Les enfants perdus

Par Henri-Charles Dahlem @hcdahlem

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

L’ancien commissaire reprend du service

Avec ce premier tome des Aventures de Thomas More, François Sureau signe un roman d’atmosphère et d’ombres, entre polar métaphysique et méditation sur la vérité, où l’élucidation importe moins que la fidélité aux vivants et aux disparus.

Dans ce premier volume des Aventures de Thomas More, François Sureau se livre à un exercice de style aussi inattendu que réussi : écrire un roman policier sans sacrifier ce qui fait sa voix singulière, faite d’érudition calme, de mélancolie douce et de foi en la littérature comme dernier recours contre l’effacement. Le décor, d’abord, a quelque chose d’onirique : une presqu’île noyée de pluie dans une boucle de la Meuse, à l’issue de la défaite de Sedan en 1870. Comme nous l’apprend Wikipédia, « quelque 80 000 prisonniers français de la bataille de Sedan furent parqués 10 jours du 3 au 12 septembre 1870 sous la pluie, sans abri et sans approvisionnement suffisant dans la presqu’île d’Iges surnommée “camp de la misère“ ». C’est dans cette enclave hors du monde, saturée de boue, de morts et de murmures que l’on découvre un cadavre: un capitaine de cuirassiers, une dent de sanglier pour seul indice, une blessure étrange près du cœur, et autour de lui, un silence inquiétant. « Quand nous l’avons trouvé, il y avait… une sorte de silence autour de lui », dira l’adjudant-chef Martineau, qui confie alors l’enquête à un personnage énigmatique : le commandant Thomas More.
More n’est pas tout à fait un homme comme les autres. Ni tout à fait d’époque, ni vraiment identifiable, il entre dans le roman comme une apparition : « Des cheveux blonds et frisés lui faisaient autour de la tête une sorte d’auréole. On dirait un vieil ange. » Sa pipe sculptée à l’effigie de Bismarck fume mal, ses gestes sont rares, ses silences lourds de sens. Ancien commissaire à la Sûreté impériale, réfractaire à la police politique, il semble revenu de tout, sauf peut-être de la quête de vérité. À peine a-t-il commencé à interroger les témoins qu’un deuxième meurtre survient : dans les étages du château de Bellevue, où le roi de Prusse a installé son état-major, on retrouve le corps d’une jeune femme, déguisée en carmélite, un recueil de discours de Bismarck dans les mains. On pense à Borges, à Chesterton, à Conan Doyle, mais aussi aux fragments poétiques d’un Rimbaud errant parmi les ruines. Le polar devient méditation. Le crime, parabole.
Sureau a toujours écrit à la frontière des genres. Mais ici, pour la première fois, il revendique le roman populaire, celui qui va « de Dumas à Simenon en passant par Conan Doyle », comme il l’a confié à Anna Cabana pour La Tribune Dimanche. Il s’agit toujours, pour lui, de faire entendre une conscience dans le tumulte, une voix dans le vacarme. Le polar devient une manière élégante de poser de vieilles questions : qu’est-ce que le mal ? comment le reconnaître ? à quel moment un homme franchit-il la ligne ? « C’est l’instant qui fait le crime. L’instant qui transforme un innocent en criminel. Cet instant n’est jamais le même », dit More à son fidèle Seligmann. Il ne s’agit pas ici de juger, mais de comprendre. More ne condamne pas. Il cherche, il observe, il se tait. « La vérité lui importe beaucoup plus que le jugement », rappelle Sureau, dans un aveu presque intime sur ce qu’il n’a jamais supporté dans le métier d’avocat.
Ce qui touche ici, c’est cette justesse du ton. Rien de démonstratif, aucune morale affichée, mais un refus obstiné de se résoudre à l’indifférence. Ce que cherche Thomas More, c’est une vérité humaine, pas une victoire.
À travers lui, Sureau dessine une figure d’homme libre, inclassable, un « détective errant » que l’on retrouvera dans d’autres moments de bascule : Salonique 1913, Paris 1940, Hongrie 1989. Mais ce premier tome, concentré et brumeux, se suffit à lui-même. On y sent une fidélité profonde à une idée de la littérature comme abri pour les âmes en exil, pour les « enfants perdus » du monde moderne.

