La maison de jeu

Par Henri-Charles Dahlem @hcdahlem


Antoine oublie sa compagne pour la maison de jeu. Ici, son addiction se déploie, ici sa vie se joue. Car ce soir, il a choisi une partie de 31, le jeu qu’on ne peut tenter qu’une seule fois. Mais cette prise de risque n’est-elle pas le signe qu’il est arrivé au bout de sa route, qu’il va maintenant falloir choisir…

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Charles Roux, joueur d’ombres

Dans son second roman, « La Maison de jeu », Charles Roux construit un récit fascinant, tendu comme une partie de cartes où l’homme moderne joue sa peau contre ses propres démons.

« Descendez dans les entrailles de la maison de jeu, acceptez l’improbable et l’inattendu, l’impossible et le merveilleux. Une plongée totale dans un fantastique puits à souhaits, avec la possibilité de vous défaire de cette vilaine addiction.
Ce soir, l’envie de découvrir ce monde parallèle vous démange comme jamais. Hélas, une fois de plus, la pesanteur des habitudes vous assomme. Il faut dire que vous êtes sacrément accroché à votre rendez-vous avec le hasard. »
Antoine, quinquagénaire à la silhouette fatiguée, laisse derrière lui Delphine, compagne d’un quotidien devenu sans relief. Dans sa main, un paquet : un morceau de tissu bleu marine orné d’une couronne dorée, sésame vers son paradis artificiel – La Couronne d’Or, casino discret et feutré où chaque semaine, il mise contre l’ennui, contre l’âge, contre lui-même. Mais ce soir n’est pas comme les autres. Ce soir, Antoine envisage de jouer au 31, jeu mythique et unique, dont on ne peut tenter sa chance qu’une seule fois dans sa vie. Une seule main. Une seule vérité.
Charles Roux choisit de vouvoyer son personnage, un procédé qui n’est pas sans rappeler les voix de la conscience, parfois tendres, souvent cruelles. Ce vous devient le miroir déformant d’un homme que l’on observe tout autant qu’on l’incarne : « Foutue addiction, pensez-vous en souriant. » Cette voix omniprésente interroge, pique, flatte, interrompt Antoine dans ses élans, le pousse parfois vers le gouffre avec une ironie grinçante.
Car La Maison de jeu n’est pas seulement un roman sur le jeu. C’est une fable contemporaine sur les dépendances, toutes les dépendances. Charles Roux y explore le corps humain comme un terrain vague où s’accumulent les excès : alcool, nourriture, sexe, frénésie d’achat, quête vaine de sensations. Antoine devient le pantin d’un monde où l’excès est devenu norme, où l’abstinence passe pour une anomalie. Et l’auteur, en virtuose, orchestre cette lente chute dans la démesure : « Vous n’avez jamais manqué de rien, pourtant vous vous comportez comme si vous reveniez d’un long et insupportable régime. »
Tout est ici métaphore. Le casino, avec ses salons tamisés, ses jeux aux noms exotiques (Caribbean Stud, Punto Banco, Pharaon…), devient le théâtre symbolique d’une société du vide comblé par le trop-plein. Et dans ses entrailles, au cœur d’une salle qui n’existe peut-être pas, se joue le 31, cette partie ultime dont l’enjeu dépasse l’argent. C’est une forme d’épreuve initiatique, un pacte avec le sort. Y jouer, c’est consentir à perdre quelque chose de soi. Y gagner, c’est obtenir un accès illimité aux promesses du monde. Mais lesquelles, au juste ? Une fortune éclatante ? Une paix intérieure ? La fin de la dépendance ou simplement son déplacement ?
La suite du roman prend alors une tournure onirique et cruelle, dans laquelle Antoine, désormais riche, cherche à devenir un homme nouveau. Il tente la tempérance, l’ascèse. Mais l’addiction veille, tapie. Et c’est un éclair au chocolat, métaphorique autant que réel, qui fait tout exploser : le corps, la dignité, les résolutions. Le texte vire alors à la farce organique et grotesque, soulignant une fois de plus l’insatiabilité de l’homme moderne. Antoine devient l’allégorie d’une époque qui sature tous les sens jusqu’à l’écœurement.
La prose de Charles Roux, qui mêle lyrisme et sarcasme, élégance classique et énergie brute, avait déjà fait merveille dans son premier roman,
Les monstres. Ici, le romancier déploie une narration quasi mythologique, traversée de références discrètes – Sodome, Saint-Antoine, les sept péchés capitaux – pour dire l’homme aux prises avec une modernité saturée de promesses et vide de transcendance.
Que cherche-t-on à combler dans nos vies d’adultes bien rangés ? Quelle est cette chose indicible, jamais atteinte, qui nous pousse à rejouer sans cesse une partie que l’on sait perdue ? Ce roman hypnotique, qui, comme le jeu qu’il met en scène, se lit d’un souffle – nous laisse, une fois refermé, avec un étrange goût de vertige.
NB. Tout d’abord, un grand merci pour m’avoir lu jusqu’ici! Sur mon blog vous pourrez, outre cette chronique, découvrir les premières pages du livre et en vous y abonnant, vous serez informé de la parution de toutes mes chroniques.

