Prix des libraires 2025
En deux mots
Au sortir de la Grande Guerre, la bonne est engagée par un couple parisien dont le mari est revenu défiguré et amputé des mains et des jambes du champ de bataille. Blaise n’a plus goût à la vie et va demander à sa domestique de l’aider à mourir. Elle va alors chercher comment chasser ses idées noires.
Ma note
★★★★ (j’ai adoré)
Ma chronique
La bonniche et la gueule cassée
Dans ce remarquable premier roman, Bérénice Pichat raconte la rencontre entre une femme de ménage et une victime de la Grande guerre. Écrit en vers libres et en prose, il touche au cœur et vient d’être couronné par le Prix des Libraires 2025.
La bonne commence sa journée à quatre heures du matin. Avec son panier sous le bras dans les rues sombres et glacées, elle se rend d’abord chez les Massin, astique et nettoie sans faire de bruit pour ne pas réveiller la famille. Puis c’est au tour des Pinchard. Dans leur villa, elle doit préparer le petit-déjeuner avant d’attaquer les tâches ménagères suivant la liste établie par sa patronne. Enfin, elle se rend chez les Daniel où, outre le ménage, elle doit surveiller Blaise, le maître de maison victime de guerre qui, après de multiples opérations, a pu rentrer chez lui. La gueule cassée se désespère dans son fauteuil. Il se trouvait au mauvais endroit au mauvais moment et a vu tout s’écrouler autour de lui et ses compagnons d’infortune mourir. S’il a survécu, c’est le visage arraché et le corps en lambeaux. Sa prometteuse carrière de pianiste ne verra jamais le jour. Aussi songe-t-il à demander à la bonne de l’aider à mourir quand sa femme se sera absentée.
L’occasion va se présenter le jour où Alexandrine accepte l’invitation d’une amie de venir passer quelques jours dans son manoir normand. Blaise a insisté. Il veut que son épouse ne reste pas confinée à ses côtés, qu’elle profite de la vie qu’il ne pourra plus jamais avoir. Car « l’alliée la plus précieuse de Blaise n’était plus Alexandrine depuis longtemps. Sur le papier, celle-ci restait son intendante, son infirmière, son épouse, mais il lui avait préféré une partenaire redoutable: la morphine. Les années passèrent dans la tiédeur molle d’un sommeil artificiel. »
Mais quand la bonne décide de rompre sa routine, de lui montrer qu’elle ne craint pas son corps mutilé, il révise ses plans, imagine une vie plus exaltante.
L’originalité de ce roman réside dans son alternance entre prose et vers libres. Les passages en vers libres, associés à la voix de la petite bonne, sont composés de phrases courtes, simples et souvent sans ponctuation, reflétant la simplicité et la rigueur de sa vie quotidienne. En contraste, la prose élégante et descriptive donne la parole à Monsieur et Madame, soulignant leur appartenance à la bourgeoisie et leur éloignement émotionnel. Cette structure narrative permet de plonger au cœur de la psyché des personnages et de mettre en lumière les différences sociales qui les séparent .
On y retrouve aussi des thématiques très actuelles, comme le droit à mourir ou la condition des aidants.
Cette métamorphose, ce parcours sur lequel ces deux corps usés s’engagent, a séduit le jury du Prix des Libraires qui vient de couronner Bérénice Pichat pour sa première œuvre bouleversante qui marque les esprits. On attend avec impatience son second roman !
La petite bonne
Bérénice Pichat
Éditions Les Avrils
Roman
272 p., 21,10 €
EAN 9782383110293
Paru le 28/08/2024
Où ?
Le roman est situé à Paris et en Normandie, du côté d’Yvetot.
Quand ?
L’action se déroule au sortir de la Première Guerre mondiale.
Ce qu’en dit l’éditeur
Dans la France de l’après-Grande Guerre, un huis clos magnétique entre une jeune domestique et son maître.
