Délivrance de la mer

Babelio 
Actualitté (Clotilde Martin) 
Blog Évanances littéraires

Les premières pages du livre
« Je suis née ici.
J’ai toujours vécu ici.
J’ai un désir. Un seul. Partir.
Maintenant, c’est le bruit des bottes de mon père qui clapotent sur le seuil de la maison. À l’extérieur. Il a jeté les nasses, il a jeté le tas de filets dans la petite cour.
J’ai entendu. J’entends tout. Je ne peux pas dormir.
Il jure, en entrant dans la cuisine. Il s’est cogné sur le rebord du buffet. Il jure parce qu’il est en colère. Fourbu.
Dehors, la lune est pleine. Sa lumière laiteuse.
Ma mère se lève. Tâtonne. Tâche de ne pas réveiller le bébé qui dort dans sa chambre. Elle réchauffe la soupe.
Mon père s’est versé une rasade de calva. La lampée rince l’amertume de la gorge. Permet de supporter.
Je sais. Je n’ai pas besoin de voir. C’est toujours pareil. Je suis dans mon lit et je sais que ses mains sont crevassées, gourdes de froid. C’est toujours pareil quand il sort en mer. Et s’il ne sortait pas, nous ne pourrions pas durer.
Jamais je ne serai cette femme qui se lève la nuit, serrant son châle contre sa poitrine tombante, pour mettre l’allumette sous la casserole de soupe de son mari. Jamais je ne serai cette femme qui donne la tétée du soir à leur bébé. Jamais. J’aimerais mieux mourir.
Je partirai d’ici.
Ils sont couchés tous les deux. Il reste le bruit incessant de la mer, le bruit obsédant. Car la mer, qui m’enserre de toutes parts et m’entoure et m’étrangle, va et vient infiniment, sans espoir, sans changement. Et moi, je veux partir.
Car la mer, encore, est la seule issue.
L’odeur du poisson imprègne mes draps.

– Tu habites la plus belle région du monde, Agathe.
C’est Madame Legagneux qui me le dit. Mon ancienne institutrice. Je vais souvent chez elle. Je lui emprunte des livres. Je lui dois tout.
C’est grâce à elle si j’ai pu mettre un nom sur ce qui m’oppressait, me mettait en révolte. Le désir qui me tenait, haletante, sur mon lit, des nuits entières, saoule du bruit du ressac, les joues en feu, ce désir-là était déjà celui du poète. Cette délivrance. J’ai tout reconnu quand je l’ai lu.
C’est grâce à elle si j’ai pu continuer mes études. Avoir une bourse pour aller au lycée.
– Ton pays ressemble à l’Écosse, Agathe, il ressemble à l’Irlande. Il est aussi sauvage, mais la clarté des couleurs, le moelleux des bruns, des verts, cela n’existe nulle part ailleurs.
Peut-être. C’est là que je vis. À quelques mètres des vagues.
Et c’est grâce à Madame Legagneux si j’ai su que je haïssais la région de mon enfance. Parce qu’en étudiant, je découvrais qu’il y avait un monde entier. Et qu’ici, j’étais enfermée. Je l’ai su. Que je deviendrais folle, à endurer le mouvement continuel de la mer devant moi. Et sur le côté. Et derrière. Et tout autour.
Le giclement des vagues ne cessera jamais.
Les touristes viennent. Ils disent : c’est superbe. Vraiment superbe. Mais ça manque de soleil, c’est dommage. Ils me parlent, lorsque je les rencontre sur le chemin du port.
– Vous qui êtes d’ici, vous êtes habituée à toute cette humidité.
Je ne réponds pas. Ça leur convient, ils pensent que nous sommes des sauvages. Parce que nous habitons au bord d’une mer qui bat la roche de son éternelle violence. Parce que le vent bourre jour et nuit nos oreilles de sa véhémence. Parce que les mouettes dégradent notre cervelet en stries musicales. Ils pensent que nous sommes des sauvages.
Un jour, une touriste a photographié mon père. Il n’a pas eu le temps de se défendre. La touriste s’est éloignée en disant : c’est un pêcheur typique. Ce n’était pas à lui qu’elle parlait. À lui, elle n’a rien dit. En fait, elle ne l’a même pas regardé. Sauf à travers son appareil qui prend. Qui vous prend en photo. Mon père est resté un moment les bras ballants. Puis il a craché. Et il est rentré à la maison, plus sombre que d’habitude, plus rude et maladroit encore. J’ai regardé les crevasses de ses mains, qui ne se referment jamais à cause du sel de l’eau. Il a des mains typiques.
J’étais soucieuse, j’ai laissé déborder la soupe sur le feu. Pour une fois, ma mère a été presque tendre.
Voila où ça mène de rêver.

