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Blog de Kitty la Mouette
Clémentine Biano présente « Un éclat rouge » © Production Éditions Calmann-Lévy
Magdalena Auvinet vous présente « Un éclat rouge » © Production Triple L de mag
Les premières pages du livre
« AOÛT 1957
1
On m’a appris à ne pas mentir
La mère crie. Une fois. Le père reste sans voix. Ils me relèvent, je ne sais pas depuis combien de temps je suis recroquevillé là, je ne sens plus mes jambes. Ils me portent dans le salon, loin de cet éclat rouge sur les pavés de la cour, loin du pommier, loin de mon enfance. Que s’est-il passé ? Qui est venu ? On a essayé de voler la voiture ? Mais parle, bon sang ! Les mots s’arrêtent net car, du sang, il y en a déjà bien assez comme ça. Ils s’éloignent, murmurent. Le père ferme la porte de la cuisine très doucement, on dirait qu’il craint de voler en éclats avec les vitres s’il la laisse claquer. Au téléphone, il demande la gendarmerie de Magny-en-Vexin. J’imagine la tête de l’opératrice après avoir branché la ligne, ses yeux écarquillés quand elle entend le père expliquer pourquoi il appelle, Venez écouter ça les filles, il y a du lourd à Omerville. Je me dis que je ne tourne vraiment pas rond de penser à ce genre de choses maintenant.
La mère s’assoit près de moi, me prend dans ses bras pour la première fois depuis mon entrée à l’élémentaire. Celui qui a fait ça t’a menacé ? Tu le connaissais ? Tu l’as vu s’enfuir ? Tu dois nous dire, nous te protégerons. J’enfouis mon nez dans le creux à la base de son cou, celui où elle m’invitait autrefois après une écorchure au genou ou lorsque j’imaginais avoir senti le souffle du loup sur mes talons à l’orée du bois de châtaigniers. Elle ne pleure pas. Moi non plus. Le père dit toujours : « C’est quand ça refroidit que la douleur arrive. » Le petit est peut-être encore tiède, ce qui explique qu’on n’a pas encore mal. Ça va venir. Elle me berce, Tu peux tout me dire mon grand, dis-moi tout, je suis là, je suis là. Qui a fait ça à ton frère ? Dans le brouillard, cette voix me guide jusqu’à une lumière douce, où résonnent les voix de la mère et du père parlant de tout et de rien après le déjeuner du dimanche, le rire du petit lorsque l’oncle Hubert le chatouille, la berceuse préférée de Mamie, Il était une bergère, Et ron et ron, petit patapon. Les mots serrés comme un fagot de bois mort dans ma poitrine m’écorchent la gorge à mesure qu’ils remontent vers la surface.
« C’est moi », finis-je par expirer dans un sanglot. L’étreinte maternelle se resserre, coupant le peu de souffle qu’il me reste. J’étouffe dans cet étau parfumé à la lavande que la mère glisse chaque été dans les placards. Derrière mes paupières baissées, je vois autant de couleurs que les feux d’artifice du 14-Juillet. Je suffoque et me sens bien, ce cercle de fer porte l’horreur à ma place, me soulageant en même temps qu’il me tue. Mais soudain, les bras m’abandonnent, me repoussent, l’air revient déchirer mes poumons. La mère se lève sans me regarder, fait quelques pas, se mord un ongle. Tu ne dis rien, tu as compris ? Rien. On va faire ce qu’il faut. Elle rejoint le père et referme la porte du salon, me laissant hébété sur le canapé en velours où je me blottis chaque soir pour lire Hopalong Cassidy quand le père a terminé son France-Soir. J’entends dans la cuisine un cri animal. Maintenant, il sait aussi.
