La Loi de la tartine beurrée

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Les premières pages du livre
« Au commencement, il n’y avait rien.
Pas de temps, pas d’espace, pas de matière, pas de pensée, pas de mot, pas de pas. Même le néant n’existait pas, c’est dire. Et puis… – pourquoi ? comment ? début des questions, début des problèmes – et puis ce fut comme une apparition. L’apparition conjointe de la première catastrophe et de la première onomatopée.
« Boum ! »
Durant la microseconde qui suivit l’explosion phénoménale nommée « Big Bang », les Asperger hirsutes en blouse blanche communément appelés « physiciens » décrivent la naissance des trois composantes de l’univers : le couple énergie-matière, qui apparut sous la forme d’une soupe extrêmement chaude de quarks et de gluons ; l’espace, qui commença à se déployer tout à son aise dans ses trois dimensions ; et le temps, qui préféra évoluer dans sa dimension perso toute relative. Trois composantes fondamentales qui ne suffisent pourtant pas à comprendre le fonctionnement de la réalité qui nous entoure.
Car, au moment du Big Bang, naquit aussi une force jamais décrite dans les manuels de physique, absente des laboratoires de recherche, ignorée des plus grands savants. Une force qui profita de l’apparition du continuum espace-temps pour imposer sa domination sur toute chose dans l’univers, pour les siècles des siècles. Une force que chacun de nous éprouve au quotidien, qui régit nos existences, détermine nos vies. Une force qui fait peser sa tyrannie bien plus encore que l’électromagnétisme et la gravitation. Une force si omnipotente que rien ne peut lui résister. J’ai nommé…
L’amour ?
Mais non, pas l’amour, enfin ! Où vous croyez-vous ? Faut-il rappeler que les romans feel good sont à consommer avec modération ? Après on voit le résultat, merci bien. L’amour, franchement… Non. Cette force, si perturbante qu’on préfère nier son existence, si angoissante qu’on préfère attribuer son action au hasard, si puissante qu’on la désigne toujours par un pluriel, cette force se nomme : les emmerdements.
Oui, les emmerdes ! En tout temps, en tout lieu, ils s’acharnent méthodiquement sur nous, faisant peser sur nos épaules leur infernal fardeau. Et s’ils nous épargnent parfois, s’ils consentent à relâcher leur étreinte sournoise le temps d’une saison, ce n’est qu’une stratégie sadique pour mieux revenir ruiner nos vies après nous avoir fait miroiter l’espoir du bonheur.
Les emmerdements sont la force noire qui régit l’univers, et le petit récit qui va suivre se propose d’en être la plaisante illustration, histoire d’oublier un instant nos emmerdes en nous divertissant avec ceux des autres.
Au fond, les romans servent-ils à autre chose ?