Je ne peux faire que ça : rêver. Rêver de toute la force du rêve. Autant dire l’enfer.
Pendant la semaine, je vais au lycée, je suis en exil. Aucune lycéenne n’est mon amie. Aucune lycéenne ne fraie avec une fille de pêcheur, c’est ce que je crois. Quand je suis ici, dans la maison du pêcheur, je suis en exil aussi. La mer, qui remue ses vagues sous ma fenêtre, est une douleur.
La nuit, quand tous dorment enfin, la douleur peut prendre entièrement possession de moi. Avec le silence des paroles, le silence du remuement des gens, elle peut m’étreindre tout au long du corps. Même sous les draps de toile rêche.
J’écoute et je ne veux pas dormir. En fait, il n’y a pas de silence ici. Le bruit de la marée, qui fouette et lèche le varech, ne cesse jamais. Et l’eau se frotte aux coques des barques et elles s’entrechoquent, même si elles sont bien amarrées. Et par-dessus tout, il y a le vent, qui se calme si rarement. Et c’est presque inquiétant, cet apaisement-là. C’est comme lorsqu’on descend des manèges de la foire, ça s’arrête et le sol manque. D’ordinaire, toujours et toujours, le vent crie, le vent hurle, il se plaint et s’abat en rafales qui plaquent au sol tout ce qui vit. Il s’en prend au toit de pierres bleues, il se mesure à lui, à sa solidité, et je mets mon oreiller sur ma tête pour atténuer la violence de ses vociférations qui m’épuisent.
Cette nuit, avec les hurlements du vent, ont commencé les hurlements du bébé, Annette. Elle s’appelle Annette. Nous avons tous des prénoms qui commencent par un a. Ma mère y tient. Elle dit que ça va nous porter chance. Je voudrais bien savoir de quelle sorte de chance elle veut parler. Moi, Agathe, je suis l’aînée. Puis, viennent Adrien, Albert, Aline, Armand, Auguste, Aimée (pourquoi elle ? parce qu’elle est bossue et qu’il faut du courage pour l’aimer ?). Enfin, Annette, le bébé, qui crie de rage. Une nuit de pleine lune, une nuit de grande marée. Et ma mère s’est levée, en chemise de nuit de flanelle, pour la bercer, et ma mère l’a prise dans ses bras de mère qui console et qui console et qui console. Puis, comme la petite peste continue à pleurer de toute l’ouverture de sa bouche, ma mère, alors, notre mère à tous, la secoue au bout de ses bras et beugle : cette enfant, je la jetterais à l’eau !
Annette s’est tue dans l’instant.
Ma mère dit qu’elle nous aime. Qu’elle nous a acceptés tous les huit, l’un après l’autre. Mon père ne dit rien. Il ne parle pas. Ma mère dit que nous sommes des cadeaux du ciel.
Un ciel d’encre noire, où les nuages courent comme des monstres, où la clarté de la lune entière est encore plus effrayante que l’obscurité. Je suis restée longtemps à la fenêtre. Et, avec le bruit de la mer, la douleur est revenue peser de tout son poids sur mes épaules.

