Immortels

Par Henri-Charles Dahlem @hcdahlem

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Un lien si particulier

Camille Kouchner a choisi le roman pour faire suite au formidable succès de « La Familia grande ». K., la narratrice, y raconte sa vie depuis un lit d’hôpital, sa vie auprès de Ben, son presque frère. De leur enfance fusionnelle à leur séparation à l’adolescence, puis leurs retrouvailles, elle retrace d’une plume ce lien si particulier qui va mener au drame.

Si l’on prend d’abord en compte l’aspect chronologique, alors il nous faut commencer par la rencontre entre Suzanne la catholique de Vendée et Béa la gauchiste. Elles vont devenir des copines inséparables et lutter ensemble pour le droit des femmes. Et, deux ans après  leur rencontre, mettre au monde chacune un enfant. « Nous sommes nés à deux mois d’intervalle, Ben et moi. En octobre 1975, Béa accouchait. En décembre, elle donnait la main à Suzanne et c’est Ben qui naissait. »
Si K. et Ben n’ont aucun souvenir de leur rencontre, c’est qu’ils ont toujours été ensemble, grandissant en symbiose au fil des années.
Si Xavier, le père de Ben, est aux États-Unis jusqu’en 1981, François, le père de K., brille aussi par son absence. Journaliste pour la télévision, il exige de pouvoir travailler au calme et déteste les petits enfants. Après  l’euphorie de la victoire de François Mitterrand, les deux maris vont finir par se séparer officiellement de leurs épouses. Xavier vivra désormais avec sa maîtresse rencontrée aux États-Unis et son fils Hugh, François se contentera de divorcer. « Bon débarras ! » diront en chœur Béa et Suzanne.
K. résume ainsi la situation : « Nos parents sont devenus des adultes ridicules, Ben. Une féministe qui remercie les hommes. Un journaliste qui ne s’intéresse qu’à lui-même. Un philosophe qui ne pense qu’à vendre ses essais. Une femme de théâtre muette d’admiration. »
Un bilan qu’elle dresse depuis son lit d’hôpital, suite à une opération d’un cancer du sein qu’elle ne veut pas accepter. « Je tente de retarder l’heure du bilan. Si je ne regarde pas, il n’y a pas de cancer. Il n’y a pas d’amputation ». On ajoutera pas d’amputation physique, ni affective.
Entre le présent de l’hôpital avec ses « lumières rouges et vertes [qui] clignotent autour du lit » et le passé recomposé où défilent les souvenirs d’enfance partagés avec Ben, Camille Kouchner aborde la question de la mémoire comme construction subjective, l’ambivalence du souvenir, entre fidélité et trahison. Cette relation fusionnelle est décrite avec une honnêteté désarmante malgré la douleur omniprésente : « Cette douleur intense, lourde, dense. Cette tristesse qui ronge le corps. Cet affadissement du monde. »
À travers une alternance de phrases courtes et de passages plus méditatifs, l’auteure crée un rythme syncopé qui épouse les mouvements intérieurs de la protagoniste, entre fulgurances de lucidité et moments de flottement : « Mon cerveau réagit. C’est curieux les souvenirs. Les miens sont partiels, irréels. Me souvenir de moi, c’est me souvenir de toi. Seule, je n’existe pas. Pour me faire advenir, il me faut te chercher en vie. »
Car Ben est mort : « J’ai pris mon smartphone, j’ai lu le mail, je l’ai effacé. Le silence m’a étranglée. » Cette sobriété narrative contraste avec la richesse des émotions évoquées et crée une tension qui maintient le lecteur en haleine.
Après La Familia grande, Camille Kouchner poursuit son exploration des liens familiaux à travers une écriture à la fois précise et évocatrice, esquissant l’arrière-plan social et politique qui a façonné ces personnages du mouvement féministe des années 1970 –héritage à la fois familial et idéologique – jusqu’aux années #Metoo.
Le récit apparaît ainsi comme le dernier refuge contre l’oubli, la tentative désespérée mais nécessaire de maintenir vivant ce qui n’est plus, de transformer la douleur personnelle en une œuvre universelle sur le deuil, la mémoire et l’écriture comme acte de résistance.« Écrire, c’est refuser que les morts emportent leurs secrets avec eux. »

Les immortels
Camille Kouchner
Éditions du Seuil
Premier roman
224 p., 20 €
EAN 9782021578430
Paru le 4/04/2025

Où ?
Le roman est situé principalement à Paris et en banlieue, à Neuilly, à Aubervilliers. On y évoque aussi des voyages ou reportages  à Erzerum, Roquemaure, Cadaquès, Barcelone ainsi que au Cambodge, en Angola, au Liban, au Timor oriental, au Vietnam, en Thaïlande.

