Le bateau-usine – Kobayashi Takiji [30-30]

Une fois n’est pas coutume, nous vous retrouvons aujourd’hui avec un nouvel article dans lequel nous vous parlons d’un livre lu pour nos 30 ans. Il sera question aujourd’hui du Bateau-usine de Takiji Kobayashi.

Comme d’habitude, si vous voulez retrouver la liste complète des livres que nous nous sommes défiés de lire pour nos 30 ans, il vous suffit de cliquer sur ce lien.

Assassiné par la police nippone (acab) suite à un interrogatoire au cours duquel il a été torturé, Takiji Kobayashi est la « tête de fil » du courant de la littérature prolétarienne japonaise. Critiquant le capitalisme autant que l’Empereur, l’Empire et le nationalisme, le Bateau-usine est un texte fondateur de la littérature japonaise prolétarienne qui a été redécouvert au cours des années 2000, comme nous l’apprend la postface de l’ouvrage (très intéressante). Bref, tout ça pour vous donner une idée globale du niveau d’engagement du texte, publié en 1929.

Après cette brève contextualisation, place au résumé rapidos :

Le Bateau-usine, ça parle de quoi ?

bateau-usine Kobayashi Takiji [30-30]

Ce classique décrit les conditions de vie inouïes des travailleurs à bord d’un navire pêchant le crabe dans les mers froides et dures, entre Japon et URSS. Exploités et humiliés, ces hommes découvrent la nécessité de l’union et de la révolte.
Réaliste et novateur, ce texte culte connut un succès international. Il rencontre aujourd’hui un regain d’intérêt, entraînant la sortie de plusieurs films, mangas, etc.

Les eaux noires du capitalisme

« C’est parti ! En route pour l’enfer ! », c’est ainsi que commence ce roman japonais de littérature prolétarienne. Et l’enfer, c’est pas peu dire ! Au fil de ce court récit, on vit aux côtés des ouvriers toutes les souffrances d’un travail harassant, celui de la pêche aux crabes. Takiji Kobayashi nous fait ressentir les intempéries, les souffrances physiques autant que psychologiques des ouvriers de ce bateau-usine, éloignés de leurs proches, travaillant en milieu hostile (la mer au sud-ouest du Kamtchatka) et payés au lance-pierre. Avec sa plume hyper immersive et sensuelle, au sens premier du terme, l’auteur est parvenu a créer un rempart entre moi et le reste du monde : une fois le livre ouvert innocemment au détour d’un lundimanche après-midi, je n’ai pu le refermer qu’une fois terminé. Des semaines après, j’ai encore l’odeur des embruns et du poisson dans les narines et la colère chevillée au corps.

« Les pêcheurs et les ouvriers devaient de temps en temps réchauffer sous leur veste leurs mains gelées et raides comme des pinces de crabes. Ou alors ils les plaçaient en cornet devant leur bouche et soufflaient dedans : « Ha ! » – La pluie tombait en longs filaments sur une mer opaque. À l’approche de Wakkanai, les filaments devinrent de gros grains, et toute la surface de la vaste mer se souleva comme un drapeau que l’on agite. La houle se fit bientôt plus forte, plus rapide. En rencontrant les mâts, le vent faisait un mugissement lugubre. On entendait sans arrêt grincer les vis et les boulons de la coque. »

Le bateau-usine, Takiji Kobayashi, éditions Allia, 2015, p. 23

C’est aussi que ce texte renferme en lui une colère sourde qui m’a forcément parlé puisque Takiji Kobayashi signe un quasi pamphlet profondément anticapitaliste autant qu’antinationaliste. Capitalisme et nationalisme marchent ainsi gaiement, main dans la main, un ouvrier le résume ainsi assez bien dans la dernière partie du livre : « Le destroyer de l’Empire, si vous voulez que je vous dise, c’est la main des riches. Les alliés du peuple ? À d’autres ! C’est des conneries ! »

L’ombre d’un nationalisme va-t-en-guerre plane sur ce récit. À plusieurs reprises, on leur rappelle la raison de leur présence ici, l’importance de leur travail au nom de la nation…

« Comme on a déjà dû vous l’expliquer, vous êtes embarqués sur ce bateau-usine pour des raisons qui dépassent de loin les profits d’une entreprise donnée, n’est-ce pas, c’est une affaire de la plus haute importance pour les relations internationales… Il s’agit de montrer qui est le plus fort : le peuple du Grande Empire nippon, ou les Russkofs. »

Le bateau-usine, Takiji Kobayashi, éditions Allia, 2015, p. 21.