Madame Legagneux dit que j’ai de bons parents. Ils sont droits. Ils sont travailleurs. Ils ne me font pas de mal. Ce qui me donne la sensation de la mort, c’est cette limite. Cette frontière aqueuse. Pourtant, on peut partir, sur un bateau, aller en Angleterre, aller à New York. Un très gros bateau.
Un jour, nous sommes allées avec la classe voir l’arrivée du Queen Mary. C’est une énormité et le cœur me battait. Les abeilles qui le guident ont lancé des coups de sirène qui m’ont remué le tréfonds. »

Extraits
« Famille épaisse et glauque, famille comme un tas de varech. Pas un ne m’a demandé si c’était vrai, ce qu’on raconte sur moi. » p. 53

« Ruth, elle, est une vraie Parisienne. Elle se moque copieusement de moi. Elle m’initie, je progresse.
Elle n’est pas parisienne de souche. Ses parents sont venus se réfugier en France, alors qu’elle n’était pas née. Ils fuyaient je ne sais quel pays de l’Est. Peu importe lequel. Ruth est bien d’accord : ce qui s’est passé avant nous n’existe pas. Le monde commence avec notre vie. Nous crachons sur notre passé, notre terre d’origine et toutes ces vieilles idées bouffies.
Provinciale, le mot de la honte. Ai-je vraiment pu l’être? Je cache ce passé qui n’aurait jamais dû être. Je le refuse, je le tais, je le repousse. Province, vie rangée à plat, comme les piles de linge. Vie de lingère et de dentiste. Je ne veux pas le savoir. À grands gestes de coutelas, je me taille une mot éclatante, éclatée, sur le pavé de la ville glauque, celle qui me convient car elle est sans mesure.
Je ne parle jamais à Ruth de ma mer, ma terre bordée de mer. Limitée. Elle ne sait pas d’où je viens. » p. 66

« Ce soir, dans l’obscurité, j’ai des renvois de rage. Ça s’insinue comme un fourmillement dans mes doigts de pied et ça vient crever en bulle autour de mes oreilles. C’est la mer qui est violence encore, et désespoir et remuement. Je cherche du secours, j’appelle. Je regarde le ciel, noir, au-dessus de ma tête. J’écoute la mer, elle entre par la petite fenêtre au bout du lit. » p. 113

« La mer est une violence qui va et qui vient, qui se fracasse contre la roche et qui m’impose sa véhémence. La mer me besogne et me sale. Et les mouettes me traversent la cervelle de part en part. Les goélands déchiquettent le vent et me braillent aux oreilles. Je prends leur cri et je le lance, à travers ma gorge, à travers mes poumons, je le lance à la face du monde, puissante, survoltée de leurs voix de bêtes.
La mer fait son va-et-vient impressionnant et se balance d’un pied sur l’autre. La mer s’enfle avec fureur, grimpe et descend tout de suite après, à l’infini. La mer propulse sa violence dans mes oreilles, dans mes doigts de pied, et mon corps a la force de l’ouragan. Mon corps s’attaque à l’injustice monde, il saute à la gorge des bourreaux, il est immense, insensé.
L’eau de mer a infiltré mes veines, en perfusion, à la saignée du bras. Elle me court et me grignote et me clapote à l’intérieur. La mer m’habite et me tient et me berce. Et je jouis du mouvement continuel de la mer devant moi. Et sur le côté. Et en moi.
Je suis née ici. C’est ici que j’écrirai. » p. 139

À propos de l’autrice
Délivrance

Xavière Gauthier © Photo DR

Xavière Gauthier, originaire de Normandie, vit à Paris. Journaliste, éditrice, universitaire (maîtresse de conférences émérite à l’université de Bordeaux III) et chargée de recherche au CNRS, elle est également la fondatrice de la revue Sorcières, les femmes vivent (1975-1982). Elle est l’autrice d’une vingtaine de livres de genres multiples. Des romans, La Féline (des femmes-Antoinette Fouque), mais aussi des entretiens, essais et témoignages avec Les Parleuses (Minuit), Avortées clandestines (Mauconduit), Retour à La Hague, Féminisme et nucléaire (Cambourakis). En 2022, les éditions des femmes-Antoinette Fouque ont proposé une nouvelle édition de son texte iconique, Rose saignée, dont l’audace surprend encore. (Source : Éditions des Femmes) 


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