Cœur de chien, revu par les séries post-apocalyptiques et le cinéma gore.
Rappelant à chaque page que « le pouvoir corrompt, et l’immortalité corrompt absolument », Philippov transforme le Kremlin en nécropole et fait du zombie un révélateur féroce des ambitions politiques. La Russie y est une forteresse en putréfaction, et la littérature, comme le suggérait l’éditeur russe Gueorgui Uruchadze, « un pouvoir que l’État ne sait pas encore tuer ».
Né en 1981 à Saint-Pétersbourg, Ivan Philippov a travaillé pour divers médias indépendants avant de se consacrer à l’écriture. Sa dystopie grinçante a fortement déplu au Kremlin. Réfugié à Berlin depuis 2022, il est aujourd’hui considéré – à raison – comme l’un des écrivains les plus incisifs de l’exil russe contemporain.
La Souris
Ivan Philippov
Éditions Blueman
Roman
Traduit du russe par Philippe Frison
320 p., 20 €
EAN 9782940785179
Paru le 23/01/2025
Où ?
Le roman est situé principalement en Russie, à Moscou.
Quand ?
L’action se déroule dans un futur plus ou moins proche.
Ce qu’en dit l’éditeur
Dans un style enlevé, on découvre un mystérieux virus – échappé d’un laboratoire secret qui travaille à rendre Vladimir Poutine immortel – qui déclenche une apocalypse zombie à Moscou.
Le livre a été interdit à la vente en Russie et l’auteur, déclaré « agent de l’étranger ». Conséquence : les ventes en Russie ont explosé et l’auteur fait le tour des médias occidentaux.
Le livre règle quelques comptes avec la société russe en dépeignant la violence et le retour à l’ordre moral que connait le pays actuellement. L’auteur signe aussi une ode à la ville de Moscou, dépeinte avec réalisme et précision, malgré les ravages qui lui sont infligés. La ville prend vie et devient tour à tour protectrice et menaçante, reflet de l’âme slave et de son caractère qui nous semble, à nous autres occidentaux, si imprévisible, farouche et belle.
Après qu’une expérience de laboratoire visant à rendre Poutine immortel ait mal tourné, un virus mortel se répand sur Moscou. La ville de 12 millions d’habitants est rapidement ravagée, n’abritant plus que peu de survivants. Deux enfants, une gardienne de prison et son prisonnier, ainsi qu’une étudiante en théâtre déguisée en souris rose accompagnée d’un travailleur immigré luttent pour survivre alors qu’ils errent dans la ville dévastée. Exploitant les points faibles des zombies, ils se lancent dans une course effrénée vers le salut.
Les critiques
Babelio
Wukali (Émile Cougut)
Rainfolk Diaries (Bernie)
RSF Blog
Les premières pages du livre
« Avertissement
La fiction que vous allez lire a été imaginée avant l’invasion de l’Ukraine par les forces armées russes. Son écriture s’est faite pendant les premiers mois de la guerre mais l’action se situe en 2020 : la chaîne de fast-food McDonald’s y est encore présente à Moscou et Alexeï Navalny toujours vivant.
Le procureur général de la fédération de Russie a réclamé l’interdiction de vente de La Souris en Russie en juillet 2024, sous le prétexte que le livre dépeint de faux actes de terrorisme et de fausses scènes de violences, représentant ainsi un risque pour l’ordre et la paix sociale et qu’il pourrait « créer des interférences avec le fonctionnement des installations vitales, des transports ou des infrastructures sociales, des institutions de crédit, des installations énergétiques, industrielles ou de communications ».
Le livre commet aussi le sacrilège d’en finir avec les principaux responsables de Russie, dont le président, le patriarche de l’Église orthodoxe et les principaux propagandistes du régime.
Gueorgui Uruchadze, l’éditeur russe, a commenté en guise de réponse : « Désolé, camarades, mais en tant que professionnel de la littérature, je suis très heureux. Il n’y a aucun autre pays au monde où la littérature a un tel pouvoir. Ils ont pris cette apocalypse zombie au pied de la lettre. Les banques n’ont qu’à bien se tenir. Faites-le savoir tant qu’il n’est pas trop tard ! »
L’auteur et l’éditeur original de l’ouvrage ont été inscrits sur la liste des « agents de l’étranger ». L’auteur vit à présent à Berlin.
Précisions
Sur certaines personnalités russes ainsi que sur les prénoms des principaux personnages et leurs diminutifs
Arkadi Borissovitch, assistant d’un assistant du Comité central
Assia, la souris rose
Borzounova, Maria M., journaliste et vidéoblogueuse
Chikhman, Irina, journaliste et blogueuse, déclarée « agent de l’étranger » par les autorités russes en 2022
Schulmann, Ekaterina, politologue et enseignante, a émigré en 2022 en Allemagne
Doud, Iouri, journaliste et blogueur, déclaré « agent de l’étranger » par les autorités russes en 2022
Keosayan, Tigran E., homme de télé, mari de Margarita Simonian
Kirillov, Roma, lieutenant de police
Kirioukha (dim. de Kirill), collègue de Tonia
Kourennoï, Serguéi Serguéïévitch, gouverneur de la région de Moscou
Kostia (Kostik, Kotia, Kotitchek, dim. de Constantin), frère cadet de Seva
Lavr (dim. de Lavrenti), ex-détenu, compagnon de voyage de Tonia
Lev Semionovitch (dim. : Liova), chien de Seva et Kostia
Lionia (dim. de Léonid), collègue de Tonia
Macha (dim. de Maria), amie de rencontre de Seva et Kostia
Mariana Petrovna (dim. : Mariacha), voisine de Nika et Sacha
Matveï, militaire du camp de rescapés
Mikhaïline, Dmitri Danilovitch (dim. : Mitia), directeur du laboratoire du virus
Mizoulina, Ekaterina, personnalité publique russe
Nika (dim. de Veronika), femme de Sacha, mère d’Ouliana
Ouliana (dim. : Oulia), fille de Nika et de Sacha
Pacha, gardien de l’Institut du virus
Palytch, pilote d’hélicoptère de Sergueï Kourennoï
Père Serge (dim. : Serioja)
Rassul, compagnon d’Assia
Roïzman, Evguéni, ex-député à la Douma d’Etat, maire d’Ekaterinbourg de 2013 à 2018.
Sacha (dim. d’Alexandra), femme de Nika, mère d’Ouliana
Seva (dim. de Vsevolod), frère aîné de Kostia
Simonian, Margarita Simonovna, journaliste, rédactrice en chef de RT
Soloviev, Vladimir Rudolfovitch, journaliste de RT
Stanovoï, Timofeï Borissovitch, vice-directeur du musée Pouchkine
Tatiana (dim. : Tania, Tanetchka), secrétaire de Serguéi Kourennoï
Tonia (dim. d’Antonina), ex-agente du Service fédéral de l’exécution des peines, compagne de voyage de Lavr
Vadik, psychopathe cannibale
Valia (dim. : Valenka), fille du père Serge
Valouïev, Nikolaï S., boxeur et député de la Douma
Varlamov, Ilia, journaliste et blogueur, déclaré « agent de l’étranger » par les autorités russes en 2023
Veronika, technicienne de laboratoire, amie de Pacha
Volodia, policier, chauffeur de Seva et de Kostia
Prologue
Dmitri Danilovitch Mikhaïline savait à quel moment sa vie avait pris un tournant imprévu. Il se souvenait parfaitement de cette journée, comme si c’était hier et non pas quarante ans auparavant. Il se souvenait de la chaleur insupportable et de l’atmosphère étouffante qui régnaient dans la salle de réunion du Politburo. Il se rappelait l’agaçant gazouillis des moineaux à l’extérieur, devant la fenêtre. Et la goutte de salive qui restait figée au coin des lèvres de Léonid Brejnev.
Le secrétaire général du Comité central du PCUS, membre du Présidium du Soviet suprême de l’URSS, maréchal, héros du travail socialiste et quatre fois héros de l’Union soviétique, dormait. Et il dormait depuis longtemps : il avait prononcé quelques phrases inintelligibles au tout début de la réunion, il s’était raclé la gorge, avait fait une pause, avait mâché à nouveau quelques mots, avait fait une nouvelle pause et… s’était assoupi. Il dormait depuis quarante minutes, et Mitia — il ne serait alors venu à l’idée de personne d’appeler Dmitri autrement que par son diminutif Mitia — était prêt à jurer qu’il avait entendu des ronflements. Mais s’agissait-il des ronflements de Brejnev ou de ceux d’un quelconque autre des membres du Politburo qui s’étaient assoupis en cette chaude après-midi ? Il ne pouvait l’affirmer avec certitude.
Mitia regardait, médusé, la salive du maréchal, quatre fois héros de l’Union soviétique. Cela le rendait furieux. Il imagina qu’il sautait de son siège, qu’il traversait la pièce en coup de vent, qu’il bondissait sur la table, qu’il la traversait en courant, renversant les tasses et les cendriers, qu’il courait jusqu’à la chaise sur laquelle Brejnev était affalé, qu’il l’attrapait par le revers de la veste et qu’il le secouait. Qu’il le réveillait ! Levez-vous donc, Léonid Ilitch, vous vous couvrez de ridicule ! Vous êtes le dirigeant d’un grand pays, comment osez-vous ?
Mais, bien sûr, Mitia ne fit rien de tout cela. Tout comme les autres personnes présentes, il continua d’attendre en silence que Brejnev se réveille.
En repensant à ces années, Dmitri Mikhaïline comprit soudain que s’il avait décidé de faire ce pas désespéré à l’époque, sa vie aurait pris une tout autre tournure. Elle n’aurait peut-être pas autant connu la réussite, mais elle aurait sans aucun doute évolué différemment. Et pas seulement la sienne, mais celle de centaines de millions, voire de milliards de gens… Mais il était trop tard pour y penser maintenant. Et il était temps de tirer le bilan de sa vie.