Il fait presque nuit quand un gendarme à l’air grave s’installe face à moi, un calepin à la main. Je n’ai pas bougé depuis que la mère m’a laissé tout seul dans notre salon, où même les meubles semblent effarés. Les serrures de la commode me font la grimace, le fauteuil crapaud où le père aime se reposer le dimanche me tourne le dos. Du panier de couture dépassent les nouveaux porte-serviettes que la mère est en train de broder pour la famille. Elle a achevé celui du petit hier, il ne lui reste plus que le mien. Pas sûr qu’elle le termine de sitôt.
— Bonjour, Jean. Je suis vraiment désolé pour ton petit frère, de ce qui arrive à ta famille et de ce que tu as vécu aujourd’hui.
Je ne réagis pas, mais je remarque l’étrange couleur des yeux du gendarme, un gris bleu mâtiné de violet qui me rappelle les chardons en bordure des champs. La mère me rejoint sur le sofa, sans me prendre la main. Le père reste debout, dans l’embrasure de la porte de la cuisine, aussi pâle que la soupière en porcelaine sur le buffet.
— Je sais que c’est difficile, mais j’ai besoin que tu me racontes ce dont tu te souviens.
Tu ne dis rien, tu as compris ? Je fixe les arabesques du tapis sans répondre. La mère le fait à ma place.
— Nous avons laissé la voiture dans la cour, mon mari voulait la nettoyer en revenant de la coop.
— Ah oui ? Quand l’aviez-vous lavée pour la dernière fois ?
— Je… Quel est le rapport ?
— Tout a un rapport, madame, pour nous aider à trouver celui ou celle qui a fait ça.
La mère baisse les yeux, le gendarme prend des notes.
— Mon fils… le grand, Jeannot, enfin Jean, ramassait des prunes dans le verger quand il a entendu la voiture démarrer. Il a cru que nous étions déjà rentrés, il est accouru aider son père. Les enfants adorent cette voiture, nous l’avons depuis un mois seulement.
— C’est ce que j’ai compris. Une bien belle auto, toute neuve ! Il n’y en a pas beaucoup dans le village. Elle a dû vous valoir beaucoup de visites depuis qu’elle est là.
— Ma foi… oui, beaucoup de gens du village sont passés.
— Personne d’autre ?
— Pas que je me souvienne.
— Vous êtes sûre ?
Je vois que la mère a envie de lui demander encore une fois quel est le rapport, mais elle préfère ravaler sa salive.
— Enfin… En arrivant dans la cour, Jeannot a vu la voiture arrêtée, portière ouverte, et un homme qui s’enfuyait par la route, vers le bois. Et il a vu aussi…
La mère se cache le visage dans les mains, le corps saisi de tremblements. Quelques secondes passent, le gendarme se tourne vers moi.
— Tu as entendu quelque chose de particulier, hormis le bruit de la voiture ?
Je me contente de secouer la tête.
— Saurais-tu reconnaître cet homme ?
On m’a appris à ne pas mentir, le père Damien y a d’ailleurs consacré un long sermon le jour de ma première communion, expliquant le sort peu enviable réservé à ceux qui choisissent la facilité du mensonge. Mon avenir au paradis semble très compromis, alors je hausse les épaules. Ce n’est pas mentir, puisque je n’ai rien dit. Le père laisse échapper un grognement.
— Pourrais-tu me décrire ses vêtements ? Portait-il quelque chose de reconnaissable ?
Je cherche le regard de la mère. Si je parle, je risque de tout étaler, ramolli comme un chou farci resté trop longtemps au four. Elle se tourne vers le gendarme.
— Il a du mal à parler, il faut l’excuser. Il m’a dit que l’homme portait un pantalon noir, un béret et une veste foncés. Il n’a pas vu son visage.
Je me demande où elle va chercher tout ça. Avec le père, ont-ils fait un portrait de ce criminel imaginaire ? Je ferme les yeux en espérant que tout ceci n’est qu’un long cauchemar. Quand je les rouvre, le gendarme griffonne encore. Il toussote, range son stylo dans sa poche. Il ne veut pas nous déranger plus longtemps. Le reste de l’équipe continue de fouiller la cour et les environs à la recherche d’indices, ils partiront bientôt mais reviendront demain quand on y verra plus clair. Le médecin… Il s’interrompt en me fixant, et les parents ressortent avec lui. Le regard mort que la mère pose sur moi en refermant la porte me brûle jusqu’à l’os.
