À la fin de l’été

Par Henri-Charles Dahlem @hcdahlem

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

La jeune fille morte raconte…

En donnant la parole à une jeune fille tuée par les soldats dans un village de Bosnie, Magdalena Blažević réussit un roman riche de poésie pour dire les horreurs de la guerre. Pour dire comment l’horreur bouleverse la vie d’une paisible communauté. Pour dire aussi qu’on ne se remet pas d’un tel traumatisme.

Nous sommes au début des années 1990 dans un village de Bosnie, au bord de la Bosna. La plupart des habitants vivent encore de l’agriculture, de la pêche, des fruits de la nature. Avec son amie Dunja, Ivana passe d’agréables journées, à profiter des bienfaits d’une nature généreuse et d’une famille soudée qui rassemble trois générations.
Tout irait pour le mieux s’il n’y avait pas une menace diffuse qui planait sur la communauté. Sans trop y croire, on se prépare à fuir. Ivana avait alors quatre ans, mais garde le souvenir de ces jours sombres. « La voix de maman est tremblante. Elle est en larmes. Nous pleurons aussi. Ils pullulent déjà dans le village. Les femmes dans les jardins des maisons à l’orée de la forêt n’ont pas eu le temps de fuir. Ils les poussent devant eux. Elles serrent des mains d’enfants dans les leurs. (…) Ils sont rapides comme les vers dans la boîte de viande. L’intérieur des maisons tremble d’échos et de jurons. Ils cognent dans les murs. Les corps se recroquevillent sous les lits, derrière les portes, dans les placards et les garde-mangers. En vain. Ils les débusquent comme des lièvres dans des buissons. »
Alors, au milieu des champs et des bêtes, une forme fatalité mêlée d’inquiétude s’installe. D’autant qu’Ivana nous a déjà prévenus. C’est maintenant l’été de ses quatorze ans et ce sera son dernier. Victime de l’absurdité d’une guerre qui ne dit pas son nom, elle nous raconte ses dernières heures. Mais ne s’arrête pas là et entend, par-delà la mort, nous raconter les jours qui ont suivi et la traumatisme engendré par ce drame. Regardez par exemple le visage de sa mère devenu un livre ouvert :
« Désormais, il est jaune et tavelé même les jours ensoleillés. Je pose les mains sur elle. Sentez-vous les os sous la peau amincie ? Elle a rétréci et s’est asséchée comme une pomme oubliée. Tous ses sucs se sont évaporés. »
Avec une économie de moyens, à hauteur de l’enfant qui témoigne, Magdalena Blažević dit la douleur et les rêves fauchés. Son écriture est d’une riche sensualité qui nous offre les couleurs et les parfums, les couleurs et les impressions. Des paysages qui vont changer, de nouveaux bruits et de nouvelles odeurs venant se substituer à celles rassurantes d’un quotidien désormais détruit. Sans jamais mentionner ni la Bosnie ni la guerre, on y voit des soldats sans visage qui ravagent et tuent. Et une jeune fille morte qui prend la parole pour dire l’horreur. Un roman fort, un roman qui touche au cœur !

À la fin de l’été
Magdalena Blažević
Éditions Bleu Et Jaune
Roman
Traduit du croate par Chloé Billon
180 p., 19,90 €
EAN 9791094936405
Paru le 23/01/2025

Où ?
Le roman est situé en Bosnie, dans un village qui n’est pas précisé.

Quand ?
L’action se déroule en 1993.

Ce qu’en dit l’éditeur
« Je m’appelle Ivana. J’ai vécu quatorze étés, et ceci est l’histoire du dernier. »
Tout déborde de joie et de beauté, tout regorge de couleurs et d’odeurs dans la vie de deux amies au cœur d’un pittoresque village bosniaque. Mais leurs jeux insouciants s’évanouissent après qu’une attaque militaire emporte l’une d’elles. Racontée par la jeune fille tuée, cette histoire transcende les frontières du temps et des lieux.
Dans une prose concise où chaque mot résonne avec intensité, Magdalena Blažević tisse une tension narrative palpable, tout en menant une exploration poétique de thèmes complexes comme la mort, la souffrance, et l’absurdité de la guerre, à peine mentionnée.
Un roman anti-guerre universel, servi dans un écrin linguistique et stylistique exceptionnel.