La maison de jeu
Charles Roux
Éditions Rivages
Roman
176 p., 18,50 €
EAN 9782743662356
Paru le 03/04/2024

Où?
Le roman est situé dans une ville au bord de mer.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Dans cette ville du bord de mer, chacun laisse libre cours à ses vices. Antoine, comme tous les vendredis soir, se rend à La Couronne d’Or, son précieux paquet à la main, pour y jouer au 31, un jeu de hasard auquel seuls les habitués sont autorisés à participer. Tous rêvent de rafler la mise et, avec elle, la promesse de changer d’existence.
Quand les dés tombent juste, Antoine se voit offrir une seconde chance. Mais cela suffira-t-il pour se défaire de ses addictions ? D’une vie à une autre, Antoine, éternel insatisfait, les explorera toutes : le jeu, l’argent, l’alcool, le sexe…
Dans ce décor sans cesse renouvelé où le fantastique se mêle à l’amoralité, la ville est le théâtre de tous les excès humains, espace privilégié choisi par Charles Roux pour une critique mordante de notre société ultra-consumériste.

Les critiques
Babelio 
Blog motspourmots.fr (Nicole Grundlinger) 


Charles Roux présente «La Maison de jeu» © Production Éditions Rivages

Les premières pages du livre
« Un paquet à la main, vous déambulez sur le boulevard.
Vous avez laissé derrière vous, Antoine, celle qui partage votre existence. Bien entendu, vos excuses sont tout à fait recevables : Delphine prendra plus de plaisir avec ses copines – le vendredi, c’est votre soirée, un point c’est tout. Jour de paye, ce 31 vous met d’humeur pétillante.
En chemin vers votre destination joyeuse, vous faites, comme d’habitude, un léger détour vers la plage. Sur le rivage errent immobiles des jeunes et des amoureux. Ils se moquent des morsures de la nuit, réchauffés par les battements de leur cœur et leurs munitions d’alcool fort. Vous aussi, Antoine, vous avez été jeune et amoureux. Il n’est pas trop tard, pensez-vous. Aussitôt, vous agrippez cette bedaine et, sous la peau qui ne dit rien de votre âge véritable, les os tirent, craquent et suent de ce que vous leur avez infligé depuis tant d’années. Tout de même, il serait temps d’arrêter… Quand les chantiers s’accumulent, il faut bien commencer quelque part !
Vous avisez un banc et vous vous asseyez. Vous tapotez l’étoffe rassurante, la caressez, et à vos côtés vous déposez, avec plus de délicatesse que nécessaire, ce paquet de tissu bleu marine sur lequel scintille une couronne dorée, le ticket d’entrée permanent du vendredi soir.
Foutue addiction, pensez-vous en souriant.

Un moment, un soupir, le temps de vous projeter en regardant la mer. Vous songez à ce que la soirée vous réserve. À travers cette surface vous devinez les lumières et l’excitation, les frissons capables de chasser l’ennui d’un quotidien où il ne se passe plus rien – à part votre débauche multiple, course effrénée vers le trop-plein de vices, accumulation forcée et grotesque de tout ce que votre corps est encore capable d’encaisser. Vous n’avez jamais manqué de rien, pourtant vous vous comportez comme si vous reveniez d’un long et insupportable régime. Ce soir c’est différent, c’est le seul écart hebdomadaire que vous vous accordez, plaidez-vous intérieurement, pas effrayé le moins du monde par le ridicule de votre argumentation. Vous êtes un sacré clown, Antoine.
Alors, pour vous rassurer, vous pensez aux autres, qui n’ont pas en main le paquet, sésame pour accéder aux salons privés. Ils se rendent au même endroit que vous, mais s’arrêtent, ignorants, aux premières salles de l’établissement. Similaires à toutes celles qui constellent la côte, elles orchestrent leur manège stroboscopique, conditionnement mental indispensable à la débauche métallique de ces médiocres que vous exécrez. Palace, Émeraudes, Vikings, avec un sponsor avant ou bien après, peu importe le nom, ce qui compte, c’est le sentiment d’être dépossédé de sa conscience. Retourner à l’état animal, n’être plus que corps à l’arrêt et bras en mouvement, regard hypnotisé et esprit vacant. Les problèmes au loin, la tête ailleurs, l’acceptation de la servitude mécanique et l’espoir d’une vie meilleure.
Quand vous les croiserez tout à l’heure, leur seau de piécettes à la main, tâchez donc de faire preuve d’un peu de tendresse amusée, d’un voyeurisme soft. Soyez indulgent, Antoine, chacun sa came.
Vous vous engouffrez mentalement vers les salons privés. Là où on joue vraiment. Lumière doucereuse et tamisée, enveloppe satinée sur des corps raffinés. Faites vos jeux ! Seuls ou en couple, ces êtres sont vos convives du vendredi. Il ne vous viendrait pas à l’esprit d’emmener votre compagne, si ce mot a encore un peu de sens. De moins en moins, en fait.
Tout de même, maugréez-vous, il pourrait y avoir quelques sentiments. Non, rien, juste une affection polie. Vous donnez le change, entretenez l’illusion d’une construction, alors que vous savez que cette amourette ne mène nulle part. Une histoire merdique, à la petite semaine, dont il n’y a rien à tirer, si ce n’est l’effacement ponctuel de votre solitude profonde.
C’était déjà ainsi avec les précédentes, c’est ce qui vous attend avec les suivantes. Une inaptitude quasi totale au bonheur conjugal, dont vous ne savez si elle est la cause ou la conséquence de votre addiction au jeu. Sans parler du reste, bien entendu.

