se presser plutôt que de se chamailler en ricanant. Lorsque la voiture passe au ralenti pour leur permettre d’agiter leurs mains vers elle, le sourire triste et fatigué que lui offre Younès à travers la vitre s’imprime sur sa rétine pour ne plus la lâcher.
Toute la journée, Latifa tente de se raisonner. Ce n’est probablement rien. Avec le temps chagrin de ces dernières semaines, nul doute qu’il a dû attraper un virus ! Malgré ses efforts pour rester concentrée sur son travail, ses pensées tout entières sont tournées vers son enfant qu’elle a hâte de retrouver.
Lorsqu’elle se joint enfin à la foule de parents qui se presse à la sortie des classes, c’est comme si elle respirait une longue goulée d’air frais après une journée passée à suffoquer. Ça sent bon l’heure du goûter et des boissons chocolatées. Les rires des élèves fusent aux quatre coins de la cour de récréation. Ça se chamaille, ça se bouscule, ça se défie. L’innocence de leurs jeux d’enfants résonne sur les murs de l’école.
Younès s’approche de sa mère, qui le cherche des yeux. Te voilà ! Son sourire las lui fend le cœur, mais qu’à cela ne tienne ! Du pain d’épice et du jus de fruit l’attendent pour le goûter. Latifa motive les troupes gaiement, mais son élan est vite réfréné par le signe crispé que la maîtresse lui adresse. Elle aussi le trouve fatigué. Elle aussi se dit préoccupée.
Changement de plan. Le pain d’épice attendra. Latifa installe ses trois enfants en voiture, dépose les grandes à la maison, non sans les confier à la surveillance d’une voisine compréhensive, puis file chez le médecin avec Younès, le front embrumé par un sombre pressentiment.
La secrétaire l’accueille avec une grimace. Le médecin est surchargé, cela va être difficile de les caler entre deux rendez-vous. Encore faut-il qu’il accepte de les recevoir ! Elle leur indique la salle d’attente bondée au bout du couloir que Latifa remonte avec une sensation de jambes cotonneuses, tenant Younès par la main. Prenant place sur l’une des chaises, son fils sur les genoux, elle salue l’assistance qui lui jette des regards tantôt cordiaux, tantôt méfiants.
Une chaleur suffocante règne dans la pièce. Pourquoi les salles d’attente de médecins sont-elles toujours surchauffées ? Latifa fait ôter son manteau à Younès, puis quitte le sien, et tente de prendre le moins de place possible pour ne pas gêner ses voisins. L’enfant boude. Il sait que du pain d’épice l’attend à la maison pour le goûter. Ses sœurs y ont droit, elles. Et puis, il n’a pas envie de voir le docteur ! Il ne tousse pas, son nez ne coule pas ! Pourquoi sont-ils ici ? Sa mère l’incite à parler moins fort et se met à le bercer contre sa poitrine, plus pour se rassurer elle-même que pour le distraire de sa bouderie.
Une vieille dame assise en face d’eux tente une approche malicieuse. Captant le regard de l’enfant, elle disparaît aussitôt derrière le magazine qu’elle tient devant elle, réapparaît en haussant les sourcils, replonge entre les pages pour en ressortir en tirant une petite langue rose entre ses lèvres maquillées. Ce petit jeu arrache Younès à son humeur grognon. Même Latifa sourit, reconnaissante pour ce détournement d’attention réussi. L’air enjoué, le petit garçon est descendu des genoux de sa mère et tripote désormais les magazines de mode et de cuisine étalés sur la table basse de la salle d’attente.
— Merci, souffle-t-elle à l’attention de la vieille dame.
— J’ai eu quatre enfants, je sais ce que c’est, les salles d’attente de docteur en hiver, les gamins qui rouscaillent et la patience dont il faut faire preuve !
Latifa sourit en silence. L’angoisse doit se lire sur son visage.
— Il est bien pâlot, votre petiot ! Rassurez-vous, ils sont souvent comme ça, les gamins. Le docteur va l’examiner et apaisera votre inquiétude en un rien de temps, vous allez voir.
La porte du cabinet s’ouvre et une voix masculine emplit l’air.
— Allez, à bientôt, monsieur. Prenez-soin de vous. Madame Duval, c’est à nous !
— Oui, me voilà !
