Babelio
Page des libraires (Eva Mignot, Librairie Célestine à Meximieux)
Blog motspourmots.fr (Nicole Grundlinger)
Les premières pages du livre
« Elle était assise par terre, sous une chaise, enroulée sur elle-même comme un ruban dans une boîte. Son épaisse frange noire coupée à la va-vite, et de travers, lui mangeait le front et une bonne partie du nez, qu’elle tenait plongé dans un livre de poche. Une fille de poche, pensa le Dr Joseph Merveille en ouvrant la porte de la salle d’attente en grand. Lotte ne cilla pas. Elle poursuivit sa lecture quelques secondes, jusqu’à la fin du chapitre – elle ne s’interrompait jamais au milieu –, puis elle corna sa page, s’extirpa de sous la chaise et se leva à l’aide de ses mains, péniblement. Elle nageait dans une salopette en flanelle jaune : serrées les unes contre les autres, on aurait pu y faire entrer trois filles comme elle. Elle dégagea quelques mèches tombées devant ses yeux et jaugea le médecin de haut en bas : son front étonnamment ridé pour un homme d’à peine trente ans, son sourire doux, sa blouse repassée du jour.
— C’est vous, le Dr Merveille ? Ma fille ne veut voir que vous. C’est à cause de votre nom.
Le psychiatre tourna la tête en direction de la voix nerveuse et fatiguée. Intrigué par l’attitude de la petite fille, il n’avait pas remarqué la présence de sa mère, une jeune femme aux ongles rongés et jaunis par le tabac qui devaient lui faire honte, tant elle s’ingéniait à les cacher, sous ses cuisses lorsqu’elle était assise, au creux de ses poings, dans les poches ou les manches de sa polaire quand elle était debout.
— Elle mange plus, ça fait trois jours, on dirait une espèce de grève de la faim.
À ce moment-là, il sembla au médecin que Lotte amorçait un mouvement vers l’avant, mais un mouvement imperceptible, en fait il n’en était pas sûr. Il aurait juré qu’elle s’était approchée, pourtant ses pieds, qui flottaient dans des souliers trop lâches, n’avaient pas bougé. À la réflexion, elle avait glissé, une impression qui se renforcerait chaque fois que, les jours suivants, elle se tiendrait debout face à lui, au point qu’il finirait par en acquérir la certitude : cette enfant, comme une flamme, vacillait.
— Merci, Natascha, mais je suis encore capable de plaider ma cause toute seule, déclara la fillette en repositionnant la bretelle gauche de sa salopette.
Joseph guetta la réaction de la mère, qui n’avait pas l’air offusquée de s’entendre appeler par son prénom. Elle devait en avoir l’habitude. Ces deux-là, supposa-t-il, sont des étrangères l’une pour l’autre.
La petite fille tendit la main au psychiatre.
— Je m’appelle Lotte, j’ai cinq ans et demi, et je voudrais rester quelque temps ici avec vous.
Si Joseph Merveille n’avait jamais fait beaucoup d’efforts pour s’intégrer, il était conscient qu’à l’échelle de la vallée Lotte Lauwiner n’était pas n’importe qui. C’était « la fille à Rudolf », l’éleveur de vaches laitières qui, pendant une décennie, avait rythmé le quotidien des villageois mieux que le soleil, car « le soleil, disait-il, il y a des jours où il ne se montre pas ». Tous les matins, même le dimanche, « parce que les bêtes, faut pas croire, elles partent pas en week-end », il déposait ses bouteilles de lait encore tiède sur le seuil des maisons, et les ramassait vides le soir. C’était un gars bien, il avait baptisé toutes ses vaches et connaissait le prénom de chacune, comme celui de tous les habitants, même ceux qui ne sortaient jamais dire bonjour. Jusqu’à ce que, un sale matin, la rousse Griselda prenne la clé des champs et finisse sa course dans le lac au bout du village. Rudolf était mort d’un coup de sabot alors qu’il tentait de la sortir de l’eau. Il n’avait pas trente ans. Le village tout entier s’était mobilisé pour aider « la femme à Rudolf » à organiser l’enterrement. Le menuisier avait fourni le cercueil, qu’un sculpteur du Village Bas avait orné de bas-reliefs évoquant l’éleveur dans ses travaux à la ferme. Le chœur d’hommes du Village Haut avait accompagné la mise en terre d’un yodel lugubre qui avait arraché à l’assistance tant de larmes que tous les yeux avaient fini noyés. Convaincue que la mort était venue des vaches, Natascha Lauwiner avait vendu le troupeau et s’était démultipliée pour joindre les deux bouts, travaillant à la scierie, à la fruitière, sans compter quelques ménages, si bien que la marmite était toujours pleine, et sa petite fille, toujours seule.
Le premier jour, à la clinique, Lotte ne quitta pas sa chambre. Elle n’était pas venue jusqu’ici pour dormir, aussi ne se coucha-t-elle pas comme l’infirmière le lui avait demandé. Elle étala la couverture à carreaux de part et d’autre du lit et se glissa en dessous, armée de deux oreillers. À l’abri dans sa cabane, elle alluma sa lampe frontale, cala le bandeau élastique sous sa frange, s’allongea sur les deux oreillers assemblés en matelas, et entreprit de relire Matilda. La petite fille entretenait avec l’héroïne de Roald Dahl une relation d’amour-haine mâtinée de jalousie qui lui faisait penser que, décidément, cette dernière était comme sa sœur. Soit, dans son esprit fertile et mal assuré, la même qu’elle, en mieux. À cinq ans, Matilda avait lu Dickens, Stevenson et Tolkien. Outre cette insultante précocité, elle était douée d’un super-pouvoir qui lui permettait de déplacer un verre d’eau par la seule force de son regard. Surtout, elle resterait toujours cette enfant bien peignée dessinée par Quentin Blake. Matilda aurait toujours cinq ans. Elle n’aurait jamais à décider ce qu’elle ferait plus tard, quand elle serait grande. Matilda existait, et Matilda n’existait pas.
Le deuxième jour, le Dr Merveille trouva Lotte sous son bureau, recouvert du même tartan qui avait servi à la construction de sa cabane – la fillette avait dû le traîner de sa chambre jusque-là.
— Toc toc toc, fit-il en frappant doucement contre le plateau de bois.
— Pourquoi vous frappez alors que vous êtes chez vous ?