Quand ?
L’action se déroule des années 1970 à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
« Grandir à deux donne confiance. On partage tout, sans craindre le manque. Quand l’un défaille, l’autre prend le relais. Quand le second se perd, le premier l’aide à se retrouver. Dans ce lit d’hôpital, seule désormais, j’en fais le décompte. À deux, fille et garçon, j’étais au complet. »

Les critiques
Babelio 
Franceinfo culture (Edwige Audibert) 
France Inter (Léa Salamé) 
Entrevue (Alice Leroy) 
France Inter (Livres et jeunesse) 
Cult.News (Jean-Marie Chamouard) 
Benzine mag (Caroline Martin) 
L’Éclaireur Fnac (Thomas Louis) 

Les premières pages du livre
« Cet après-midi, quand l’anesthésiste m’a demandé de me réveiller, j’ai refusé net. Quand le chirurgien a pris la relève : « Madame, vous m’entendez ? Ça s’est très bien passé », j’ai trouvé qu’il me bousculait. Tais-toi, j’ai pensé. Laisse-moi tranquille. Chut ! Mon cerveau m’envoyait des messages clairs : Dors. Surtout, ne sors pas de cet état. J’ai gardé les yeux fermés. Rideau. Vous ne m’aurez pas. Je ne voulais rien savoir. Je n’étais pas prête. Le temps n’était pas arrivé de me réveiller à moitié.

Des heures de bataille. En dehors de la nôtre, j’ai fait taire toutes les voix. C’est comme ça qu’ils m’ont ramenée dans cette chambre. Comme ça qu’ils m’ont laissée là.

Maintenant, un silence de lame glisse dans le couloir. Un tourbillon d’angoisses me colle aux draps. Plus le calme s’installe, plus mon cerveau s’agite. Des lumières rouges et vertes clignotent autour de mon lit. Elles me tirent vers l’éveil, m’imposent de rompre l’accalmie. Ça chuchote. Par flashs. C’est la nuit / Regarde / Il fait noir / N’aie pas peur / Réveille-toi / Il n’y a plus rien à voir. Un vulgaire bon sens bastonne mon apathie. Une foutue horloge hypnotise mes songes.

Lumière verte. J’ouvre un œil. Un bandage enserre le haut de mon corps. De mes aisselles à mon nombril, un tissu le compresse. Un linceul déguise le manque. Je ne le vois pas mais je le sens.

Lumière rouge. Je me rappelle. Cette chambre de l’AP-HP, l’opération programmée. C’est pour ça que je respire à peine. Lumière verte. Je ne bouge pas. Je n’ai pas encore mal. J’essaye d’empêcher tout frottement contre les draps. Je voudrais me rendormir, mais un torrent m’emporte. Le cancer n’est rien à côté du chagrin qui dévale. Mon nez pique. Ma gorge se noue. Mes yeux s’embuent. Et cette chaleur qui m’envahit. Ce n’est pas bon du tout. Ne pleure pas / Ce serait pire / Si tu pleures, tu vas mourir. Si tu laisses venir les larmes, tu couleras.

Mon cerveau se bloque.

Est-ce que c’est comme ça que tu es mort, Ben ? Noyé à l’intérieur de ton corps ? Est-ce que tu pleurais, alors ?
*
Trois jours qu’on s’écrivait, toi et moi. Un message toutes les vingt minutes. Parfois plus, rarement moins. Toi à Erzerum, moi à Roquemaure. Un long week-end de juillet. Par textos, par mails, par WhatsApp. Trois jours sans discontinuer. Ça nous avait repris depuis quelques mois. Comme ça. Des jours entiers pendant lesquels on ne se lâchait pas. Des jours entiers où l’on était l’un à l’autre, l’un pour l’autre, et le reste du monde n’existait pas.