La vieille dame se lève d’un bond gracieux en s’emparant de son sac à main à ses pieds. Latifa remarque combien elle est apprêtée, la couleur de son sac s’accordant avec celle de son écharpe et de ses chaussures. La coquetterie de cette vieille femme l’émeut. Alors qu’elle passe à quelques pas d’elle, Latifa lui adresse un signe de tête respectueux avant de la voir disparaître dans le cabinet du médecin. Ce dernier a été alpagué dans le couloir par sa secrétaire, qui lui a glissé quelques mots à voix basse. Se tournant vers Latifa, il lui adresse au loin un petit signe de la main qu’elle comprend aussitôt, je vois cette patiente puis je vous prends, vous, et elle se détend un peu.
Younès feuillette toujours les magazines à ses pieds. Un rapide coup d’œil à sa montre lui indique qu’Amine ne devrait pas tarder à finir ses consultations à son cabinet dentaire. Elle ne veut pas l’inquiéter pour le moment. Elle lui enverra un SMS en sortant de la consultation.
Reposant les yeux sur la petite tête brune devant elle, son cœur se serre à nouveau et l’intuition sinistre qu’un malheur se trame accélère son rythme cardiaque. Voilà cinq ans que cette petite torpille de vitalité est venue bouleverser leur microcosme familial. Cinq ans que son énergie conquiert son entourage et le fait rire avec tendresse. Younès est de toutes les parties, de toutes les courses, de tous les challenges. C’est un enfant avide et surprenant, toujours en quête d’une réponse, d’un défi, d’une solution. Il rit, chahute, bouscule, taquine, s’amuse, petit feu follet excité et turbulent que rien n’arrête. Le changement progressif qui s’est opéré ces derniers jours est d’autant plus flagrant, d’autant plus inquiétant.
Latifa ferme les yeux et inspire calmement. Tout ceci n’est peut-être qu’une anxiété maternelle mal placée. Soudain, la petite voix de Younès la fait sursauter. À ses côtés, un monsieur somnolent ouvre un œil avant de le refermer aussitôt.
— Oh, Maman ! Regarde ça !
Younès lui brandit une double page devant les yeux, l’agitant avec un tel enthousiasme que sa mère peine à fixer ce qu’il lui montre.
— « La grande histoire des observatoires astronomiques », lit-elle en levant le menton pour mieux apprécier le gros titre de l’article. Mmmh, ça doit être très intéressant !
Latifa rit intérieurement. Comment son fils fait-il pour repérer tout ce qui a trait à l’astronomie ? Il doit avoir un radar, ce n’est pas possible ! Younès rêve de marcher sur la Lune. C’est un régal pour elle de le voir passer ses soirées d’été allongé dans la prairie qui borde la ferme de ses grands-parents paternels et se prendre à voyager au milieu des étoiles et du cosmos. Lorsqu’il se fait trop tard et que l’heure du coucher s’annonce, il rentre à reculons jusqu’à son lit, les cheveux ébouriffés et piquetés d’herbes sèches, tentant de contempler le plus longtemps possible ces pelotes de lumières scintillantes et énigmatiques qui ponctuent le drap sombre du ciel. Trop jeune pour s’interroger sur les distances vertigineuses et les phénomènes inconnus, il se contente de laisser tourbillonner dans son esprit des questions informulables sur les univers qui entourent le sien. La poésie des astres a ainsi éveillé en lui la vocation quasi utopique de devenir, un jour, quand je serai grand, le plus fameux cosmonaute que la Terre ait jamais porté.
La porte du cabinet s’ouvre à nouveau. Latifa se redresse, rassemble leurs affaires puis s’empare de la main de Younès, qui abandonne derrière lui son magazine et son article, sous les soupirs exaspérés de plusieurs patients qui voient cette femme et son gosse, arrivés après eux, leur passer devant, sans rendez-vous, hein, c’est toujours pareil !
Lorsque le médecin aide Younès à se déshabiller pour l’ausculter, l’angoisse se jette sur elle et lui enserre le cœur.
— T’as vu, Maman, je ressemble à une girafe !
— Je n’ai pas vu ça sous la douche hier soir ! s’écrie Latifa en tentant de modérer la panique qui la gagne.
