Retour à Reims – Didier Eribon [30-30]

Nouvelle lecture pour notre challenge 30 livres pour nos 30 ans, nouvel article, vous connaissez la rengaine ! Aujourd’hui, on parle sciences humaines et sociales avec Retour à Reims de Didier Eribon.

Comme d’habitude, si vous voulez retrouver la liste complète des livres que nous nous sommes défiés de lire pour nos 30 ans, il vous suffit de cliquer sur ce lien.

Retour à Reims, ça parle de quoi ?

Retour Reims Didier Eribon [30-30]

Après la mort de son père, Didier Eribon retourne à Reims, sa ville natale, et retrouve son milieu d’origine, avec lequel il avait plus ou moins rompu trente ans auparavant. Il décide alors de se plonger dans son passé et de retracer l’histoire de sa famille. Évoquant le monde ouvrier de son enfance, restituant son ascension sociale, il mêle à chaque étape de ce récit intime et bouleversant les éléments d’une réflexion sur les classes, le système scolaire, la fabrication des identités, la sexualité, la politique, le vote, la démocratie…
Réinscrivant ainsi les trajectoires individuelles dans les déterminismes collectifs, Didier Eribon s’interroge sur la multiplicité des formes de la domination et donc de la résistance.

Récit d’un transfuge

Jusqu’ici, tout va bien. On savait avant de commencer ce livre qu’on allait y trouver un récit de transfuge de classe. Et donc tous les inconvénients que cela peut présenter selon nous. Et avant toute chose un mépris pour sa classe d’origine.

« Pour m’inventer, il me fallait avant tout me dissocier. »

Agréablement surprise dans un premier temps par la capacité de l’auteur à prendre ses distances avec sa personne, on a véritablement apprécié la première partie de cet ouvrage. On y découvre les origines sociales de l’auteur, il resitue chacun des membres de sa famille, dans le temps, l’espace et les uns vis-à-vis des autres. On ressent dès les prémices de ce texte les relations compliquées de l’auteur avec la famille dont il a voulu se distancier dès l’adolescence. Mais l’on perçoit aussi les regrets exprimés à demi-mot par la mère vis-à-vis d’un fils qu’elle n’a pas connu (et du fils vis-à-vis du père mais à la toute fin seulement de ce texte) et la capacité de l’auteur à reconnaître qu’il est en grande partie responsable de cet éloignement.

« C’était comme si elle avait eu à cœur de rattraper le temps perdu, de gommer d’un coup la tristesse qu’avaient représentée pour elle les conversations que nous n’avions pas eues. »

Retour à Reims, Didier Eribon, Éditions Champs essais, p.13

C’est suite à la mort de son père que Didier Eribon fait le choix d’opérer intellectuellement ce Retour à Reims, de revenir sur ses origines sociales et, en premier lieu sa construction en opposition audit père qui fait figure de « modèle social négatif » selon l’auteur. J’ai été heurté par le ton clinique de l’auteur lorsqu’il apprend la mort de son père et qui donne une idée de la violence de cette rupture familiale :

« Quand je l’appelai, le 31 décembre de cette année-là, peu après minuit pour lui souhaiter une bonne année, ma mère me dit : « La clinique vient de me téléphoner. Ton père est mort il y a une heure. » Je ne l’aimais pas. Je ne l’avais jamais aimé. Je savais que ses mois, puis ses jours étaient comptés et je n’avais pas cherché à le revoir une dernière fois. »

Retour à Reims, Didier Eribon, Éditions Champs essais, p.17

Ce livre vient, nous dit l’auteur, combler un manque à sa production écrite. Lui qui a énormément évoqué la stigmatisation dont il a fait l’objet en tant qu’homosexuel, s’étonne de n’avoir jamais évoqué « la honte sociale » qui semble pourtant constitutive de sa personne. Il résume ainsi à la page 21 : « il me fut plus facile d’écrire sur la honte sexuelle que sur la honte sociale. »

La honte et le mépris

La honte sociale on la perçoit bien et il semblerait que Didier Eribon a toutes les peines du monde à se départir. De fait, on a malheureusement ressenti cette espèce de mépris de classe que l’on s’attend toujours à retrouver d’une manière ou d’une autre dans ce genre de livres. [L’expression Trahir et venger choisi par Laélia Véron pour titre de son essai sur les livres de transfuges nous paraît, en ce sens, tout à fait à propos et il s’agira probablement de notre prochaine lecture sur le sujet !]

