La poète aux mains noires

Prix Alain-Fournier 2025

En deux mots
Malgré l’opposition de sa mère, Marie Talbot met ses pas dans ceux de son père et sculpte l’argile. Après son apprentissage et une année en pensionnat, elle décide de s’émanciper. Mais un mari et un fils vont contrarier ses plans. Au XIXe siècle, il est quasi-impossible d’être une femme libre.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

La femme qui façonne son destin

Ingrid Glowacki a retrouvé de minces archives et quelques œuvres de Marie Talbot. Alors l’idée lui est venue de raconter la vie de cette sculptrice berrichone oubliée. Un premier roman qui est aussi un cri de liberté.

Marie est « tombée au monde » le 2 avril 1814 à La Borne, un petit village du Berry dédié à la poterie, « perdu entre Bourges et Sancerre, entre la Loire et le Cher ». Fille illégitime de l’un des meilleurs potiers du village, elle va très jeune vouloir elle aussi travailler la terre, au grand désarroi de sa mère.
Elle s’essaie avec des morceaux de glaise dérobés ça et là jusqu’au jour où son père découvre ses petites œuvres et décide qu’elle pourrait le seconder à l’atelier. « À partir de ce jour, ma vie a véritablement commencé. Je fus donc la première femme à pénétrer ce monde d’hommes. Je travaillais avec mon père. Oui, je travaillais avec lui. (…) Mon père a commencé à m’expliquer le métier de potier, le vocabulaire, le nom des outils, leur utilité, les étapes de préparation, de fabrication et de cuisson. Tout cela sous les yeux médusés des ouvriers. » Entre les clans des bienveillants, des envieux et des superstitieux, elle va devoir louvoyer pour s’imposer. De sept à quinze ans, son apprentissage sera difficile, mais jamais elle ne renoncera, soucieuse de parfaire sa technique, de faire preuve de créativité. Au moment où elle pense avoir réussi, son père décide de l’envoyer étudier dans un pensionnat de Sœurs Ursulines à Bourges. Oubliant les obéissantes et les idiotes, elle choisit de rejoindre le groupe des rebelles, celui d’Adèle qui va vite devenir son amie inséparable. « Je me découvrais à travers elle. Je n’étais plus la p’tite sauvage mais une femme en devenir. Marie… J’éprouvais la sensualité du passage de l’enfant à la femme. Cette attirance me semblait naturelle. Je comblais le manque de la terre, en explorant le corps d’Adèle. Je jouissais du même contact humide, lisse mais étonnamment plus chaud. » Leur relation perdurera quelques années après son retour à La Borne. Mais aussi bien Adèle que Marie vont devoir se résigner à accepter un mari. Adèle devra suivre le sien à Paris, Marie devra subir ses assauts en silence. C’est à la poterie qu’elle va prendre sa revanche en décidant de ne plus créer que des femmes. « Je laisserais à mon père les plats, pots, jattes et terrines, les contenants pour tous les aliments qui existaient sur cette terre et qui ajoutaient à l’oppression des femmes. Je ne m’occuperais que des fluides, Les fluides… De mes femmes jaillirait l’eau, source de vie et de plaisir. Seule la noblesse des femmes-bouteilles et des femmes-fontaines sortirait de cet atelier, telluriques et solides sur leur cul lourd ! »
Par sa détermination et son talent, l’artiste cherche avant tout la liberté. « Je ne créais plus pour imposer, par colère ou par désillusion, mais pour construire un monde dans lequel je puisse vivre, un lieu dans lequel je pouvais ‘inspirer et expirer’ à pleins poumons ». Mais la société patriarcale et les traditions ne vont pas tarder à l’entraver. Un frère puis un mari entendent lui faire entendre raison. Sans droits, elle a beau se battre, chercher avec son amie George Sand une voie pour gagner sa liberté, il lui faudra rentrer dans le rang.
En rendant hommage à une femme dont les sculptures en grès, puissantes et évocatrices, témoignent d’un talent brut et intemporel, Ingrid Glowacki nous offre bien plus qu’une simple biographie. Un hymne à la liberté, à la créativité et à la résilience, servi par une écriture poétique et sensuelle.
Ce roman dit aussi la condition féminine au XIXe siècle, quand les chaînes du patriarcat étaient solides. Mais La Poète aux Mains Noires est également une ode à la création, à l’art comme moyen d’expression et de libération. Plus fort que tous les diktats.