La veille, tu m’avais envoyé un morceau du Suprême NTM. De The Notorious B.I.G. aussi, suivi d’un : « Irrécupérable, je suis. » Un lien vers « Hexagone » surtout. Renaud. Je ne m’étais doutée de rien. J’avais écrit : « Pour moi, cette chanson c’est toi, mais bon, ça, c’est moi… » Je revois tes mots : « Plus jolie chose de toi à moi, K. » Tout de suite après, tu avais essayé de m’appeler. Dix-huit heures. Erzerum – Roquemaure. Cet après-midi-là, tu en avais eu assez de m’écrire des messages. Sur mon portable, tu étais apparu sous le nom que je t’avais donné : « Emily ». Même déflagration chaque fois. Un bonheur indicible. Sur mes lèvres un délice se glisse, mille souvenirs m’arrivent, celui de ta mère qui mettait des chewing-gums dans les lettres qu’elle nous envoyait au poney-club : « Surprise ! » Dix-huit heures. « Emily ». Je n’avais pas décroché. J’avais renvoyé un texto : « Urgent ? Je ne peux pas te parler, je suis dans une rivière. » J’avais menti. Je ne voulais pas répondre. Pour nos conversations, j’ai toujours eu besoin de temps. Dix-huit heures quinze. « Aucune urgence, la rivière a de la chance. »
*
Ce soir-là, je suis allée me coucher vers une heure. J’ai mis mon portable sur silencieux – la sonnerie de mon téléphone m’a toujours rendue folle. Je me suis installée dans mon lit. J’ai ouvert Les Hauts de Hurlevent que je découvrais, à presque cinquante ans. Et j’ai fermé les yeux. Il faisait nuit noire dans ma chambre. Deux heures trente. Mon portable s’est allumé. Comme si je l’avais entendu, j’ai ouvert un œil. Un appel de toi. « Emily ». Je n’ai pas décroché. Deux heures trente-cinq. Lumière. Un message vocal. J’ai râlé. J’écouterais plus tard. Deux heures trente-huit. Lumière. Mais qu’est-ce qu’il se passe ? Un SMS cette fois, ta hargne : « Ton bon mari est un affreux, un mec de pouvoir, une marionnette de la grande scène. » J’ai lu. J’ai souri. Je n’ai rien répondu. Deux heures quarante-huit. Lumière. « Allez, viens, K, on dort. » Ce texto-là, je ne l’ai vu que plus tard. À deux heures quarante-huit, je venais de m’endormir, cachée sous le drap.

Le lendemain, quand je me suis réveillée, j’étais toujours dans le noir. Par réflexe, j’ai pris mon portable. Sur mon écran, ce sont les mails que j’ai regardés en premier. J’ai fait défiler les courriels. Dans la barre du haut, en gras, en objet : Ben est mort.

À quelle heure, tu dirais ?

C’est comme ça qu’Achille m’a prévenue. Je me souviens de la chambre dans laquelle j’étais. Je me souviens de tout. Du papier peint, de l’intensité du jour qui perçait quand j’ai ouvert les volets. De l’oiseau qui s’est envolé. De la plume qu’il m’a laissée. Je me rappelle la moquette ridicule sur laquelle je me suis effondrée. J’ai pris mon smartphone, j’ai lu le mail, je l’ai effacé. Le silence m’a étranglée. Comme un automate, j’ai penché la tête et recouvert mon œil de ma main droite. Paralysée. De rage. Contre toi. Par le chagrin qui s’abattrait sur moi. Les yeux immobiles sur mon portable, je suis restée assise sur le sol. Une heure ou deux, je crois. Et puis je me suis levée. J’ai tourné dans la pièce. Je n’avais nulle part où aller.
*
J’essaye de repousser la division. Je tente de retarder l’heure du bilan. Si je ne regarde pas, il n’y a pas de cancer. Il n’y a pas d’amputation. Malgré les machines qui clignotent, je ferme les yeux. Lumière rouge. J’essaye de me souvenir que je suis en vie. Lumière verte. Je convoque ma mémoire. Sur les portraits qu’elle m’envoie, je n’apparais nulle part. Sur la carte mentale que ma conscience dessine, il n’y a que des images de toi. Mon cerveau réagit. C’est curieux les souvenirs. Les miens sont partiels, irréels. Me souvenir de moi, c’est me souvenir de toi. Seule, je n’existe pas. Pour me faire advenir, il me faut te chercher en vie.