Les aventures de Thomas More
Les enfants perdus
François Sureau
Éditions Gallimard
Polar historique
160 p., 19 €
EAN 9782073086778
Paru le 3/04/2025

Où ?
Le roman est situé dans les Ardennes, sur la presqu’île d’Iges, avant de prendre la route de Laon à l’Alsace, en passant par Athies, pour finir du côté de Grenoble.

Quand ?
L’action se déroule en 1870.

Ce qu’en dit l’éditeur
Dans le premier volet des aventures de Thomas More, nous faisons connaissance avec ce détective à la fois mystérieux et attirant. Nous sommes en 1870, après la défaite de Sedan. More, commissaire spécial à la Sûreté, est retenu prisonnier dans la presqu’île d’Iges, comme des milliers de soldats français.
Un crime commis dans son entourage conduit le roi de Prusse à demander l’aide de More. Chemin faisant, le commissaire éclaircit le mystère d’un autre assassinat, celui d’un capitaine de cuirassiers tué par un homme venu du bout du monde. Puis, rendu à la liberté en compagnie de son ami l’intendant Seligmann, More se consacre à l’affaire des incendies d’églises, sur la route de Laon à l’Alsace…
Derrière l’aventure, François Sureau nous donne à lire un récit sur la nature du mal, du crime, du criminel, sur le passage du temps, qui confère une portée grave et profonde à ce feuilleton de haute volée où tours de passe-passe et érudition ajoutent au grand plaisir de lecture.

Les critiques
Babelio 
Blog Vagabondage autour de soi 


François Sureau présente « Les Enfants perdus » © Production Éditions Gallimard

Les premières pages du livre
« Une boucle de la Meuse. Le cadavre près de la rivière. Pluie, chevaux, soldats. Où l’on découvre Thomas More. Le don des langues. Dent de sanglier et pierre d’obsidienne. Le cuirassier inconnu. Un franchissement manqué. Un turco ne parlant pas l’arabe. Irruption des Prussiens.