La poète aux mains noires
Ingrid Glowacki
Éditions Gallimard / L’Arpenteur 
Roman
192 p., 22 €
EAN 9782073082664
Paru le 1/08/2024


Où ?
Le roman est situé en France, à La Borne, commune d’Henrichemont, un petit village du Berry dédié à la poterie, perdu entre Bourges et Sancerre, entre la Loire et le Cher.

Quand ?
L’action se déroule du 2 avril 1814 au 23 août 1874.

Ce qu’en dit l’éditeur
Marie Talbot.
Femme, paysanne, bâtarde.
Sculpteur.
Une des plus grandes artistes du XIXᵉ siècle dont on découvre seulement aujourd’hui le talent.
Sa matière : le grès, une argile particulière, utilisée par les potiers du Berry. Une terre qui, à la cuisson, devient dure comme la pierre. Rebelle à toute coloration. Brute. Éternelle.
Marie Talbot va inscrire dans cette matière sauvage ses idéaux, ses blessures, ses combats. Elle choisit de représenter les femmes. Toutes les femmes. D’inscrire dans la durée leurs luttes, leurs souffrances et leurs espoirs.
Ses sculptures sont quasiment le seul témoignage de la vie de Marie Talbot.
La poète aux mains noires lui donne enfin une voix et un visage.
Dans ce texte inspiré et au moyen de la fiction, Ingrid Glowacki tente de percer le mystère de cette œuvre puissante. Elle donne à ce destin de femme et d’artiste la place qui lui revient.
Universelle.


Les critiques
Babelio 
Culture Tops (Martine Monsallier) 
Le Nouvel Economiste (Marie-Madeleine Rigopoulos) 
Les Notes (J.D. et A.Be.) 
Blog Le domaine de Squirelito 

Les premières pages du livre
« Marie. Juin 1874
La terre, elle, n’admet pas l’à-peu-près. J’ai cessé d’écrire mes émotions dans la terre. Il faut pouvoir s’échapper de soi pour vivre en elle. Je ne veux plus vivre. Ni en elle, ni en moi. Aujourd’hui, j’ai la nécessité des mots. Je veux choisir dans mes souvenirs ce que la vie a façonné de moi et les barbouiller sur le papier. Non que je sois orgueilleuse, puisque qui suis-je ? Marie Talbot, potier ? Sculpteur ? Une femme. Écrire pour dresser l’inventaire comme une matrice d’histoires en devenir, et pour étancher de mots les souffrances de cette vie qui finalement s’avère trop longue. J’en suis lasse.
À l’atelier, j’ai congédié tout le monde. Il ne me reste plus qu’elles. Mes femmes, mes bouteilles, mes fontaines, m’enrobant de leur bienveillance. Elles savent. Depuis le début, elles savent, depuis leur naissance. Elles ont été la cadence de mes jours. Leur singularité bigarrée reflète chaque événement de mon destin contradictoire. J’ignore combien de temps encore je m’accorderai à vivre. Je suis terrassée par un mélange de colère portée depuis l’aube de mon existence et de sidération. Je resterai là, jusqu’à la fin, ou au moins jusqu’à ce que j’aie terminé de placer bout à bout mes mots comme autrefois j’ai sculpté mes petits morceaux de terre.