Lumière rouge. Des projections m’arrivent comme des hallucinations. Là, tu es minuscule. J’aperçois tes grands cils et tes taches de rousseur. Lumière verte. Tout se mélange. À quatre ans, tu es assis dans l’herbe grillée. Short en jean au genou, débardeur gris, tu fixes l’objectif avec intensité. Tu es seul. On dirait que tu viens de t’arrêter. Tu as dû courir. On devait être en train de jouer. Flash encore. Tu as un tee-shirt à manches longues, rayé rouge et blanc. Tu éclates de rire dans les bras de ta maman. Derrière vous, des amandiers, de la garrigue et des oliviers. Suzanne sourit. Elle t’emprisonne et tu essayes de te dégager. Je l’entends : « Mon p’tit chou. » Je t’imagine : « Mais lâche-moi, Suzanne ! » Lumière verte. Maintenant, tu dois avoir sept ans. Cheveux châtains qui presque bouclaient, dents du bonheur que tu montrais en souriant. Lumière rouge. Les images s’animent. Je te vois marchant dans les rues de Paris. Là, tu es adulte, et tu me prends dans tes bras. Tu me dis que tu mourras avant moi : « Une vie courte mais glorieuse, K ! Ne t’attache pas. » Tu ris. Tu te fous bien de l’abîme dans lequel je suis aujourd’hui. Cette douleur intense, lourde, dense. Cette tristesse qui ronge le corps. Cet affadissement du monde. Cette envie de se tirer une balle.

À quoi a-t-elle bien servi, ma vigilance ? Depuis toujours, j’ai peur qu’on nous sépare, qu’on nous arrache l’un à l’autre. À la piscine, à la récré. En colo, et plus tard dans les soirées. À moto, dans la rue, en voyage. En voiture, la nuit, le jour aussi. Des scénarios violents, je m’en suis fait tout le temps. L’angoisse n’interdit pas le drame.

Cette nuit, dans mon lit d’hôpital, je veille en état d’alerte. Comme quand, un soir, vers dix ou onze ans, j’ai compris que les garçons faisaient leur service militaire et qu’on allait t’y envoyer aussi. Je t’ai imaginé écrasé d’ordres, malheureux, loin de moi. Je redoutais moins l’ennemi de la nation que la violence de la discipline qui allait s’abattre sur toi. Je te voyais t’échappant, rattrapé, emprisonné. Toute la soirée, j’ai tremblé à tes côtés. Dans mon cauchemar, je craignais que tu meures désarmé, sans la force que j’aurais pu t’apporter.

À dix ou onze ans, je te pleurais déjà. Ta mort, j’ai passé ma vie à tenter de nous l’éviter. En pensée : Si tu meurs, je meurs. Depuis l’enfance, nos vies, je les rêve entremêlées. C’est comme ça. Il n’y a rien à expliquer. Ta mort, je la redoutais, mais je savais que tu me l’offrirais.
*
Il est deux heures quarante-huit à l’hôpital. J’ai enfin écouté ton message : « Je sais qu’il est tard. Toutes mes confuses, K. Mais j’ai besoin d’entendre ta voix. » Il est deux heures quarante-huit. Luttant contre l’éveil, mon esprit nous rassemble. L’enfance revient. Seule, tu peuples mon âme.

I
CELLULE MÈRE
Les souvenirs se mêlent aux fantasmes et assagissent mes larmes. Le réel se confond avec l’imaginaire. Je ne sais pas si ce sont les drogues ou la suffocation qui me plongent dans cette nuit sans âge. Tout est fidèle et tout est mensonger. Des images de nous se superposent qui ne sont ni tout à fait fausses ni tout à fait vraies. Cet état de confusion me garde sereine. Je ne veux qu’une chose : retenir notre unité.

Des moments de conscience nous divisent. Comme des fulgurances. Rouge, vert. Cellule mère, cancer. J’essaye de les rejeter. Parfois, ils s’installent. Sous la forme de questions. Qui se souviendra de toi ? Qui pourra savoir pour moi ? Comment te raconterai-je à Sam ? Comment parlerai-je de moi à mon enfant, alors que tu n’es plus là ?

Dans cette sortie d’anesthésie, ma vie intérieure, une et séparée, éloigne l’avenir et me porte à nous construire un passé. Peut-être que, parmi les mots qui exagéreront ton histoire, j’en trouverai quelques-uns qui raconteront la mienne ?
*
Je ne sais pas quand j’ai rencontré Ben. On était si petits, il y a si longtemps. Il n’y a pas de rencontre entre Ben et moi. Il a toujours été dans ma vie. J’ai toujours été dans la sienne.