Les pages des journaux bruissaient dans l’atmosphère étouffante de la salle de conférence. De temps en temps, une personne assise à la longue table disait quelque chose à mi-voix à son voisin. L’idéologue en chef du pays, le très décharné camarade Mikhaïl Souslov, toussa à voix basse. Le ministre de la Défense, le maréchal Oustinov, fumait ce qui semblait être sa treizième cigarette. Il soufflait la fumée par le nez avec une telle force que même Mitia, qui était assis loin de lui, pouvait voir les poils s’agiter dans ses narines.
Mitia tourna la tête et fixa à nouveau la goutte de salive de Brejnev qui l’avait tant captivé. Il était maintenant envahi par un sentiment d’amère déception.
Il avait attendu ce jour. Il l’avait espéré. Ce devait être le jour qui changerait sa vie, car être invité en tant qu’expert à une réunion du Politburo, c’était un grand honneur. Y être invité à l’âge de 25 ans, c’était un honneur inouï.
Il convient toutefois de noter que Mitia lui-même n’avait pas été le moins du monde surpris par cette invitation. Après tout, c’était un génie. Il le reconnaissait ouvertement et sans fausse modestie. Pourquoi aurait-il dû être gêné ? À 15 ans, il était entré à l’université, à 22 ans, il avait soutenu sa thèse de doctorat. C’était l’homme le plus intelligent d’Union soviétique, et il semblait naturel que les dirigeants du pays veuillent entendre un rapport de sa part.
En ce jour fatidique, Mitia était pressé. Il avait traversé presque en courant, à bout de souffle, le jardin Alexandre, la place Rouge et, à 10 h 02, il se trouvait déjà dans le passage sous les voûtes du porche de la tour du Sauveur.
Le Politburo se réunissait tous les jeudis à 11 heures. Cette règle avait été instaurée par Vladimir Lénine et, bien que ce dernier reposât depuis longtemps dans le mausolée qui porte son nom, la règle qu’il avait instituée n’avait jamais été violée, même si elle n’était pas entièrement respectée.
Brejnev et les neuf « anciens » qui déterminaient le destin de l’URSS se réunissaient d’abord à huis clos, dans le fameux salon de noyer. C’est là qu’ils pouvaient discuter de toutes les questions et prendre toutes les décisions. C’est là qu’ils pouvaient se permettre de discuter d’égal à égal, loin des yeux des « petits camarades » à qui ils ne présentaient que les décisions qu’ils avaient prises et qui n’autorisaient aucune discussion.
Les débats dans le salon de noyer prenaient toujours du temps, et maintenant que l’état de Léonid Brejnev s’était détérioré, les discussions à huis clos tendaient à durer. Les « anciens » n’entrèrent qu’à deux heures moins le quart dans la salle de réunion où le jeune docteur ès sciences les attendait depuis près de deux heures.
Mitia regarda sa montre : trois heures et demie. C’était toujours la même chose : des toussotements, des bruits d’étoffe, une atmosphère étouffante et le silence. Ce n’est pas pour rien que l’officier de service de la porte du Sauveur s’était moqué de lui : il était venu, l’imbécile, à dix heures du matin — les réunions, tous ceux qui travaillaient au Kremlin le savaient, ne commençaient jamais à l’heure.
Soudain, le corps de Brejnev se mit à trembler légèrement. Les personnes assises à la table sortirent momentanément de l’état d’attente et se tournèrent vers le héros du travail socialiste. Celui-ci ouvrit les yeux, regarda lentement l’assistance et dit…
Ce que Léonid Ilitch dit exactement, Mitia ne le comprit pas, mais après ces mots — si, bien sûr, c’étaient des mots — les chaises grincèrent, leurs pieds claquèrent sur le parquet de chêne : les membres du Politburo se levèrent de leurs sièges. Mitia sauta de sa chaise. Il se leva si brusquement que le maréchal Oustinov le regarda en haussant les sourcils, tandis que le camarade Souslov retroussait son nez pointu en se tournant vers lui.
Les hautes portes à deux battants de l’antichambre s’ouvrirent et tous les membres sortirent. Un homme d’âge moyen, un administrateur, apparut dans l’embrasure de la porte et fixa Mitia, pour lui faire comprendre que la réunion était terminée et qu’il était l’heure des sandwichs à la langue de bœuf et au caviar. Mitia sortit docilement de la salle. Des chercheurs et des généraux, des directeurs d’usine et des dirigeants syndicaux se pressaient autour de la table dans l’antichambre. D’habitude, les experts n’étaient admis qu’ici — dans une pièce de petite taille avec une table ronde, où les visiteurs attendaient de pouvoir apercevoir les membres du Politburo et les secrétaires du Comité central qui sortaient de la salle de réunion. Pour se présenter à eux, leur remettre un dossier en espérant qu’un jour on se souviendrait d’eux et qu’on leur téléphonerait. Mitia avait bénéficié d’une marque d’attention exceptionnelle en étant admis dans la salle de réunion. Cependant, il ne savait pas du tout ce que cela pouvait lui rapporter.
Le brouhaha entourait Mitia comme un essaim d’abeilles. Il soupira et tendit la main pour prendre un biscuit sec dans le plat de cristal.
« Camarade Mikhaïline ? »
Mitia tourna lentement la tête. Un homme d’apparence quelconque, d’âge indéterminé, s’adressait à lui. Il avait un visage connu, mais Mitia ne se souvenait ni de son nom ni de ses fonctions… Arkadi Borissovitch ? L’assistant de l’assistant ?
« Mitia ? » L’homme sourit. « Vous vous appelez Mitia, n’est-ce pas ? »
Mitia prit l’expression la plus polie qui soit et répondit tranquillement :
« Oui, Arkadi Borissovitch, Mitia. Mitia Mikhaïline. »
Sur la table devant Dmitri Mikhaïline se trouvait un téléphone doté d’une fonction dictaphone qui était allumée. Cela faisait cinq minutes qu’il n’enregistrait que le silence. Dmitri Mikhaïline était complètement absorbé dans ses pensées.
Pourquoi avait-il répondu à ce moment-là ? Mais c’était bien compréhensible. Il voulait faire carrière, gagner de l’argent, connaître la célébrité, être reconnu. À 25 ans, c’étaient là des désirs tout à fait raisonnables…
Dmitri Mikhaïline toussa et reprit son récit.
Comme un collègue expérimenté l’avait expliqué un jour à Mitia, cet homme dont la fonction paraissait mystérieuse jouissait d’un pouvoir incroyable. Arkadi Borissovitch vivait dans l’ombre du trône du Kremlin et était un véritable roi des intrigues feutrées. Un mot de sa part, prononcé au moment approprié pouvait ruiner une carrière ou, au contraire, déterminer une trajectoire de vie très réussie.
Arkadi Borissovitch fixa Mitia avec intensité. Il semblait peser le pour et le contre de ce que lui seul connaissait et il finit par prendre une décision définitive.
« Mitia, j’espère que vous n’avez rien de prévu pour samedi ? J’aimerais vous parler en tête à tête. »
Ne croyant pas à sa chance, Mitia ne put qu’acquiescer en silence et Arkadi Borissovitch poursuivit :
« Vous viendrez chez moi, à la datcha. Soyez chez vous vers six heures du soir, je vous enverrai une voiture. »
Mitia hocha la tête, il remercia, il voulut lui tendre la main, mais il décida que si Arkadi Borissovitch avait voulu lui serrer la main, il l’aurait tendue lui-même.
C’est ainsi que s’acheva leur première conversation.
Les attentes et les perspectives du voyage de samedi obsédaient Mitia. Il ne remarqua pas comment passa l’heure suivante, ni s’il avait parlé à quelqu’un. Il ne se rappela même pas d’avoir remis le dossier du rapport à l’administrateur. Mais le fait qu’il n’ait pas réussi à présenter ce rapport, ça, il s’en souvenait. Cela et la goutte de salive.
* * *
Au sortir du Kremlin, Mitia courut au métro, il se rendit à son appartement de Sokolniki et se mit à attendre. Les deux jours suivants, il n’arriva pas à travailler. Il ne pouvait même pas se contraindre à lire un livre, se contentant de faire les cent pas dans son bureau, en attendant l’heure de la rencontre.
Le samedi, à 18 heures précises, une Volga noire entra dans la cour de son immeuble. Le chauffeur n’eut pas besoin de monter au deuxième ni de klaxonner : Mitia était prêt. Il était resté une demi-journée assis à la fenêtre, habillé et chaussé.
Le chauffeur, taciturne mais plein de tact, l’emmena après un « Bonsoir, Dmitri Danilovitch » hors de la ville à une vieille datcha de Peredelkino, et escorta Mitia, très nerveux, dans une propriété, couverte de pins. C’est là qu’Arkadi Borissovitch l’attendait, installé sous une petite tonnelle.
Ce soir-là, il était détendu, sa chemise était ouverte de trois boutons. Mitia s’assit dans le fauteuil en rotin qui lui était proposé et attendit en silence qu’Arkadi Borissovitch entame la conversation. Le maître de maison lisait un rapport qu’il tenait devant lui dans sa main légèrement recourbée.
De la fenêtre ouverte de la cuisine de la grande maison, qui se trouvait presque au centre du terrain, s’échappait une agréable odeur de pilaf. Arkadi Borissovitch était connu pour ses déjeuners et ses dîners : c’était là justement que se décidaient les grandes questions de la vie de l’URSS. Les ministres y étaient nommés et révoqués, grâce à eux, de nouvelles étoiles s’allumaient dans le ciel diplomatique, les présidents de toutes sortes de syndicats et d’associations lui devaient leur nomination. D’une manière générale, il s’agissait de dîners importants.
Arkadi Borissovitch traitait les questions de gastronomie politique avec le plus grand sérieux : son invité de ce soir — celui qui devait venir après sa brève rencontre avec Mitia — aimait beaucoup le riz pilaf et, pour l’occasion, Arkadi Borissovitch avait fait venir par avion une cuisinière de Boukhara, car elle faisait le meilleur pilaf de toute l’Union soviétique. À vrai dire, il avait déjà hâte de dîner et l’odeur alléchante du pilaf en train de cuire l’empêchait de se concentrer.