Le médecin sourit. L’infirmière l’avait pourtant prévenu : la fillette ne supportait pas qu’on use avec elle des mêmes « stratagèmes bêtifiants » – c’était la formule qu’elle avait employée – qu’avec les autres enfants. Pour réussir à lui faire avaler quelque chose, elle avait dû remballer ses histoires de cuillère magique et concéder que contraindre un individu à se nourrir constitue une violation de son intégrité, avant de remporter la bataille de la compote en lui décrivant avec force détails les souffrances provoquées par une perfusion alimentaire mal posée.
— Tu as raison, se ravisa-t-il. C’est mon bureau et j’ai des coups de téléphone à passer, aussi je préférerais que tu retournes dans ta chambre. Imagine si tous les patients faisaient comme toi.
Il entendit la fillette étouffer un hoquet de rire. C’est vrai que pour un campement, ce serait un campement, pensa-t-il en se représentant le tableau. La clinique Saint-Clair était un établissement psychiatrique pour adultes. Aucun médecin de ville n’aurait songé à lui envoyer Lotte, qui n’avait rien à faire ici. Sauf que la petite fille était venue toute seule, ou presque, et que sa mère avait eu l’air soulagée de la placer entre d’autres mains que les siennes. « Je vais pouvoir souffler », avait-elle lâché lors de sa dernière visite, avant de s’éclipser dans un sanglot. Lotte avait fait semblant de dormir tout le temps que sa mère était là. Désormais c’était systématique : à son contact l’angoisse montait, régulière, affamée comme la marée une nuit de pleine lune. Le Dr Merveille n’avait pas eu le cœur de refuser son admission, en revanche il était important qu’elle respecte le règlement.
— Tu as lu Le Passeur, de Lois Lowry ? C’est l’un de mes livres préférés, lui dit-il.
Lotte souleva un pan de la couverture, découvrant son visage froissé, un coin de chiffon blanc.
— Non.
— Il est dans le salon violet, tu veux m’accompagner ?
Joseph Merveille ne lisait que de la science-fiction, « le genre littéraire le plus à même, répétait-il, de vous rendre intelligent ». Tout y était. Le désastre environnemental, la sélection des plus forts au détriment des plus faibles, la dictature du bonheur, la sécurité guidant le peuple. Sa bibliothèque dystopique le confortait dans la triste idée qu’il se faisait du monde et l’aidait à comprendre les individus hors normes qui peinaient à s’y intégrer – et qu’il avait l’immense honneur d’avoir pour patients. Dans ses phases d’euphorie, il ne les voyait plus comme des malades mais comme des résistants, des Winston Smith, des Bernard Marx qu’il devait assister dans leur combat pour la liberté. Joseph Merveille ne manquait pas d’imagination.
Le lendemain, au retour de sa tournée de consultations, Joseph trouva Lotte de nouveau recroquevillée sous son bureau, la couverture sur les épaules, Le Passeur entre les mains.
— Tu ne l’as toujours pas fini ? la provoqua-t-il.
— Si, je le relis. J’aime bien.
— Quel passage en particulier ?
— La luge.
En librairie, Le Passeur était classé dans les ouvrages pour enfants, pourtant Joseph l’avait lu persuadé qu’il avait été écrit juste pour lui. Visiblement, il n’était pas le seul : depuis la parution du roman, deux ans auparavant, un petit cercle de fans d’une jeunesse toute relative en faisait l’exégèse sur les forums de discussion du Minitel. L’ambiguïté du dénouement était au cœur des débats. Dans le dernier chapitre, le héros, Jonas, se lève au milieu de la nuit et s’échappe de la Communauté, une société dont les membres ont accepté, pour ne plus souffrir, de vivre privés de souvenirs et d’émotions. Son frère cadet serré contre lui, il traverse des plaines et gravit des montagnes enneigées, luttant des jours entiers contre la faim, le froid et la fatigue. Au sommet d’un col, et alors qu’il pense mourir, il aperçoit un bout de luge dépassant du manteau blanc. Rassemblant ses dernières forces, il embarque, donne une légère impulsion et dévale la pente incertaine qui le mènera aux chaumières hérissées de bougies et de cheminées fumantes, des maisons de contes de fées, des mirages du monde d’avant.
Le quatrième jour, et bien qu’il n’en laissât rien paraître, le Dr Merveille fut pris d’un élan de tendresse infini lorsqu’il découvrit la pyramide de livres rigoureusement triangulaire érigée sur son bureau, si bien que (l’intention était de toute évidence architecturale) la cabane était désormais coiffée d’un toit. Lotte s’était remise à manger. « Ici je n’ai rien à faire », lui avait-elle expliqué en mimant le désœuvrement, épaules contractées jusqu’aux oreilles et paumes tournées vers le ciel, avant d’éclater d’un rire perlé, oui, c’est exactement cette image-là qui se projeta sur son écran mental : une ribambelle de perles plus ou moins rondes et claires qui s’échappaient d’un collier brisé. Ici, pas besoin d’aller à l’école, de penser à acheter le pain, de sourire, de mettre la table, de faire ses devoirs, d’être gentille avec ses camarades, raisonnable dans le bus, une grande fille à la maison, pas besoin d’être quoi que ce soit. « C’est comme si j’étais toute nue ! » Et elle avait ri de ce bonheur, de son audace. Une infirmière était passée avec une boîte de crayons de couleur et un livre de coloriage. « Savez-vous quelle partie du cerveau est sollicitée lorsqu’on colorie ? avait-elle demandé au médecin. C’est beaucoup moins difficile que de dessiner, c’est même très facile, pourtant quand je colorie je n’arrive pas à penser à quoi que ce soit, c’est comme si ma tête partait en vacances, j’aime bien. »
Le cinquième jour, sa mère vint la chercher. Elle avait apporté un paquet de bonbons à l’effigie d’une princesse de dessin animé, ce qui était mal connaître sa fille, qui la remercia poliment avant de chercher le regard du médecin et de lever les yeux au ciel dès que Natascha eut le dos tourné.
Le sixième jour, Joseph Merveille avait beau savoir que Lotte était rentrée chez elle, il jeta un œil sous son bureau, au cas où.
Chacun des huit jours suivants l’ennuya. C’était un hiver sans neige, un non-sens ! s’emportait le médecin, qui avait besoin de s’emporter contre quelque chose. Tous les matins, le journal local publiait la même carte météo couverte de nuages et d’indices de température de dix degrés supérieurs aux normales de saison ; derrière la fenêtre, le ciel demeurait gris et lourd, « stationnaire », comme on dit dans le milieu hospitalier.