L’inconvénient d’être née
Entre la terre et le feu, je suis née dans un atelier de poterie. Bercée par le roulement des tours. Le tintamarre des batteurs et des rouliers. Je me suis appelée Jeanne ou Marie. Brulé ou Talbot. Brulé est le nom que je portais à ma naissance. La difficulté de mon existence se révélait déjà en mon nom. Brulé, comme le feu qui brûle en moi. Le feu de mon siècle. Le feu de mon sexe. Le feu de mon origine. Humaine mais presque statuaire. Figée dans cette vie…
La complexité de mon identité résidait en ma naissance.
Ma mère, Marie-Jeanne Brulé, était la domestique de Jacques-Sébastien Talbot. On l’appelait Jeanne. Elle était employée pour élever les rejetons de cet homme, veuf par deux fois et déjà père de cinq enfants, trois filles et deux garçons. Elle m’a enfantée dans la douleur de sa condition.
Bette, la sage-femme mandée pour l’occasion, s’affairait. Elle était tolérante la matrone, une fille mère, en pleine campagne. Elle s’était mise au travail, frictionnant avec conviction le ventre de ma mère, lui burinant le dos pour décoller l’enfant, puis, les mains enduites d’huile, elle lui fouillait la vulve pour faciliter l’ouverture. Les autres femmes présentes, quant à elles, faisaient bouillir de l’eau, mettaient quelques bûches dans l’âtre et préparaient la couche. Marie-Jeanne criait. Elle était pliée en deux depuis plusieurs heures, endolorie par les contractions qui lui fendaient le ventre. La matrice en feu. Le corps replié sur lui-même, presque rigide, elle était prête à affronter ce qui se jouait en elle. Elle criait encore. Bien plus qu’un cri, c’était un désespoir.
— Il faut t’agiter, Jeanne, le plus possible, dicta Bette.
— Non, mon ventre va s’arracher. Je préfère le garder en dedans.
— Sois pas sotte. Marche autour de cette table, faut le faire tomber au monde cet enfant.
— Je sais pas ce qu’il y a là-dedans, mais Dieu me punit ! hurla ma mère dans un râle effrayant.
Les lueurs des bougies lui donnaient une pâleur maladive. Si jeune, et pourtant déjà marquée par son incompréhension du monde.
L’une des vieilles femmes du village avait apporté une amulette, une pierre d’aigle qui symbolisait l’enfant dans le ventre de sa mère et la puissance de l’animal. Une grossesse minérale en quelque sorte, héritée d’une tradition païenne des sorcières du Berry.
— T’en fais donc pas, ma fille, avec ça t’auras le courage indomptable de l’aigle, lui dit la vieille femme en refermant la pierre dans son poing.
Après des heures de souffrances et d’arrachements, dans un ultime cri, le 2 avril 1814, je suis tombée au monde.
— C’est une pouparde ! s’écria Bette.
Mon père était absent. L’accouchement n’était pas une affaire d’hommes. Il avait déjà une progéniture à foison. Une sixième ne changeait pas grand-chose. J’ignorais ce qu’il se passait dans sa tête à chaque extraction d’enfant du corps de celles qu’il avait mouvementées. Était-ce ce qu’on demandait aux hommes, être hermétiques à leurs émotions ? Virils à en tomber dans une indifférence animale ?
Bette s’empressa de l’avertir.
— Monsieur ! Monsieur ! C’est une fille qui est née là.
— Une en plus, trancha-t-il comme un couperet sec, sans âme, vraisemblablement déçu de cette nouvelle.
Un nourrisson, à cette époque et en ce lieu, n’avait guère de valeur. Il était avant toute chose une gêne. Un nourrisson fille davantage.
Dès la sortie de cet utérus, dès mes premiers pleurs, ce fut douloureux. Les poumons en feu, je hurlais. Des bras m’ont prise. Inconnus. Illégitimes déjà. Mon statut d’illégitime était posé sur ce front, celui-là même qui venait de sortir de ce sexe. Bâtarde, par hasard. Par hasard de la vie ou par hasard de l’époque, celui qui permet de trousser les jupons des domestiques de façon presque légitime. Un désir soudain m’a fait naître, par hasard.
Je fus emmaillotée et posée dans un coin. Ma mère, n’ayant guère le temps de souffler de ses couches, a repris aussitôt son travail dans la maison, oubliant presque aussi soudainement l’épreuve que son corps venait de subir et l’enfant qu’elle venait de faire naître. Je restais à m’époumoner pendant qu’elle cuisinait. Mon demi-frère le plus jeune n’avait que cinq ans. Ma demi-sœur aînée, quant à elle, quinze ans.
C’est ici, dans ce petit village du Berry dédié à la poterie, que je suis donc tombée au monde, La Borne, commune d’Henrichemont, située au centre de la France. La terre du milieu… Un village isolé et perdu entre Bourges et Sancerre, entre la Loire et le Cher, dans une région étonnamment vallonnée. La forêt de Sologne y rencontre les coteaux du Sancerrois, lumineux, couverts de vignes. Sur le sol argileux, l’eau coule abondamment et des bois de chênes entourent le village. Le climat y est fort rude, les hivers rigoureux et l’été étouffant. L’humidité perle sans discontinuer à travers la terre, elle expire son trop-plein dans les plaines et laisse persister une légère brume quelle que soit la saison. Un village où, immuablement, les hommes avaient travaillé la terre ou autour de la terre. Tous les habitants n’étaient pas potiers, mais tous vivaient de cette terre. Ils étaient tantôt bûcherons, journaliers, charrons, bourreliers ou rouliers. Les potiers étaient aisés, pas réellement riches mais propriétaires de leur maison, de quelques bêtes et parcelles de bois qu’ils exploitaient. Ils cohabitaient en voisins avec leurs ouvriers qui, eux, étaient de vrais prolétaires et possédaient peu. Et, même après leur ouvrage, les gens vivaient encore ensemble. La Borne se définissait par de longues journées de travail, des querelles sans queue ni tête, des ressentiments parfois, mais avant toute chose un grand déferlement de joie de vivre qui s’exprimait souvent avec exubérance. Un monde dans le monde.
La singularité de ce village tenait à sa rudesse et à la volonté des hommes de faire de cette terre pauvre une richesse. La terre recèle un trésor dans ses entrailles : une veine d’argile contenant du quartz, des micas et de la pyrite. Une glaise presque miraculeuse… La glaise de La Borne est une terre d’une qualité exceptionnelle, elle s’emploie pure et sa texture est d’une souplesse particulière. À la cuisson, elle se vitrifie, devient imperméable et durcit, comme une pierre, puis elle se transforme en grès.
La vie n’y était ni facile ni difficile, elle était différente de celle des villages alentour. Il est toujours ardu de décrire un lieu ou une atmosphère évocatrice d’un lieu. Ici, la campagne était la même que dans les villages voisins, pourtant rien ne ressemblait à La Borne. L’entrée du hameau donnait le ton. Une immense croix de calvaire en poterie grise imaginée par mon père, aussi haute qu’un arbre, accueillait les visiteurs, dressée comme un totem païen et sauvage. Le village avait une poésie particulière liée à l’activité des potiers. La vie se ressentait dehors. Partout, des mottes de terre brute subissant les saisons, des stocks de bois savamment rangés, des tas de brindilles fendues empilées en quinconce ponctuaient le village. Les pots fraîchement cuits, étincelants à la lumière du jour, étaient exposés dans les parçons1. Devant les maisons, des jattes et pots créés par les anciens débordaient de fuchsias, pétunias ou marguerites mêlés à la luxuriance des plantes du jardin. Des abreuvoirs ou des mangeoires pour les oiseaux en grès gris, bercés par le vent, pendaient des arbres fruitiers. Les sansonnets, les grives et les sittelles venaient s’y agripper dans un grand orchestre aviaire. Les épis de faîtage, tous plus singuliers les uns que les autres, représentant tantôt un couple, tantôt des animaux, ou encore des chimères, trônaient sur les toits des maisons. Des saloirs ébréchés s’offraient une seconde vie sous les gouttières, recueillant l’eau nécessaire au travail. Les pavés des trottoirs, le sol des habitations, les briques, les tuiles, les murs, absolument tout était issu de cette terre et du travail des potiers. Les jours de cuisson s’ajoutait à ce paysage singulier l’odeur âcre des fumées. Il me semblait que c’était ça La Borne : tout reluisait de transpiration et d’effort.
Depuis le XIe siècle, le village n’était qu’une limite. Une frontière… Celle de la principauté de Boisbelle, un territoire indépendant. Les Bornois ont vécu hors du royaume de France jusqu’au XVIIIe siècle, date de son rattachement à la couronne. Les habitants ne payaient pas la gabelle et en profitaient pour faire de la contrebande. Ils figuraient parmi les fervents pratiquants de la sorcellerie, issus de la tradition des sorciers de Carroi de Marlou2. Ils en perpétuaient les rites ancestraux. Cet héritage historique a pesé de façon non équivoque sur le caractère indocile des Bornois. Cet esprit indépendant et insoumis est ancré bien plus profondément encore que la terre. C’était ce souffle libertaire qui caressait ce village tellurique. La Borne renâclait.