La cuisinière silencieuse, mécontente de devoir faire office de serveuse aujourd’hui, déposa silencieusement un plateau de sandwichs et une carafe de vodka devant Mitia et Arkadi Borissovitch. Les sandwichs étaient composés de saumon, de flétan et de caviar, et la vodka était glacée. Arkadi Borissovitch mit son rapport de côté, remercia la cuisinière et se tourna enfin vers Mitia :
« Je vous propose un menu de poisson aujourd’hui. Servez-vous ! »
Mitia saisit avec avidité un morceau de pain sur lequel brillait un morceau de flétan huileux — non seulement il n’avait pu travailler en attendant la réunion, mais il n’avait mangé que deux fois en trois jours. Arkadi Borissovitch sourit légèrement, lui versa de la vodka, se servit lui-même et leva son verre.
« À notre rencontre. Et à la réussite de notre entreprise commune ! »
Même maintenant, alors que toutes ses pensées étaient occupées par la conversation qui commençait, Mitia prêta encore attention au petit verre que tenait son interlocuteur. À première vue, il ne différait pas du sien, mais Mitia remarqua que le verre d’Arkadi Borissovitch avait un fond bien plus épais. Et si le verre de Mitia contenait cinq centilitres de vodka environ, celui du maître de maison n’en contenait que deux. Mitia se dit alors que c’est par ces petits riens que se dessine le pouvoir.
Alors que Mitia sentait la vodka froide lui brûler agréablement la gorge, Arkadi Borissovitch prit la parole.
« Vous vous intéressez à la génétique, n’est-ce pas ? J’ai lu vos travaux. J’avoue tout de suite que je n’y ai pas compris grand-chose, mais on m’a expliqué que vous vous intéressiez à la longévité humaine. Vous cherchez des moyens de prolonger notre vie naturelle ? »
Mitia acquiesça. Arkadi Borissovitch posa le verre à liqueur sur la table et se pencha vers Mitia.
« Vous ne parlerez à personne de notre rencontre et de notre conversation. »
Ce n’était pas une question, mais une affirmation. Mitia hocha la tête une seconde fois.
« J’ai consulté des médecins et des chercheurs, aussi confidentiellement que nous nous parlons maintenant, et je suis certain que Monsieur Brejnev ne vivra pas une année de plus. Qui plus est, je sais que je ne suis pas seul à le savoir, mais que beaucoup de ceux que vous avez vus lors de la réunion de l’autre jour le savent aussi… Après la mort de Brejnev, commencera inévitablement une guerre de succession. Tous ceux qui le souhaitent, et je vous assure qu’ils sont nombreux, essaieront de prendre la place du secrétaire général. »
Arkadi Borissovitch disait, de façon générale, des choses qui allaient de soi, mais Mitia l’écoutait patiemment, car il supposait que son interlocuteur en viendrait bientôt au fait. Et Arkadi Borissovitch ne déçut pas ses attentes.
« La lutte pour le pouvoir est épuisante et contre-productive. Je vous ai invité ici aujourd’hui pour vous demander si la recherche soviétique pourrait faire quelque chose d’utile dans cette situation. Vos recherches sur la longévité humaine peuvent-elles avoir une application pratique ? »
« C’est ainsi que mon histoire a commencé. C’est ainsi qu’a commencé l’histoire de l’Institut. » Dmitri Mikhaïline se tut à nouveau. L’âge faisait son œuvre, il se fatiguait de plus en plus vite, et il voulait maintenant terminer son testament et passer aux choses sérieuses. Mais Dmitri Mikhaïline n’abandonnait jamais ses projets à mi-chemin, et il continua.
Arkadi Borissovitch ne demanda pas à Mitia de soigner Brejnev. Il lui proposa de diriger un institut qui étudierait, pour ainsi dire, « l’immortalité fonctionnelle ». Le principe était simple : tant qu’il restait une activité cérébrale au secrétaire général, il continuait d’être secrétaire général. Arkadi Borissovitch et ses alliés auraient ainsi le temps de régler le transfert du pouvoir de manière intelligente et ordonnée. Sans tapage ni effusions inutiles. En d’autres termes, Arkadi Borissovitch avait besoin d’un « plan B » pour le cas où, à Dieu ne plaise, les médecins soviétiques échoueraient et que Léonid Brejnev mourrait. Il avait besoin d’un moyen de restaurer une activité cérébrale minimale chez le défunt.
En voyant combien Mitia était abasourdi, Arkadi Borissovitch s’empressa de préciser :
« Je ne vous demande pas de trouver le secret de la vie éternelle ou d’apprendre à ressusciter les morts comme le Christ de la Bible. Pas du tout, mais si vous arriviez à transformer l’eau en vin, je vous en serais particulièrement reconnaissant. »
Arkadi Borissovitch gloussa de sa propre plaisanterie et Mitia, obéissant aux règles non écrites de l’étiquette bureaucratique, sourit. Son interlocuteur poursuivit :
« Je répète que je ne m’intéresse qu’à l’activité électrique formelle. Pas à la conscience, pas à la capacité de parler ou de bouger — juste un cerveau semi-vivant. Si vous pensez que cette tâche est à votre portée, je vous fournirai les ressources nécessaires à sa réalisation. »
Et Mitia accepta. En fait, c’est à ce moment-là, sous la tonnelle à l’ombre des pins de Peredelkino, que le talentueux Mitia devint le respectable Dmitri Danilovitch Mikhaïline, directeur et fondateur de l’Institut de l’immortalité fonctionnelle.
* * *
Trois semaines plus tard, Dmitri Mikhaïline visita une modeste demeure située rue Povarskaïa, en face de l’école n° 91. Il faut savoir que cette demeure n’était modeste qu’à première vue. Plus précisément, elle avait un secret.
Tout passant qui décidait d’aller de l’Arbat au Sadovoïé koltso en empruntant l’agréable rue Povarskaïa ne voyait qu’un hôtel particulier à deux étages bien entretenu. Il ne s’agissait que des deux jolis étages d’une maison de négociant du début du XIXe siècle, construite quelques années après le grand incendie de 1812. Mais seul le personnel de l’Institut savait que, sous la maison, enterrés, se trouvaient cinq étages de laboratoires, de bureaux, de couloirs sinueux et de vivariums où l’on gardait des animaux de laboratoire.
Dès octobre 1982, des dizaines de scientifiques se mirent au travail. Les meilleurs cerveaux de l’Union soviétique, sous la direction de Dmitri Mikhaïline, travaillaient sur le sérum d’immortalité. La tâche allait de soi : sauver les cellules cérébrales fragiles de la mort quand elles ne reçoivent plus d’oxygène. Après un arrêt cardiaque, les neurones commencent à mourir en quelques minutes ; sans oxygène ni glucose, ils émettent convulsivement leurs dernières impulsions et volent en éclats, projetant leur contenu à l’extérieur et transformant le cerveau en une bouillie aigre.
Dmitri Mikhaïline était inspiré, ses yeux brûlaient, il était flatté par l’ampleur véritablement biblique de la tâche qui lui était confiée. Que l’immortalité soit fonctionnelle, soit ! Mais il serait capable de vaincre la mort ! Il deviendrait l’égal d’un dieu ! Il n’y avait pas, dans toute l’Union soviétique, d’homme plus apte à jouer ce rôle, il en était sincèrement convaincu. Arkadi Borissovitch appréciait le zèle du jeune chercheur. Il avait déjà utilisé à plusieurs reprises le fruit du travail de fanatiques ambitieux. Il pouvait compter sur un tel allié.
Mais les experts qu’Arkadi Borissovitch avait consultés l’avaient induit en erreur de manière inattendue.
Brejnev ne vécut pas jusqu’à l’année suivante : il mourut en novembre, et cessa au même moment d’être secrétaire général. Au cours des premiers mois qui suivirent sa mort, Dmitri Mikhaïline craignit que l’Institut ne soit fermé, mais sous le nouveau secrétaire général, Arkadi Borissovitch ne perdit ni son pouvoir ni ses relations. Le travail se poursuivit.
Le nouveau dirigeant soviétique était Iouri Andropov, le président du KGB. Au moment de sa mort, en février 1984, l’Institut était prêt à subir son baptême du feu, mais le secrétaire général décéda si soudainement que les scientifiques n’eurent pas la possibilité de réagir à temps et de tout préparer. L’expérience de « résurrection » se solda par un échec total. Dmitri Mikhaïline expliqua cet échec — tant à lui-même qu’à Arkadi, mécontent (à ce moment-là, ils s’étaient mis à se tutoyer) — par le fait qu’il avait fallu trop longtemps pour amener le corps. Arkadi promit de tenir compte de ces erreurs à l’avenir. Son instinct lui disait que le nouveau dirigeant, Konstantin Oustinovitch Tchernenko, ne resterait pas non plus longtemps à son poste. Il était arrivé à la tête de l’URSS âgé et gravement malade.
Dmitri Mikhaïline n’était pas particulièrement contrarié de savoir que l’Institut n’avait pas réussi à empêcher le cerveau d’Andropov de se transformer en bouillie aigre. Humainement, l’ancien tchékiste lui était très désagréable. En outre, au moment de la mort d’Andropov, Dmitri Mikhaïline ne pensait plus qu’il suivait la bonne voie dans ses recherches. Il en était arrivé à cette conclusion à la suite d’un reportage qu’il avait écouté peu avant la mort du secrétaire général sur les animaux de l’Arctique qui hibernaient et qui étaient capables de rester longtemps sans oxygène. Ce reportage le conduisit à une idée très prometteuse.
Des dizaines d’écureuils terrestres de Béring ou sousliks, de rats-taupes glabres et de tortues à tempes rouges commencèrent à être amenés dans les laboratoires de l’Institut. Et même trois otaries. Les malheureux animaux étaient asphyxiés dans des chambres emplies de dioxyde de carbone. Les chercheurs observaient comment leur cerveau survivait à l’hypoxie et décortiquaient leur biochimie originale. Dmitri Mikhaïline ne se souciait guère des rats-taupes et des sousliks, mais il avait de la peine pour les otaries à fourrure. Il avait passé son enfance en Extrême-Orient et il lui arrivait de se souvenir de l’époque où les seuls amis qu’il avait étaient les cousins de ses sujets de laboratoire actuels, qui se prélassaient sur la plage.