Le quinzième jour, le psychiatre faillit se cogner la tête contre la porte de son bureau, qu’il était pourtant certain de ne pas avoir verrouillée. Il ne put s’empêcher de sourire – c’était elle – et frappa trois coups en claironnant :
— Toc toc toc !
La petite voix attendue répondit par la phrase attendue, c’était devenu leur rituel :
— Pourquoi vous frappez alors que vous êtes chez vous ?
Il entendit la clé pivoter dans la serrure – il avait dû la laisser sur la porte –, puis des bruits de pas précipités. Il entra et s’assit par terre, à l’entrée de la cabane. Lotte avait improvisé une cloison avec le vieux ciré bleu qui prenait la poussière depuis des semaines sur le portemanteau.
— Comment tu es venue ? Ta mère sait-elle que tu es ici ?
Le visage à demi dissimulé par la toile marine, la fillette se mordait l’intérieur des joues.
— Alors ?
Lotte ferma les yeux trois longues secondes.
— Non, elle est au travail.
— Sors de là et dis-moi ce qu’il se passe.
— J’avais natation à l’école aujourd’hui.
— Et ?
— Dans le vestiaire, une fille a dit que j’avais des seins.
— Redis-moi quel âge tu as.
— Je suis née le 2 septembre 1989 à 10 h 02 du matin.
— Tu es trop jeune pour avoir de la poitrine, Lotte.
— C’est ce que je me suis dit, et puis j’ai mieux regardé.
— Ce n’est pas possible. Peut-être que tu en auras un peu d’ici quatre ou cinq ans, pas avant.
— Mais je ne veux pas.
— Tu ne veux pas quoi ?
Lotte planta ses yeux dans ceux du psychiatre. Il le faisait exprès, ou quoi ?
— En avoir.
— Pourquoi tu ne veux pas en avoir ?
Il fallait vraiment tout lui expliquer.
— J’ai pas envie de prendre forme comme les grands.
— D’avoir des formes, tu veux dire ? Tu ne veux pas grandir ? Pourtant je suis sûr que tu vas devenir une jeune fille très intéressante.
— J’aime pas trop devenir.
— Qu’est-ce que tu proposes, alors ?
— Rien du tout. Je me laisse couler. Je fais la morte. Je suis tranquille.
Joseph Merveille n’en croyait tellement pas ses oreilles – depuis quand une enfant de cinq ans prenait-elle la décision de capituler devant la vie ? – qu’il commit l’erreur, mille fois regrettée par la suite, de ne pas entendre la radicalité de son propos. À la décharge du jeune et enthousiaste médecin, rien dans sa formation universitaire – dont il était sorti avec les honneurs et la certitude que la psychiatrie pouvait tout – ne l’avait préparé à sa rencontre avec Lotte : aucun protocole prêt à l’emploi, aucun cas d’école, aucune exception confirmant la règle. Alors, au moment de lui répondre, non seulement il manqua sa cible, mais il projeta sur elle son propre vécu, ce qui, il le savait pourtant, était une faute élémentaire réservée aux étudiants de première année.
— Tu parles de mort… C’est à cause de ton père ? Tu sais, moi aussi j’ai perdu le mien. Un accident dans la forêt, quand j’avais trois ans. C’est ma maman qui m’a élevé toute seule.
— Et elle est où ?
— Elle est morte elle aussi. Elle était malade depuis longtemps. C’est pour m’occuper d’elle que je suis revenu au village après mes études.
— Je suis désolée.
— Donc je comprends que tu sois triste, c’est normal.
Lotte marqua un temps d’arrêt, incrédule. Lorsqu’elle comprit que son Joseph Merveille – en qui elle avait placé toute sa confiance, de qui elle attendait tant – s’en tiendrait à cette banalité, elle perdit ses nerfs, s’agita au point de faire glisser le ciré marine qui lui servait de cachette.
— Non, mais ça n’a rien à voir avec Rudolf !
Le médecin sursauta. La discussion ne prenait pas la tournure escomptée, à ce stade il ne savait plus quoi dire. La petite fille joignit les mains en une prière minuscule.
— S’il vous plaît, docteur, s’il vous plaît, laissez-moi rester ici.
Faute de mieux, Joseph Merveille fit appel à ce qu’il croyait être du bon sens.
— Mais ici, c’est un endroit pour les gens malades ! Toi, tu n’es pas malade, tu as peur, c’est tout.
— Je n’ai pas raison ?
— De quoi ?
— D’avoir peur.
Le médecin hésita.
— Si. Mais tout le monde a peur. C’est comme ça, c’est la vie.
Joseph téléphona à la mère de Lotte pour qu’elle vienne la chercher. Natascha Lauwiner laissa le moteur de sa vieille 205 tourner, le temps que Lotte sorte de la clinique et rejoigne le parking. Il était 16 h 30, elle venait d’entamer son quart à la scierie, le contremaître ne lui avait accordé que quinze minutes. Le médecin franchit les portes automatiques, la fillette si fermement arrimée à sa main qu’il dut exercer une douce pression pour qu’elle consente à la lâcher. Puis il s’agenouilla face à elle, lui saisit les épaules et les serra fort en guise d’encouragement. Depuis la voiture, Natascha le salua d’un hochement de tête résigné et, sans se retourner, tendit le bras pour relever le bouton de verrouillage de la porte arrière. Lotte ouvrit la portière, se hissa et regarda droit devant. En une fraction de seconde, se remémorerait Joseph Merveille jusqu’à la nausée, la voiture était partie.
Le seizième jour, un 13 février, Lotte se leva avant le soleil, gagna la salle de bains en prenant garde à ne pas réveiller sa mère qui dormait dans la chambre voisine, démêla ses cheveux noirs et, en trois coups de ciseaux, les faucha net à mi-longueur, car il lui semblait, elle l’avait lu quelque part, que c’était ainsi que se préparaient les personnages féminins avant de passer à l’acte. Elle enfila ses bottines, les bleues, ses préférées, et sortit en pyjama dans la nuit. Le vent s’était levé en même temps qu’elle, dehors les volets s’affolaient sous les ferrures. Lotte fit onduler ses épaules pour provoquer des frissons. Elle se dit que les frissons fonctionnaient de la même manière que les éternuements : pour s’en débarrasser, il fallait les faire venir. Elle trouva le parallèle amusant. La maison était exiguë. Ses parents l’avaient choisie pour sa situation, au-dessus du lac. En contrebas, un ponton privé donnait directement sur l’eau, à cet endroit peu profonde. Lotte grimpa sur le pédalo qui portait son nom en lettres d’or. Allongée sous le ciel, étoilé comme elle l’espérait, elle pédala en grelottant. Arrivée là où personne, pas même son père, n’avait pied, elle se laissa glisser le long de la coque en plastique. L’eau était froide, si froide, elle s’imagina sans peine une luge, la descente prodigieuse, le vent floconneux dans ses cheveux, les chaumières féeriques. Par réflexe, elle fit quelques moulinets avec les bras, pour se stabiliser, puis elle plongea la tête la première et nagea vers le fond.