Domestique au service des bourgeois, elle est travailleuse, courageuse, dévouée. Mais ce week-end-là, elle redoute de se rendre chez les Daniel. Exceptionnellement, Madame a accepté d’aller prendre l’air à la campagne. Alors la petite bonne devra rester seule avec Monsieur, un ancien pianiste accablé d’amertume, gueule cassée de la bataille de la Somme. Il faudra cohabiter, le laver, le nourrir. Mais Monsieur a un autre projet en tête. Un plan irrévocable, sidérant. Et si elle acceptait ? Et si elle le défiait ? Et s’ils se surprenaient ?
Les critiques
Babelio
Benzine mag (Marie-Laure Kirzy)
Blog Vagabondage autour de soi
Blog Joëlle Books
Blog Lily lit
Blog Christlbouquine
Bérénice Pichat à La Grande Librairie © Production France Télévisions
Bérénice Pichat présente « La petite bonne » © Production Librairie Mollat
Les premières pages du livre
« Les cent pas
j’aimerais pouvoir les faire
réellement
Ici c’est cinq pas dans la longueur
à peine trois dans la largeur
et vraiment
des petits pas
Des traversées
il en faut quelques-unes
pour arriver à cent
C’est long
mais jamais assez
Malheureusement
j’ai tout mon temps
pour compter mes pas
Qu’est-ce que c’est lourd
Elle se dit ça à chaque fois
chaque jour
chaque nuit
Quand il faut se lever
que tout le monde dort encore
Le monde entier repose
dans un grand silence
même chez elle
Rassembler le matériel
sans réveiller personne
sans entrechoc
sans rien renverser
les balais
les brosses
les savons
les serpillières
les chiffons
le vinaigre
les éponges
Tout
mettre dans le panier
Oh hisse
L’arracher de terre
un soupir douloureux
dans la nuit silencieuse
Descendre les escaliers
Ils grincent toujours
Les mêmes marches
Elle les connaît par cœur
Essayer de les éviter
Il lui semble qu’on n’entend qu’elle
dans leur immeuble endormi
Elle écarquille les yeux
Les mains pleines
Qu’est-ce que c’est lourd
Mais c’est nécessaire
Un jour elle a voulu en laisser
n’emmener qu’une brosse
une seule
Ça irait bien pour tout
Elle l’a bien regretté
Une fois la brosse mouillée
c’était fichu
Elle déteste le travail mal fait
bâclé
Elle déteste les reproches
Son juge le plus impitoyable
c’est elle
Globalement ses employeurs sont contents
Ponctuelle
Discrète
Efficace
Rien à redire
Sauf madame Pinchard
Celle-là redit à tout
Il ne faut pas trop l’écouter
Au début, ça la rendait malade
Les phrases glacées
jetées
Les réflexions
Les claquements de langue
désapprobateurs
Elle s’y est faite
On se fait à tout
disait sa mère
sa pauvre mère
Elle ne compte pas finir comme elle
Au bout du bout
Essorée
Rincée
Décédée
Un jour forcément si
mais pas trop vite
pas trop tôt
Elle a autre chose à faire
que du ménage
en pleine nuit
pour des gens qui claquent de la langue
en soulevant les tapis
passent le doigt sur les étagères
derrière les tableaux
sous les pots de fleurs
juste comme ça
pour vérifier
qu’elle est passée partout
Par tout
Elle le sait bien
On ne la piégera pas
Que c’est lourd
Elle marche dans les rues vides
Son panier à bout de bras
Ses pas font à peine crisser la neige
Au sol
c’est gelé
c’est noir
c’est froid
Toutes les lumières sont éteintes
même les lampadaires
Pourquoi éclairer à quatre heures du matin
Pour qui
Pour des gens comme elle
Personne n’y a pensé
Personne ne pense à elle
à eux
Ceux qui se lèvent aux petites heures
pour aller travailler
Tout est silencieux
même elle
De la vapeur livide sort de son nez
de sa bouche
Elle ose à peine respirer
Elle se sent invisible
Et si elle n’existait pas
Son panier lui existe
Il pèse pour de vrai
Le changer de bras
au bout de chaque rue
C’est la limite pour tenir encore
Panier à droite
Elle ne sent plus ses doigts
malgré les moufles tricotées
Elle agite la main
celle qui ne porte pas
Le sang afflue