Mon père était le potier le plus renommé du village. Il travaillait cette glaise de père en fils depuis des générations. Il était prédestiné à la terre et ne l’avait vraisemblablement pas choisie. Il avait un don pour les décors des poteries utilitaires et les cruches ou pichets à tête d’homme. Partout où l’aliment nécessitait un contenant pour conserver, servir, verser, mouler, les poteries de Jacques-Sébastien imposaient leur présence particulièrement soignée.
Notre logis était une bâtisse simple, assez peu différente des autres quoique plus grande, construite en briques fabriquées sur place. L’habitation regorgeait de poteries : les assiettes, les verres, les cruches, les plats, les pots à huile, à lait, les bougeoirs, les cuvettes, les bassines pour la lessive, les jouets pour les enfants. Le grès était le cœur et le poumon de la maison.
On entrait dans une grande pièce où l’on vivait autour d’une cheminée, meublée humblement avec quelques chaises, une table, un dressoir. Au coin se trouvaient une bassie3 et à côté le poêle à charbon pour la cuisine. L’odeur était un mélange de fumée émanant de l’âtre, de terre humide, de potée au chou et de lard grillé. Il y avait toujours une soupe en devenir au coin du poêle, préparée par ma mère. La souillarde4 était accessible depuis le côté de la bassie.
Les autres pièces de la maison étaient les chambres, celle de mon père, celle de ma mère que je partageais avec elle et celle de mes demi-frères et demi-sœurs. Les lits étaient séparés par des rideaux. Les chambres étaient modestes mais confortables, meublées d’un lit, d’un nécessaire de toilette en grès sur une table et de malles. Une grande armoire pour le linge s’imposait dans chaque pièce.
Attenant à la maison se dressait presque majestueusement l’atelier-boutique. Une vaste pièce sombre au sol de terre noirci par la fumée des fagots, les bourrées, qui brûlaient plusieurs fois par jour. Les flammes et la fumée montaient jusqu’au toit et enduisaient les murs et les pots d’une suie grasse. Le plafond du grenier était à claire-voie et servait de séchoir, ou clâs, pour les pots, jarres, saloirs, toules, jattes, toulons et autres bonbonnes tournés et préparés. Le long du mur étaient alignés les tours à bâtons. Un renfoncement sur le côté abritait le banc à terre et servait aux batteurs pour préparer les pâtons du jour. Le long d’un autre mur, des chevrons accueillaient les lignées de pots fraîchement tournés. Devant l’atelier se trouvait le terrier : le tas de glaise qui constituait la réserve.
Un peu plus loin, construite à l’écart, s’érigeait la cheminée du four. Ses briques étaient patinées par les cuissons au sel ou à la cendre. Il ressemblait à une énorme baleine avec son ventre rebondi prêt à engloutir les pots frais. Les bibelottes5 pendaient de la voûte comme des lignées de dents.