Trente ans plus tard
I
La seconde naissance
Fukushima
ENVIRONNEMENT
Rectificatif
Publié le 11 février 2025 à 6 h 36
Dans son article « Le dernier homme de Fukushima » publié dans le cadre d’une série de reportages réalisés à l’occasion des dix ans de la catastrophe nucléaire (La Société, 16 mars 2021), la journaliste Charlie Archambault écrivait que M. Kin Sou était décédé. Il s’agissait d’une regrettable erreur, M. Sou étant bien vivant, comme l’atteste le reportage d’un vidéaste amateur diffusé sur la plate-forme Youtube le 9 février. Nous présentons nos excuses à M. Sou, à sa famille, ainsi qu’à nos lecteurs.
Charlie Archambault ferma l’application de La Société sur son téléphone portable et se frotta les yeux, comme elle le faisait toujours au réveil. Un mea-culpa de neuf lignes posté dans les tréfonds du site internet : les chefs avaient comme d’habitude assuré le service minimum. Cette fois, il était évident que cela ne suffirait pas, tant l’affaire avait pris de l’ampleur sur les réseaux sociaux.
Tout était parti d’un article paru la veille au soir sur Médianaliz, un site d’analyse et de critique des médias. Dans « Kin est mort, Kin est ressuscité, Kin est vivant », un journaliste redresseur de torts avait fait le rapprochement entre le vieux monsieur combatif rencontré quelques jours auparavant dans la zone d’exclusion nucléaire de Fukushima par un obscur youtubeur, et le retraité affaibli que Charlie Archambault prétendait avoir vu mourir à son domicile en mars 2021. Le scoop était à la hauteur du retentissement dont avait bénéficié l’article de La Société au moment de sa parution. « Avec quels mots écrire la mort ? » s’était interrogé le président du jury du prix Albert-Londres, l’équivalent français du Pulitzer, avant de remettre à la jeune femme son trophée. « À quelle distance se tenir quand on est journaliste et que l’événement le plus privé qui soit se produit sous nos yeux ? Quelle place lui donner quand cela fait dix ans que l’Histoire est passée, quand cela fait dix ans que tout, autour, n’est que désolation ? Jamais reportage n’a mêlé l’intime et le politique avec autant d’honnêteté et de pudeur que le texte de Charlie Archambault », avait poursuivi le maître de cérémonie, la voix étouffée sous le coup de l’émotion. Auréolé de cette prestigieuse récompense, le reportage avait été traduit en dix langues, intégré par le New York Times à son anthologie 2021 des articles qui ont changé le monde, et Charlie avait été nommée parmi les cent personnalités de moins de quarante ans les plus influentes de l’année par le magazine Time. Il faut dire que la photo accompagnant le texte, un portrait de M. Sou dans sa chambre, étendu sur un futon à même le sol, d’où l’on distinguait par la fenêtre le ballet des grues au-dessus des réacteurs, était devenue culte au point d’être régulièrement comparée à « la petite fille au napalm », cette enfant immortalisée en 1972 sur une route du Vietnam, alors qu’elle courait nue et en larmes en plein bombardement. Kin Sou était devenu le visage de la catastrophe nucléaire. Sa photo, le totem brandi par les écologistes à chaque manifestation. Madonna l’avait arborée sur un tee-shirt lors d’un concert de bienfaisance de la Rainforest Foundation. Le street artist Banksy en avait fait une œuvre – la tête du vieillard coiffée d’un champignon atomique – qui s’était arrachée aux enchères pour vingt millions de dollars, intégralement reversés au mouvement antinucléaire japonais Sayonara Genpatsu. Cette manne n’aurait pu tomber du ciel à un meilleur moment. Dix ans après le drame, alors que l’émotion internationale s’était émoussée et que le Premier ministre Fumio Kishida avait annoncé la relance de la filière nucléaire, elle avait permis à Sayonara Genpatsu de lancer une campagne de communication massive et d’organiser à Yokohama une conférence mondiale parrainée par le maître de l’animation Hayao Miyazaki, qui avait réalisé spécialement pour l’occasion un court-métrage intitulé Le Dernier Voyage de M. Sou, mettant en scène l’errance d’un vieillard dans un monde dévasté.
Le journaliste de Médianaliz avait mis la photo du reportage de La Société en regard des images tournées par le youtubeur : c’était le même Kin Sou, il n’y avait pas de confusion possible. Ainsi, avait-il écrit non sans plaisir – l’histoire était indéniablement savoureuse –, la star du journalisme Charlie Archambault avait « changé le monde », pour citer le New York Times, en racontant le « dernier soupir du dernier homme de Fukushima », et voilà que quatre ans plus tard le trépassé revenait à la vie et au micro : après l’accident et l’évacuation de la zone par ses habitants, confiait-il face caméra, il avait fait le choix d’y rester pour prendre soin des animaux abandonnés. Certes, il était vieux et faible, mais il n’avait pas le droit de mourir, car sans lui que deviendraient les chiens, les chats, les vaches et les cochons ?
Sans surprise, les premiers à relayer le scoop avaient été les journalistes de FNews. Pour la chaîne ultraconservatrice d’information en continu, qui se faisait régulièrement étriller pour son manque de pluralisme, l’occasion était trop belle de rendre la pareille aux donneurs de leçons. L’affaire de la fausse mort de Kin Sou avait échauffé les débatteurs du talk-show de début de soirée, fait l’ouverture des journaux de la nuit et occupé le haut de la page d’accueil du site internet des heures durant, sous le titre racoleur « La journaliste vedette de La Société est mythomane ». La séquence avait immédiatement été partagée et reprise des dizaines de milliers de fois sur les réseaux sociaux. La saison de la chasse aux journalistes était ouverte. Depuis le temps qu’on accusait les médias de mentir au peuple, on en avait désormais la preuve, apportée sur un plateau par le journal français de référence avec, en bonus, la tête de la reporter préférée de l’intelligentsia bien-pensante. Non, vraiment, c’était trop beau.