Ça picote
Son haleine bleue la précède
À l’angle
le panier se balancera à gauche
Elle commence chez les Massin
La villa est grande
La cuisine d’abord
au rez-de-chaussée
Les patrons dorment au deuxième étage
Elle prépare leur petit déjeuner
lave le sol de la cuisine
avant celui de l’entrée
Il est en carrelage blanc et noir
un damier
Elle n’a jamais joué aux dames
Elle est du côté du personnel de maison
pas des maîtres
À cette heure de la nuit
Les bourgeois ça dort
dans des draps repassés
par elle
ou une autre
qui s’en soucie
Tant que le lit est bien fait
bien frais
les draps bien tirés
propres
Elle pense à son lit
Elle y a laissé son homme
étalé
en travers
la main sur le front
Il ne s’est pas réveillé
Il ne se réveille pas
Il a besoin de sommeil
Il rentre tard des chantiers
Elle est déjà couchée
Le dîner a refroidi
Il le mange comme ça
Parfois elle ne dort pas encore
Elle écoute le tintement de la cuillère sur le bol
le glouglou du vin versé
le grincement de la chaise
qu’on glisse sous la table
L’assiette il la laisse toujours
Elle rangera demain en rentrant des ménages
Le matelas s’affaisse sous son poids d’homme
La chaleur de sa jambe contre la sienne
l’odeur
un peu aigre
de sa transpiration
Son souffle vite régulier
Il s’endort instantanément
Elle devrait dormir aussi
au moins quelques heures
Le réveil sera difficile
le panier plus lourd encore
si c’est possible
Cette nuit
enfin en ce début de nuit
elle n’a pas dormi
Pas une seconde
Pas une miette de sommeil grappillée sur sa fatigue
Elle marche
son panier à bout de bras
Elle rêve qu’elle dort
Dort-elle
Elle rêve qu’elle marche
Elle arrive enfin à la villa
plongée dans le sommeil
Elle doit passer par-derrière
Dans sa poche
la clé de la porte
L’entrée réservée aux employés
la femme de ménage
la cuisinière
le jardinier
le cocher
le plombier
Les maîtres ne l’empruntent pas
Devant
il y a l’autre entrée
pour les notables
la famille
les invités
Monsieur le curé
Allez en paix mon enfant
quand il la remarque
– c’est rare
Elle lave leurs traces de pas boueuses
sur le sol en damier noir et blanc
Elle ne sait pas jouer aux dames
à force de faire la bonne
Ça elle le fait bien
Parfaitement même
Madame est très satisfaite
Elle l’a dit à Eugénie
la cuisinière
qui le lui a répété
un jour
comme ça
Elle a remarqué un peu de jalousie dans sa voix
Il ne faut pas être trop bien vue
disait sa mère
sa pauvre mère
Elle n’en a pas eu beaucoup
de la reconnaissance
elle
On ne peut pas dire
Vraiment
À son enterrement ils étaient trois
Elle
son homme
et la concierge de son immeuble
Aucun maître ne s’était déplacé
Qui irait aux funérailles d’une bonniche
sinon une autre bonniche
Elle ne finira pas comme sa mère
trop seule
au fond du trou
avec son homme debout devant
et puis c’est tout
La clé tourne dans la serrure
sans bruit
Eugénie graisse le pêne avec application
Faudrait pas réveiller les proprios
Ils n’apprécieraient pas
Ça lui retomberait dessus
La cuisine est plongée dans l’obscurité
À tâtons jusqu’à la table
Grosse table en bois
épaisse
cirée
usée
marquée
La lampe est là
Eugénie la laisse le soir avant de quitter les lieux
Elle la retrouve en entrant
La cuisine apparaît
dans le cercle jaune
de la lampe à pétrole
Le verre tamise la peine
Tout est en ordre
La cuisinière est sérieuse
fiable
Sur un plateau elle dispose les tasses
les soucoupes
la cafetière
le porte-toasts
le sucrier
le pot à lait
Tout est encore vide
Le café
les œufs
le pain
seront préparés au dernier moment
servis bien chauds
là-haut
au couple du deuxième étage
à leur réveil
bien plus tard
D’ici là elle aura lavé les sols
vidé les cheminées
refait du feu
épousseté les étagères
secoué les tapis
tapé les coussins
frotté l’argenterie
remonté les pendules