De multiples ecchymoses ponctuent le corps de son enfant, dont le teint opalin tranche avec la peinture colorée du cabinet. L’air soucieux du médecin tandis qu’il finit de l’examiner achève de l’alarmer tout à fait. Elle écoute, troublée, les explications qu’il lui fournit, tout en rhabillant son enfant, assis sur ses genoux. Elle le maintient serré fort contre elle à mesure que les mots sont formulés. Urgences. Prise de sang. Examens complémentaires. Ça peut être grave, elle a bien entendu. Elle rassemble ses affaires, prend Younès par la main et quitte le cabinet en remerciant le médecin. Je prendrai des nouvelles. Son regard préoccupé la poursuit jusqu’à la voiture. Elle lutte furieusement pour ravaler les larmes qui viennent lui piquer les yeux. Elle serre de toutes ses forces le volant au point que les jointures de ses articulations finissent par blanchir. Ça peut être grave. Il y a dans l’utilisation de ce verbe, pouvoir, une formidable part d’indéterminisme qui lui rouvre en grand la porte de l’espoir. Ça peut être grave, ça peut n’être rien. Latifa se raccroche à cette conviction. Saisissant son téléphone, elle envoie un rapide message à son mari, Rejoins-moi…, puis démarre avec ardeur, l’air enjoué et menteur, pour rassurer son fils, que l’attitude des grandes personnes a commencé d’inquiéter.

4
C’est son premier jour d’internat. Gabrielle s’arrête devant le bâtiment du Pôle Mère-Enfant, observant avec angoisse la haute façade aux grandes baies vitrées qui la surplombe. Flambant neuf, ou presque. Rien à voir avec l’hôpital des enfants de la ville où elle a effectué son externat avant d’être affectée ici. Là-bas, les traces de pollution sur la peinture vétuste du bâtiment évoquaient des ombres fantomatiques et sinistres qui ne pouvaient qu’inspirer de la méfiance aux enfants qui devaient s’y rendre avec leurs parents.
Dans cette nouvelle ville, au contraire, tout est lumineux. Alors qu’elle se retourne pour scruter la fine ligne d’horizon entre ciel et mer, un souffle de vent iodé vient ébouriffer ses cheveux, coiffés en une queue-de-cheval sobre, simple et pratique. Même en l’absence de soleil, il règne en bord de mer une luminosité particulière. Rien à voir avec la bouillie nuageuse qui tapisse les montagnes et leurs crêtes les jours de mauvais temps.
Elle ne réalise pas encore la chance qu’elle a d’avoir eu le choix de venir se former ici. La renommée de ce CHU et la certitude d’y trouver une formation en pédiatrie de qualité ont achevé de la convaincre. Ce choix lui a coûté. Il signifiait quitter sa famille, ses amis, sa région, pour tout redémarrer ailleurs, à des centaines de kilomètres de chez elle. Le grand saut dans l’inconnu, l’excitation, les promesses d’avenir.
Ce matin, le réveil a sonné tôt. Elle a avalé avec difficultés son bol de céréales et son café, réalisant que ça y est, c’est le jour J, le fameux jour tant fantasmé. Six ans de dures études, de dur labeur. Une préparation au concours de l’internat qui lui aura fait suer sang et eau, ponctuée de crises existentielles entre l’envie d’abandonner, de tout envoyer valser, et celle de résister, de s’accrocher. Elle a tenu, elle a fait face. Et la voilà interne.
La jeune femme exhale un nuage de buée, resserre l’écharpe qui lui couvre le cou et prend son courage à deux mains. Les portes automatiques s’ouvrent en chuintant et Gabrielle s’engouffre dans le hall.
Une boule d’anxiété se loge confortablement au creux de son estomac pour ne plus la quitter. Comme suspendue par un fil, elle avance tel un automate. Ascenseur. Quatrième étage. Couloir de gauche. C’est ce que la secrétaire lui a indiqué au téléphone lorsqu’elle a appelé pour connaître l’heure et le lieu où elle était attendue pour son premier jour de stage.
Elle salue dans un murmure ses voisins d’ascenseur puis guette le tintement signalant son arrivée à destination. Les portes coulissent pour laisser découvrir un palier aux couleurs vives et chaleureuses. Service d’immuno-hémato-oncologie pédiatrique.
La pancarte surplombe des portes en plexiglas. Par-derrière, elle observe les soignants déjà présents qui s’affairent dans le couloir. Besogneuses petites abeilles, ils ne la remarquent tout d’abord pas. Gabrielle danse d’un pied sur l’autre, hésite, s’apprête à entrer, décidée à écraser son pied sur le système d’ouverture de porte, se ravise, se remet à danser, et la boule d’angoisse danse avec elle.