Tout en critiquant les classes bourgeoises, l’auteur semble pourtant prendre plaisir à étaler des connaissances qui ne m’ont pas toujours semblé apporter quelque chose de supplémentaire à son propos. Oui, on a bien compris qu’il y a désormais un fossé social et culturel entre toi et ton milieu d’origine Didier, tu n’es pas obligé de nous le faire comprendre avec tes gros sabots. Exemple typique à la page 59 où l’auteur nous montre qu’il a désormais les références bourgeoises (l’opéra on ne fait pas plus bourgeois, avouez) en contraste avec les références qu’il possédait par le biais de sa famille étant petit :

« Il nous arrivait de franchir la frontière belge – il y avait là une ville qui s’appelle Bouillon (un nom que nous apprenions à rapprocher de Godefroy de Bouillon et de l’aventure des croisades, mais que j’associe désormais plus volontiers à l’opéra de Cilea, Adrienne Lecouvreur, et au personnage grandiose et terrible de la princesse de Bouillon). »

On pourrait encore citer, dans la dernière partie de l’ouvrage, le moment où l’auteur s’étonne qu’un de ses amis bourgeois pense que la mort de son père mènera à l’ouverture d’un dossier chez le notaire pour héritage. J’ai trouvé une espèce d’injustice dans la manière dont Eribon évoque la volonté de sa mère de récupérer l’argent du père à sa mort. Il reconnaît pourtant ponctuellement à quel point sa mère a trimé pour lui (p.84), pour qu’il puisse faire des études (tout en évoquant également la rancœur qu’elle ressent à son égard car il bénéficie d’une chance dont elle a été privée, elle, page 83), du vieillissement d’un corps d’ouvrière et des douleurs que cela implique (p.85). Malgré cette vie de souffrances, il ne peut s’empêcher d’afficher une forme de cynisme face à sa volonté de garder son argent… Quand bien même cet argent, ne nous le cachons pas, elle en a probablement bien plus besoin que lui. Je vous laisse juger par vous-même mais personnellement je trouve ça vraiment violent :

« Comme si l’on avait l’habitude, dans ma famille, de rédiger des testaments et de les enregistrer chez le notaire. Pour léguer quoi, d’ailleurs ? Dans les classes populaires, on ne se transmet rien de génération en génération, pas de valeurs ni de capitaux, pas de maisons ni d’appartements, pas de meubles anciens ni d’objets précieux… Mes parents n’avaient rien d’autre que de misérables économies, difficilement placées, année après année, sur un livret de caisse d’épargne. Et de toute façon, ma mère considérait que cela lui appartenait, puisque c’est ce qu’elle et mon père avaient « mis de côté » ensemble, en prélevant sur leurs revenus des sommes dont ils auraient eu pourtant besoin. L’idée que cet argent, leur argent, puisse aller à quelqu’un d’autre qu’à elle, fût-ce à ses enfants, lui semblait incongrue et insupportable. « C’est quand même à moi ! On s’est privés pour garder ça en cas de besoin… », s’exclama-t-elle avec beaucoup d’indignation dans la voix quand, la banque lui ayant appris que les quelques milliers d’euros qui figuraient sur leur compte commun devaient être partagés entre ses fils et que seule une faible part lui en revenait, elle dut nous demander de signer un papier qui lui laissait le bénéfice de cet « héritage ». » (p.177 – 178)

Retour à Reims, Didier Eribon, Éditions Champs essais, 2018, p.59

Pourtant, sur certains points, l’auteur semble avoir pris du recul sur une partie de ses comportements et de sa construction qu’il regarde avec la distance que permettent les années :

« La culture sportive, le sport comme unique centre d’intérêt – des hommes, car, pour les femmes, c’était plutôt les faits divers -, autant de réalités que j’avais eu à cœur de juger de très haut, avec beaucoup de dédain et un sentiment d’élection. »

Retour à Reims, Didier Eribon, Éditions Champs essais, 2018, p.58

Enfin, au détour de la page 98, il nous rappelle qu’il a conscience de l’ambiguïté que peut présenter son projet de livre (mais avoir conscience ça ne suffit pas, faut la maintenir tout au long de ta réflexion cette conscience mon bon Didier!) :

« J’ai bien conscience ici que toute ma manière d’écrire suppose – aussi bien de ma part que de la part de ceux qui me lisent – une extériorité socialement située à des milieux et à des gens qui vivent toujours les types de vie que je m’efforce de décrire et de restituer dans ce livre ce dont je sais également qu’il est fort peu probable qu’ils en soient les lecteurs. On parle rarement des milieux ouvriers, mais quand on en parle, c’est le plus souvent parce qu’on en est sorti, et pour dire qu’on en est sorti et qu’on est heureux d’en être sorti, ce qui réinstalle l’illégitimité sociale de ceux dont on parle au moment où l’on vent parler d’eux, précisément pour dénoncer – mais avec une distance critique nécessaire, et donc un regard évaluant et jugeant – le statut d’illégitimité sociale auquel ils sont inlassablement renvoyés. »