— C’est tout ce que tu as à dire ? Je n’ai pas l’impression que tu réalises le mal que tu as fait, avait réagi Fabrice Destours d’un ton froid, colère contenue.
Le directeur de la rédaction de La Société avait convoqué Charlie dans son bureau dès qu’il avait appris l’existence de l’article incriminant le journal. Il voulait, il exigeait une explication, une partie de lui espérait encore que l’apparition d’éléments nouveaux réfuterait l’évidence.
— Je suis désolée, j’étais sûre qu’il était mort, s’était bornée à répondre Charlie.
— Parce que tu es médecin ?
Destours s’était excusé dans la foulée, il ne voulait pas l’agresser, il ne doutait pas de sa bonne foi, mais quand même, avec tout le travail de transparence effectué auprès des lecteurs autour de la fabrique de l’information, ces abonnements que l’on grappillait un à un, vaille que vaille, il en allait du développement, de la survie ! de La Société, et en l’espace d’un article, elle jetait le discrédit sur le journal et sur l’ensemble de la profession… Sans parler de l’image déplorable que l’affaire donnait de la France à l’étranger. Et il s’était arraché la peau du pouce, la maudissant en silence comme il se maudissait lui-même, lui et tous ses collègues chefs de service et relecteurs. Comment, mais comment avaient-ils pu laisser passer une énormité pareille ?
Charlie avait été mise à pied avec effet immédiat, pour la suite on attendrait les recommandations des ressources humaines. Plusieurs confrères lui avaient envoyé des mots poussifs mais gentils – une erreur, cela arrivait à tout le monde. Jusqu’à ce que, en milieu de soirée, un premier témoignage à charge ait été publié sur les réseaux sociaux, suivi d’un deuxième. Au total, douze personnes interviewées par la journaliste dans les mois précédents déclaraient avoir été « abusées », « trahies ». Selon les cas, leurs propos avaient été déformés, tronqués ou entièrement inventés. À partir de là, le téléphone de Charlie avait cessé de vibrer. Plus de demandes d’éclaircissements de la part de ses supérieurs, plus de messages de soutien, rien.
La jeune femme s’était endormie la joue contre son téléphone. Alexandre absent – il était en voyage scolaire en Italie –, personne n’était intervenu pour lui ôter l’appareil des mains. Dans un état de sidération dont rien ne semblait pouvoir l’extraire, elle avait passé la nuit sur internet, à observer la bête grossir. À contempler, mot après mot, phrase après phrase, article tapageur après article tapageur, son monde s’effondrer.
Ce 11 février, quand elle s’était réveillée, cela faisait à peine douze heures que l’affaire était sortie. Faute d’actualité plus piquante, on traitait le dossier Kin Sou comme s’il s’était agi du scandale du siècle. Charlie avait rallumé son téléphone et était tombée sur les neuf lignes d’excuses posées là par le journal tel un malheureux sac de sable, quand c’est une digue qu’il aurait fallu bâtir pour contrer le tsunami. Puis elle avait glissé son téléphone sous son oreiller et fermé les yeux pour réfléchir, bercée par le métro qui, toutes les trois minutes environ – c’était bientôt l’heure de pointe –, faisait doucement vibrer le plancher de la chambre. Lorsqu’elle avait choisi cet appartement au rez-de-chaussée avec Alexandre, Charlie savait que la terre tremblerait vingt heures sur vingt-quatre, mais il donnait sur une adorable courette privée et était situé dans le bout d’arrondissement de Paris qu’elle convoitait, un quartier jadis populaire pris d’assaut par de jeunes actifs qui votaient à gauche, roulaient à vélo, portaient des vêtements de seconde main et se targuaient de vivre dans un quartier populaire. Alexandre en était l’archétype, à ceci près qu’il n’était plus tout à fait jeune et qu’il ne se vantait jamais de rien. Agrégé d’histoire, il avait fait le choix d’enseigner dans un lycée classé en zone prioritaire, ce qui comptait pour beaucoup dans l’admiration que la jeune femme lui portait.
Quelques instants plus tard, elle repassa la main sous l’oreiller à la recherche de son téléphone mais suspendit son geste : maintenant stop, tu arrêtes, soit tu te rendors, soit tu te lèves, mais tu arrêtes avec ce téléphone. Finalement elle le saisit, c’était plus fort qu’elle, et ouvrit le fil d’actualité : sa photo était partout. Ses confrères de la presse traditionnelle, qui ne pouvaient regarder ailleurs sans risquer de passer pour des complices, refaisaient l’inventaire des bidonnages célèbres, plagiats d’ouvrages épuisés, fausses interviews de dictateurs, reportages créés de toutes pièces, questionnaient des sociologues sur la défiance grandissante des citoyens envers les médias, se penchaient sur la carrière et la personnalité de la « faussaire », de l’« affabulatrice », de la « romancière » de La Société. Plus Charlie lisait les portraits, plus elle était gagnée par un sentiment d’irréalité : elle devait être morte pour que ces textes sonnent à ce point comme des nécrologies. L’un d’entre eux était plus pertinent que les autres, le journaliste avait visiblement passé des coups de fil toute la nuit, ce qui n’avait pas dû être trop difficile : elle et lui avaient de nombreuses connaissances en commun, elle l’avait déjà croisé plusieurs fois en soirée.
MÉDIAS
Par Thomas Petit
Charlie Archambault, la journaliste de La Société qui falsifiait ses articles
Le 11 février 2025 à 7 h 45
Son discours à la remise du prix Albert-Londres, le 15 novembre 2022, avait marqué les esprits. Récompensée pour ses reportages sur les dix ans de la catastrophe nucléaire de Fukushima, Charlie Archambault ne s’était pas contentée de distribuer les remerciements d’usage. Dans un long et brillant plaidoyer délivré sans notes, la journaliste de La Société avait rendu hommage à la pratique du métier, cet « art d’informer sans opinion ni préjugé » qui trouvait son épanouissement le plus noble sur le terrain, « dans l’écoute et l’observation ». « Un bon journaliste, avait-elle dit, est un journaliste humble, conscient de n’être qu’un relais qui prête ses yeux, son nez et ses oreilles aux citoyens pour qu’ils voient, sentent et entendent le monde à travers une subjectivité la plus objective possible. » Aux étudiants en journalisme présents dans l’assistance, elle avait demandé de ne jamais oublier la « lourde responsabilité » qui bientôt serait la leur : fournir une information à l’heure où les gens doutaient de tout. À la fin, le public s’était levé et avait applaudi, un jeune s’était même écrié « Archambault, présidente ! » sous les rires de ses camarades. Charlie Archambault était la lauréate parfaite. Trop parfaite pour être honnête ?