Une infirmière sort alors d’une chambre et croise son regard. Elle comprend, lui sourit, s’approche pour actionner l’ouverture des portes et lève un sourcil interrogateur.
— Bonjour, je m’appelle Gabrielle. Je suis l’une des internes qui débutent aujourd’hui.
— Ah, salut ! Moi, c’est Hélène. Viens, on va d’abord passer par la lingerie pour te chercher une tenue et ensuite, je te montrerai votre bureau.
Chercher une tenue. Le terme est bien choisi car Hélène peine à trouver des vêtements adaptés au gabarit menu de Gabrielle, au milieu du fatras de blouses, de tuniques et de pantalons qui s’empilent sur des étagères, du sol au plafond.
— C’est une galère chaque fois, marmonne l’infirmière. Il n’y a jamais les bonnes tailles, jamais le bon nombre !
Tandis qu’Hélène continue de farfouiller dans les piles de guingois, Gabrielle jette un œil sur sa droite pour observer une autre étagère où règnent ordre et propreté, avec des petites étiquettes sous chaque pile de tenues. Hélène intercepte son regard.
— Nous, on a de la chance, nos tenues sont à nos noms et rangées par ordre alphabétique, mais ici, le CHU ne se donne pas cette peine pour les étudiants. Faudra faire avec ce que tu trouves : premier arrivé, premier servi. Tiens, regarde cette taille-là, ça m’a l’air pas mal.
Un sourire chiffonné se dessine sur les lèvres de Gabrielle tandis qu’elle se saisit de la tenue.
— Désolée, c’est la plus petite taille disponible, regrette l’infirmière en grimaçant.
Gabrielle balaie ses excuses d’un geste sympathique, repère le vestiaire qu’Hélène lui indique pour se changer, puis le bureau médical qui va devenir son quartier général pour les six mois qui suivront. Après lui avoir souhaité bon courage pour ses débuts, Hélène retourne vaquer à ses tâches.
— On se voit tout à l’heure pour les transmissions, lui lance-t-elle gaiement.
Gabrielle se retrouve seule dans le vestiaire. Son intuition ne l’a pas trompée, elle flotte complètement dans la tenue qu’Hélène lui a trouvée : elle se résout à garder son débardeur sous sa tunique et en vient presque à gonfler son ventre pour ne pas perdre son pantalon. Quelle allure elle doit avoir ! On est loin des tuniques ajustées et des blouses cintrées à la taille qu’arborent les acteurs de ces séries américaines qui la faisaient rêver, plus jeune, mais qu’elle sait désormais si éloignées de la réalité. Mais quand même, fournir une tenue à la bonne taille… Merde, quoi !
Ses poches se remplissent de son petit bazar habituel : dans une poche, stéthoscope coloré et otoscope ; dans l’autre, carnet de notes, aide-mémoire et répertoire vierge qu’il lui tarde de compléter de tous les numéros de l’hôpital pour se faciliter la tâche au quotidien. Gabrielle est la reine de l’organisation. Externe, aucun camarade ne la surpassait en termes de rigueur et d’efficacité. Son arsenal de stylos et de crayons rejoint ses poches. Tous ces outils bien connus dans sa blouse ainsi alourdie la rassurent et l’apaisent.
Il lui reste un élément essentiel à ajouter. Entre ses mains, la jeune femme tripote le badge rouge officiel que l’institution a délivré à chacun d’entre eux à la journée d’accueil des nouveaux internes. Gravés en lettres blanches, son nom et son prénom surmontent la mention « interne » en caractères majuscules. Hésitante, elle sort de son sac un badge vert pomme, où un soleil, une fleur et un ourson se taquinent près d’un stéthoscope en breloque qui pendouille sous son prénom, calligraphié à la main. J’ose, j’ose pas ? C’est un cadeau que sa meilleure amie lui a remis avant qu’elles ne se séparent. Ce n’est peut-être pas sérieux de porter un tel badge ? Peut-être vaudrait-il mieux ne pas se faire remarquer le premier jour de stage ? Bon, t’es une interne de pédiatrie, oui ou merde ? Allez ! Gabrielle fourre au fond de son sac le badge officiel, puis accroche à sa poche de poitrine son badge personnalisé, telle une étoile de shérif arborée avec fierté.