Le paysage était noir de pluie, de défaite, de corps entassés, vivants ou morts, et de chevaux devenus fous. Les chevaux surtout faisaient peur, ceux de la cavalerie impériale, enfin libres, tantôt gibier pour les soldats affamés, tantôt animaux sauvages, se dévorant entre eux, dont il fallait se protéger avec des lances. C’était à Iges, une presqu’île dans une boucle de la Meuse, avant Sedan, où quatre-vingt mille soldats avaient été enfermés.
La guerre avait commencé dans l’enthousiasme général. Une cantatrice du théâtre des Variétés avait chanté La Marseillaise en calèche découverte, en haut du boulevard de Strasbourg, au milieu du flot des soldats qui montaient vers la gare de l’Est. Malade, une pierre dans la vessie, ­l’empereur Napoléon III n’en voulait pas, mais un Bonaparte ne se dérobe pas à la guerre. En quelques semaines, l’armée du Mexique, de Crimée et d’Italie, héroïque, mal commandée, avait été défaite.
Alors tout avait pris fin. Tuileries, maisons, chaumières s’étaient effondrées. Le vent avait soufflé les lampions des fêtes impériales ou rurales, les fracs et les bourgerons jetés ensemble dans la soupe froide de la défaite, avec les pantalons blancs souillés de sang des tirailleurs et les cuirasses percées. La tête du colonel de Lacarre avait roulé sur le sol de Reichshoffen pendant que l’officier sans tête continuait de charger dans les houblonnières ; et des milliers d’insectes allemands avaient pris possession de la campagne.
Les prisonniers de Sedan avaient été enfermés dans la presqu’île d’Iges.
Ce matin-là, à Iges, l’aube ne rendait aucune couleur au paysage.
« C’est par là, mon adjudant-chef. J’ai laissé deux hommes pour le garder.
— Les malheureux soldats ne boufferaient pas un cadavre, tout de même ? » répondit l’adjudant-chef Marti­­neau.
Alors qu’ils approchaient de la berge de la Meuse, ils entendirent des voix étouffées qui disaient :
« Gaffe ! voilà la prévôté.
— Et quand même ils trouveraient un coupable, ils en feraient quoi ? »
Les soldats s’écartaient. Martineau et son gendarme se penchèrent sur le corps, qui baignait à moitié dans la rive spongieuse. La pluie ne cessait pas. Le cadavre, face contre le sol, semblait glisser vers le fleuve. Martineau le retourna en le tenant avec précaution. C’était un homme encore jeune, en tenue de capitaine de cuirassiers. De la tenue il ne restait pas grand-chose, à part les galons sur les manches.
Il chercha, sans le trouver, un portefeuille, un papier d’identité. Puis il défit la veste, écarta la chemise, découvrit une entaille profonde dans la région du cœur.
« Un seul coup a suffi. Mais il a été tué un peu plus haut, son assassin l’a laissé pour mort, et il a rampé deux ou trois mètres vers la rive. »
Les deux gendarmes remontèrent un peu plus haut. Il y avait trace d’un piétinement dans les hautes herbes.
« Ils ont dû se parler.
— Ça veut dire qu’ils se connaissaient ?
— Je n’en sais rien. »
Martineau s’agenouilla et regarda soigneusement tout autour de lui. Il ramassa un petit objet blanc.
« C’est une dent de sanglier. »
La dent était montée en amulette. Martineau réfléchit puis ordonna aux soldats :
« Amenez-le à la ferme Bart et gardez-le jusqu’à mon retour. »
Il regarda les sentinelles bavaroises de l’autre côté de la Meuse.
« Même s’il avait pu nager, ces cochons-là ne l’auraient pas manqué. »
Ils revinrent au centre de la presqu’île.
« Dépose le corps puis rejoins-moi, j’ai à faire. »