Comme le révélait hier le site de critique des médias Médianaliz, la journaliste a écrit une fausse nouvelle dans l’un des articles distingués par le prix : elle a fait passer pour mort Kin Sou, un octogénaire interviewé à Fukushima, dont le visage, croqué depuis par le street artist britannique Banksy, est devenu le symbole de la lutte contre l’industrie nucléaire. En réalité, M. Sou est bien vivant – un youtubeur australien, Chris Jones, l’a rencontré il y a quelques jours. Erreur de jugement ou falsification ? À en croire les témoignages qui se multiplient sur les réseaux sociaux depuis le scoop, la journaliste aurait tendance à prendre ses aises avec la réalité. « C’est simple, elle change les citations chaque fois que ça l’arrange », affirme le coordonnateur régional CFDT pour les Hauts-de-France Sergio Thomas, joint par téléphone. Interrogé par Charlie Archambault à l’occasion de la grève nationale du 25 janvier, le représentant syndical dit avoir « halluciné » en lisant l’article publié le lendemain. « Elle me faisait dire des choses que je n’ai jamais dites, des choses graves, comme menacer le patronat d’une guerre civile ! » s’étrangle-t-il. Sur les réseaux sociaux, onze anonymes se sont également plaints d’avoir vu leurs témoignages modifiés. « Extrêmement choqué » par ces révélations, le directeur de la rédaction de La Société, Fabrice Destours, promet que « toute la lumière sera faite », sans apporter plus de précisions. « Il faut absolument que la direction de La Société réagisse. Elle doit ouvrir une enquête interne pour déterminer l’ampleur de la tromperie », s’impatiente Annaïg Durand-Pontel, du Syndicat national des journalistes, pour qui « c’est le contrat de confiance entre le peuple et les médias qui est en jeu ».
Au siège du journal, l’ambiance est à la gueule de bois. De l’avis de tous, la jeune femme était une bonne camarade, un peu « diva », mais toujours enjouée et aimable. Certains, pourtant, n’ont pas été étonnés en lisant l’article de Médianaliz. « Charlie était toujours au bon endroit au bon moment, confie une collègue qui souhaite garder l’anonymat. Elle avait toujours les citations qui allaient bien… Il m’arrivait de me poser des questions, que je finissais par balayer d’un revers de la main en me disant que je devais être jalouse. » Un autre camarade soupire : « C’est un énorme gâchis pour le journal et pour Charlie, car il est incontestable qu’elle a du talent. C’est surtout une honte absolue pour la France, qui est la risée du monde entier, et c’est bien normal. »
L’affaire, en effet, ne passe pas inaperçue à l’étranger. Le New York Times, qui avait sélectionné l’article dans son best of de l’année 2021, a présenté ses excuses à ses lecteurs et annoncé qu’il retirait l’article de son édition numérique. Le collectif antinucléaire japonais Sayonara Genpatsu, dont les campagnes de communication ont largement utilisé l’image de M. Sou, a promis à celui-ci de lui verser une rente jusqu’à sa mort. Dernier clou dans le cercueil de la disgrâce, le street artist britannique Banksy, qui avait fait un pochoir reprenant les traits du vieil homme, est sorti de son mutisme légendaire pour se fendre d’un post acerbe : « Bad journalism kills you. Hello and sorry, M. Sou #indignity #KinSouGate. »
Charlie Archambault a intégré La Société à la fin de ses études, en 2014. Elle a commencé par alimenter une rubrique du site internet chargée de passer au crible les déclarations des hommes politiques et d’y débusquer les fausses informations, ce qui, avec le recul, ne manque pas d’ironie. « Le fact-checking est un travail de fourmi, ingrat et fastidieux, précise une ancienne voisine de bureau. Charlie n’aimait pas tellement ça, c’était trop éloigné de ce qu’elle voulait pour elle-même : écrire ses propres reportages, signés de son nom. » La roue du destin tourne en octobre 2020. Charlie Archambault, alors âgée de trente et un ans, passe ses vacances dans la vallée de la Roya (Alpes-Maritimes) quand la tempête Alex s’abat sur la région, provoquant la mort de dix personnes et la destruction de nombreuses habitations. Sous les eaux, la vallée demeure inaccessible pendant plusieurs jours. Une aubaine pour l’aspirante reporter, qui propose aussitôt ses services. L’opération est un succès pour La Société, qui est le premier média de presse écrite à couvrir l’événement, et pour la jeune femme, qui se fait un nom au sein du journal. On la félicite pour son sens de l’observation, son souci du détail, son art du récit. « C’était ce que l’on appelle une plume, reconnaît un collègue. Elle savait planter le décor, camper des personnages, restituer la voix des gens. Avec elle, on y était. En plus c’était une femme, jeune, ce qui tombait bien, car la direction voulait promouvoir la parité. » Propulsée au service des grands reporters, c’est elle que l’on envoie à Fukushima en février de l’année suivante pour les dix ans de la catastrophe nucléaire. Elle y rédige plusieurs articles, sur une famille d’agriculteurs qui réexploite ses parcelles après leur décontamination, sur la détresse des pêcheurs face au prix du poisson qui ne remonte pas, mais le récit le plus émouvant est sans conteste le portrait de ce vieil homme malade qui a toujours refusé de quitter sa maison, située dans la zone interdite. Alité, la peau sur les os, M. Sou dit vouloir mourir sur sa terre natale, entouré des animaux que depuis la catastrophe il soigne et nourrit chaque jour… Est-ce à partir de ce reportage que Charlie Archambault a commencé à mentir ? Combien d’autres articles a-t-elle falsifiés ? Surtout, pourquoi, alors qu’elle avait tant de talent et une conscience si vive de ce que devait être un journalisme de qualité, s’est-elle livrée à des manipulations aussi grossières ? Contactée, elle n’a pas donné suite à nos sollicitations.
Je serais bien en peine de te répondre, Thomas Petit, pensa Charlie en se préparant un café.