Le stress s’empare à nouveau d’elle en entrant dans le bureau médical. C’est une pièce exiguë aux étagères bourrées de dossiers et où s’alignent des chaises consciencieusement rangées le long des paillasses de travail. Bureau des internes. C’est écrit sur la porte. Au creux de son estomac, la boule d’angoisse sursaute et trépigne. Ça y est, j’y suis !
Gabrielle jette un œil par la fenêtre et laisse échapper un soupir de déception. Le panorama plongeant sur le vieux CHU auquel le nouveau Pôle Mère-Enfant est accolé s’est substitué à la vue sur la mer dont elle rêvait. On voit des ambulances sillonner les rues et des gens pressés, en civil ou en blouse, arpenter les trottoirs de cette mini-ville que constituent les différents bâtiments de l’hôpital. Penchée sur la fenêtre, Gabrielle sent le froid de la vitre sur son front tandis qu’un halo de buée vient se former à hauteur de sa bouche.
— Salut ! lance une voix derrière son dos.
Dans l’encadrement de la porte, un jeune homme grand et élancé la scrute d’un air grave. Il semble avoir trouvé une tenue qui lui sied mieux que celle que porte Gabrielle.
— Oh, salut ! Je suis Gabrielle. Tu dois être Étienne, mon co-interne, c’est ça ?
— Oui, c’est ça. T’es en premier semestre ?
— Oui, c’est mon premier jour.
L’enthousiasme jovial de la jeune femme s’ébrèche devant l’attitude froide et renfrognée du jeune homme en face d’elle. Elle a la désagréable impression qu’une collègue débutante n’est pas au goût de cet interne plus expérimenté qui débute sa dernière année de formation. Lors de la soirée d’intégration, à laquelle il n’a pas participé, de vieux internes lui ont dit du bien de lui : rigoureux, fiable, toujours prêt à déconner. Elle s’est rassurée de cette description. On va bien s’entendre, alors !
— On ferait mieux de rejoindre la salle de soins, les transmissions ne vont pas tarder à commencer, annonce-t-il en tournant les talons et en disparaissant dans le couloir.
La jeune femme reste un instant immobile avant de reprendre ses esprits.
« C’est parti ! » souffle-t-elle pour elle-même.
Et la boule d’angoisse fait un salto avant.
*
Hélène lui adresse un petit mouvement d’encouragement de la main alors qu’elle quitte la salle de soins sur les talons du chef de service. Gabrielle lui répond par un sourire tout en se demandant si transparaît sur son visage ce mélange d’excitation et de terreur qui la pousse en avant et l’anesthésie tout en même temps.
Les transmissions paramédicales l’ont laissée dans un brouillard opaque. Tout est allé trop vite pour ces patients chroniques que l’équipe connaît par cœur. Tous ces sigles, ces abréviations, ces noms de chimiothérapie… Impossible de tout retenir, de tout comprendre en si peu de temps !
Démunie et perdue, elle emboîte le pas du grand professeur en tentant de suivre le mouvement sans se noyer dans la foule d’informations qu’on lui jette à la figure. Étienne la précède dans le couloir tandis que quatre externes, tout aussi paumés qu’elle, trottinent derrière.
Le chef de service vient de leur donner ses premières consignes et les objectifs du stage. Ponctualité, rigueur, sérieux, travail. C’est un vieux de la vieille, l’un de ces grands professeurs en âge d’être à la retraite mais qui continuent leur exercice, trop habitués pour changer, trop passionnés pour tourner la page.
— Je suis le professeur Richard Navet, a-t-il annoncé après avoir réclamé l’attention des étudiants. Oui, j’en vois qui sourient. Navet, comme le navet.
— Mais c’est loin d’en être un, a chuchoté l’un des médecins seniors à sa droite, ce qui lui a valu un sobre acquiescement de la part de son supérieur, qui ne semble pas manquer d’autodérision.
Une moustache touffue mais soigneusement taillée orne sa lèvre supérieure et ses doux yeux bleus enveloppent ceux sur qui il pose le regard. Gabrielle a observé sa carrure imposante pendant qu’il assénait ses directives d’une voix posée. C’est l’un des grands pontes de l’onco-hématologie pédiatrique en France, un médecin au solide bagage scientifique et à la rigueur implacable. Si ses compétences l’ont hissé au plus haut niveau, il n’en a pas moins gardé une humanité et une humilité forçant l’admiration. La jeune femme est tout intimidée de se retrouver en sa présence.