2
Un reste de viande et un quignon de pain
Après le départ des gendarmes, la mère vient me chercher dans le salon, la valise bleue à la main. « Tu vas aller quelques jours chez Mamie, le temps que… » Le temps qu’ils décident avec le père s’ils peuvent encore m’aimer. Qu’ils affrontent eux aussi les fagots de bois mort, le silence dans la maison, les petites chaussures abandonnées dans l’entrée. Qu’ils hurlent à la porte de notre chambre vide leur peine, et peut-être, leur rage. Je voudrais crier avec eux, pleurer avec eux, mais ils m’éloignent, et je pressens que ce n’est qu’un début. Elle ne me demande même pas si j’ai faim ou soif. Sa main sur mon épaule semble prête à s’envoler au moindre souffle. Mamie arrive bientôt, avec une tête à avoir avalé de l’eau de Javel. Le père ne se montre pas, je distingue sa silhouette immobile à travers le verre dépoli de la cuisine. Elles échangent un regard entendu ; Mamie hoche la tête et se pince les lèvres. Elle aussi sait, elle non plus ne dira rien. La mère m’embrasse sur le haut du crâne, le plus loin possible de mon front brûlant qui lui rappelle l’autre devenu froid. Mamie prend ma valise d’une main, la mienne de l’autre, et la porte se referme en nous poussant dehors. Dans la cour, sans oser lever les yeux, je vois que la voiture a été déplacée, les portières refermées, la petite main écarquillée emportée.
Nos pas résonnent dans les rues du village figé par le drame. Je crois entendre bruisser des murmures effarés derrière les portes fermées. Avant, quand nous venions dormir chez Mamie pour une nuit ou deux, la maison résonnait de nos jeux et cris. Aussi ronde qu’une brioche, elle a la taloche facile mais nous passe tout, c’est bon, la discipline j’ai donné avec votre père et ses frères, vous, j’en profite. Elle nous serre entre ses bras au moindre prétexte, nous prépare toujours mon gâteau favori, un roulé à la confiture d’abricots cueillis l’été dans son verger. Le soir, elle nous raconte des légendes qui font un peu peur au coin du feu, riant de nos mines effrayées, nous câlinant pour éloigner les ombres de la nuit. Elle nous chante toujours la même comptine, Elle fit un fromage, et ron et ron, petit patapon. C’était la préférée de sa mère, elle l’a chantée à ses trois garçons, et maintenant à nous, elle fit un fromage du lait de ses moutons, ron, ron, du lait de ses moutons. Quand on lui en demande une autre, elle répond, petits patapons, que les fantômes ont peur des moutons, c’est bien connu, ron ron, sous leur air bêta ce sont des durs à cuire.
Là, c’est différent. Pas de cajoleries, ni de chanson ni de veillée au coin du feu. Aussitôt arrivés, Mamie me couche, me borde, laisse la lumière du couloir allumée sans que j’aie à la réclamer. La tête enfouie dans l’oreiller, face au lit où dort d’ordinaire le petit frère, je me demande si la fenêtre est assez haute pour que je me brise le cou en sautant, et m’évanouis dans le sommeil avant d’avoir le temps de vérifier.