L’eût-elle voulu, elle en aurait été incapable : elle se posait la même question.
Elle aurait pu lui expliquer comment elle avait procédé. Elle aurait pu lui raconter Fukushima. La perte de connaissance du vieil homme alors qu’elle lui tenait la main, l’agitation du photographe japonais qui bégayait au téléphone avec les secours, l’attente interminable avant que les pompiers se décident à pénétrer dans la zone, la lumière aveuglante à l’intérieur de l’ambulance, le départ du véhicule sans sirène ni précipitation – à quoi bon ? Il n’y avait personne sur la route, et le vieux Sou était mort. C’était en tout cas ce dont Charlie s’était persuadée, car sinon ils auraient démarré en trombe, ou bien ils auraient fait au malheureux un massage cardiaque, quelque chose. Bien sûr, elle aurait dû leur demander où ils l’emmenaient, appeler l’hôpital, vérifier le décès. Elle avait préféré s’en tenir à sa certitude : le vieux Sou était mort, et son histoire en devenait mille fois meilleure.
Elle aurait pu confier à Thomas Petit qu’avant ce reportage, elle ne s’était jamais autorisé le moindre écart. Et qu’après, tout lui avait semblé permis.
Au début, elle s’était contentée de créer des parfums et des bruits d’ambiance, elle avait changé la couleur du ciel, verdi la pelouse, fait souffler le vent. Ces menues libertés ne portaient pas à conséquence, s’était-elle illusionnée, car c’était une illusion de croire que, une fois la ligne rouge franchie, elle saurait enrayer le train de son imagination. Ainsi avait-elle persévéré, produisant dans ses articles suivants d’impayables bribes de conversations prétendument glanées sur le vif, dans l’anonymat d’une salle d’attente, d’une boutique ou d’un cortège de manifestants. Elle se montrait plus vigilante avec les citations recueillies auprès de personnes qu’elle avait réellement interrogées : elle les modifiait à la marge, il suffisait souvent de retirer une précaution oratoire, de remplacer un conditionnel par un indicatif, un « jamais » par un « parfois », pour que la phrase gagne en couleur ce qu’elle perdait en nuances. L’intéressé relevait-il une approximation ou une erreur en découvrant l’article ? Elle lui répondait sur-le-champ et se confondait en excuses, elle était honteuse, elle était mortifiée, si bien qu’à l’arrivée c’était la victime qui se sentait coupable, finalement tout cela n’était pas si grave, il ne fallait pas se mettre dans un état pareil. Le ton des messages s’était durci quand la journaliste était passée à l’étape supérieure, égarant des morceaux de phrases ou changeant le sens des propos tenus. Elle ne répondait plus aux mécontents, alors.
Charlie aurait pu dire à Thomas Petit ce qu’elle avait fait, et comment. Mais pourquoi elle l’avait fait ? Elle n’en avait pas la moindre idée, comme elle ignorait ce qu’elle ressentait exactement depuis que la bombe avait été lâchée. Pas grand-chose, en réalité. Elle était sonnée. Ou bien, si : de la culpabilité à ne rien éprouver, justement, alors que par sa faute le journal traversait une crise sans précédent et que ses parents, si fiers, allaient être terriblement déçus. Son nom était déshonoré, sa carrière anéantie, et elle était là, tranquille, à boire son café en spectatrice. Une fille normale ne serait-elle pas en pleurs, ne demanderait-elle pas pardon, de l’aide ? Quelques années auparavant, cette situation l’aurait dévastée. Aujourd’hui, c’était comme si cela ne la concernait pas, comme si cela ne la concernait plus. Sans le savoir, elle avait dû se détacher de tout ça, de ce qu’elle croyait être sa vie. Sa maison brûlait, mais au fond peu lui importait : cela faisait longtemps qu’elle en était partie.
La clé tourna dans la serrure de la porte d’entrée. Alexandre. Si tôt ? Elle l’attendait dans l’après-midi, elle avait oublié qu’il rentrait de Rome par le train de nuit.
— Charlie ?
Elle fila dans le bureau et se cacha derrière son ordinateur, dans une vaine et puérile tentative d’échapper à l’interrogatoire qui se profilait. Car Alexandre était au courant, elle avait détecté l’urgence dans sa voix.
— T’es là ?
Au début de leur relation, cinq ans auparavant, elle courait l’accueillir à la porte quand elle était rentrée avant lui. L’habitude s’était perdue avec le temps. Elle l’entendit balancer son sac de voyage sur le canapé.
— T’es où ?
Alexandre apparut sur le seuil du bureau et elle perçut tout de suite le chagrin, la contrariété. Sa joue droite était plus rose que la gauche et portait la marque tendre de l’oreiller SNCF sur lequel il avait dormi. Charlie en eut le cœur serré. Elle détestait lui faire de la peine.
— Ça va ?
Ce n’était pas juste une question, et elle le savait très bien. C’était la dernière chance qu’il lui offrait d’avouer, de partager, de lui redonner une place. Elle la laissa passer.
— Tu ne vas rien me dire ? Les collègues savent qu’on est ensemble, tu sais ? Moi, j’étais même pas au courant de cette histoire, j’ai eu l’air tellement con.
Charlie fixait son écran d’ordinateur en se mordant les lèvres.
— Dis quelque chose, je t’en supplie.
Elle répondit sans répondre ni soutenir son regard.
— Écoute, je sais pas quoi te dire. J’ai pas dormi, et il y a tout qui me tombe dessus, tout le monde qui me pose des questions, je suis fatiguée, là.
Elle s’en voulut aussitôt de se montrer si faible, si lâche, mais plus encore elle lui en voulut à lui de la placer dans cette position.
— Et maintenant c’est toi qui t’y mets…
Alexandre tendit le bras, rabattit d’un coup sec l’écran de l’ordinateur et fit pivoter le siège de Charlie dans sa direction.
— Maintenant tu me regardes. Tu arrêtes de me faire des reproches. Tu arrêtes de ne penser qu’à toi. Et tu m’expliques.
Même tourmentés, ses traits sont toujours aussi symétriques, constata Charlie avec la distance du coiffeur visagiste. Rome lui allait bien. Le nez long et régulier, le front haut plein d’intelligentes promesses et ces cheveux légèrement bouclés dans lesquels elle adorait passer et repasser la main : Alexandre aurait fait un beau buste.
— Au fond, c’est logique, décocha-t-il, exaspéré. C’est pas comme si c’était la première fois.