La petite troupe remonte désormais le long couloir et la visite commence. Le professeur Navet avance d’un pas décidé, accompagné d’Alexandre Morillon, qu’il a présenté comme étant le chef de clinique, le plus jeune des médecins seniors du service. S’arrêtant devant la porte de la première chambre, le vieux professeur toque trois coups brefs avant d’entrer avec toute l’assurance que sa fonction lui autorise.
Les salutations lancées à la cantonade s’égrènent à mesure que les médecins, les internes et les étudiants pénètrent dans la chambre. Chacun se cherche une place contre le mur ou près du lit, en évitant d’écraser le pied de son collègue. Face à eux, un petit garçon d’une dizaine d’années s’est redressé dans son lit et dévisage les nouveaux venus avec stupeur. Assis dans un large fauteuil à ses côtés, son père observe ce ballet incongru de blouses blanches qui se met en place entre les quatre murs de la chambre.
Une immense baie vitrée offre une vue splendide sur la mer et le scintillement des vagues. La beauté de ces chambres laisse Gabrielle bouche bée. Quelle chance pour les patients !
— Ils sont passés où, Victoire et Antoine ? s’exclame l’enfant, étonné.
— C’est ce que je t’ai expliqué hier soir, Tristan, lui explique son père. Ils ont fini de travailler ici, leur stage est terminé. Tu vois, il y a des nouveaux docteurs qui vont s’occuper de toi.
L’enfant se tourne alors vers les internes et leur adresse un regard timide qui laisse transparaître un trait d’inquiétude au fond de ses pupilles. Le professeur Navet leur présente ses nouvelles recrues d’un air désinvolte, puis commence à examiner Tristan.
— Tu as passé une bonne nuit ?
L’enfant répond d’un air grincheux.
— Non.
— Ah oui ?
— Oui. J’ai mal dormi à cause d’une secte en blouse blanche qui m’a forcé à faire pipi dans un bocal.
Le médecin ne peut réprimer un petit rire, se tournant vers le père, qui hausse les épaules dans un air de connivence.
— L’un d’entre vous peut-il me dire pour quelle raison Tristan a mal dormi ?
Les externes se recroquevillent sur eux-mêmes. Ils se regardent les uns les autres, fixent leurs pieds ou bien le montant chromé du lit comme s’ils espéraient y voir s’inscrire en lettres de feu une réponse divine à donner au professeur. Ce dernier ne s’émeut pas du silence gêné qui s’installe à mesure que les secondes s’égrènent. Le visage fermé par la concentration, Gabrielle ne dit mot. Le silence d’Étienne la rassure : lui non plus ne semble pas connaître la réponse.
Le professeur Navet sait qu’il est un peu cruel de leur poser une telle question à peine arrivés, sans explications, catapultés dans ce service hyperspécialisé. Il s’apprête à les rassurer, la question est difficile, à leur fournir la réponse, quand une petite voix s’élève et brise le silence.
— C’est à cause du gros sac plein d’eau, là-haut !
Du bout de son index, l’enfant désigne une volumineuse poche d’hydratation intraveineuse, suspendue à une potence, reliée à lui par une longue et mince tubulure qui disparaît sous son pyjama, vers le cathéter central à la base de sa clavicule.
Le professeur acquiesce de concert avec son chef de clinique, sourit devant l’évidence de cette réponse enfantine et félicite Tristan avant de se tourner vers les plus jeunes. Il leur donne l’explication qu’il attendait en concepts rapides, chimiothérapie, hyperhydratation, protection rénale, élimination, mictions fréquentes, puis, souhaitant une bonne journée à l’enfant et à son père, se détourne et quitte la chambre. Penauds, les étudiants lui emboîtent le pas.
Le père de Tristan les regarde quitter la chambre sans mot dire. Il est habitué aux colles posées aux étudiants par le grand professeur, à qui il voue une confiance sans bornes. Il a vu nombre d’entre eux hésiter, bégayer, répondre brillamment ou complètement à côté de la plaque. Il s’est familiarisé avec leur présence au chevet de son enfant alors qu’il ne souhaitait au départ que des médecins expérimentés, efficaces, sûrs d’eux, pour prendre en charge la chair de sa chair. Il s’est accommodé du fait de les voir apprendre où placer le stéthoscope, où palper des ganglions, comment évaluer une douleur. S’il n’était pas évident pour lui initialement de voir son enfant ausculté deux fois, une fois par l’interne en charge, la deuxième par l’étudiant, quand son enfant était fatigué, énervé ou douloureux, c’est trop, il s’est fait lentement à cette idée, à mesure des visites matinales et du passage régulier des soignants dans la chambre.