jeté les fleurs fanées
balayé l’escalier
Son corps
jeune
mince
nerveux
est son meilleur allié
Après l’arrivée d’Eugénie
ce sera l’heure de monter le plateau
puis
de quitter la villa pour se rendre chez les Pinchard
et finir sa journée chez les Daniel
D’autres employeurs
– mais leur maison est moins grande
plus vieille
moins cossue
Pourtant ils payent autant
Madame Pinchard paye le mieux
mais c’est la plus désagréable
Ça compense
à peine
Un peu quand même
C’est toujours ça
Sur le trajet
quand le panier est lourd
qu’elle n’a pas envie d’y aller
qu’il reste la dernière adresse
qu’elle a l’impression que ses mains sont trop usées
qu’elles vont tomber
qu’il faut quand même porter ce fichu panier plein
de brosses
de produits
de chiffons
Elle se dit
pour se convaincre
elle espère
avec ce qu’elle gagne
si elle économise
se payer un jour
peut-être
sûrement
bientôt
une bicyclette
Une rouge
Ou bien une verte
Avec une sonnette
un porte-bagages
pour mettre le panier
les brosses
les produits
les chiffons
Au lieu de marcher dans la neige
elle roulera
Elle fendra l’air froid
la nuit
Il y aura une lumière à l’avant du vélo
une minuscule dynamo
Son homme lui a expliqué le principe
le fonctionnement de la dynamo
le rotor
le galet
la bobine
l’aimant
Elle se répète ces mots magiques
Elle s’en régale
gourmande
Les mots ça ne coûte rien
Une incantation
Une prière adressée à l’avenir
Elle s’y voit déjà
Ça lui tient chaud
au cœur
aux mains
aux pieds
Ce sera bien
En attendant
il faut actionner la pompe
remplir des seaux d’eau froide
Y tremper les doigts
les brosses
le savon
frotter le damier
les dalles noires et blanches
les traces de pas boueuses
des bourgeois
Ils entrent par la grande porte
pour visiter Madame
sans penser à la bonniche qui esquinte ses mains
pour enlever la saleté
Ils en ont traîné partout derrière eux
sous leurs souliers
bien cirés
par leur propre bonne
qui s’est levée
comme elle
aux petites heures
pour leur confort
pour qu’ils soient beaux
pour entretenir leurs affaires
leur foyer
leurs meubles
leurs chaussures
pour gagner sa vie pour se payer un jour
une bicyclette
pour aller travailler plus vite
chez les autres
Assise sur le damier noir et blanc
dans l’entrée savonneuse
de la grande villa
elle ne sait plus
s’il faut rire ou pleurer
Elle décide de sourire
et de frotter
De toute façon elle n’a
vraiment pas
le choix
La lumière
grise
de l’aube
n’éclaire pas tellement
Je donnerais n’importe quoi
pour un véritable rayon de soleil
sur ma peau
La douce brûlure
me manque
Ici
rien ne m’éblouit
plus jamais
Le gris a tout envahi
tout recouvert
tout annulé
les murs
les draps
la couverture
ma blouse
ma tête
Postée dans l’entrée du salon où les lourdes tentures tirées ne laissent pénétrer qu’un filet de lumière tamisée, Alexandrine est découragée. Pourquoi ce matin, plutôt que la veille ou le lendemain ? Elle n’a pas d’explication. Elle sait seulement qu’en quittant son lit, une incroyable pesanteur s’est emparée de ses membres. Sa nuque ploie sous le poids de la charge qui l’attend. Pourtant elle lutte. Elle ne fait que cela. Mais la montagne qu’elle gravit chaque jour depuis près de vingt ans lui paraît plus haute que d’habitude. Alexandrine est épuisée. Elle se dérobe. Elle flanche. L’admettre la tue, mais elle ne sait plus où puiser l’énergie qui l’a maintenue debout tout ce temps. Elle voudrait pouvoir s’allonger. Elle rêve que sa vie se dissolve et disparaisse. Il n’y a plus assez d’envie en elle pour tenir encore. Elle est si lasse. Ce matin, son corps a refusé d’accepter. Elle en ignore la raison, mais en connaît bien la cause. Tapie dans l’ombre du salon, elle sait la silhouette affaissée de Blaise, tête penchée en avant dans son fauteuil d’infirme.