Quand nous sommes nés, nos mères se connaissaient depuis deux bonnes années.
Seule fille d’une fratrie de huit enfants, la mère de Ben était issue d’une riche famille catholique de Vendée. Jusqu’à la fin de son collège, Suzanne, longue blonde à l’allure sage, avait accompagné ses parents à la messe, en la cathédrale de Luçon.
Au début des années 60, pour le lycée, elle avait été envoyée chez les sœurs à Neuilly, et logeait dans une pension de jeunes filles. C’est là qu’elle avait appris à faire le mur sans être prise. Régulièrement, avec ses copines, elle se rendait à Paris pour assister à des pièces de théâtre. Ce qu’elle aimait par-dessus tout, c’était attendre comédiens et metteurs en scène à la sortie des artistes. Elle discutait avec eux des enjeux de la représentation théâtrale, de la nécessaire distance entre les mots et la scène. Ils sollicitaient son point de vue sur une énième tragédie grecque et l’esthétique du théâtre de Bertolt Brecht.
De rencontre en rencontre, Suzanne avait lâché ses gants blancs et ses souliers vernis pour un look plus yéyé, minijupe et pull à damier. Les comédiens lui donnaient rendez-vous pour le souper, et l’invitaient à d’autres lectures. Petit à petit, elle avait pris confiance en elle. Elle avait affiné ses goûts, ses idées.
Plus tard, Suzanne avait poursuivi des études à la Sorbonne. Elle s’était installée chez des cousins à Paris pour suivre une licence de lettres modernes. Fascinée par Chéreau et Mnouchkine, elle rêvait de mise en scène. Après son Capes, elle était devenue professeure de lettres.

Ma mère, elle, était complètement athée. Petite brune aux yeux noirs, dernière enfant d’une famille d’immigrés juifs polonais, Béa était née à Aubervilliers, juste après que Paris eut été libérée.
Bercée de communisme et de laïcité, politisée très jeune, elle avait fait ses armes, à table, dans son propre foyer. Jusqu’à la vingtaine, elle avait assisté aux engueulades entre son père et ses frères, qui s’insurgeaient contre le stalinisme et dénonçaient la torture militaire à Alger. Chez eux, s’engueuler, c’était la seule manière de se parler. À l’opposé des femmes de la famille, elle tentait chaque fois de participer.
Depuis son enfance, Béa rêvait de devenir correspondante de guerre. Pour son avenir, l’Hexagone lui paraissait sans intérêt. Après l’école publique, elle s’était inscrite en science politique à Nanterre. Contrairement à ses sœurs, et contre l’avis de ses frères, elle avait suivi des études supérieures. D’abord pigiste sur le territoire, elle couvrirait plus tard des conflits à l’étranger. Captivée par Gilles Caron et Robert Capa, elle se rêvait en Lee Miller.
*
En cette nuit de lutte où mon corps me pèse, je repense à nos mères, Ben. Combien de temps la douceur de la tienne nous a-t-elle portés ? Les chansons qu’elle nous chantait, les livres qu’elle nous lisait. Tu te rappelles ? Au cœur de cette nuit de peine, j’attrape une note, un poème. Je puise ma force dans la voix de Suzanne. Ce soir, par la puissance des drogues qui me bercent, dans l’inconscience vers laquelle j’aspire à régresser, j’ai l’âge de me blottir dans les bras de ta mère. Et je l’entends me raconter la mienne.

Après avoir activement participé à Mai 68, protesté dans des amphis enfumés et couru derrière des CRS dépassés, Béa avait rejoint le Mouvement de libération des femmes. Je ne sais plus quand, avec ses copines, elle avait tenté de bloquer une conférence antiavortement organisée à l’Institut catholique de Paris. Les jeudis qui avaient suivi, elle les avait passés dans un préfabriqué de l’École des beaux-arts à militer et discuter. À vingt-sept ans, Béa signait le « Manifeste des 343 » du Nouvel Observateur et déclarait avoir avorté. Deux ans plus tard, fascinée par l’engagement de Delphine Seyrig, portée par la méthode Karman et la révolution qu’elle apportait, elle rejoignait le Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception, bien décidée à aider.
C’est comme ça que ma mère avait connu la tienne. En 1973, Béa avait organisé le voyage de Suzanne pour Amsterdam. La mère de Ben, qui s’interdisait toute contraception, était tombée enceinte d’un comédien qui avait déserté dès le lendemain. Elle avait mis du temps à s’en rendre compte. Quelques semaines plus tard, elle poussait la porte de l’un des comités du MLAC et tombait sur Béa, qui la prenait en charge.
Après ce voyage, les deux copines, Suzanne la catholique et Béa la gauchiste, avaient participé, ensemble, au tour de France de l’association. Nos mamans avaient passé l’été 1974 dans un car bardé de banderoles, à hurler qu’elles ne voulaient pas d’enfants.
*
Tu te souviens de ces dîners où Suzanne et Béa nous racontaient leurs années 70, Ben ?