Puis vint le temps des souris, des rats et des macaques, dans le sang desquels on injectait un cocktail de médicaments et de protéines censés prolonger la vie du cerveau mourant. Enfin, des ambulances aux vitres teintées se mirent à arriver à l’Institut en provenance des hôpitaux moscovites. Dans le silence de la nuit, sans gyrophare, elles se dirigeaient vers le bâtiment de la rue Povarskaïa et des hommes taciturnes, la veste boutonnée jusqu’au col, amenaient dans les laboratoires souterrains des corps — pour les besoins de la science.
Dmitri Mikhaïline marqua une nouvelle pause et but une gorgée de la grosse tasse posée à côté de lui. La tasse contenait du calvados, acheté en vue d’une occasion spéciale pour la somme fabuleuse de 20 000 dollars. Dmitri Mikhaïline soupira tristement : il avait eu l’intention d’ouvrir cette bouteille en l’honneur de la fin de son travail, en l’honneur de sa victoire. Et maintenant, il la buvait pour le jour de sa mort. Enfin, c’était là aussi une « occasion spéciale ». Elle ne se présenterait qu’une fois.
Il se souvenait encore en frissonnant de 1985 et de la mort de Konstantin Tchernenko. De la façon dont le corps du secrétaire général avait été amené au laboratoire — plutôt dans une salle d’opération transformée. Il se souvenait de l’arrivée d’Arkadi. De ses propres mains qui tremblaient un peu.
En regardant le corps nu et couvert de glace du chef suprême de l’Union soviétique, Dmitri Mikhaïline eut une pensée incongrue : hier, tu étais au sommet du monde, et maintenant… tu n’es plus qu’un bête vieil homme mort. Et à quoi servait donc tout ce pouvoir ?
Il s’apprêtait à le dire à voix haute, à le chuchoter à l’oreille d’Arkadi, qui était passé depuis longtemps du statut de supérieur à celui d’ami de longue date, mais un incident survint.
Sur ordre de Dmitri Mikhaïline, les techniciens du laboratoire avaient injecté le sérum : les injections devaient être faites de façon strictement simultanée dans les deux artères carotides du défunt. Un cœur artificiel maintenait la circulation sanguine dans le corps du secrétaire général.
L’électroencéphalogramme de Tchernenko montrait encore des lignes ondulées régulières : il n’y avait ni activité cérébrale ni pouls. Mais lentement et sûrement, comme une fusée au-dessus du cosmodrome de Plessetsk, le pénis du camarade secrétaire général commença à s’élever et à augmenter de volume.
Il se dressait et semblait vouloir atteindre les lumières fluorescentes qui éclairaient la salle d’opération.
L’un des techniciens du laboratoire hennit d’un rire sonore. Ce n’était pas un rire, mais véritablement un hennissement de cheval qui semblait particulièrement déplacé dans le silence sépulcral qui régnait.
Arkadi se mit à hurler. Il criait terriblement. Dmitri Mikhaïline ne l’avait jamais vu dans un tel état, ni avant ni après. Il hurla que tous ceux qui se trouvaient ici seraient immédiatement envoyés au goulag. Oui, il savait que le goulag avait été démantelé, mais dans de telles circonstances, il serait rouvert, cela ne faisait aucun doute. Même les familles du personnel de l’Institut ressentiraient sa fureur et seraient envoyées en Sibérie pour couper des arbres ! Tout le monde, y compris les animaux domestiques !
Dmitri Mikhaïline parvint avec beaucoup de mal à calmer son bienfaiteur, en le convainquant qu’il s’agissait là d’un phénomène normal, décrit au Moyen-Âge chez les pendus. L’ironie de la situation fut encore aggravée par le fait que l’érection du secrétaire général se maintint sous l’effet de la rigidité cadavérique et que les techniciens du laboratoire durent finalement couper l’organe récalcitrant à l’aide d’une scie chirurgicale.
L’organe fut emballé dans un sac sous vide et placé dans la poche intérieure de la veste du défunt.
Il semblait que cela marquerait le terme de l’histoire de l’Institut, mais après plusieurs mois de silence, Arkadi Borissovitch appela malgré tout et la vie reprit son cours comme auparavant.
Ni l’un ni l’autre n’aimaient le nouveau secrétaire général. Tout d’abord, il apprit l’existence de l’Institut et il vint l’inspecter.
Avec un léger sourire, il fit le tour des cinq étages souterrains. Il ne ferma pas l’Institut, mais il manifesta du mépris pour le travail pourtant essentiel auquel se livrait le personnel. Du mépris et de l’incrédulité. Il y avait encore en Mikhaïl Gorbatchev quelque chose qui toucha particulièrement Arkadi Borissovitch : un sentiment de nouveauté. Un air de changement qui pouvait perturber le rythme mesuré de sa vie. Certes, il ne ressentit pas ces changements de plein fouet, car il mourut une semaine avant le putsch d’août 1991.
* * *
Lorsque l’URSS s’effondra, Dmitri Mikhaïline pensa que l’Institut serait définitivement fermé. Mais cette fois, l’Institut eut de la chance. Les crédits, bien que modestes, continuèrent de rentrer. Il était impossible de faire une percée scientifique grâce à eux, si bien que l’Institut et ses travaux survécurent aux années 1990 grâce à la mésaventure liée à Tchernenko. Dmitri Mikhaïline avait conservé la recette du sérum administré au défunt secrétaire général et il l’utilisa pendant une dizaine d’années pour soigner l’impuissance d’hommes d’affaires et de responsables politiques de Moscou, moyennant beaucoup d’argent.
L’Institut survécut jusqu’aux années 2000. Dmitri Mikhaïline avait perdu depuis longtemps son zèle d’antan, il commençait à se dire que tout son travail serait vain. Il se mit sérieusement à penser à la retraite. Et puis — il se souvenait exactement du jour et de l’heure où cet événement important pour lui se produisit — un agent de l’administration du nouveau président vint le voir dans son bureau. C’était le 23 juin 2005.
L’agent était jeune, habillé avec modestie, de petite taille, chauve et légèrement bègue. Il interrogea poliment Dmitri Mikhaïline sur son travail, sur les progrès réalisés, sur les perspectives, puis dit que Monsieur le Président était intéressé par les recherches de l’Institut — il dit ces mots sur un ton tel que Dmitri Mikhaïline crut littéralement entendre les majuscules. En effet, Monsieur le Président ne s’intéressait pas du tout à l’immortalité fonctionnelle, mais à l’immortalité réelle. L’agent de l’administration émit immédiatement une réserve : dans le contexte de leur conversation, « immortalité » signifiait, bien sûr, non pas la vie éternelle, mais au moins jusqu’à 120 ans, âge que Vladimir Poutine aimerait beaucoup atteindre. Et il ne lésinerait pas sur les crédits pour la recherche et les expériences.
l’Institut se trouva arrosé par une pluie d’or, une véritable « douche dorée », Comme Dmitri Mikhaïline aimait à le dire à ses amis proches. Puis l’un de ses jeunes collègues lui expliqua la signification cachée de ce terme et Dmitri Mikhaïline se mit à utiliser une autre expression, mais les choses ne changèrent pas pour autant : l’Institut croulait sous l’argent. Pour payer toutes sortes d’équipements, des conférences à l’étranger, tout ce qu’il y avait de mieux, de plus cher. Et, surtout, il n’était pas tenu de rendre des comptes. Il pouvait dépenser l’argent qu’il recevait à sa guise. L’essentiel, c’était d’arriver à des résultats. L’agent de l’administration l’avait également dit sans détour : nous n’attendons pas de résultats rapidement, mais d’ici dix ou quinze ans…
Dans un premier temps, Dmitri Mikhaïline, enthousiasmé par ce financement soudain, redoubla d’ardeur dans ses recherches. Avec de jeunes collègues, il parvint à la conclusion que le sérum ne convenait pas à leurs besoins et qu’il était nécessaire de mener des expériences avec des virus.
Les découvertes du professeur sur le sérum devaient être administrées à chaque cellule du cerveau, pour la rendre pratiquement immortelle. Pour ce faire, il fallait un virus capable de transmettre les gènes nécessaires à chaque cellule. Le choix se porta sur les rhabdovirus, et plus précisément sur le virus de la rage, qui avait déjà fait l’objet de nombreuses études. Les ingénieurs généticiens le privèrent de sa capacité de se reproduire en dehors de cellules spéciales au sein du laboratoire, et ils codèrent plusieurs gènes qui permettaient au cerveau de survivre même dans les conditions les plus difficiles.
Et puis, comme on pouvait s’y attendre, Dmitri Mikhaïline prit goût à l’argent. L’argent n’était pas compté, il n’y avait pas à justifier à quoi il servait et il se mit donc à en dépenser. Et d’autres salariés de l’Institut firent de même. Un jour, Dmitri Mikhaïline apprit que Goulia, la femme de ménage, s’était acheté un appartement en duplex dans une petite station balnéaire en Espagne. Dmitri Mikhaïline savait qu’on trouvait en Espagne un grand nombre de logements à un prix « abordable », selon lui, et la nouvelle ne le surprit donc pas.
L’agent de l’administration revint plusieurs fois. Avant chacune de ces visites, qui n’arrivaient jamais à l’improviste, le service informatique de l’Institut et des animateurs (engagés pour une somme rondelette) réalisaient une présentation vidéo sur les progrès accomplis. Et cela semblait suffire.
Mais pendant que Dmitri Mikhaïline menait la belle vie aux frais de l’État, certains employés poursuivaient leurs expériences. Le virus qu’ils modifiaient devint de plus en plus efficace. Après avoir étudié les recherches du Japonais Shinya Yamanaka, Veronika, l’une des collaboratrices les plus talentueuses de l’Institut, diplômée de biologie de l’université d’État de Moscou, proposa de compléter le virus par des facteurs qui rajeunissaient les cellules de l’organisme. Cette idée, qui était à la fois simple et absolument géniale, Dmitri Mikhaïline se l’appropria non sans plaisir. Il n’allait quand même pas reconnaître les mérites d’un junior, surtout s’il s’agissait d’une femme !