*

Ayant traversé la presqu’île dans le sens de la longueur, Martineau parvint à une masure à demi écroulée devant laquelle les soldats dépenaillés faisaient cuire de l’orge au creux des cuirasses inutiles. Derrière, les vaincus par milliers pataugeaient dans les champs inondés. À certains moments c’était le silence, le vent dans les peupliers de la rive ; à d’autres, la foule était parcourue par une onde mauvaise, et des frémissements d’animaux se mêlaient au choc des brodequins sur le sol boueux ; Martineau se rangea pour laisser passer une charrette pleine de cadavres, que des hommes aux airs de chemineaux poussaient vers l’un des ponts de la Meuse. Les Bavarois guidaient ces débris vers de grands charniers, dont les fumées écœurantes se mêlaient, plus haut, à celles des derniers incendies de la ville. Le petit matin ressemblait au soir, comme si le temps avait disparu.
Sur les marches, des formes écroulées se poussèrent à peine, puis un colosse demanda à Martineau ce qu’il voulait.
« Je veux voir le commandant More. »
L’homme cria vers l’intérieur :
« Unan bennak zo o c’houlenn war ho lerc’h, komandant !
— Laoskit anezhañ da zont e-barzh, répondit une voix.
— C’est du breton », dit Martineau à son gendarme interdit en pénétrant dans la pièce.
Il ne restait à peu près rien de ce qui avait été une ferme avant la guerre. Des toiles de tente bouchaient les ­interstices du toit. Mais une sorte d’ordre régnait : les effets d’une demi-douzaine d’hommes étaient bien rangés sur la paille, le long des murs noircis.
Deux d’entre eux étaient assis près d’une fenêtre crevée, autour d’une table en bois. Le premier, gras, les yeux rieurs, l’air de ne s’étonner de rien, portait le costume des intendants militaires, mais déchiré, et complété par des accessoires pris ici ou là, un gilet de laine brute et de drôles de guêtres rouges.
Le second, surtout, attirait le regard. C’était celui que Martineau avait appelé « le commandant More ». Il était plutôt grand, mince, un visage régulier mais marqué, cin­­­quante ans peut-être ; tempes dégarnies, des cheveux blonds et frisés lui faisaient autour de la tête une sorte d’auréole. On dirait un vieil ange, pensa Martineau. Le regard de
ses yeux d’un vert virant au gris ne se laissait pas saisir. Les mouvements rares, à la fois nerveux et contrôlés, il avait l’allure coupante mais ne dégageait aucune impression de sévérité. Son costume était des plus étranges. On aurait dit celui d’un trappeur, jusqu’au bonnet d’astrakan rejeté vers l’arrière du crâne. Les cinq galons de son grade brillaient sur la manche gauche d’une veste de l’infanterie. À droite, ils avaient disparu, et Martineau se demanda pourquoi. L’ange alluma lentement une pipe dont le fourneau était sculpté
à l’image de Bismarck et dit :
« Asseyez-vous, mon adjudant-chef. Je vous présente mon camarade d’infortune, l’intendant Seligmann. »
Martineau s’assit, un peu embarrassé. Il régnait dans cette pièce, autour de cette table, un calme qui tranchait avec le chaos du dehors.
« Mon commandant… ce matin, nous avons trouvé un corps près de la rivière, en contrebas de la maison Bart.