Cette nuit
elle n’a pas pu dormir
ça la questionnait
perturbait
Elle ne pensait qu’à ça
À ses côtés son homme ronflait
Elle ne l’a pas réveillé
Il n’a rien su de son insomnie
Il aurait dit quoi
Elle n’a pas osé
Ça la chiffonne encore davantage
Il ne la connaissait même pas
la petite Mariette
jamais vue
pourquoi lui en parler
C’est vrai
Simplement partager
ça l’aurait soulagée
Quand elle avait su
ça lui avait fait un coup
C’est madame Massin qui le lui avait dit
sans méchanceté
Elle n’est pas méchante
non quand même
mais ça fait toujours un choc
c’est sûr
ce genre de nouvelle
La veille encore
elle avait vu la petite
debout sur le tabouret noir
épousseter le lustre
des pampilles magnifiques
Ça tintait
une merveille
Mariette
bras en l’air
tête dans le cristal
tout sourire
ravie du carillon
au passage du plumeau
dans les pendeloques
Elle s’était dit
Cette gamine n’en a pas trop
des occasions de sourire
de voir
d’entendre
du beau
du pur
du cristallin
Le lendemain elle était morte
Pendue
Dans sa chambrette
On avait retrouvé le tabouret noir renversé au sol
sous les toits
Madame avait raconté
donné les détails
horrifiée
Un fait divers affreux
La police était venue
Un inspecteur
de longues moustaches
un air doux
Il fallait bien quelqu’un pour aller ouvrir la porte
faire le café
débarrasser les vestes
Avant c’était Mariette
Mais puisque Mariette
Alors elle en avait été chargée
Ce jour-là
au lieu de laver les sols
le damier de l’entrée
elle avait répondu au policier
Il n’était pas resté longtemps
Il avait refusé le café
mais englouti les madeleines
Mariette aussi les aimait
Eugénie le lui avait raconté en pleurant
Elle avait l’habitude d’en mettre de côté
pour la gamine
Pourquoi mais pourquoi elle a fait ça
Elle le savait bien
pourquoi
Elle ne l’a dit à personne
surtout pas au policier
Il devait savoir aussi elle a pensé
mais que faire de cette information
Monsieur est haut placé
La soubrette qui se pend ne doit pas faire de tort
L’inspecteur avait remercié pour les madeleines
Il avait refermé son carnet
fait le baise-main à Madame
– faut bien comprendre qu’elle n’y est pour rien Madame
Ce n’est pas de sa faute
si Monsieur est comme ça
disait Eugénie en reniflant
Avec ses grosses joues grasses
sa grosse croupe
il ne touche pas à la cuisinière
Mariette n’avait pas eu cette chance
Toute la maison le savait
Personne n’avait rien dit
surtout pas au policier
Mais les nuits suivantes
pas moyen de dormir
Son homme
s’il avait été au courant
il aurait déclaré
que c’était pas ses affaires
que ses horaires matinaux la protégeaient
que le sale type ne la croisait jamais
que c’était tant mieux
– pour elle comme pour lui –
S’il s’avisait de la toucher
il lui réglerait son compte
à ce patron
que la petite n’avait pas eu de chance
que personne n’était là pour la protéger
qu’elle était sûrement enceinte
que ce serait ni la première
ni la dernière
qu’ils avaient besoin de ce salaire