C’est ainsi au nom du « destin de l’empire » que l’on voit ces hommes maltraités, violentés par un intendant brutal prêt à tout pour parvenir au meilleur rendement, quitte à laisser un ou deux hommes crever au passage. Pourquoi pas, après tout ? Puisque d’autres masses d’ouvriers viendront remplacer ceux qui auront péri dans les eaux gelées de l’Okhotsk…

« Pour un patron dans son bureau de Tôkyô, qu’est-ce que la mort de quelques travailleurs en mer d’Okhotsk ? Quand le capitalisme ne peut plus se satisfaire des seuls revenus ordinaires, pour peu que les taux d’intérêts baissent et que les liquidités affluent, il se lance dans une folle course en avant. »

Le bateau-usine, Takiji Kobayashi, éditions Allia, 2015, p. 36.

« « Que valent un ou deux gars de votre espèce ? Mais vous avisez pas de perdre ne serait-ce qu’une chaloupe ! Hors de question ! » Les propos de l’intendant avaient le mérite d’être sans ambiguïté… »

Le bateau-usine, Takiji Kobayashi, éditions Allia, 2015, p. 26.

Par bien des aspects, notre lecture nous a ainsi rappelé celle des Raisins de la colère, il y a de cela un an environ. Et rien qu’avec cette phrase vous savez déjà à quel point ce livre nous a plu. On y décrit un capitalisme cannibale qui ronge les corps, interchangeables, une hiérarchie qui jouit de ses petits privilèges au détriment de ses ouvriers, la faim qui creuse et un travail comme une prison pour une masse laborieuse qui peine, à ses débuts, à entrevoir une solution collective aux problèmes individuels qu’ils rencontrent, pourtant identiques à ceux de leurs collègues.

« Pourtant, quoi qu’on fasse, cela importait peu aux yeux des patrons qui pouvaient s’approvisionner quand ils le souhaitaient en main d’œuvre nouvelle. Quand arrivait l’hiver, les travailleurs affluaient vers la mine « comme prévu ». »

Le bateau-usine, Takiji Kobayashi, éditions Allia, 2015, p. 79.

En cela, Kobayashi fait d’ailleurs mieux que d’évoquer le travail des ouvriers pêcheurs ; il évoque la cause des ouvriers d’une manière plus globale en faisant des parallèles régulièrement avec d’autres milieux ouvriers… Tout aussi pourris.

Portraits de la classe ouvrière

De fait, le milieu de la pêche n’est pas le seul évoqué par Kobayashi pour dénoncer les conditions de travail et les traitements inacceptables subis par la classe ouvrière japonaise. On nous évoque ainsi les ouvriers ayant construit les voies ferrées d’Hokkaidô dans une description si graphique qu’elle en est difficile à oublier.

« À Hokkaidô, chaque traverse de voie ferrée était taillée dans le cadavre bleui d’un travailleur. Ceci n’est pas une figure de style. Sur les chantiers portuaires, les travailleurs victimes du béribéri étaient ensevelis vivants dans les terres gagnées sur la mer. »

Le bateau-usine, Takiji Kobayashi, éditions Allia, 2015, p. 76.

De même que pour les ouvriers des voies ferrées, Kobayashi nous réserve une description très imagée de la manière dont finissent les mineurs, véritable chair à canon du capitalisme :

« Ils les envoyaient sans états d’âme pour tester la possibilité de pénétrer et de rester à l’intérieur des galeries, ils les utilisaient puis les jetaient ; des travailleurs jetables, comme des mouchoirs ! Pour consolider les parois des galeries, on superposait des pans de chair de mineurs, comme des tranches de thon rouge en sashimi. »

Le bateau-usine, Takiji Kobayashi, éditions Allia, 2015, p. 78.

C’est, de fait, du travail des mineurs dont il parle beaucoup après celui des pêcheurs. C’est par le biais de conversations entre différents ouvriers qu’il parvient le mieux à évoquer les similitudes entre les quotidiens des uns et des autres… D’aucuns ont même atterri sur ce bateau en espérant y trouver un travail moins pénible dans lequel ils ne risqueraient pas leurs peaux chaque jour.