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Quatorze milliards sept cents millions sept cent mille trois cent treize années, deux mois et trois jours après le Big Bang (environ), un téléphone sonne dans le salon de M. et Mme Godart.
Les époux Godart, Anna et Jean-Luc, sont nos personnages principaux. Ils peuvent avoir trente-trois, quarante-six ou soixante-neuf ans, qu’importe. Disons qu’ils ont votre âge, ça facilitera l’identification. Leurs caractéristiques physiques ? Visualisez des voisins, des collègues, des membres de votre famille, et vous tenez le couple Godart. Un conseil : prenez des gens que vous n’aimez pas. Comme il va leur tomber pas mal de trucs sur le coin de la figure, ce serait dommage de passer à côté du plaisir coupable délicieusement cathartique de voir des gens qu’on n’aime pas en baver, non ? Si. Assumons, assumons.
Vous tenez le physique de vos Godart ? Bien. Pour les caractères, on verra plus tard. On va les laisser se définir par leurs actes. L’existence précède l’essence, faisons confiance à Jean-Paul. On peut donc passer au décor. Leur lieu de résidence ? Qu’ils soient Perpignanais, Réginaburgiens ou Malakoffiotes, ça ne change rien à leurs actes, mais pour des raisons techniques liées à la résolution du schéma narratif qui aura lieu à la page 190, il est nécessaire que nos protagonistes résident à Paris. Pour autant, l’essentiel de l’action va se passer dans un appartement. Mieux, dans une seule pièce : un salon. Le tout en une journée. Unité de lieu, unité de temps, unité d’action : la méthode a fait ses preuves.
Notre salon est assez vaste, disons la taille d’une scène de théâtre. Les murs reflètent l’habitus d’un couple de CSP+ cultivé, de type profs, artistes ou professions culturelles, tendance bourgeois-bohème de centre-ville, fréquentant cinémas d’art et essai, théâtres et salles d’expo, mangeant bio, voyageant éthique, votant à gauche, vivant à droite.
Un mur est consacré à des rayonnages de livres, classés par couleur de couverture, avec une appétence particulière pour les ouvrages d’art de cinq kilos option tendinite. Un livre est mis en valeur sur la quatrième étagère en partant du bas, au niveau du regard. Il n’est pas rangé, mais exposé, couverture face à nous. C’est un manuel de développement personnel. Son titre : Les emmerdes ne volent pas forcément en escadrille. Son auteur : Jean-Luc Godart, psychologue clinicien. Son visage au sourire détartré de frais s’affiche en gros plan.
Le deuxième mur, doté d’un système d’éclairage digne d’une galerie d’art, sert à exposer un tableau abstrait rougeâtre de deux mètres sur deux, représentant quelque chose, oui, mais quoi ? Quelque chose restant à définir dans l’intimité d’une rencontre entre la vibration de l’œuvre et la posture socioculturelle du regardant. Quelque chose qui trouvera sa place sur l’éventail des possibles entre le fameux : « Sublime de cohérence dans la mise en abyme de sa narration polysémique » et l’incontournable : « En plus il gagne du pognon avec ça ? Moi aussi j’peux l’faire ! »
Le troisième mur accueille une cuisine inspirée de l’esthétique Top Chef. Du bois, du métal, de l’accessoire en pagaille, des livres de recettes de Thierry Marx et Philippe Etchebest comme neufs, un îlot central avec ses tabourets tape-culs, une table récupérée dans une ferme du Vercors par un restaurateur de meubles qui l’a revendue aux Godart avec une plus-value à quatre chiffres, et deux tableaux dont nous reparlerons au chapitre 12 : une nature morte à l’huile représentant des sardines à l’ail et un portrait du couple Godart à la manière des Marilyn d’Andy Warhol. Cuisine évidemment ouverte sur le salon, histoire de profiter des odeurs d’oignon dans le canapé pendant deux jours.
Pour l’instant, ce salon est vide de toute présence humaine. Un yucca et deux pots de lierre qui dégringolent de la bibliothèque offrent un contact visuel réconfortant avec la nature. Au sol, un parquet massif en bois blond prolonge la touche écolo par une évocation chaleureuse des maisons de campagne. Près de la bibliothèque, un tapis persan commerce équitable, fabriqué main par une machine en Chine, se tient prêt à accueillir des séances de Pilates. Deux canapés en velours vert d’eau se partagent le territoire avec un fauteuil gris de maure et un gros pouf taupe, autour d’une table basse en teck, sous un vidéoprojecteur fixé au plafond, devant un mur blanc accueillant des films d’auteur de la Cinetek et – un peu plus souvent quand même, on est fatigué le soir – des séries Netflix. C’est le quatrième mur.
La fonction d’un décor ne se limite pas à refléter le profil sociologique des protagonistes, il est aussi une source d’indices concernant les événements qu’ils ont vécus dans le passé. Nous mettons toujours les pieds dans une histoire alors qu’elle se déroule sans nous depuis belle lurette. Le décor est donc là pour résumer l’existence que nous prenons en cours de route. Que nous apprend le salon des Godart ? Comment qualifier l’impression d’ensemble qu’il produit sur un narrateur qui en pousse la porte ? Pour faire simple, on dira que c’est un indescriptible bordel.
Indescriptible est une façon de parler, car un narrateur, ça n’a peur de rien et ça relève le défi de la description. Disons que le salon des Godart est sens dessus dessous. Des coussins, des vêtements et des rideaux s’amoncellent sur les canapés et sur le sol comme des pièces montées déstructurées. Le fauteuil s’est accouplé avec le pouf pour donner naissance à une pyramide accueillant en son sommet le yucca. Yucca qui a connu une expérience de sortie de corps puisqu’il repose, racines à l’air, à côté de son pot en terre cuite penaud de vacuité. De son côté, le tapis a récupéré une avalanche de bouquins, comme si la bibliothèque, en pleine crise de foi littéraire, avait régurgité une bouillie d’œuvres indigestes. Quant au tableau abstrait, il a été raccroché à l’envers, mais personne ne s’en rendra compte avant la fin de ce récit.
Dans un roman policier, on pencherait aussitôt pour une scène de crime. Intrusion, confrontation, altercation, puis rixe, joute, pugilat entre parties antagonistes avec coups, blessures et plus si affinités. D’où le rendu chaotique.
Dans un roman psychologique, on s’orienterait plutôt vers la dispute conjugale. Frustration, irritation, admonestation, puis reproches, griefs, vieux dossiers, un grand classique du théâtre conjugal. D’où la tournure anarchique.
Mais ici, dans un roman au genre qu’on serait bien en peine de qualifier, le brouillon de salon qui nous est offert s’apparenterait plutôt à un lendemain de fête. La table et l’îlot central de la cuisine ploient sous un amoncellement de cartons de traiteurs, de verres à pied et de cadavres de bouteilles. Des résidus de nourriture gisent çà et là sur le parquet, et puis là aussi, et là. Une atmosphère bambocharde aux résidus de nouba dessinant le cataclysme de la bringue. Vous visualisez ?
Bien. Le décor est planté. Les personnages ne vont plus tarder. La sonnerie du téléphone retentit chez les Godart. Un coup, deux coups, trois coups.
Il est 11 h 58. Ça commence.
Ah non, pardon, j’oubliais un truc : au milieu de la pièce, il y a une tartine beurrée collée au plafond.