— Les corps ne manquent pas ici, dit l’intendant Seligmann avec un sourire fait pour encourager le gendarme à ne rien omettre.
— En effet… Mais celui-là n’est pas mort… naturellement, je veux dire, de maladie, ou d’une mauvaise blessure. J’ai d’abord pensé à une rixe, mais il y a des témoins pour toutes les rixes… on en entend parler, elles font du bruit… Là, rien. Le silence, la mort, point. »
More posa doucement sa pipe sur le bois. Le tabac mouillé ne prenait pas. Il demanda :
« Qu’est-ce qui vous a paru si étrange ? »
Sa voix avait pris une inflexion un peu différente. C’était la voix d’un homme qui ne s’étonne pas. Cet homme a deux voix, pensa Martineau.
« Il a été tué d’un coup dans la région du cœur. J’ai regardé la plaie. Elle ne correspond pas à ce que j’ai déjà vu. Une arme blanche, bien sûr, mais ni un couteau ni une baïonnette, encore moins un sabre. Et puis, en fouillant le sol à l’endroit où il est tombé, j’ai trouvé ceci. »
Il posa sur la table la dent de sanglier montée en amulette.
« C’est vrai que nous sommes dans les Ardennes », sourit Seligmann.
More examina longuement la dent et murmura :
« Non. Elle ne vient vraiment pas d’ici. Et la victime ?
— Un homme dans la trentaine, en bon état, si je puis dire. À l’œil, fatigué, mais sans blessures, à part celle qui l’a tué bien entendu. Capitaine de cuirassiers. Au 3e Cuirs.
— Il y a plusieurs officiers du 3 à l’autre bout de la pres­qu’île, dit Seligmann.
— Oui, répondit Martineau. J’ai fait garder le corps là-bas, à la maison Bart, elle n’est pas totalement effondrée. Le corps est au sec. »
La pluie tombait toujours.
Le commandant More se levait, prenait un manteau.
« Vous venez, Seligmann ? »
L’adjudant-chef Martineau passait d’un pied sur l’autre.
« Vous aurez besoin de moi, mon commandant ? Parce que ça me dépasse. Je ne pense pas pouvoir vous être utile. »
More le regarda attentivement.
« Mais vous avez déjà compris que ce n’était pas une affaire ordinaire, n’est-ce pas ?
— Oui. Parce que les affaires ordinaires sont ma spécialité. Là, il y a du bizarre. La dent. La forme de la blessure. Ce corps abandonné. Quand nous sommes arrivés, quand nous l’avons trouvé, il y avait… une sorte de silence autour de lui.
— Un silence… », dit Seligmann rêveusement.
Martineau et son gendarme saluèrent et sortirent.
La pluie avait noyé les feux. La brume et les fumées mortes se mêlaient dans un âcre parfum. Alors qu’ils prenaient le chemin du retour, le gendarme demanda :
« Il a parlé breton ? C’est un Breton ?
— Pas du tout, répondit Martineau. Il parle beaucoup de langues.
— Il n’avait pas l’air étonné que vous lui remettiez l’affaire entre les mains.
— Il est célèbre dans notre partie, vous savez. Avant la guerre, il était commissaire spécial à la Sûreté impériale, à Paris. On ne compte plus les affaires difficiles qu’il a résolues. Mais, il y a un an à peu près, on l’a muté à la police des gares. Il ne voulait pas faire de police politique. Je crois aussi qu’il avait laissé filer un coupable ou deux. Il a son propre jugement. Comme un homme qui en a beaucoup vu.
— Franchement, il n’y a rien. Je ne vois pas comment il va travailler.
— Non, sourit Martineau, tu ne vois pas. Moi non plus. Allons chercher du schnaps. »