Le lendemain, Mamie descend en chemise de nuit, les cheveux pendouillant autour du visage, les yeux aussi gonflés que des méduses. Elle m’embrasse puis s’éloigne comme si je l’avais mordue. Elle me prépare un chocolat sans rien dire, oublie de chauffer le lait. Je bois et retourne dans ma chambre. Elle ne vient pas me chercher. Je finis par m’habiller, est-ce qu’on a le droit de rester en pyjama toute la journée quand on a écrasé son frère ? Pas sûr. Je descends au salon et m’assois bien droit sur le canapé, sous les trophées empaillés de Papi, n’attendant rien mais espérant voir entrer la mère ou le père. Je vois passer les savates de Mamie, l’entends souffler « pauvre petit » sans savoir si elle parle de mon frère ou de moi ou du père ou des trois. Des bandes dessinées sont posées sur la table, je n’ose pas en prendre une car a-t-on le droit de lire quand on a écrasé son frère ? Pas sûr. Le vieux labrador aux hanches paralysées se traîne jusqu’à moi ; tueur d’enfant en cavale ou pas, mes pieds constituent un oreiller confortable, il ne va pas s’en priver. Je me concentre sur le battement de la vieille horloge dans l’entrée, seule chose encore vivante dans cette maison pétrifiée. J’ai eu le temps de compter jusqu’à 7 231 quand le téléphone sonne. Mamie l’a fait installer en même temps que nous à la ferme, elle dit que ça peut servir si elle se sent mal. Je tends l’oreille, c’est peut-être la mère qui vient me chercher ? Mamie répond d’une voix étranglée par des han, mfff, peut-être, on verra, c’est ça. Autour de 14 400 secondes, mon ventre commence à gargouiller, indigné de cette longue diète imposée ; forcément, lui n’a rien à se reprocher et peut se permettre d’avoir encore de l’appétit. Je ne me lève pas pour rappeler mon existence à Mamie, car quand on a écrasé son frère, a-t-on encore le droit d’avoir faim ? Pas sûr. Son amie Georgette, aussi décharnée que Mamie est dodue, passe boire un café. Devant la porte du salon, elle s’arrête, se signe, mais n’entre pas. Elle reste quinze minutes dans la cuisine sans qu’elles échangent plus de trois mots. Ils sont devenus des ennemis, capables de raviver un souvenir, de faire oublier le chagrin une seconde. Mieux vaut se taire plutôt que de prendre le risque d’un sourire. Vers 33 000 secondes, dans le soleil déclinant de la fin de journée, j’ai enfin droit à un bouillon réchauffé, un reste de viande et un quignon de pain, un vrai repas de prisonnier, je pense, avant de me griffer le bras. A-t-on le droit de se plaindre quand on a écrasé son frère ? Pas sûr. Mamie m’embrasse quand même pour de vrai et laisse encore la lumière du couloir allumée. Mes larmes attendent qu’elle referme la porte de sa chambre pour couler, sans un bruit, car a-t-on le droit d’être triste quand on a écrasé son petit frère ? Pas sûr. En tout cas, personne ne m’en a donné l’autorisation.
Extrait
« En rentrant à pas lents, je prends conscience que pas une seule fois dans l’après-midi, je n’ai pensé au petit frère. C’est la première fois depuis… À l’intérieur, ça tiraille fort. Côté pile, je me sens aussi léger qu’après une longue nuit de sommeil sous un édredon moelleux. Côté face, je me sens monstrueux. Est-ce qu’on a le droit de ne pas penser à lui tous les jours, toutes les heures ? Est-ce qu’on a le droit d’avoir envie d’enrouler ses doigts dans les cheveux cotillons d’une fille ? Là où il est, peut-il sentir qu’on l’oublie, même si c’est pas longtemps ? Risque-t-il d’être triste ? Les questions tambourinent comme une pluie d’orage sur les carreaux de la cuisine, je n’ai personne avec qui les partager. Rien, tu ne dis rien. » p. 96-97
À propos de l’autrice
Clémentine Biano © Photo Eva Cagin
Clémentine Biano, née en 1981, a écrit sa première histoire à 5 ans sur une machine à écrire offerte par ses parents. Elle vit près de Paris, et s’échappe dès qu’elle le peut dans la région du Forez ou en Provence pour écrire au calme. Un éclat rouge est son premier roman. (Source : Éditions Calmann-Lévy)
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