Les critiques
Babelio
La cause littéraire (Anne Morin)
Blog Et si on bouquinait
Blog Ce que j’en dis

Les premières pages du livre
« Grincements et cliquetis
Regardez. Ça, c’est ma poupée Julija et moi. Nous sommes couchées sur le canapé déplié du salon, car je n’ai pas encore ma propre chambre. Le soir, maman sort la literie des entrailles du canapé. Clic-clac. Le drap vole dans les airs comme de la pâte que l’on étale et moi, debout sur l’accoudoir en bois, j’attends de me jeter dans le vide. On dirait un tas de plumes de l’oreiller de maman. Avant le lever du jour, je me glisse dans le lit de mes parents, encore tout chaud de leurs corps. Je me mets toujours du côté de maman parce que j’aime son odeur ; ça sent comme le foulard bleu pendu au cadre du miroir. Les roses et le lait chaud sucré. Au début, le trou est petit, comme mon index, puis de plus en plus grand. La tonne de plumes est une neige sèche et bruissante dans les champs. La douceur ne dure qu’un instant. La gifle de maman est la glace sous la neige poudreuse, le canapé dur sous les draps. La peau me brûle longtemps. Julija, c’est papa qui me l’a rapportée d’un voyage, il conduit un camion et c’est pour ça qu’il n’est jamais à la maison. Il rentre la nuit, quand maman s’est lassée d’attendre et de regarder par la fenêtre. Julija et moi avons de grands yeux bleus. Je viens juste de la sortir de sa boîte, et ses cheveux sentent les bonbons aux fruits. Eux aussi, c’est papa qui les a rapportés. Le papier crisse sous mes doigts, le bonbon est aigre-doux. Je suis désolée que Julija ne puisse pas les goûter.
« Ne mange pas de bonbons durs allongée », m’avertit maman.
Trop tard, il a glissé et s’est coincé dans ma gorge.
J’ai sept ans, et, à l’automne, je vais entrer à l’école primaire. Ils m’ont déjà acheté un cartable. Papa m’attrape par les jambes, me soulève et me secoue violemment. En vain. Il me repose sur le canapé et se met à me taper dans le dos. La voix de maman est de plus en plus étouffée. Mon regard s’obscurcit. J’ai arrêté de respirer.
Ce n’est pas la fin. Impossible. J’ai encore sept ans de vie devant moi. Papa enfonce son doigt dans ma gorge et en extrait le bonbon goût cerise. Je tousse longtemps, j’ai mal à la gorge à cause du doigt de papa, et au dos à cause des coups. Pourquoi maman pleure-t-elle ? Je suis en vie !

Je me tiens à nouveau à cet endroit après tant d’années. La poussière farineuse se colle à mes pieds nus et ensanglantés. L’air est, aujourd’hui encore, tout aussi chaud. Il brouille le regard, fait tourner la tête.
Vous avez quelque chose à quoi vous tenir ?
Je ne me souviens pas où j’ai perdu mes claquettes. Sont-elles restées sur le béton sous la fenêtre, en haut à l’étage de notre maison, ou sont-elles tombées dans l’escalier ?
Vous entendez le bois grincer ?
Pas sous mon corps. Non ! Je suis légère comme un poussin. Il grince sous un godillot noir, bien serré. Seule la Mort porte de telles bottes. Oh, comme son corps cliquète !
Je vais m’enfoncer le doigt dans l’oreille pour en extirper et le grincement, et le cliquetis !