Caribbean Stud, Baccara, Punto Banco, voilà ce que vous êtes venu chercher. Omaha, Courchevel et Pharaon. Les pontes face au banquier, une armée de parieurs à laquelle vous appartenez, soldat du hasard et des probabilités. Dans ces moments, plus rien n’existe. Ni votre trajectoire quelconque, ni votre compagne Delphine, ni vos amis, ni vos voisins. Vous troquez vos proches contre une nouvelle famille, vos camarades de jeu, Lulu, le gros Jacques, des inconnus toujours bienvenus, la petite Adèle, les sœurs Papillon et tant d’autres.
Ce soir, dos à la ville et les pieds dans le sable, vous vous y voyez déjà, dans cette maison de jeu qui est la vôtre : La Couronne d’Or.

Enfin, vous vous levez de votre banc, réveillé par la brise marine et sorti en tressaillant de votre torpeur onirique. Le paquet sous le bras, vous voilà en route, prêt à profiter. C’est dans cet intervalle précis, entre la plage et votre lieu de perdition, que le criquet qui vous sert de conscience se rappelle à vous. Vraiment, Antoine, vous allez encore vous plonger dans le jeu ? Quand donc cesserez-vous cette fuite en avant ? Si au moins vous aviez l’audace d’aller à fond dans la démesure…
C’est ce dernier grief qui vous pique, car il réveille le véritable parieur qui sommeille en vous. Le joueur total, prêt à miser sa montre et sa chemise, les clés de sa bagnole, enclin à signer n’importe quel papier pourvu que l’adrénaline soit au bout – la promesse d’un gain démultiplié. Delphine ne comprendra jamais cela, elle qui hésite avant de dépenser sa monnaie de singe dans un jeu de société. Du bout des lèvres elle aspire une ou deux cigarettes de temps à autre, se méfie de n’importe quelle drogue quand vous voudriez les tester toutes. Elle parle certitude et assurance, sécurité et petits plaisirs de la vie, vous rêvez montagnes russes et destinée, rencontres improbables et sérendipité. Dans ce cas, Antoine, croyez en vous, et jouez le tout pour le tout. All in !
Vous savez que cette possibilité existe et ce qu’elle implique. Aussitôt, vous jetez un regard inquiet au paquet de toile matelassée que vous seriez prêt, dans cette excitante perspective, à abandonner. Cette promesse d’un jeu caché dont parlent les habitués, vous l’avez entendue se murmurer, s’évanouir dans l’air et réapparaître dans un sourire absent.
Il existerait, au cœur de La Couronne d’Or, un jeu extrême et sacré : le 31. Qu’on y perde ou qu’on y gagne importe à la fois beaucoup et pas du tout, car on ne peut y jouer qu’une seule fois dans sa vie. Il faut dès lors être prêt à s’y abandonner. Troquer la boîte que contient votre paquet, définitivement. Les pertes sont fréquentes et élevées, mais le gain est unique et maximal. La roulette finale, sans filet ni autorités, au-delà de toute légalité, et même, raconte-t-on, aux confins de la rationalité. Un ultime face-à-face avec le sort.
Alors, Antoine, prêt à jouer avec vos tripes, pour de bon ? À en finir ainsi avec cette dépendance que vous regrettez chaque samedi matin, conscient de laisser dans les cartes et les dés trop d’énergie, d’argent et d’espoir. Autant partir en beauté, non ? Si c’est ce que vous désirez vraiment, faites-le, ce dernier pas au-dessus du vide. Descendez dans les entrailles de la maison de jeu, acceptez l’improbable et l’inattendu, l’impossible et le merveilleux. Une plongée totale dans un fantastique puits à souhaits, avec la possibilité de vous défaire de cette vilaine addiction.
Ce soir, l’envie de découvrir ce monde parallèle vous démange comme jamais. Hélas, une fois de plus, la pesanteur des habitudes vous assomme. Il faut dire que vous êtes sacrément accroché à votre rendez-vous avec le hasard. »

À propos de l’auteur

Charles Roux © Photo DR

Charles Roux vit à Paris. Après Les Monstres (2021), La Maison de jeu est son second roman. (Source: Éditions Rivages)

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