Il a vu un certain nombre d’étudiants débuter leur stage, comme ceux qu’il a rencontrés ce matin. Il devine leur angoisse, leur malaise. Il reconnaît leur regard quand ils posent leurs yeux pour la première fois sur le crâne dépourvu de cheveux de son petit garçon. Au tout début, un élan hargneux s’emparait de lui, qu’est-ce que t’as à le regarder comme ça ? Il a eu envie de leur crier sa révolte, comme si, en tant que futurs médecins, jeunes en formation, ils se devaient d’être neutres, exemplaires, porteurs d’un masque de professionnalisme. Mais comment en vouloir à ces jeunes-là ? Ils n’ont que la vingtaine. Comment leur reprocher ce regard effaré au premier jour où ils mettent les pieds dans ce service ? Après tout, ça doit s’apprendre aussi, non ?
Semaine après semaine, sa colère s’est apaisée. Il a vu des externes partir, d’autres les remplacer, sans avoir le temps de s’attacher. Mais jamais il n’a manqué d’être reconnaissant envers ceux qui prenaient le temps de rester après leurs horaires de stage pour partager une partie de console ou de jeu de société avec Tristan pour lui changer les idées.
Alors qu’il se réinstalle confortablement dans le fauteuil au chevet de son fils, il ne manque pas le petit signe de la main qu’adresse l’une des internes à Tristan en refermant la porte derrière elle, ni le sourire radieux de son fils à la vue de cette marque d’attention.
— C’est Gabrielle, son prénom à elle, c’est ça ?
*
Un large néon éclaire le bureau médical d’une lumière blanche quasi éblouissante. La nuit est tombée et les fenêtres de l’hôpital s’illuminent les unes après les autres comme les LED d’un immense panneau d’affichage.
Plissant les yeux sur l’écran de son ordinateur, Gabrielle observe son co-interne du coin de l’œil. Étienne ne cesse de jeter des regards furtifs sur sa montre. Après être resté distant toute la journée, il donne désormais l’impression d’être pressé de terminer ce qu’ils ont à faire. La jeune femme ravale sa déception, elle qui espérait tant trouver auprès de lui un peu plus de soutien pour la guider après cette folle première journée.
Il a peut-être passé une sale nuit, pense-t-elle avec indulgence. Ou bien il était de garde ce week-end et ne s’est pas suffisamment reposé. Si ça se tombe, il est comme moi : grincheux s’il manque de sommeil !
Ils n’ont pas touché terre depuis le matin. Entre les patients déjà hospitalisés et ceux entrant pour leur cure de chimiothérapie, Gabrielle a déjà oublié la moitié des prénoms des patients, et encore moins retenu la pathologie pour laquelle ils étaient traités. Aussitôt la visite terminée, Alexandre Morillon, le chef de clinique, les a embarqués avec lui dans son bureau pour valider les traitements, ajuster les prescriptions, vérifier les bilans biologiques.
Ils ont avalé en vitesse un sandwich à quatorze heures trente, au moment où Gabrielle tentait honteusement d’étouffer un énième bâillement. C’est toujours ainsi lorsqu’elle a faim : elle bâille à s’en décrocher la mâchoire. L’après-midi s’est déroulé à une telle vitesse qu’elle a à peine eu le temps de cocher toutes les tâches qu’il lui revenait d’effectuer avant la contre-visite du soir, aux côtés d’Alexandre.
Dès quinze heures, le fax s’est mis à cracher des bilans biologiques à n’en plus finir, les appels téléphoniques se sont succédé et les sollicitations des infirmières ont achevé d’exténuer Gabrielle, loin d’être habituée à un tel rythme.
Heureuse d’avoir à présent retrouvé un peu de calme dans le bureau médical, la jeune femme n’entend plus que le tapotis des doigts d’Étienne sur les touches de son clavier. La tête haute, fixant son écran, il est concentré sur son travail et ne lui prête pas la moindre attention. Son badge rouge d’interne est épinglé bien en évidence sur sa poitrine. Ça lui donne un air sérieux, elle se sent comme une gamine à ses côtés. Pour autant, elle refuse de se résoudre à abandonner son badge personnalisé qu’elle aime tant.