Plus personne ne fait attention à Julija. Elle gît dans le noir sous le lit de ma chambre, au fond du coffre à jouets en bois, les yeux fixes et grands ouverts.
Maman vient à peine de rentrer de l’hôpital. Elle marche encore avec des béquilles, et il lui faut beaucoup d’efforts pour gravir les marches jusqu’à ma chambre au grenier. Elle jette les béquilles sur le palier et saisit la poignée d’une main tremblante. Debout, elle fixe la vitre opaque de la porte. On y discerne mon bureau, une lampe et une vieille machine à écrire. À l’intérieur, ça sent les voilages et la moquette verte poussiéreuse. Papa l’a taillée aux dimensions de la pièce pour couvrir le béton. La jambe droite de maman se traîne comme si elle ne lui appartenait pas. Elle claudique jusqu’à mon lit, s’allonge et plonge la tête dans l’oreiller. Elle pense qu’elle va y trouver mon odeur, mais tout ce qu’elle sent, c’est la chaleur de sa propre haleine et le sel de ses yeux. Pleurer épuise et maman s’endort. On voit à ses paupières agitées que ce n’est pas un sommeil paisible. Le soleil déclinant emplit la chambre d’une lumière jaune sombre. C’est la plus belle lumière des jours d’été. Maman se réveille et voit la poussière frémir dans l’air. Lente et paresseuse comme les roucoulements des pigeons sous le toit. Elle descend du lit, traînant la patte comme un bébé qui n’a pas encore appris à marcher. Elle inspecte la moquette, cherche ne serait-ce qu’un cheveu blond, ou au moins un cil. Elle ne trouve rien. Partout, de la vieille poussière et de minuscules esquilles de bois. Elle sort du tiroir du bureau des feuilles avec des poèmes tapés à la machine, des barrettes et des bijoux, des cailloux aux formes singulières et des éclats de verre polis de toutes les couleurs. Elle extirpe de l’armoire une petite valise noire dont les fermoirs sont tombés, un journal intime et Julija. Range le tout dans le coffre à jouets en bois qu’elle pousse sous le lit.
Si vous l’ouvriez, vous sauriez que les cheveux de Julija sentent encore les bonbons aux fruits.
Bientôt, il sera dix-sept heures. Le soleil est une grande pomme mûre. Il brûle et tape sur la nuque. Le ciel bleu est lourd, il s’est écroulé sur mes épaules et presse mon corps vers le sol. Mes jambes tremblent, mes genoux se dérobent.
Je ne peux pas me cacher de la Mort.
Dans mon dos, une haie d’épicéas bleus, leurs aiguilles sont des griffes de corneilles, des becs pointus et affamés. Elles percent aisément le fin tissu de la robe blanche cousue dans un vieux drap. Une partie de la dot de maman. Devant moi, le pommier estropié de mémé, ses branches coupées au ras du tronc. Cela fait des années qu’il ne donne plus, il attend qu’on l’abatte. On ne peut pas vivre ainsi, sans ombre ni fleurs. Du banc sous le pommier n’est resté qu’un squelette pourri. La Mort appuie son pied dessus.
Regardez-la bien !
Elle a le visage tendre, on ne voit toujours pas ses yeux sous sa casquette inclinée, douce et vert sombre comme de la mousse des bois. Seule une basse clôture en fils barbelés nous sépare, le long de laquelle poussent des rosiers aux têtes pendantes, défleuries. Un souffle d’air les emporterait. C’est pépé qui a fabriqué la clôture. Il a toujours sur lui une hache et un maillet, il taille des piquets et les plante profondément dans la terre. Il finit toujours ce qu’il a commencé.
La forêt m’appelle. Elle gronde comme une rivière, comme un train. Les conifères noirs embaument. Quand ils prennent feu, ils tambourinent sur le toit de tôle telle une pluie d’orage. De la grêle. Un feu d’artifice de Nouvel An.
Les corps masculins sont une incoercible avalanche de pierres.
Les entendez-vous déferler vers le village ?
Bientôt, ils s’abattront sur nos jardins par les ruisseaux asséchés et les trouées, pulluleront dans le bourg comme des vers.
Ne perdez pas de temps à vous cacher !

Le sommet d’une pierre verte émerge encore de la poussière du chemin. La ligne herbeuse au centre de la route mène jusqu’à la noue. Y poussent des chicorées bleues. Des yeux grands ouverts. Ma mère les arrache.
Ce sont ses yeux, pense-t-elle. Leur place n’est pas éparpillés sur la route.
Il y en a de plus en plus. Que vais-je en faire ? Quoi ?