Il termina son calvados et prit le téléphone sur la table. La fin de son testament approchait.
« Tu sais ce qui est le plus drôle, Liouda » — Dmitri Mikhaïline adressait ses derniers mots à sa femme, décédée depuis longtemps d’un cancer — « le plus drôle, c’est que c’est notre cupidité qui a causé notre ruine. Nous nous sommes habitués à voler. Nous avions assez d’argent, mais nous nous en sommes gavés autant que possible, par tous les trous, de la bouche jusqu’au cul ! Nous en aurions eu assez pour nos petits-enfants et nos arrière-petits-enfants ! Mais non, nous ne pouvions pas nous arrêter. Lorsqu’il y a un an, l’Institut a fait l’objet d’une rénovation majeure, tout le monde a décidé de faire de l’argent avec ça aussi, et au lieu d’installer de coûteux câbles allemands, on en a installé de chez nous. Des câbles pas chers. Sur le papier, tout était en ordre, mais en réalité… »
En fait, un câble défectueux fit des étincelles et un incendie se déclara. Ce n’était pas grave, mais pendant que le personnel de l’Institut était occupé à combattre le feu et à évacuer le bâtiment, plusieurs animaux, avec lesquels ils menaient des expériences comportementales, s’échappèrent des laboratoires. Certains d’entre eux étaient porteurs du virus — en fait, c’est précisément sur eux que le virus était testé. Et puis…
« Ensuite, Liouda, nous avions une procédure. Des instructions pour ce cas de figure — comment agir si tout d’un coup, il y avait une urgence à l’intérieur de l’Institut et que le virus s’échappait. L’agent de sécurité en poste au rez-de-chaussée devait remplir les pièces de fréon, ce qui éteindrait le feu. Emmurer tout le monde à l’intérieur, les couper du monde extérieur et les asphyxier avec le gaz. Sacrifier des gens pour éviter une catastrophe majeure. Mais ce gardien avait là-dessous une petite copine qu’il aimait, il a eu pitié d’elle et il l’a laissée sortir. Et c’est tout… »
Maintenant, c’était vraiment fini. Dmitri Mikhaïline se leva, il avança d’un pas chancelant jusqu’à la fenêtre et regarda Moscou. Sa chère ville s’était réveillée depuis longtemps et vivait encore sa vie habituelle. Elle était bruyante, elle bruissait, elle gazouillait. Il laissa échapper un profond soupir.
Il s’approcha en titubant d’un tabouret. Une heure auparavant, il avait décroché le lustre coûteux de son crochet au plafond et y avait attaché un nœud coulant. Il avait vérifié qu’elle ne se briserait pas. Elle tiendrait. Dmitri Mikhaïline monta sur le tabouret et se passa la corde au cou.
« “Je suis devenu la mort, le destructeur de mondes !”, c’est ce qu’aurait dit, n’est-ce pas Robert Oppenheimer ? »
Dmitri Mikhaïline prononça ces mots à haute voix, mais personne dans l’appartement vide ne les entendit. « Minable ! Ta bombe n’était rien en comparaison…
— Le destructeur des mondes, cela aura été moi ! »
Sur ces mots, après avoir jeté un dernier regard sur sa vie gâchée, Mitia (maintenant, bien sûr, il redevenait Mitia) fit un pas en avant. Ses os craquèrent, la corde grinça et le tabouret renversé tomba sur le parquet luxueux.
Chapitre 1
La glace achetée à l’entrée du parc s’était craquelée. Cela arrive avec les esquimaux : on mord dans la coque en chocolat, elle se craquelle, et parfois tout un morceau de chocolat tombe d’un seul coup.
« Heureusement que je l’ai remarqué à temps, pensa Seva en mâchant le chocolat froid. Au moins, il n’est pas tombé par terre ! » Il tourna la tête et regarda Kostik : son frère marchait à côté de lui et mangeait une glace dans une coupelle en gaufrette.
C’était leur tradition, et sans le dire, Seva en était fier. Il l’avait instaurée l’année précédente. Kostia et lui allaient dans des écoles différentes et, le dernier jour d’école, Seva allait chercher lui-même son jeune frère. Ils achetaient des glaces et rentraient à pied à travers le parc, en bavardant, en profitant l’un de l’autre et de leur sentiment de liberté. Ils avaient tout l’été à passer ensemble.
Seva adorait la fin du mois de mai. Cela lui donnait une impression de magie, un peu comme au Nouvel An. Quand on a trouvé le cadeau des étrennes sous le sapin. C’est une grosse boîte enveloppée par maman dans un beau papier coloré. On commence à le déballer et on est tout entier empli d’une attente magique : qu’est-ce qu’il y a là-dedans, qu’est-ce que c’est, ce cadeau ? Les derniers jours du printemps, c’était la même chose. L’été s’annonçait — et jusque-là, il rappelait un paquet de fête dans un bel emballage. Demain matin, Kostia et lui commenceraient à le déballer. Qu’allait-il y avoir à l’intérieur ?
Aussi loin que Seva se souvienne, chaque été, sa famille et lui allaient à la mer. Du haut de ses quinze ans, Seva était déjà un voyageur expérimenté : il était allé en Israël, en Espagne, en Italie, en Croatie et en Slovénie. Il se souvenait vaguement de certains voyages, parce qu’il était encore petit, mais sa mère et son père lui montraient des photos, et il était sûr que oui, il y avait vraiment été. Puis Kostik était arrivé et ils avaient commencé à voyager ensemble.
Mais cet été, il ne devait pas y avoir de voyage à l’étranger. Seva en avait d’abord été contrarié : comment pouvait-il y avoir un été sans aller à la mer ? Mais il s’était ensuite dit qu’il était prêt à attendre un an : après tout, ils venaient d’emménager dans un nouvel appartement. Un appartement à eux ! Où il y avait une chambre pour lui ! Dans leur ancien appartement, Kostia et lui devaient vivre ensemble, et ici, ils auraient chacun enfin leur propre espace. Cela valait bien de se passer d’aller la mer une année.
Kostia ne partageait pas l’enthousiasme de son frère.
C’est drôle, pensa Seva, Kostia est le plus actif, le plus remuant, le plus bruyant et le plus courageux de la famille, mais il a peur de tout ce qui change. Il ne voulait pas quitter le vieil appartement où il était né et où il avait vécu toute sa vie. Il ne voulait pas manquer un voyage à la mer, et il ne voulait surtout pas avoir sa propre chambre, où il ne pourrait plus se glisser le matin contre le corps bien chaud de son frère aîné et dormir avec lui dans ses bras jusqu’à ce que maman ou papa vienne les réveiller pour aller à l’école.
Kostia s’était quelque peu réconcilié avec la nécessité du déménagement une fois que sa mère lui eut promis de revenir sur la question du chien. Papa, Kostia et Seva étaient absolument convaincus que sans chien, il manquait quelque chose dans la vie et qu’il fallait y remédier rapidement. Maman aussi voulait un chien, mais elle objectait raisonnablement qu’il faudrait le promener sous la pluie, sous la neige et encore sous la canicule. Jour après jour. Pour faire changer d’avis sa mère, Seva avait entrepris, à titre de démonstration, de promener Kostia.
L’expérience avait duré exactement une semaine — soit jusqu’au moment où les garçons étaient allés se promener sous une pluie battante, qu’ils étaient revenus trempés, qu’ils avaient pris froid et qu’ils étaient restés au lit avec de la fièvre pendant une semaine. Seva avait raté un important contrôle de mathématiques à cause de cela, et Anastassia Mikhaïlovna, sa professeure, avait été terriblement mécontente de lui.
La glace était terminée, et Seva se mit à en mâchouiller le bâtonnet. Il faisait toujours cela avant de le jeter à la poubelle. Kostik avait également fini sa glace — il avait mangé la crème glacée jusqu’au fond de la coupelle. On ne sait pourquoi, il refusait absolument de manger la gaufrette de la coupelle.
Les sacs à dos des deux frères étaient légers aujourd’hui — ils avaient rendu tous leurs manuels scolaires, de sorte qu’il n’y avait dedans que des cahiers d’exercices et leurs boîtes à déjeuner vides. Kostia ferma les yeux de plaisir. Qu’y avait-il de mieux que de se promener ainsi dans un parc avec son frère ? Le ventre plein de glace, et tout l’été devant soi ?
« Nous allons rentrer à la maison et tout de suite jouer, n’est-ce pas ? » Kostia regardait son frère plein d’espoir.
Cela faisait trois semaines qu’il attendait de pouvoir jouer à GTA Online avec Seva. Papa et maman avaient acheté une deuxième télé pour le nouvel appartement, et Kostia et Seva avaient économisé pendant un an pour acheter sur Internet une deuxième console de jeux PS4. Ils avaient économisé et ils l’avaient achetée, mais ils devaient faire leurs devoirs, ou ne pas se coucher tard, ou il y avait autre chose encore. Les garçons n’arrivaient pas à s’installer pour jouer tranquillement. Mais aujourd’hui, ce serait enfin possible ! Et pendant quatre heures environ !
« Commençons par cambrioler les banques, d’accord ? Nikita m’a dit qu’il y a une mission où il faut piquer un avion de chasse sur un porte-avions. Et après, on fera la course !
— Il faudra jouer le plus possible avant de partir en voyage », dit Seva.
Kostia se souvint alors du voyage et fit la moue.
« Je ne veux pas partir en voyage ! »
Seva poussa un soupir. Pourquoi avait-il fallu qu’il rappelle le voyage à venir à son frère ?
Papa et maman avaient décidé que même cette année, la famille ne pouvait pas se passer de partir en vacances, alors puisqu’il n’était pas possible d’aller à la mer, ils iraient camper. En Carélie. Avec des sacs à dos, des tentes, des nuits passées au bord d’un lac magnifique et une absence totale d’Internet. Kostia en était indigné.