qu’elle avait bien fait de se taire
qu’il fallait dormir
Elle ne lui a rien raconté
Elle ne voulait pas entendre ça
À son retour
elle fait semblant de dormir
Maintenant elle ne veut plus y penser
Elle arrive enfin chez les Daniel
Ici aucun risque
Monsieur est en fauteuil roulant
Un estropié
Un mutilé de guerre
Une gueule cassée
Des décorations plein la poitrine
Ses jambes de pantalon flottent
au-dessus du sol
depuis vingt ans Il ne lui parle jamais
pas directement
seulement à sa femme
Elle seule le comprend
Elle traduit pour elle
Il reste dans le salon
transformé en chambre d’impotent
Posté à sa fenêtre
il regarde dehors
les gens passer
Eux ils marchent
ils cheminent
pressés
ou pas
Emmitouflés
ils traînent derrière eux
leur chien
leurs enfants
Ils ont les bras chargés
de leurs achats
Parfois
un enfant tombe
Sa mère le relève
le console
le prend dans ses bras
Eux n’en ont pas eu
d’enfant
Elle se demande si c’est à cause
de ça
Elle suppose
Ici personne ne raconte
rien
Pas de cuisinière
pas de cocher
Seulement elle
la bonniche qui fait tout
la bonne à tout faire
Le ménage
Les repas
chauds le midi
froids pour le soir
Madame s’occupe elle-même du café le matin
Ça l’arrange bien pour les horaires
comme ça elle arrive plus tard
Monsieur mange peu
C’est difficile
Ils ne reçoivent jamais
La maison sent la tristesse
même si Madame est gentille
et pas tellement vieille
De toute façon
trop jeune pour s’enterrer vivante
auprès d’un demi-homme
Elle y pense à chaque fois qu’elle entre ici
Elle a commencé le mois dernier
Il n’y a qu’une entrée
La même pour les maîtres et la bonne
Parfois c’est Madame elle-même qui vient lui ouvrir
Pourtant elle a sa clé
C’est comme si Madame l’attendait
Elles se parlent à peine
Quelques banalités
les instructions du jour
Il faut beaucoup de régularité
Monsieur déteste les changements
les imprévus
Madame lui donne aussi
la liste des courses
des corvées
Une fois Madame a regardé le panier
Elle a deviné qu’il pesait trop
Elle s’est exclamée
l’a presque plainte
Ça l’a gênée
Elle déteste ça
la pitié
la charité
la compassion
Ça ne nourrit personne
Ça ne rend pas le panier moins lourd
Elle n’a rien dit
mais Madame a senti qu’elle était allée trop loin
Cela ne s’est jamais reproduit
La bonniche reste à sa place
La patronne aussi
Blaise sait bien comme Alexandrine le regarde. Il a mal pour elle. Au-delà de sa propre douleur, il devine la sienne, bien qu’elle soit dissimulée avec une rare expertise. Il voit tout. Ce pli de contrariété qu’elle ne parvient pas à défaire, ses cernes persistants, le poids qui charge ses épaules, la lassitude de sa physionomie. Sans même qu’elle en ait conscience, lui décèle ces signes aussitôt qu’elle se montre, le matin, dans l’embrasure de la porte du salon, qui lui sert de chambre. Alexandrine veut tout cacher – surtout à elle-même. Elle offre à son mari douceur et sourire, semble ravie de ce qu’il lui impose. Il se dégoûte.