Charlie riposta immédiatement – elle n’avait jamais pu s’empêcher de répondre aux provocations.
— Je crois me souvenir que cela ne t’a pas toujours dérangé.
Lors de leur première rencontre, à l’anniversaire d’un ami commun, elle lui avait fait croire qu’elle était ingénieure dans l’aérospatial et qu’elle s’entraînait pour devenir spationaute. Avant d’en rire, mais bien sûr ! Alexandre avait réfléchi une seconde. N’y avait-il pas quelque chose de sexiste à mettre d’emblée en doute la parole de cette femme ? D’autant qu’elle semblait maîtriser le sujet (elle lui confierait quelques minutes plus tard qu’elle venait d’interviewer le directeur du Centre national d’études spatiales). Et puis, il y avait ce corps fin et élastique, en constante gesticulation sous sa petite robe noire, jambes élancées en fusée, bras aériens et seins tendus vers le ciel, un corps en apesanteur qu’il voyait sans peine flotter dans l’espace. Une image en amenant une autre, il se l’était représenté dans un tout autre contexte et en avait été gêné au point de ne plus savoir quoi dire. Charlie avait décelé son trouble, et en retour l’avait immédiatement désiré.
Le coup de l’astronaute deviendrait un classique, le ressort fantasque de leur rituel amoureux. Charlie le referait à d’autres amis d’amis, au cours d’autres soirées, elle serait aussi dresseuse de tigres, médecin légiste, escort, maire d’arrondissement, et à chaque improvisation Alexandre, effaré par tant de bagout, s’embraserait sous ses regards complices, avec elle c’était toujours la première fois, elle pouvait bien devenir ce qu’elle voulait, elle était irrésistible.
— Là, tu as dépassé les bornes. On ne peut pas jouer avec tout.
— Quelle tristesse, cette phrase.
— Charlie, si tu ne me parles pas tout de suite, je m’en vais, c’est fini. Je veux dire… Comment je suis censé te faire confiance après ça ? Si tu mens à ce point ?
— Non mais c’est juste dans des articles.
Alexandre poussa un soupir de soulagement. Enfin elle lui donnait quelque chose.
— Donc tu as bien falsifié tous ces articles ?
— Oui.
La franchise de sa réponse le désarçonna.
— Mais… pourquoi ?
— Je ne sais pas.
— Ça a commencé quand ?
— Fukushima. Mais je croyais vraiment qu’il était mort !
— Et après ?
— De pire en pire.
Comme les kleptomanes qui volent de plus en plus gros dans l’espoir inconscient de se faire pincer, pensa Alexandre, psychologue.
— Et est-ce que ça s’est aggravé après le prix ?
— Oui, peut-être.
Alexandre reprit son analyse. Le tonnerre d’applaudissements reçu par Charlie après ses premiers reportages dans la vallée de la Roya avait placé la barre et les attentes un peu haut. Le formidable destin de ses articles japonais n’avait rien arrangé : désormais, son nom était associé aux récits émouvants, aux histoires spectaculaires, elle avait une réputation à tenir, et parce qu’elle avait peur de décevoir, elle avait délivré ce qu’elle pensait qu’on attendait d’elle, au mépris de l’éthique et du réel.
— Ce que je ne comprends pas, poursuivit-il à voix haute, c’est pourquoi tu as laissé les choses s’aggraver tout ce temps. C’est comme si tu avais fait exprès de te saborder, alors que tu avais tout, Charlie. Tu as tout.
— Je sais pas, je suis fatiguée. Tout me fatigue.
— Moi aussi, je te fatigue ?
Elle noya le poisson.
— Tout.
Charlie faisait un burn-out, conclut Alexandre, et il en fut paradoxalement rassuré. Non seulement ce diagnostic dédouanait sa compagne, mais il justifiait le manque d’intérêt qu’elle lui portait ces derniers temps. L’épuisement professionnel était une forme de dépression : cela n’avait rien à voir avec lui. »
Extraits
« – Tu n’es plus seule, Lotte, murmura-t-elle en plongeant son regard dans le sien. Je suis là maintenant, et je vais nous offrir l’existence que tu aurais voulue. Fais-moi confiance, je ne te décevrai pas. » p. 163
« Après quelques heures d’installation, jours de décompression, semaines d’adaptation, tout le monde vaquait à ses petites affaires dans le quartier des disparus. Le pavillon à la lucarne demoiselle était occupé par trois pensionnaires qui ne manquaient de rien, si ce n’est de liberté: Yasmine, l’avocate fiscaliste menacée de mort par son ancien client; Antoine, un entrepreneur à succès fuyant ses obligations familiales et professionnelles; et à l’étage, dans la vaste chambre au chien-assis dont il sortait le moins possible, Archibald, un aristocrate octogénaire et apathique qui ne souffrait plus, expliquait-il avant de bâiller, que Maguelonne – bâillement, décrochement de mâchoire – ne le laissât dormir. D’eux, Joseph exigeait des loyers exorbitants, alors qu’il ne faisait pas payer les Schneider, un couple d’agriculteurs surendetté qui logeait avec ses jumeaux dans la villa aux lambrequins. La famille avait la jouissance exclusive des deux chambres et de la salle de bains à l’étage, mais partageait les pièces à vivre du rez-de-chaussée avec les autres disparus, qui s’y réunissaient pour discuter, jouer aux Cartes, cuisiner et se restaurer. » p. 177
À propos de l’autrice
Chloé Aeberhardt © Photo Eric Garaud
Chloé Aeberhardt est journaliste et autrice. Diplômée de l’École supérieure de journalisme de Lille (2007), elle a collaboré au GQ France, Libération, Grazia, Télérama, Glamour, Marie Claire UK, Paris Match, JDD… (2007-2016). Aujourd’hui spécialisée dans les transitions écologiques et sociales, elle a travaillé à M, le magazine du Monde (2016-2020) avant de rejoindre le service économie du quotidien. Au terme de cinq années d’enquête entre Paris, Washington, Moscou et Tel-Aviv, elle a retrouvé la trace des espionnes des principaux services de renseignement engagés dans la guerre froide, elle a publié Les espionnes racontent (Robert Laffont, 2017), adapté en BD (Steinkis / Arte, 2021), dessinée par Aurélie Pollet, et en série d’animation sur Arte. C’est là que vous disparaissez est son premier roman. (Source : Babelio / Éditions Denoël)
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