Au village, les portes étaient ouvertes à tout venant. Des allées et venues incessantes rythmaient les jours : les livraisons des matières premières le matin, la terre ou le bois, les convois de poteries qui partaient vers les marchés, le passage des commanditaires et des marchands. Tout cela dans le charivari des tourneurs et le bruit assourdissant de leur roue, lancée à l’aide de leur perche. Leur corps semblait exécuter une danse, serpentant et participant entièrement au mouvement du plateau sur lequel ils jetaient la glaise pour la tourner. Le rythme régulier de leurs gestes était comme un cœur qui palpitait. Le soir, le travail terminé, l’atelier résonnait encore de ces battements.

Dans tout ce vacarme, parfois, le clapotis de la terre mouillée qui glissait entre leurs mains surgissait au milieu de tous les autres bruits. Pendant que les potiers tournaient, les manœuvres travaillaient la terre. Les batteurs frappaient en cadence sur les pâtons, ils voquaient6 la terre ; d’autres empilaient des terrines encore humides, d’autres encore pressaient des briques ou des carreaux. Les rouliers, eux, arrivaient en se succédant. Ils laissaient dans leur sillage le fumet de leurs chevaux. Les marchandises terminées partaient emballées dans la paille à l’intérieur de caisses de bois prêtes à l’expédition par voie d’eau ou chemin de fer. Les petites mains se pressaient, courant pour mettre à sécher les pots sur les terrasses dès qu’un rayon de soleil illuminait le ciel, courant à nouveau pour rentrer les pots dès qu’une averse déferlait. Le tout était rehaussé par le rire tintant des femmes qui venaient anser7 les pots et les cruches. J’ai été élevée dans cette fourmilière. Une fourmi parmi les autres, dans un monde où chacun avait une tâche et une place bien précises. Il me restait à trouver la mienne.
Je regardais attentivement chaque visage, chaque corps. Les hommes en chemise et pantalon déguenillés, crasseux, trempés de sueur, leur torse noir de terre et de poussières, leurs odeurs musquées, félines, leur voix rauque, leurs cheveux et barbe englués de boue et de copeaux de bois, leurs joues creusées par la fatigue. Les femmes aux robes dépenaillées sur lesquelles elles plaçaient leur tablier terreux, décoiffées sous leur bonnet de coton souillé par la transpiration, les sabots usés d’où sortaient des talons craquelés par le froid et la glaise, les yeux noircis par le manque de sommeil, leur peau séchée par le travail en extérieur. Elles aussi sentaient fort mais elles dégageaient une odeur différente de celle des hommes, plus aigrelette. Je préférais l’odeur des femmes. Dans toute cette crasse ouvrière, j’étais émue, et les observer s’activer à la tâche me donnait le sentiment d’un bouillonnement joyeux. Je n’avais qu’une envie : entrer dans l’agitation. Moi aussi, je voulais être noire de terre. »