Depuis son poste d’observation, il fait mine de regarder dehors mais ne voit rien du paysage enneigé qui s’étend devant la fenêtre. Tous les sons lui parviennent étouffés. Des enfants courent et glissent en silence sur le sol gelé, emmitouflés dans de lourds châles tricotés par leur mère qui les suit en avançant prudemment pour ne pas tomber. La nouvelle bonne apparaît, chargée d’un gros panier. Elle marche à pas retenus, comme si elle avait peur de déraper, comme si elle n’était pas pressée d’arriver chez eux. Il la remarque à peine ; il reste penché sur le passé, se demande à quel moment il aurait pu agir autrement. Le constat est toujours le même, implacable. Elle a fait pour lui le sacrifice inutile de sa vie de femme – il a tellement honte, ça dure depuis si longtemps. Il n’arrive plus à se rappeler comment cette décision stupide a pu être prise. Si c’est lui qui a osé le lui demander, il se méprise. Si c’est elle qui n’a pas su revenir sur leur engagement d’avant tout ça, d’avant l’irréparable, il ne peut que soupirer devant le gâchis. Dans tous les cas, le choix a été le mauvais. Posté à la fenêtre comme si le paysage pouvait lui apporter des réponses, il cherche en vain comment rendre à sa femme un peu de ce temps qu’elle lui abandonne sans contrepartie.
Elle débarrasse la table
Il n’a touché à rien
ou presque
Aujourd’hui Madame est sortie
C’est si rare exceptionnel
Elle l’a laissé seul
avec la bonne
Une liste d’instructions
longue comme le bras
Madame n’arrivait pas à s’en aller
Saurait-elle
Et si elle ne le comprenait pas
Une fois Madame partie
elle a regagné la cuisine
surveillé la soupe
tartiné le pain
dressé le plateau
Quand elle est entrée dans le salon
il n’a pas réagi
Assis à la fenêtre
comme toujours
dans l’obscurité du salon transformé en chambre
Odeur d’hôpital
air vicié
Elle voyait son dos
entendait sa respiration
sifflée
pénible Ils n’ont pas le choix
Elle a dit
assez fort
un peu trop
C’est servi
Elle a quitté la pièce
Pourtant elle sait bien
Il ne mange jamais seul
Madame l’aide
Dans sa bouche déformée
la cuillère entre mal
la soupe dégouline
les morceaux durs ne passent pas
Elle s’est dit après
– trop tard –
qu’elle aurait dû rester
Madame l’a-t-elle demandé
Pas précisément
Elle ne se souvient plus
trop de mots
ça l’a embrouillée
La nuit a été mauvaise
pas assez de sommeil
Elle a hoché la tête au long discours
sans l’écouter vraiment
elle aurait dû
En récupérant l’assiette presque pleine
la tartine intacte
la culpabilité l’a envahie
Bonne à tout faire
Bonne à rien
Pas même à veiller sur un éclopé
qui n’a pas la force
l’envie
le courage
de quémander de l’aide
qui reste seul
face à la fenêtre
face à la vie
face à sa soupe
Pour se punir
elle s’est griffé le bras
au sang
puis elle s’est lavée à l’évier
longuement
La griffure rouge a blanchi
la peau molle a gardé la trace pâle
du mal qu’elle s’est fait
Ça n’a pas nourri Monsieur
Elle se décide à retourner le voir
lui proposer son aide
sa présence
Le vieux s’est endormi
De la salive coule de sa lèvre
informe
Son nez mutilé ronfle
Ridicule
Pathétique
Les cheveux trop longs
grisonnants
sur les yeux clos
Pas si vieux sûrement
Juste abîmé
Détruit
Une vie saccagée
Deux vies plutôt
Elle pense à son homme
S’il se retrouvait invalide
pourrait-elle s’en occuper
comme le fait Madame
Qui irait gagner leur vie
faire bouillir la marmite
Ça la tient éveillée la nuit
Elle s’invente une histoire
C’est plus fort qu’elle
Si elle ne pouvait plus sortir
plus porter son panier
Si elle perdait l’usage de ses mains
de ses pieds
Si son corps refusait de lui obéir
ce serait la catastrophe
Comment survivre
si elle se retrouvait privée de son salaire
Surgit une image terrifiante
sa plus grande angoisse
vertigineuse
une vraie chute
Ça se dit tout seul
Tomber enceinte
Une autre bouche à nourrir