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D’abord rien. Un peu comme avant le Big Bang, mais dans un salon.
Soudain, une main apparaît entre les coussins d’un des canapés, à la façon de la main des morts-vivants se relevant de leur tombe dans les films de zombis, mais sans les lambeaux de chair qui pendent, sans les doigts putréfiés à moitié disloqués, sans le cliquetis des os rongés par les insectes nécrophages, bref, sans rien de dégueulasse. Juste une main normale avec cinq doigts qui tiennent le coup et une peau joliment bronzée sous le soleil de l’arrière-pays niçois pendant le mois d’août. Une main de Godart mâle.
Le téléphone sonne, la main cherche, les probabilités font le reste : la main finit par attraper le combiné d’un téléphone fixe, puis disparaît sous l’amas de coussins et de vêtements. Une voix de Godart mâle retentit. Une voix caverneuse au timbre maturé par un assemblage Aperol Spritz, cannabis récréatif et débats politiques entre amis.
« Moui ? Hein ? Oui, c’est moi… Jean-Luc Godart, avec un t. Quoi ? Non… Non, je ne veux pas changer de matelas. Oui, j’ai déjà un lit… Sachez, madame, que posséder un lit est une chose assez commune qui arrive à des gens très bien… Un excellent lit, oui… Un lit exceptionnel, je vous dis ! Vous croyez que je dormais sur quoi au moment où vous m’avez réveillé, hein ? C’est ça, au revoir. »
Le silence revient. Le temps passe un petit peu, car il ne tient pas en place. L’espace, lui, reste immobile, bien équilibré par ses trois dimensions. Il attend, comme nous. Il attend que retentissent à nouveau le téléphone et la voix de Godart mâle. Ça ne saurait tarder. D’ailleurs, c’est maintenant : onomatopée (« dring ! »), puis interjection (« allô ? »).
C’est l’instant que choisit le personnage principal de notre histoire pour entrer en scène physiquement, en s’extirpant de son canapé à la façon d’un bébé arrivant par le siège. Apparaît d’abord un postérieur recouvert d’un jean à la mode. Ça pousse, ça presse, ça contracte, deux coussins s’écartent peu à peu pour laisser passer la chose, le sofa se dilate, l’expulsion est proche, mais quelque chose coince. Pas de forceps, pas de césarienne : un protagoniste, ça doit suivre les voies naturelles. Alors ça résiste, ça renâcle, ça bouchonne, ça soubresaute et, finalement, ça dégorge. C’est la naissance de notre héros : Jean-Luc Godart, avec un t. JL pour les intimes. Il est tout rouge et tout fripé. Ses poumons s’ouvrent, il crie : « Allô ? » Il commence sa vie de personnage principal, c’est notre nouveau-né romanesque. Bienvenue à lui.
Jean-Luc Godart ressemble au voisin/collègue/membre de la famille que vous n’aimez pas, c’est acquis, mais il a une particularité vestimentaire. Maintenant qu’on le voit tout entier, quelque chose de singulier retient notre attention. Si JL porte un ensemble jean bleu/tee-shirt noir des plus passe-partout, son crâne est ceinturé d’une culotte rouge à dentelles et sa poitrine arbore un soutien-gorge bonnet D, rouge lui aussi, à dentelles itou. À ce stade, nous laissons les lectrices et les lecteurs libres d’interpréter la tenue du héros par rapport à leur propre grille de lecture du réel, et nous déclinons toute responsabilité quant à l’émergence éventuelle de réflexes homophobes, transphobes et grosbonnetsphobes.
En attendant, JL parle.
« Hum… Oui… Quoi ? Oui, c’est moi… Oui, je suis bien M. Godart, pourquoi ? Hein ? De la lingerie féminine ? Vous m’appelez au milieu de la nuit pour me vendre de la lingerie féminine ? Vous vous moquez de moi ? Qu’est-ce que vous racontez ? Hein ? Midi ? Comment ça, il est midi ? »
JL jette un œil sur l’écran de son téléphone et fait la moue du CSP+ découvrant qu’un opérateur téléphonique délocalisé dans un pays du Maghreb occupe une position de supériorité sur lui dans un domaine de connaissance.
« Midi ?! C’est pire, monsieur ! Les gens mangent à midi ! Les horaires des repas sont sacrés, respectez-les ! Oui… C’est vrai… Je n’ai pas à m’emporter, je vous présente mes excuses. Je sais que votre métier n’est pas facile et qu’on ne devient pas opérateur téléphonique de gaieté de cœur. Vous êtes basé au Maroc ? »

À propos de l’auteur

J.M. Erre © Photo Philippe Matsas

J. M. Erre est né à Perpignan en 1971. Il enseigne le français et le cinéma. Il écrit des romans depuis 2006. (Source : Éditions Buchet Chastel)

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Du fond des Âges (Le Halo des Ombres – Cycle 2)