« Il devait raconter plus tard à ses camarades qu’il venait de quitter la mine de Yûbari où il avait travaillé pendant sept ans. Quelques jours à peine avant l’embarquement, il avait survécu de justesse à un coup de grisou. Ce n’était certes pas la première fois, mais ce coup-ci il avait pris une peur terrible de ce métier, et il a aussitôt quitté la mine. »

Le bateau-usine, Takiji Kobayashi, éditions Allia, 2015, p. 13.

Leur nouveaux collègues vont avoir vite fait de les détromper et de leur annoncer ce qui les attend… Et la prise de conscience des anciens mineurs quant à leur nouvel emploi sera bien rapide également :

« « Bien vrai, c’est comme à la mine, ici ! Toujours vivre en s’disant qu’on va crever. J’avais la trouille du grisou, mais les vagues, ça fout la trouille aussi. » »

Le bateau-usine, Takiji Kobayashi, éditions Allia, 2015, p. 45.

Dans un milieu comme dans l’autre, les périls et souffrances se ressemblent. On risque sa peau pour n’obtenir que des miettes de bénéfices pourtant colossaux. Une injustice qui ne va pas tarder à faire gronder la révolte…

La révolte qui gronde

Tout au long de son court récit, Takiji Kobayashi parvient à nous maintenir en haleine comme dans un bon roman à suspense. La révolte gronde mais parviendra-t-elle à son terme ? Les ouvriers arriveront-ils à se coordonner, à rester unis face à l’intendant violent qui n’hésite pas à en venir aux mains pour les remettre au travail ?

On assiste avec joie à la prise de conscience du groupe d’ouvriers de ce bateau-usine. Nait sous nos yeux une conscience de classe, la réalisation de souffrances et d’intérêts communs allant à l’encontre de la hiérarchie et du rendement insoutenable qu’on aimerait les voir adopter. Cette prise de conscience va de pair avec la découverte des idéaux communistes, ceux-là mêmes dont leurs chefs leur avaient demandé de se méfier car ils représentaient un danger :

« Alors s’il y en a parmi vous pour se mettre en tête d’imiter les Russkofs comme c’est la mode en ce moment, s’il y en a qui soutiennent des idées tordues, ceux-là seront bien sûr considérés comme des traîtres à la patrie. »

Le bateau-usine, Takiji Kobayashi, éditions Allia, 2015, p. 22.

Évidemment lorsque Kobayashi signe ce texte, nous sommes en 1929. On sent combien le communisme représente encore un grand espoir pour nombre de gens et à quel point on ne peut imaginer les mésusages qui en seront faits au cours du siècle… On pourrait presque rire de la vision totalement idéaliste que l’auteur a du communisme, et pourtant ce serait nier à quel point son texte a tout de même fait mouche sur nous. Car au fil du récit, on ne peut s’empêcher d’essayer d’entrevoir un avenir meilleur pour ces hommes injustement traités. Il y a de l’espoir dans la rencontre fortuite d’ouvriers japonais avec un groupe de Russes les familiarisant avec les idéaux communistes, car ils y trouvent finalement une cause commune qui s’avérera avoir l’évidence du « bon sens » à leurs yeux.

« Les pêcheurs s’étaient vaguement demandé si ce n’étaient pas là ces « effrayants » discours « rouges » contre lesquels on les avait mis en garde. Mais en même temps, ils se disaient que si c’était ça, alors la propagande rouge ressemblait bigrement à du bon sens. L’enthousiasme du Russe était communicatif. »

Le bateau-usine, Takiji Kobayashi, éditions Allia, 2015, p. 58.

Et au fil des prises de conscience, des échanges et des discussions, Kobayashi nous décrit la révolte grandissant dans le cœur de ces ouvriers unis. Et c’est ainsi que « […] ces quelque deux cents hommes en étaient venus petit à petit à partager les mêmes pensées, à tous parler et agir à l’unisson (mais l’évolution avait été aussi lente qu’une limace). », nous dit-il page 93.