grande ouverte dans ses pires cauchemars
Elle ne pourrait plus aller travailler
Autant crever
comme la petite pendue
Ce serait la misère
la vraie
la dure
Elle l’a connue
enfant
avec sa mère
sa pauvre mère
Elle répétait souvent
autant se tuer
que mourir à petit feu
que voir son bébé
cesser de pleurer
avoir trop faim pour pouvoir le dire
À choisir
autant ne pas avoir l’enfant
C’est défendu
elle est au courant
mais il faut bien survivre
Elle sait quoi faire
En réalité
elle l’a déjà fait
C’est son secret
Du coin de son tablier
elle essuie le filet de bave
le menton mal rasé
ce qu’il reste de la bouche
de Monsieur
Il se redresse brusquement
Elle pousse un cri
s’excuse
navrée
effrayée
désorientée
Elle recule jusqu’au couloir
à la cuisine
Elle aurait dû y rester
Que dira-t-il à Madame
Perdre ce travail c’est déjà entrevoir la misère
C’est jamais bien loin
Elle prie
malgré elle
réflexe d’enfance
ça coûte rien
Elle envoie sa prière
vers le ciel
pour que Monsieur se taise
qu’il aille pas baver
sur son incompétence
son indifférence
son intrusion coupable
Elle n’est pas garde-malade
seulement la bonniche
L’en-cas du soir est prêt
Dès le retour de Madame
Elle partira
Elle n’ose pas le laisser seul
dans la maison vide
même s’il l’est
seul
dans son salon
Elle reste à la cuisine
Chacun dans sa solitude
à guetter l’autre
du bout de l’oreille
du coin de l’œil
sans un mot
La clé tourne dans la porte
Elle tire sur le cordon de son tablier
salue à peine
Elle file dans la nuit
Au moins je n’ai pas faim
C’est bien
d’avoir à manger
un toit
de l’ouvrage
Autrefois
j’appelais ça vivre
En apparence
rien n’a changé
Je respire
Je mange
Je dors
J’attends
Alors
alors rien
Plus rien
L’attente est sans but
L’effet est gâché »
Extraits
« Ils s’étaient retrouvés seuls à deux, à prétendre que continuer ensemble en valait encore la peine. Un vaste mensonge. En réalité, l’alliée la plus précieuse de Blaise n’était plus Alexandrine depuis longtemps. Sur le papier, celle-ci restait son intendante, son infirmière, son épouse, mais il lui avait préféré une partenaire redoutable: la morphine. Les années passèrent dans la tiédeur molle d’un sommeil artificiel. Dans ses moments de lucidité, Blaise légitimait son abandon. Après tout, quand il flottait ailleurs, l’infirme ne pesait plus autant. Alexandrine aimait sans doute la drogue autant que lui, elle l’aidait à accomplir l’impossible. Seule, elle n’aurait jamais si bien réussi à alléger son supplice. Tous deux croyaient à cet équilibre. On planait, on attendait, perdus côte à côte dans des réalités parallèles. » p. 106
« Le nez au ras de l’eau qui refroidit vite, il pourrait pleurer. Cela fait des années qu’il ne pleure plus. Plus pour de vrai. Il crie, il râle. Il singe très bien les larmes pour apitoyer ceux qui le regardent — mais il na plus jamais de vrais pleurs d’émotion. Sauf avec elle. Cette petite bonne a un don pour lui tirer des larmes. Et il trouve ça bon. Terriblement, même. Avec elle, rien ne fonctionne de ses poses habituelles. Il n’est ni invalide, ni misérable, ni victime. Juste un homme. Avec ses maladresses et ses faiblesses, son caractère et ses désirs. C’est violent. Mais c’est si bon. Il avait oublié à quel point. Cette fille est une magicienne. » p. 188
À propos de l’autrice
Bérénice Pichat © Photo Chloé Vollmer-Lo
Bérénice Pichat est professeure des écoles au Havre. Passionnée d’histoire, elle raconte dans La Petite Bonne les répercussions intimes de la Grande Guerre dans la France des années 1930. Grâce à une alchimie parfaite entre prose et vers libres, elle tisse un huis clos bouleversant entre deux êtres que tout oppose hormis le poids du destin, et où la tension happe dans un crescendo envoûtant. (Source: Éditions Les Avrils)
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