*

Ils se tenaient à cinq ou six devant la table de la maison Bart où le corps avait été déposé : More, Seligmann, un capitaine de cuirassiers du nom de Blum dont la main avait été tranchée au niveau du poignet, quelques ombres. Des soldats entraient et sortaient, indifférents. Blum retira la couverture de laine grise qui voilait le cadavre.
« C’est d’Entrammes. Il commandait en second le premier escadron à Reichshoffen. Tombé dans les houblonnières, je l’ai perdu de vue ensuite. J’avais pris un mauvais coup de sabre. »
Il désigna, désinvolte, son moignon entouré de foulards noués tachés par le sang.
« J’ai été pris à l’ambulance de Daigny. Par des uhlans. Ramené ici. Mais d’Entrammes, je ne savais pas qu’il était aussi dans la presqu’île. Nous sommes nombreux ici, ceux du 3. Il n’a pas essayé de nous retrouver, je ne sais pas pourquoi.
— Quel genre d’homme était-ce ?
— Rien à dire. Courageux, bon camarade, aimé de ses soldats. Bien élevé. Bonne famille, de la Mayenne je crois. Tout à fait Saumur. On disait qu’il avait eu des duels, mais ce n’est pas de la première main. C’était sa première campagne : le régiment n’a pas été au Mexique ni en Crimée.
— Des duels ? Vous savez à quel propos ?
— Pas vraiment. Une histoire de dettes de jeu, une fois. Une autre, un camarade avait eu, paraît-il, un mot déplacé à propos de sa mère, qui était venue le voir en garnison à Lunéville. Je n’étais pas encore au régiment. »
More se penchait sur le corps et écartait la veste d’uniforme et la chemise pour voir l’endroit de la blessure. Seligmann remarqua ses longs doigts de magicien, de chirurgien. More parcourait lentement les plis des étoffes. Il se redressa enfin, un petit objet noir dans le creux de la paume.
« Un éclat d’obsidienne. »
Seligmann le regarda, interrogateur.
« A-t-on des nouvelles de M. de La Pérouse ? dit More.
— Pardon ? »
More sourit.
« C’est une invitation au voyage. La dent de sanglier, l’éclat d’obsidienne. Voulez-vous me garder ça en lieu sûr ? Je vais avoir quelques vérifications à faire.
— Que faut-il faire du corps ? demanda Blum.
— Pour le moment, rien. J’espère que nous serons fixés sur notre sort et qu’on pourra le rendre à sa famille ; à cette mère dont vous parliez. »
More et Seligmann sortirent de la maison. Le jour était haut mais sans donner aucune lumière. Ils traversèrent le petit village d’Iges, dont il ne restait rien. Des malheureux avaient volé jusqu’à l’huile des lampes pour la boire. More prit la direction des carrières.
« C’est sûr qu’on serait mieux à Sedan, dit Seligmann, mais on ne peut pas sortir d’ici. »
On voyait la ville au-delà de la Meuse. Un seul pont permettait de passer et des Bavarois en nombre le gardaient.
« On pourrait en assommer un ou deux, poursuivit-il, et passer en uniforme, l’air de rien.
— Ça m’ennuierait de porter cette espèce de casque de pompier », répondit More avec un sourire.
Puis : « Ce que je veux, ce n’est pas un lit, c’est le bureau du télégraphe. Il est à côté de la gare.
— Vous savez quels renseignements demander ?
— Je le crois. Mais ça ne nous avance pas. Rentrons. »
Revenus à la masure qui leur servait d’abri, More et Seligmann dînèrent de rien et fumèrent beaucoup. More donnait à Seligmann l’impression de savoir comment s’orienter. On entendit des hennissements, des coups de feu ; c’était le murmure de tous les soirs. Seligmann se coucha contre un mur et s’endormit aussitôt.
Il fut réveillé en pleine nuit par More, revenu d’on ne sait où, qui s’ébrouait, à demi nu, une couverture en main.
« Vous avez essayé de traverser ? demanda Seligmann.
— Oui, vers le bois de la Garenne. Il y a moins de postes de garde et les Bavarois avaient bu. J’ai nagé sous la Meuse. J’ai quand même atteint l’autre rive. Après, je n’avais plus qu’à contourner pour gagner la gare. Mais ils ont des postes étagés de la rive à la ville. Trop nombreux. C’est impossible de passer. »
Seligmann le vit enfiler des vêtements secs et s’asseoir à la table. Il écrivit quelques mots sur une feuille à l’aide d’un mauvais fusain, puis rangea feuille et fusain dans sa veste.
« Repassez-moi l’enveloppe, voulez-vous ? Celle avec la dent et le fragment de pierre. »
Seligmann se leva avec un grognement amusé.
« Voilà une semaine que nous sommes ici et je crois que je ne vous ai jamais vu dormir.
— Demain, nous ferons revenir Martineau. J’ai un petit travail pour lui. »