Quand elles ne plongeaient pas dans de grandes discussions sur les violences sexuelles ou la nécessité de réunions en non-mixité, nos mères nous balançaient des slogans qui les faisaient éclater de rire : « Une femme sans homme, c’est comme un poisson sans bicyclette » ; « Il y a plus inconnu que le soldat inconnu, sa femme ». Béa nous parlait de Christine Delphy et de sa tentative de déposer une gerbe sous l’Arc de triomphe. Suzanne insistait sur l’importance du vocabulaire : « On parle des droits des femmes et non pas des droits de la femme. » Lorsqu’elles ne nous dépeignaient pas l’ennui des familles d’avant 68, Suzanne et Béa nous expliquaient leur fierté d’avoir un métier et leur soulagement de pouvoir écarter les hommes qu’elles ne voulaient pas épouser. Chaque conversation était teintée d’un implicite. Entre elles, rôdaient sans doute des souvenirs qu’elles nous taisaient. »

Extraits
« Nous sommes nés à deux mois d’intervalle, Ben et moi. En octobre 1975, Béa accouchait. En décembre, elle donnait la main à Suzanne et c’est Ben qui naissait.
Ma mère a commencé à voyager peu de temps après. Cambodge, Angola, Liban, Timor oriental… Béa essayait, comme elle le pouvait, de rejoindre toutes les zones de combat. Plus tard, elle me l’expliquerait : « J’attachais beaucoup d’importance à ton instruction, mais pas question que ma fille entrave ma carrière. Ça, tu peux bien le comprendre, K ? » Mon père, lui, ne se sentait pas concerné : « Les bébés. Mouais, je préfère quand ils sont plus grands. Et puis, une fille. Qu’est-ce que tu voulais que je te dise ? »
Avec l’aide de Xavier, Suzanne, elle, s’est arrêtée de travailler. C’est elle qui s’est occupée de nous les premières années : un reportage, une pige, une soirée de mes parents, et j’étais descendue au quatrième. » p. 32

« Nos parents sont devenus des adultes ridicules, Ben.
Une féministe qui remercie les hommes.
Un journaliste qui ne s’intéresse qu’à lui-même.
Un philosophe qui ne pense qu’à vendre ses essais.
Une femme de théâtre muette d’admiration.
« The world is a stage, camarades ! »
De la lutte collective au pur individualisme, de la révolution à l’indifférence à leurs propres enfants, nos parents ont suivi un chemin qui les a conduits droit vers le cynisme. Gavés de leurs victoires passées, sûrs des avancées de la société, ils nous ont pris à témoin de leur sexualité. Ils se sont vantés de leur liberté et ont refusé de voir en face la réalité qu’ils nous imposaient. » p. 106-107

« Au collège, j’impressionnais Hugh et Ben à la fois. sous leurs yeux, j’ai appris à muer en fleur de jardin, promesse endormie, vamp excitante. Très vite, je me suis persuadée qu’il valait mieux anticiper plutôt que de se faire emmerder. Proposer pour effrayer. Draguer pour faire fuir. Donner pour se protéger. Très tôt, j’ai compris : les garçons s’attaquent surtout aux filles qui se leur ont rien demandé.
Mais mon corps m’a protégée. Comme il me sauve encore cette nuit. Docile, j’ai fait semblant d’aimer conquérir. Puis je me suis mise à grossir. J’ai commencé à me gaver, de pains au chocolat, de pâtes à la sauce tomate, de Kinder et de brownies. Guidé par la terreur, paralysé par le désir sexuel qu’on m’imposait, mon corps a fait barrage. Utile caricature de pensées viriles. Il a engrammé la peur et la solitude. Il n’a plus laissé personne m’approcher. » p. 143

À propos de l’autrice

Camille Kouchner © Photo Bénédicte Roscot

Camille Kouchner est docteure en droit, maîtresse de conférences à l’Université. Elle est l’autrice de La Familia grande, publié aux Éditions du Seuil en 2021. Immortels est son premier roman. (Source : Éditions du Seuil)

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