Retour à Reims, Didier Eribon, Éditions Champs essais, 2018, p.98

J’aurais pu passer outre et apprécier ma lecture, accepter qu’en tant que lectrice, on ne sait pas tout de leurs échanges et que la rancœur et la violence dont Didier Eribon fait preuve à l’égard de sa famille ont des sources qu’il n’évoque peut-être pas entièrement si ce livre m’avait apporté quelque chose sur le plan plus théorique, mais ça n’a malheureusement pas été le cas…

… Mâtiné de sociologie

Retour à Reims est un livre hybride. L’on pourrait résumer la forme pour laquelle opte Eribon comme une autobiographie sociologique. La réflexion d’Eribon est énormément nourrie du travail de Bourdieu (bien sûr!) et la question des déterminismes sociaux et de la distinction n’est évidemment jamais bien loin. Énormément des phénomènes observés par Bourdieu et Passeron dans Les Héritiers entrent ici en résonance avec la réflexion d’Eribon sur « l’autoélimination scolaire », l’ethos de l’étudiant et « la translation de la structure ».

« La clé de son être : où et quand il est né. C’est-à-dire l’époque et la région de l’espace social où se décidé ce qu’allait être sa place dans le monde, son apprentissage du monde, son rapport au monde. »

Retour à Reims, Didier Eribon, Éditions Champs essais, 2018, p.35

Je m’attendais néanmoins à trouver plus de réflexions sociologiques dans cet ouvrage. Je pensais qu’il s’agissait d’un livre de sociologie s’appuyant sur le vécu de l’auteur, mais c’est plutôt, à l’inverse et selon moi, un témoignage s’appuyant sur quelques notions de sociologie.

Adopter une forme hybride pour développer son propos, pourquoi pas. Mais le souci c’est que ce texte souffre d’un grand manque d’équilibre et que le tout donne l’impression d’être décousu. Eribon aborde énormément de sujets différents, mais le tout manque de fluidité et l’on a souvent cette sensation de passer d’un thème à un autre sans qu’autre chose que la vie personnelle de l’auteur ne vienne faire lien. Et ce n’est tout simplement pas ce que j’attendais d’un texte édité chez un éditeur d’essais. Parmi les thèmes abordés par l’auteur, on retrouve pêle-mêle : la classe ouvrière, les déterminismes sociaux, l’homosexualité dans le milieu ouvrier, une critique acerbe de Raymond Aron (qui nous a absolument régalée), la captation par l’extrême droite de l’ancien électorat communiste ouvrier, le racisme et l’anti-intellectualisme, la gauche des traîtres, la classe ouvrière réelle vs la classe ouvrière fantasmée, et aussi Eribon qui exprime toute son admiration pour Sartre, Beauvoir et Foucault…

Bref, dans la seconde partie ça part un peu en cacahuètes et la réflexion de l’auteur perd grandement de sa substance et de son intérêt. Pourtant, la première partie nous avait parue plus structurée et nous avions découvert quelques références qui nous ont donné envie d’explorer l’œuvre de Baldwin ou encore celle de Wideman.

Dans l’épilogue, j’ai eu la sensation que l’auteur s’apercevait bien que son texte était décousu. Il tente tant bien que mal de résumer son approche en concluant sur la question de ce qu’on nommerait aujourd’hui l’intersectionnalité. Il souligne l’importance de prendre en compte toutes les formes de domination dont on peut faire l’objet pour se penser soi-même :

« […] ne nous incombe-t-il pas de bâtir des discours et des théories qui nous permettent de ne jamais négliger tel ou tel aspect, de ne laisser hors du champ de la perception ou hors du champ de l’action aucun domaine de l’oppression, aucun registre de la domination, aucune assignation à l’infériorité, aucune honte liée à l’interpellation injurieuse…? »

Retour à Reims, Didier Eribon, Éditions Champs essais, 2018, p. 230

En bref, j’ai du mal à percevoir ce que l’on peut tirer d’un tel texte en matière de réflexions sociologiques plus que ce que l’on tirerait de la lecture d’un livre de Bourdieu par exemple. Autrement dit, autant lire Bourdieu directement ! Ou alors, il faut l’envisager comme un témoignage qui permet de s’initier à la sociologie. Idéal pour des lycéens qui découvrent la socio peut-être ?

Retour à Reims est donc un témoignage enrichi de connaissances sociologiques plus qu’un livre de sociologie. Ce ne fut pas une mauvaise lecture, mais je n’en ai pas tiré grand-chose. La faute à une construction décousue et une volonté de l’auteur d’aborder énormément de sujets sans en approfondir suffisamment les tenants et aboutissants.


S’en est tout pour aujourd’hui. On espère que cet article aura suscité votre intérêt ou vos interrogations. Que vous soyez en accord ou non avec nous, nous serions ravies d’avoir vos retours sur ce texte en commentaires ! ↓

Amicalement vôtre,

Alberte