La porte du cellier de mémé est grande ouverte, exactement comme mémé la gardait l’été, laissant l’air chaud pénétrer et réchauffer ne serait-ce qu’un peu les murs épais et froids. Elle a séché et s’est tordue, s’est incrustée dans le seuil de béton comme un ongle incarné. La pénombre sent les pommes de terre germées et la pourriture, la poussière immobile. Il n’y a plus ni canapé ni table, juste une vitrine en bois. Les vitres de la partie supérieure sont tombées, mais le papier bariolé que mémé mettait sous les tasses à café turc et les verres à frise dorée est resté. Dessous, le petit placard avec sa clé ne ferme plus, le bois s’est gorgé d’humidité. Mémé y rangeait le café, un petit moulin doré et le sucre en morceaux. Quand elle l’ouvrait, l’espace d’un instant, le cellier embaumait. Plus tard, pépé y a caché sa rakija. Le long du mur sont alignées de vieilles chaises en plastique, des caisses à outils et des choses dont plus personne n’a besoin. Au mur à côté de la porte, il y a encore l’image de la Vierge. La tête penchée, couverte d’un voile bleu, les yeux affligés. La Vierge a forcément les yeux affligés. Son cœur est gros comme un soleil, gros comme une pomme mûre, il prend la moitié de l’image. Sept épées le transperceront.
Les fenêtres du cellier sont basses, au niveau de l’allée, si bien qu’on n’y voit ni le ciel ni la forêt, juste le chemin et les jambes des passants. Je reconnais celles de ma mère. Elle marche lentement, le bord de sa robe à fleurs ondule. On pourrait enfoncer le doigt dans les cicatrices de sa jambe. Dans sa main tangue un seau de tomates trop mûres. De ses sabots en caoutchouc se détachent des mottes de terre humide. Ils disparaissent derrière notre maison. J’appuie les mains à la vitre froide.

Je m’appelle Ivana. J’ai vécu quatorze étés, et ceci est l’histoire du dernier.

Le jour de la Saint-Jean
Éclaircissez-vous les esprits à l’air matinal. Ici, même l’été, les matins sont frais et bleus. La brume ne tarde pas à fléchir, le soleil la dissipe comme une somnolence rêveuse. Sentez-vous l’odeur de la vieille paille ? C’est mon frère qui l’a sortie de l’étable. »

Extraits
« La voix de maman est tremblante. Elle est en larmes. Nous pleurons aussi. Ils pullulent déjà dans le village. Les femmes dans les jardins des maisons à l’orée de la forêt n’ont pas eu le temps de fuir. Ils les poussent devant eux. Elles serrent des mains d’enfants dans les leurs. Ils ont descendu jusqu’à la voie ferrée. Les oiseaux sur le câble noir au-dessus de la maison de Feriz ouvrent leurs ailes et disparaissent dans des nids sous les toits. Les chats grimpent au grand noyer. Le champ de maïs derrière la maison bruisse. Les tiges s’affaissent l’une après l’autre. Ils sont rapides comme les vers dans la boîte de viande. L’intérieur des maisons tremble d’échos et de jurons. Ils cognent dans les murs. Les corps se recroquevillent sous les lits, derrière les portes, dans les placards et les garde-mangers. En vain. Ils les débusquent comme des lièvres dans des buissons.
Les corps masculins sont incisifs, ils n’atermoient pas. L’assaut est torride et bruyant. Assèche les gorges. Il n’y a pas d’eau dans les maisons. Dans les cuisines, sur les tables, des saladiers pleins de tomates. Ils croquent dedans, la peau éclate, Gicle un jus rouge semé de pépins. Ils jettent les tomates entamées par terre. Cœurs piétinés. » p. 98-99

« Maman est debout à la fenêtre de la cuisine. Elle écarte le voilage, et une lumière vive lui frappe le visage. Désormais, il est jaune et tavelé même les jours ensoleillés. Je pose les mains sur elle. Sentez-vous les os sous la peau amincie ? Elle a rétréci et s’est asséchée comme une pomme oubliée. Tous ses sucs se sont évaporés. Ses cheveux se sont éteints, coupés très court. Une poussière vieille de plus de vingt ans s’en échappe. » p. 164

À propos de l’autrice

Magdalena Blažević © Photo Anto Magzan

Magdalena Blažević est née en 1982 en Bosnie-Herzégovine. Elle a débuté sa carrière littéraire en écrivant des nouvelles qui ont été traduites en plusieurs langues et récompensées. À la fin de l’été est son premier roman, il a reçu le Prix Tportal du meilleur roman croate de l’année 2023. (Source : Éditions Bleu Et Jaune)

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