La jeune femme se tourne vers lui pour lui faire face et hésite un instant avant d’oser l’interpeller. Si elle doit passer six mois avec lui, elle ne va pas rester distante, chacun à travailler de son côté.
— Quelle journée de fou ! lance-t-elle à la cantonade.
Étienne lève un sourcil, tourne à peine les yeux vers elle et décoche un grognement neutre qu’elle choisit d’interpréter comme un assentiment.
— Je ne sais pas pour toi, mais moi, je suis rincée ! J’ai le cerveau en surchauffe, je n’ai pas retenu un seul nom de protocole et je m’emmêle les pinceaux entre les patients.
— Ça va venir, répond Étienne sans cesser de laisser ses doigts filer sur les touches du clavier.
— Si tu le dis, je vais te faire confiance. T’es déjà passé en stage d’onco ?
Étienne laisse échapper un pouffement désabusé.
— Non. Et je ne suis pas là par choix.
Voilà qui est dit. Gabrielle fronce les sourcils. Il est décidément aussi jovial qu’une pierre tombale. Décidant d’une approche différente, elle poursuit la conversation sans remarquer que le visage d’Etienne s’est fermé.
— Je viens d’arriver dans la région, je ne connais rien de cette ville. T’es d’ici ?
— Oui, d’un village en cambrousse, pas loin.
— Tu fais le trajet tous les jours ?
Étienne s’arrête d’écrire et se tourne enfin vers Gabrielle.
— Non, j’ai un appartement en centre-ville.
— Moi aussi, j’ai trouvé une location pas mal, à deux pas de la plage. J’ai grandi en montagne, alors autant te dire qu’avoir la mer à portée de main, pour moi, c’est génial ! s’exclame-t-elle avec entrain.
Le regard d’Étienne reste hermétique, Gabrielle lutte pour lui arracher un semblant de conversation.
— Peut-être que tu pourrais me faire visiter la ville ? J’y connais rien, je n’y ai pas de repère.
Étienne la scrute une seconde avant de se tourner à nouveau vers son écran et de reprendre ce qu’il était en train d’écrire.
— Désolé, je n’ai pas le temps de faire du baby-sitting, rétorque-t-il. J’ai un article à soumettre à une revue et mon mémoire de fin d’études à rendre d’ici la fin du semestre. Sans compter ma thèse à bosser, les gardes et les astreintes.
Gabrielle se replie sur elle-même. La réplique d’Étienne lui fait l’effet d’une gifle. Elle qui s’était rassurée des propos des autres à son sujet se retrouve confrontée à un tout autre personnage que l’interne drôle et solidaire qu’on lui a décrit. Du baby-sitting ! Cette infantilisation la blesse. Mais pour qui se prend-il, celui-là ?
— Eh bien, excuse-moi, Môsieur-l’interne-de-dernière-année-dont-le-temps-est-trop-précieux-pour-être-un-tant-soit-peu-accueillant ! »

Extraits
« Le couperet tombe.
— Votre enfant a une leucémie.
Gabrielle voudrait fondre sous terre. Elle se pince pour ne pas craquer tandis que les larmes lui montent aux yeux. Elle crée un leurre et tente de s’y raccrocher, mais elle ne peut faire abstraction du lourd silence qui s’ensuit, des larmes de la maman qui étouffe pudiquement ses sanglots, du mutisme fiévreux du papa dont les cils battent à la hâte pour contenir ses yeux soudain humides. » p. 51

« — Ce qui est certain, c’est que dans ce service, tout est exacerbé, la beauté comme la laideur, On à tout le cocktail pour péter un boulon et jeter l’éponge. Mais il y a aussi toutes les couleurs de la vie, ses forces et ses faiblesses. Moi, je m’y sens entier et je n’ai jamais voulu en changer. Je m’y retrouve et ce métier pour moi prend tout son sens… C’est un travail en équipe, avec les soignants, avec les parents, avec les enfants. Je trouve ça extrêmement gratifiant ! Bien qu’ingrat parfois. Voilà, c’est ça. C’est ingrat et gratifiant à la fois. » p. 160

À propos de l’autrice

Marie Villequier © Photo DR

Née en 1989, Marie Villequier est médecin et réside en Lorraine. Après plusieurs années d’exercice en onco-hématologie et soins palliatifs pédiatriques, elle exerce désormais dans le secteur médico-social. (Source : Éditions de la Rémanence)

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Du fond des Âges (Le Halo des Ombres – Cycle 2)