Pourtant, cela lui plairait vraiment, Seva en était absolument sûr. Mais c’était toujours comme ça avec son frère : d’abord il protestait et rouspétait face à quelque chose de nouveau, puis il n’arrêtait pas de dire avec enthousiasme à son grand-père à quel point tout était génial.
C’était une sorte de rituel, psychologiquement nécessaire pour lui, mais c’était un peu épuisant pour le reste de la famille.
Lorsqu’il entendit parler du projet de randonnée pour la première fois, il chercha le mot « Carélie » sur Google et il trouva des moustiques. C’est ce dont il se souvenait maintenant.
« Zut alors ! Il y a des moustiques ! Je ne veux pas aller chez les moustiques ! J’ai lu qu’il y en avait tellement qu’ils pouvaient zigouiller un chat ! Et si c’est moi qu’ils zigouillaient ?
— Eh bien, tout d’abord, ce n’est pas vrai, sourit Seva. On dit cela pour plaisanter. Deuxièmement, ni papa, ni maman, ni moi, nous ne laisserons personne te faire du mal. On se fera un peu piquer par les moustiques, mais on se fait aussi piquer à la campagne ! J’ai appris plein d’histoires qui font peur. On s’assiéra dans la forêt le soir au coin du feu, sous les étoiles, avec papa, et je vous raconterai, à papa et à toi, des super histoires qui font peur… »
Kostia hocha la tête d’un air absent. En fait, il avait peur des histoires d’horreur, mais Seva aimait tellement ça qu’il ne voulait pas gâcher le plaisir de son frère. D’ailleurs, l’idée même qu’ils soient assis tous ensemble devant un feu de bois lui plaisait beaucoup. Il aimait beaucoup le sentiment de faire partie de la famille.
Tout pensif, il donna un coup de pied dans une canette de bière qui traînait dans l’allée du parc. Puis il courut derrière, la ramassa et la jeta à la poubelle. C’est ce que Seva lui avait appris.
« D’abord, nous irons faire cette randonnée, puis maman a dit que nous pourrions aller chez papy et mamie, et ensuite nous resterons dans notre nouvel appartement : nous jouerons tous les jours, nous irons au cinéma avec papa et maman !
— Oh, oh ! Jouer tous les jours ! Papa trouvera toujours quelque chose à nous faire faire, à nous faire lire ou alors il nous demandera d’aider à faire quelque chose à la maison. »
Ils arrivaient à la limite du parc et une rue animée apparut devant eux. Seva et lui allaient maintenant se rendre à l’arrêt de bus, attendre le bus et arriver à la maison 20 minutes plus tard. L’été allait enfin officiellement commencer pour eux.
* * *
L’accident dont le professeur Mikhaïline parlait à sa défunte épouse dans l’enregistrement audio de ses derniers instants eut lieu à l’Institut de l’immortalité fonctionnelle à sept heures et demie du matin. À ce moment-là, il n’y avait que six personnes au travail — des techniciens de laboratoire en service, qui surveillaient l’état des animaux et qui contrôlaient le déroulement des expériences. Les étages du bâtiment au-dessus du sol étaient vides.
Seul le gardien Pacha était de service à l’entrée.
Bien qu’il soit posté devant une dizaine de moniteurs, Pacha ne les regardait pas, mais il suivait sur une tablette l’épisode final de la première saison de la série Épidémie de Pavel Kostomarov. Veronika, la petite amie de Pacha, lui en avait rebattu les oreilles en lui disant que c’était une très belle histoire et qu’elle était très différente de toutes les séries russes que Pacha avait déjà pu voir. En général, Pacha ne s’intéressait pas aux séries et il n’en regardait que rarement, mais avec Épidémie, il avait soudain été séduit. C’était au point qu’il avait fermement décidé d’aller, après le travail, à la librairie pour acheter Vongozero, le livre de Yana Vagner dont était inspirée la série, pour revivre en lecture toutes les aventures qu’il venait de voir à l’écran. Si Pacha avait survécu et mis son plan à exécution, il aurait probablement été déçu par le livre — c’était avant tout un drame psychologique dans lequel il n’y aurait pas eu suffisamment d’action pour lui… Mais il ne survécut pas.
Pacha ne vit pas le moment où l’incendie se déclara, ni le fait que le système d’alarme incendie ne se déclencha pas. L’un des techniciens du laboratoire remarqua l’incendie au moment où l’étage inférieur était rempli d’une fumée âcre : les câbles bon marché et les panneaux en plastique qui recouvraient les murs des couloirs de l’Institut émettaient en brûlant une fumée toxique.
Des extincteurs et des boutons d’alarme incendie étaient installés sur les murs de l’Institut aux endroits strictement indiqués sur le plan d’évacuation en cas d’incendie. Voyant de la fumée, le technicien se précipita pour déclencher l’alarme, ce qu’il ne réussit pas à faire immédiatement. Certains boutons n’étaient même pas connectés, ils n’étaient installés là que pour faire joli et pour satisfaire l’inspecteur de la sécurité incendie que Mikhaïline traitait aux petits soins. Certains détecteurs de fumée avaient été désactivés depuis longtemps par les employés eux-mêmes en raison de fausses alertes périodiques.
Pacha savait ce qu’il avait à faire. À côté des quelques téléphones de son bureau, se trouvait, sous un couvercle de protection — pour éviter, à Dieu ne plaise, qu’on l’actionne par inadvertance — un bouton d’alarme. Ce bouton permettait non seulement d’appeler les pompiers, les services du ministère des Situations d’urgence, le professeur Mikhaïline et toute la direction de l’Institut, mais aussi d’envoyer du gaz dans les sous-sols. S’il l’avait actionné à cet instant, la seule porte menant à la surface aurait été bloquée, et seul le professeur Mikhaïline lui-même aurait pu l’ouvrir avec une clé spéciale. S’il l’avait actionné à cet instant, l’ascenseur qui remontait les techniciens des étages inférieurs qui avaient inhalé de la fumée se serait arrêté. S’il l’avait actionné, sa Veronika serait restée sous terre pour toujours.
Pacha commença à regarder fébrilement les moniteurs, pour tenter de trouver Veronika. Elle n’était ni dans l’ascenseur, ni dans les laboratoires, ni dans les couloirs… Enfin, il l’aperçut. Elle courait dans les escaliers. C’était manifestement la seule de ses collègues à se souvenir de la règle selon laquelle « en cas d’incendie, il est interdit d’utiliser l’ascenseur ». Pacha remarqua qu’elle n’avait pas oublié son sac.
Veronika courut jusqu’à la porte coupe-feu qui séparait les niveaux inférieurs de la partie émergée de l’Institut, là, elle s’arrêta et regarda la caméra de surveillance. Droit dans les yeux de Pacha. Elle avait les larmes aux yeux. Elle savait ce que le gardien devait faire, et elle le suppliait — il en était sûr — de l’épargner. De la sauver. Et Pacha ne put supporter cela. Il ouvrit la porte, et ce n’est que lorsque Veronika se retrouva à la surface qu’il actionna le bouton d’alarme.
Après avoir repris ses esprits, Veronika se mit à se déshabiller. Elle expliqua à Pacha, stupéfait, que le seul moyen pour une personne d’être contaminée par le virus sur lequel l’institut travaillait, c’était par contact sanguin. Dans la panique et l’agitation de l’incendie, beaucoup d’animaux de laboratoire s’étaient échappés de leurs cages et, dans la fumée, Veronika elle-même n’avait peut-être pas remarqué qu’elle avait été mordue par un souslik.
Ils examinèrent ensemble son corps, centimètre par centimètre. Il n’y avait aucune trace de morsure.
Ils s’étreignirent encore dix minutes, puis Pacha dit à Veronika qu’elle ferait mieux de rentrer chez elle. On finirait sûrement par découvrir qu’ils avaient violé les instructions, mais ils auraient peut-être de la chance. Veronika se rhabilla et sortit. Elle respira l’air matinal de Moscou et marcha d’un bon pas jusqu’à la station de métro Arbatskaïa.
En chemin, elle pensa à la façon dont Pacha et elle avaient frôlé la mort ce jour-là, elle pensa au fait que Pacha avait tout risqué pour la sauver. Leur liaison, ou plutôt leur aventure sans lendemain, avait commencé par accident : Veronika avait répondu à une tentative de drague basique de Pacha. Non pas parce qu’elle avait « marché », mais parce que cela l’avait intriguée, parce qu’il était très différent des autres hommes avec qui elle avait eu des relations. Bel homme, réservé et champion de boxe du quartier d’Altoufiévo, ce n’était pas un agent de sécurité habituel.
Pacha ne pouvait guère le deviner — il n’était pas tant stupide que peu futé —, mais aujourd’hui, Veronika voulait lui dire que leur relation s’était épuisée. Elle voulait aller de l’avant, bâtir sa carrière, s’épanouir spirituellement, et son plan de développement personnel n’incluait pas quelqu’un comme Pacha. Mais au vu de tout ce qui venait de se passer à présent, le plan avait visiblement besoin d’être revu. « Il a pris un risque ! Il a risqué son travail, sa sécurité… Cela veut dire qu’il m’aime, qu’il m’aime vraiment », se dit-elle en descendant l’escalator de la station Arbatskaïa. Pacha s’était à coup sûr assuré quelques semaines de relations supplémentaires grâce à son héroïsme. Pour une raison ou une autre, Veronika ne pensait pas à ses collègues qui avaient péri et qui avaient suffoqué dans les sous-sols de l’Institut.
Elle devait traverser toute la station, remonter en empruntant un autre long escalator et se rendre à la station Bibliothèque Lénine, où le métro l’emmènerait à la station Université, près de laquelle elle avait loué un studio confortable. Elle était pressée. Elle voulait prendre une douche, boire un thé et se coucher rapidement.
Elle eut aussi soudain très soif et elle se souvint qu’elle avait une bouteille d’eau entamée dans son sac.