*

Lancé à travers le camp, que les soldats appelaient déjà « le camp de la misère », le colosse breton finit par ramener Martineau, suité de son gendarme. À huit heures ils s’assirent à quatre autour de la table en bois, More, Seligmann, Martineau et son acolyte. Un vif plaisir se lut sur le visage des gendarmes quand le Breton apporta du café et un flacon de calvados.
« On ne lui demandera pas à qui il l’a volé », souffla Martineau.
La plus belle maison d’Iges était occupée par des généraux, auxquels chaque jour un piquet de Bavarois faisait passer de la nourriture.
Ils burent un moment en silence.
« On devrait se priver de temps à autre, pour savoir », dit Seligmann.
Le café pris, More donna ses instructions.
« Je vais vous demander d’enquêter un peu. Avec le nombre que nous sommes ici, ça peut vous prendre deux ou trois jours.
— Enquêter comment ?
— Je veux que vous retrouviez un homme. Je vous le décris. Il est vêtu en soldat, mais ce n’est pas un soldat. Il n’a pas la démarche d’un soldat. Je ne pense même pas qu’il sache reconnaître les grades. Il est aussi large que haut, musclé. J’imagine, sans en être sûr, que son cou et ses épaules sont tatoués. Mais pas des tatouages de soldat.
— Des tatouages de quel genre alors ? demanda Selig­­mann dont le sourire habituel dissimulait peu la surprise.
— De longs motifs qui laissent penser à des feuilles, des motifs courbes, prenant les épaules et la moitié du cou. Rien d’écrit. Pas de mots, de phrases. »
Martineau avait sorti un carnet et notait pour ne rien oublier.
« Ce n’est pas un Blanc. Sa peau est foncée. De quelle unité un homme qui n’est pas européen aurait-il pris l’uniforme, pour mieux se cacher ? » demanda More, mais son ton n’était pas celui d’un maître d’école. Il faisait naître autour de lui une confiance rassurante.
« Pas un zouave, dit Seligmann. Leur costume est pittoresque mais ce sont des Blancs d’Algérie.
— Un tirailleur indigène, dit le jeune gendarme, paternellement approuvé par Martineau.
— Voilà, dit More. Un turco. Mais vous le reconnaîtrez à ce qu’il sera seul, ne se mélangeant pas aux autres. Cherchez un turco qui ne parle pas l’arabe.
— Nous ne parlons pas l’arabe non plus, mon commandant », dit Martineau.
More se tourna vers Seligmann et lui dit avec une ironie amicale :
« Monsieur l’intendant, voulez-vous vous charger avec nos amis de la prévôté d’un petit travail de police ?
— J’en ai toujours rêvé, sourit Seligmann. Je suis un lecteur de Gaboriau.
— Vous ne serez pas trop de trois. Commencez par trouver un gradé des turcos pour parler l’arabe, et qu’il soit discret. Pas la peine de donner l’impression d’une chasse à l’homme dans la presqu’île.
— Vous ne pensez pas qu’il aurait pu s’enfuir ? demanda Martineau.
— J’ai essayé de traverser, la nuit dernière, répondit More. On peut, mais il y a des sentinelles étagées sur toute la rive. Aucune chance. S’il a essayé, il est mort à l’heure qu’il est. Ou détenu dans un poste bavarois, ce que nous n’avons aucun moyen de savoir. Mais je ne pense pas qu’il ait fui. Il se terre quelque part en attendant de pouvoir ­s’enfuir à l’occasion de la cohue, quand le sort des ­prisonniers que nous sommes aura été réglé par ces puissances qui nous dépassent.
— Allons trouver notre turco », dit Seligmann, l’air réjoui, en buvant un dernier dé à coudre de calva.
Les regardant sortir, More les vit s’écarter, mais sans hâte, avec une indifférence calculée. Un parti d’Allemands entrait dans la maison, trois soldats encadrant un capitaine. Le Breton se plaça à côté de More, l’air hostile. Ce n’étaient pas des Bavarois, mais des Prussiens en tenue grise. Le capitaine prononça en français :
« J’aimerais parler au commandant Thomas More.
— C’est moi.
— J’ai l’instruction de vous conduire au château de Bellevue, à notre état-major. »
More se leva sans laisser paraître aucune émotion particulière.
« Qu’il en soit ainsi », répondit-il en allemand. »

Extrait
« — Oui. On dirait que nous sommes arrivés sur les lieux du crime, mais avant le crime. Ce qui n’est pas fréquent. Et plus encore, sans pouvoir être sûrs qu’il aura lieu. Affaire de circonstances. Il peut y avoir cristallisation, ou pas. Et nous ne pouvons rien pour prévenir un crime incertain… » p. 135

À propos de l’auteur

François Sureau © Photo Francesca Mantovani

François Sureau est né en 1957 à Paris. Ancien membre du Conseil d’État, il est aujourd’hui avocat à Paris. Écrivain, il a déjà publié aux Éditions Gallimard La corruption du siècle (1988), L’infortune (1990, Folio n° 2429), L’aile de nos chimères (1993, Folio n° 2429), Les Alexandrins (2003), La chanson de Passavant (2005), L’obéissance (2007, Folio n° 4805), adapté en BD par Franck Bourgeron (Futuropolis, 2009), Inigo (2010, Folio n° 5345), Sans bruit sans trace (2011), Le Chemin des morts (2013), Je ne pense plus voyager – La mort de Charles de Foucauld (2016), L’Or du temps (2020), Ma vie avec Apollinaire (2021), Un an dans la forêt, (2022), S’en aller (2024) et Les enfants perdus (2025) 1er volet des Aventures de Thomas More. (Source : Éditions Gallimard) 

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