Notes
1. Vaste enclos dans les jardins.
2. Lieu historique de pratique de la sorcellerie en Haut-Berry, littéralement le « carrefour des mauvais loups », où s’est déroulé le plus grand procès de sorcellerie entre 1582 et 1583 sous le règne d’Henri III.
3. Évier ancien de cuisine.
4. Arrière-cuisine.
5. Stalagtites de sel cristallisé qui s’accrochent à la voûte du four.
6. Apprêter la terre en la frappant.
7. Poser les anses des pots.

Extraits
« À partir de ce jour, ma vie a véritablement commencé. Je fus donc la première femme à pénétrer ce monde d’hommes. Je travaillais avec mon père. Oui, je travaillais avec lui. Je ne l’observais plus de loin ou derrière une vitre comme une bête sauvage. L’insaisissable. Il était là, à veiller sur moi et moi à ses côtés.
Cependant, je n’étais qu’une enfant, je devais d’abord regarder, écouter beaucoup, modeler un peu et surtout me taire. Mon père a commencé à m’expliquer le métier de potier, le vocabulaire, le nom des outils, leur utilité, les étapes de préparation, de fabrication et de cuisson. Tout cela sous les yeux médusés des ouvriers. Que venait-elle faire ici, se demandaient-ils. Une fille ? Impossible, les filles c’est pour les anses ! Un possible, une fille, songeais-je. » p. 36

« Au moment où je parvenais enfin à accéder à toutes les tâches du métier de potier, je dus quitter La Borne pour une année entière. À quinze ans, je trouvai sa décision cruelle. Des mois sans terre. En dépit de ma forte désapprobation, je fus inscrite par la volonté de mon père au pensionnat Jeanne-d’Arc, tenu par les Sœurs Ursulines à Bourges. Je laissai à contrecœur le monde de la poterie et le village pour la grande ville et des matières abstraites : l’histoire, les mathématiques, le latin, le français. » p. 53

« Je me découvrais à travers elle. Je n’étais plus la p’tite sauvage mais une femme en devenir. Marie… J’éprouvais la sensualité du passage de l’enfant à la femme. Cette attirance me semblait naturelle. Je comblais le manque de la terre, en explorant le corps d’Adèle. Je jouissais du même contact humide, lisse mais étonnamment plus chaud. Vivant. L’étreindre comme j’étreignais la glaise… » p. 57

« Ce jour-là, j’ai scellé définitivement mon destin. Je ne créerais plus que des femmes. Je rompais définitivement avec la fonction de l’objet. Je laisserais à mon père les plats, pots, jattes et terrines, les contenants pour tous les aliments qui existaient sur cette terre et qui ajoutaient à l’oppression des femmes. Je ne m’occuperais que des fluides, Les fluides… De mes femmes jaillirait l’eau, source de vie et de plaisir. Seule la noblesse des femmes-bouteilles et des femmes-fontaines sortirait de cet atelier, telluriques et solides sur leur cul lourd! » p. 79

À propos de l’autrice

Ingrid Glowacki © Photo Francesca Mantovani

Ingrid Glowacki est conseillère juridique. La Poète aux mains noires est son premier roman. (Source : Éditions Gallimard) 


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Du fond des Âges (Le Halo des Ombres – Cycle 2)