* * *
Les souris de laboratoire n’ont pas de nom, seulement des numéros d’inventaire. La souris blanche BALB/c qui se cachait au fond du sac de Veronika portait le numéro MB1#99324. On lui avait injecté la veille le variant GluN2D-OSKM-V23 du virus de Mikhaïline (nom donné au virus par le personnel de l’Institut). Pour des raisons inconnues, le virus était totalement inoffensif pour les souris et les rats, mais il présentait une série d’effets secondaires pour les primates et probablement pour les humains. Mikhaïline avait demandé avec insistance à ses subordonnés d’éclaircir les raisons de cette anomalie — il lui semblait que la réponse à cette question les aiderait à résoudre le problème principal du virus qu’ils avaient créé. Et ce problème était peu ordinaire.
Dmitri Mikhaïline avait effectivement réussi à vaincre la mort. Il en fit part, non sans plaisir, à l’agent de l’administration présidentielle. Il l’invita même pour une démonstration d’essai. L’agent de l’administration présidentielle, qui avait un peu vieilli et avait été largement promu depuis leur première rencontre, regarda avec stupéfaction l’un des techniciens injecter un virus à un chimpanzé parfaitement mort, et vit le chimpanzé revenir à la vie ! Enfin, « renaître » : il bougea et se mit à produire des sons terribles.
C’est une victoire éclatante pour la science. Le seul problème, c’est que le virus de Mikhaïline ne se contentait pas de « ranimer » sa victime : il déclenchait un cycle sans fin de « mort / vie / mort » au sein de l’organisme. Selon l’état du système immunitaire de la personne infectée, la durée de sa « vie » post mortem variait. Le chimpanzé, sur lequel Mikhaïline faisait une expérience de démonstration, était parfaitement sain et donc, ayant « repris vie », il commença à se jeter contre l’épaisse vitre qui séparait sa cage de la pièce où on l’observait. Le spectacle était vraiment effrayant.
L’agent de l’administration regarda Mikhaïline avec surprise et même avec crainte, mais le professeur rayonnait de joie et ne partageait pas l’angoisse qui se lisait dans les yeux de son hôte.
« Et qu’est-ce qui explique un comportement aussi agressif ?
— C’est sans importance, n’y prêtez pas attention, répondit le professeur Mikhaïline avec une irritation visible. Pensez-y, l’Histoire est en train de se faire sous vos yeux ! Nous avons déjà remporté une victoire colossale, nous avons réussi à annuler la mort ! Il ne reste plus qu’à affiner le virus, à lui apprendre à s’autodétruire immédiatement après la résurrection. »
L’agent de l’administration était un homme intelligent. En écoutant les explications enthousiastes du chercheur, il se dit, et ce n’était pas la première fois, qu’il était temps de fermer cette boutique avant que ce fou ne cause des ennuis. D’ailleurs, une autre question le préoccupait :
« Que se passerait-il si le virus infectait une personne vivante ? »
Mikhaïline enleva ses lunettes et regarda attentivement son interlocuteur :
« Cela ne saurait en aucun cas être toléré. Notre virus est mortel pour une personne vivante. Mais ne vous inquiétez pas, l’institut a mis en place toutes les mesures de sécurité et la probabilité d’une telle infection est nulle. Vous n’avez pas à vous inquiéter. »
La conversation s’arrêta là. Mikhaïline ne le savait pas, mais une fois revenu au siège de l’administration présidentielle de Staraïa plochtchad, le conseiller entreprit de rédiger une note dont le sens était à peu près le suivant : la tâche fixée est impossible, et il est maintenant nécessaire de dissoudre l’Institut de toute urgence. Nous vendrons le bâtiment et nous détacherons le personnel auprès du professeur Kovaltchouk à l’Institut Kourtchatov. Nous mettrons l’honorable Dmitri Mikhaïline à la retraite : il a suffisamment d’argent — le professeur pensait en vain que ses frasques financières n’étaient pas connues de ses supérieurs : des gens en costumes ternes avaient pourtant noté tous ses faits et gestes.
Fermons tout. Brûlons l’Institut et recouvrons de sel l’endroit où il se trouvait. Avant qu’il ne soit trop tard.
Cependant, il était trop tard, mais le fonctionnaire de Staraïa plochtchad ne pouvait pas le savoir. Il ne pouvait pas non plus deviner l’ampleur du désastre qui menacerait le monde entier si le virus se répandait dans la nature. Cependant Veronika et ses collègues du laboratoire, eux, n’avaient pas eu besoin de faire des devinettes : ils avaient effectué des simulations.
Selon eux, le taux d’infection du virus Mikhaïline dans la nature était d’environ 84 % et le taux de mortalité d’environ 90 %. Une fois dans le corps humain, il se multipliait de manière incontrôlée et se transmettait par des postillons en suspension dans l’air. Dans l’idée, le virus ne devait pas agir de la sorte, c’est-à-dire se multiplier en dehors des cellules hôtes à partir desquelles il avait été obtenu. Mais un virus sur un million persistait à arracher aux cellules le gène dont il avait besoin pour se reproduire, et une seule copie suffisait à déclencher sa multiplication dans l’organisme. La seule bonne nouvelle, c’est que le virus ne pouvait pas survivre longtemps à l’air libre et qu’une épidémie, si elle se produisait, serait relativement brève.
À la lecture des résultats des simulations, Mikhaïline entra dans une colère noire. Il exigea, sous peine de les renvoyer avec un blâme, que tous les participants à l’étude, et en premier lieu Veronika, ne discutent plus jamais de cette question, ni au sein de l’Institut, ni à l’extérieur. Il détruisit toutes les copies des simulations et n’en garda qu’une seule pour lui. Il l’imprima sur une imprimante, la mit dans le coffre-fort de l’Institut et essaya d’oublier son existence. Il voulait également oublier ce que deviendraient les personnes infectées qui auraient le malheur d’être « ressuscitées ».
Veronika était une scientifique tenace, et il était important pour elle de savoir sur quoi elle travaillait. Bien sûr, personne à l’Institut n’avait jamais prononcé le mot « âme », mais Mikhaïline lui-même reconnut à contrecœur qu’une personne infectée perdait toute conscience à la première mort. Les personnes ressuscitées présentaient en effet une activité électro-cérébrale remarquable, mais très particulière.
Veronika et ses collègues déployèrent des efforts incroyables pour faire entrer l’un des chimpanzés infectés dans un appareil d’IRM et, comme elle s’y attendait, les images montrèrent clairement que le noyau latéral de l’hypothalamus brillait comme une ampoule sur un sapin de Noël. La personne infectée ne ressentait plus ni douleur ni peur, elle ne voulait ni dormir ni penser, sa conscience n’était occupée que par un seul sentiment : assouvir une sensation de faim inextinguible.
Dans sa jeunesse, Veronika aimait beaucoup le roman des Strougatski Le lundi commence le samedi, où le professeur Vybegaïlo a créé « un cadavre à l’estomac jamais rassasié ». C’est exactement en cadavres de ce genre que se transformaient les personnes infectées. Certes, pas toutes — il était fort probable que les personnes immunodéficientes, les personnes âgées et les enfants en bas âge mourraient. Ni rapidement ni facilement, mais elles mourraient après avoir contaminé tout leur entourage. Quant aux personnes en bonne santé… Le personnel de l’Institut essaya de ne pas y penser, préférant se concentrer sur la tâche à accomplir.
Au fond du sac, la souris MB1#99324 souffrait. Elle avait passé une mauvaise journée : d’abord, on lui avait injecté un vilain truc pendant la nuit, et cela lui avait fait mal. Même si le virus ne fonctionnait pas sur les souris, MB1#99324 avait parfaitement ressenti la douleur de l’injection. Puis, au moment où elle s’était endormie, une alarme s’était mise à hurler furieusement. Quelques minutes plus tard, la boîte dans laquelle elle avait passé sa jeunesse était tombée de la table où le virus était injecté aux souris de laboratoire et s’était brisée. Paniquée, MB1#99324 s’était mise à la recherche de la cachette la plus proche. Il s’avéra que c’était le sac que Veronika avait laissé près de l’entrée du vivarium, en violation de toutes les règles de sécurité.
L’abri, cependant, était douteux : tantôt le sac était calme et silencieux, tantôt il se mettait à trembler, à cogner contre quelque chose, et la malheureuse souris tremblait terriblement à l’intérieur. Puis le ciel s’ouvrit au-dessus d’elle, et une main humaine tenta de la saisir. En fait, Veronika essayait juste de trouver à tâtons sa bouteille d’eau dans son sac. MB1#99324 ne pouvait pas le savoir, bien sûr, et elle mordit l’index de Veronika avec toute la rancœur et la douleur qui s’étaient accumulées en elle.
Veronika poussa un cri. Les passagers qui se trouvaient à côté d’elle se retournèrent, agacés et surpris. Le sac tomba dans l’escalator et la souris en fit irruption.
La jeune femme regarda avec horreur les gouttes de sang qui coulaient de son doigt mordu.
Dans la minute qu’il fallut à Veronika pour emprunter l’escalator, elle avait contaminé tous ceux qui s’y trouvaient. La souris portant le numéro MB1#99324 parvint sans encombre au pied de l’escalator et s’enfuit en direction du tunnel, où elle trouva enfin le calme et la sécurité tant attendus.
Le métro de Moscou transporte plus de dix millions de passagers par jour. Aucune des personnes se trouvant à côté de Veronika n’avait prêté attention à ses cris, alors que Veronika elle-même était paniquée, car elle ne pouvait expliquer clairement quel danger les menaçait tous. Et à quoi cela aurait-il donc servi ?
En quelques minutes, les premières personnes infectées se trouvaient déjà à la station la plus fréquentée : Komsomolskaïa. Chaque jour, plus de 150 000 personnes y transitent. Le virus ne se manifesta pas instantanément. Dans certains cas, il fallut plus de 15 minutes, mais ses manifestations étaient inévitables.
Lorsque la souris mordit l’index de Veronika, il était 08 h 01. À 9 heures, les premiers cas de cette terrible maladie inconnue furent constatés à Vykhino, à 11 h 15 à la station de métro Bitsevski Parc, et à 13 h 45, il n’y avait plus un seul quartier non contaminé à Moscou. La ville mourait rapidement.
* * *
Kostia et Seva descendirent du bus et se dirigèrent presque en sautillant vers chez eux. Presque, parce que Seva marchait tranquillement, tandis que Kostia, tout réjoui de ce qui les attendait, tantôt marchait, tantôt se mettait à courir, tantôt se mettait soudain à sautiller.
Les garçons aimaient leur nouveau logement, ils aimaient y vivre. C’était un bel immeuble avec une cour tranquille, et les fenêtres de leur appartement donnaient sur cette cour. Il n’y avait pas de parking dans la cour, mais il y avait de remarquables aires de jeux, des terrains de sport et de jeunes arbres. Quand les arbres auraient grandi, leurs chambres seraient ombragées et confortables, disait maman. Papa avait expliqué que ces appartements étaient appelés « traversants » parce que leurs fenêtres donnaient sur différents côtés du bâtiment : les fenêtres de leur nouvelle cuisine donnaient sur la rue et, de là, elles permettaient de voir la station de métro. En général, papa et maman ne voulaient pas de fenêtres donnant sur une rue bruyante, mais le prix était trop tentant. Et puis, ce serait plus facile d’aérer l’appartement, disait maman.
Le lacet de Seva s’était défait. Il s’arrêta et posa le pied sur le bord du trottoir. On ne sait pourquoi, les lacets de ses nouvelles baskets se défaisaient plus souvent que d’habitude, alors maintenant, une fois de plus, Seva était concentré et déterminé à attacher le lacet afin qu’il ne se défasse plus. Il ne faisait attention à rien d’autre lorsque Kostia l’attrapa par l’épaule.
« Attends un peu ! Laisse-moi faire mon lacet ! »
Kostia ne dit rien, mais il serra l’épaule de son frère encore plus fort, ce qui fit un peu mal à Seva.
« Merde ! Seva leva les yeux vers Kostia. »
D’une main, son frère serrait l’épaule de Seva au niveau de la nuque, et de l’autre, il pointait du doigt le fond de la cour. Des chiens — trois — accouraient vers eux. Un petit welsh corgi — que les frères connaissaient depuis le jour de la pendaison de crémaillère —, un chien de berger et un pékinois, qui s’enfuyaient à toute allure de l’immeuble. Il est bien sûr plus difficile de savoir ce qui passe chez les chiens que chez les gens, mais les deux garçons avaient l’impression que la panique se lisait dans leurs yeux. Seva regarda avec surprise ces chiens habituellement très calmes et familiers.
« Mais qu’est-ce qu’ils ont ? »
Kostia pointa de nouveau son doigt avec insistance en direction de la cour, ce n’étaient manifestement pas les chiens qu’il voulait montrer à son frère. Seva regarda : il y avait une femme allongée sur le sol à côté de l’aire de jeux. Ou plutôt, elle n’était pas allongée sur le sol, mais elle se tordait dans de terribles convulsions. Il la reconnut aussitôt : c’était Svetlana Petrovna, la maîtresse du welsh corgi, une enseignante à la retraite très souriante. De l’écume rouge sortait de sa bouche. Elle se cambrait de tout son corps, tantôt se redressant sur le portique, tantôt s’écroulant évanouie sur le macadam. Ce n’étaient pas des mouvements humains — c’était comme si quelque chose avait pris possession du corps de Svetlana Petrovna et essayait tant bien que mal d’en sortir. La femme se redressa une nouvelle fois, s’effondra de nouveau sur le sol et ne bougea plus.
Seva se leva brusquement, serra la main de son frère et l’entraîna vers l’entrée de l’immeuble.
« Allons à l’intérieur. Nous entrerons et j’appellerai une ambulance. Et toi, téléphone à maman.
— Peut-être que maman est déjà à la maison ? »
Il y avait autant d’épouvante que d’espoir dans la voix de Kostia.
« Peut-être bien. Ou peut-être que papa est rentré plus tôt que prévu… »
Seva avait aussi très envie d’y croire.
Les frères marchèrent quelques mètres et contournèrent un buisson qui bloquait la vue de l’aire de jeux près de laquelle il y avait un espace séparé et clôturé pour promener les chiens. À côté du parc à chiens gisaient les corps de trois femmes. Elles étaient immobiles, la tête rejetée en arrière d’une façon anormale, dans d’étranges poses convulsées. Il s’agissait manifestement des propriétaires des chiens qui s’étaient échappés.
Maintenant, ce n’était plus Seva qui tirait Kostia — tout effrayé, il commença à courir et Seva se mit à courir à ses côtés. Il n’y avait qu’une courte distance à parcourir jusqu’à l’entrée de l’immeuble. Du coin de l’œil, Seva aperçut un mouvement près de la maison, où se trouvaient de grands conteneurs de poubelles. Il s’arrêta un instant et regarda attentivement.
Ilnar, leur concierge, était assis près de la maison, appuyé contre le mur de briques près d’un abri de jardin. Seva le connaissait par son nom, car Ilnar lui disait toujours « bonjour » et, de façon générale, son père lui avait appris qu’il fallait être poli avec tout le monde : avec les concierges comme avec les présidents. Ilnar respirait difficilement. Son menton était maculé de la même mousse rougeâtre que Seva venait de voir sur les femmes mortes (il ne doutait pas qu’elles étaient mortes). Il émettait des sons étranges, à mi-chemin entre une respiration sifflante et un chant guttural. Seulement le chant était aigu. Effrayant. Bestial.
Ilnar tourna la tête vers les garçons, et Seva recula instinctivement d’un pas : ces terribles yeux blancs ne pouvaient appartenir à une personne vivante. Ilnar ressemblait à un…
« Un zombie. C’est devenu un zombie… »
Kostia prononça ces mots presque à voix basse, comme s’il ne croyait pas à la réalité de ce qui se passait. Les zombies n’existaient que dans les films ou les jeux, pas dans la cour bien tenue de leur nouvelle maison. Les zombies étaient des étrangers, le concierge bon enfant qui avait un jour offert un bonbon Korovka à Kostia ne pouvait se transformer en zombie.
Ilnar se leva, mais il ne se leva pas comme un homme. Un homme aurait pris appui avec les mains sur le macadam, ou peut-être sur un mur. Ilnar se leva et se mit à courir vers les garçons.
Seva s’immobilisa. Comme un lièvre qui aurait sauté sur la grand-route et qui, surpris, aurait eu le visage frappé par la lumière aveuglante des phares d’une voiture, il oublia pendant une seconde ce qu’il devait faire et se contenta de regarder fixement le danger qui s’approchait. Kostia l’attrapa et l’entraîna jusqu’à leur porte d’entrée.
Dans leur immeuble, les portes étaient équipées de caméras à reconnaissance faciale, ce qui sauva probablement la vie des deux frères : la porte s’ouvrit dès que Kostia s’approcha du seuil. Ils s’élancèrent dans l’entrée et Seva claqua la porte. Il y eut un bruit sourd. Ilnar n’avait pas frappé. Seva comprit qu’il avait continué à courir et qu’il s’était écrasé contre la porte.
Sans dire un mot, le souffle court, les frères coururent jusqu’au deuxième étage. Ce n’est qu’à la cinquième tentative que Kostia réussit à introduire de ses mains tremblantes la clé dans le trou de la serrure. Ils refermèrent la porte derrière eux. Ils tournèrent la clé dans la serrure et mirent le verrou.
« Maman ? »
Non, maman n’était pas là. L’appartement était froid et vide. Kostia et Seva, sans se déchausser, traversèrent le salon et sortirent sur le balcon, d’où ils avaient une vue dégagée sur l’entrée de l’immeuble. Ilnar avait cessé d’essayer de passer la porte. Il titubait en direction de la rue. Seva trouva à tâtons la main de son frère et la serra très fort.
En bas, Ilnar s’arrêta brusquement et tomba. Son corps se mit à se tordre dans les mêmes convulsions que celles qui, il y a quelques minutes, tordaient leur vieille voisine près de l’aire de jeux.
« Seva, j’ai peur !
— Ne crains rien. Maman sera bientôt là. Et papa. Et tout ira bien ! »
Il avait dit ces mots plus fort, exprès, pour y croire lui-même.
C’est vrai, papa et maman allaient revenir et ils seraient en sécurité avec eux. Et ils se prendraient tous dans les bras. Et tout irait bien, n’est-ce pas ?
Dans la cour, près de l’entrée, le corps d’Ilnar ne tremblait plus. Il se leva. Comme la fois précédente, il passa de la position horizontale à la position verticale. Il leva la tête, regarda vers le balcon d’où les garçons l’observaient et hurla.
Kostia et Seva rentrèrent en courant dans l’appartement et fermèrent hermétiquement la porte du balcon. »
À propos de l’auteur
Ivan B. Philippov © Photo DR
Ivan B. Philippov est un journaliste, écrivain, critique de cinéma et scénariste russe né le 21 septembre 1982 à Moscou. Diplômé de la faculté d’histoire de l’université d’État de Moscou. A travaillé pour le site d’information Newsru.com. À dirigé la rubrique « Déjà-vu» de la revue économique Kompania. De 2005 à 2008, a écrit des articles sur le cinéma et la télévision au journal Vedomosti. Collabore avec les médias GQ, Esquire, Forbes, Forbes Life et le portail Kinopoïsk.
À partir de 2008, a travaillé comme scénariste pour la société de cinéma AR-Content d’Alexandre Rodnianski. Anime une chaîne Telegran Zapassaïemsia popkornom (Le plein de pop-corn), qui couvre des séries. En collaboration avec la rédactrice en chef Lisa Sourganova, anime un podcast sur les séries V predydouchtchikh Seriakh (Dans les séries précédentes).
En mars 2022, après l’invasion de l’Ukraine par la Russie, émigre à Tbilissi (Géorgie). Anime la chaîne Telegram Na Zzzzzapadnom fronte bez peremen (À l’ouezzzzzzt, rien de nouveau), qui décortique la propagande Pro-russe « Z», Le 12 avril 2024, le ministère russe de la Justice a inscrit Ivan Philippov dans le registre des « agents de l’étranger». (Source : Éditions Blueman)
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