Les différentes idées qui nous sont exposées dans le Bateau-usine nous sont aujourd’hui assez évidentes et l’aspect didactique du texte de Kobayashi saute aux yeux. Mais qu’il est bon de se rappeler que sans leurs subalternes, nos patrons ne sont rien. N’est-ce pas ?

« Les crabes vont pas venir gentiment dans ses poches, si nous autres on trime pas pour les y aider. Et dites, combien on gagne, nous en une saison de travail ici ? Au fait, le patron, il ramasse dans les quatre cent à cinq cent mille yens de bénéfice net par bateau. Alors la question c’est : d’où il sort, tout cet argent ? Il surgit pas du néant, vous voyez ! – Pas la peine de faire un dessin. C’est nos efforts à nous qui le produisent. »

Le bateau-usine, Takiji Kobayashi, éditions Allia, 2015, p. 140.

Je pense que bon nombre d’entre nous ont déjà expérimenté un chef ou un patron qui oublie que son entreprise tourne grâce à nos bonnes volontés et à nos petits bras. Voir ces ouvriers freiner volontairement la chaîne du travail, ça a quelque chose de cathartique, je peux vous l’assurer !

« Ils n’affichaient aucune revendication. Ils ralentissaient le rythme, mais imperceptiblement, afin de ne pas se faire prendre. »

Le bateau-usine, Takiji Kobayashi, éditions Allia, 2015, p. 125.

Kobayashi décrit même avec brio le sentiment d’émancipation que l’on ressent quand l’on en vient à réaliser cela justement, que sans nous, nos patrons ne sont rien. Un lâcher-prise qui, paradoxalement, nous redonne du pouvoir.

« Une fois qu’ils avaient compris cela, ils se laissaient envahir par l’envie de révolte qui désormais les fascinait singulièrement. Toutes les souffrances endurées, les conditions de travail inhumaines, tout ce qu’ils avaient accepté si longtemps se révélait le plus fertile terreau pour leurs nouveaux sentiments. – L’intendant, il pouvait bien aller se faire foutre ! En pensant cela, ils se sentaient mieux. Sous l’effet de cette lucidité nouvellement acquise, ils voyaient clairement ce qu’était leur vie, un peu comme si elle s’était retrouvée brusquement éclairée par une lampe torche. Et leur vie, ça ressemblait à un amas grouillant de vermine. »

Le bateau-usine, Takiji Kobayashi, éditions Allia, 2015, p. 126-127.

Mais alors cette révolte grandissante, qu’elle échoue ou réussisse, qu’en faire ? Kobayashi oriente clairement sa réflexion vers celle des syndicats, nous a-t-il semblé. C’est vers le développement plus large d’unions syndicales qu’il semble pencher, rappelant à plusieurs reprises à quel point les syndicats représentent un garde-fou, un lieu de politisation et de lutte pour des ouvriers qui finiraient, inévitablement par s’apercevoir de l’injustice de leurs conditions de travail. Et face à l’injustice de leurs conditions de travail une seule solution, la réponse commune.

« Afin que tout soit irréprochable, et que rien ne vienne gripper l’engrenage, ils sélectionnaient des travailleurs dociles qui ne s’intéressaient pas aux syndicats. Mais finalement le « travail » tel qu’il était organisé à bord des bateaux-usines aboutissait au résultat inverse de celui qu’ils recherchaient. Les conditions de travail intolérables poussaient irrémédiablement les travailleurs à se rassembler – à se syndiquer. »

Le bateau-usine, Takiji Kobayashi, éditions Allia, 2015, p. 132.

Ainsi s’achève (un peu abruptement) notre chronique du Bateau-usine de Takiji Kobayashi. On n’ose pas vous parler de notre avis général en prenant en compte la fin, car ce serait inévitablement vous divulgâcher les termes en lesquels se terminent cette histoire.

Sachez néanmoins que ce livre est une lecture qui nous aura énormément marquées. Ce récit sensuel, imagé autant que brutal, du quotidien des pêcheurs de crabes et de la révolte qui monte aura fait vibrer notre petit cœur de gauchiste. On y a trouvé de l’énergie et de la colère (encore elle mais elle peut être constructive, vous savez), la joie de voir sur papier des mots qui donnent de l’espoir et l’envie de lutter dans ce monde de gros droitards.

Bref, un coup de cœur et probablement une lecture à afficher au palmarès de nos meilleures lectures de l’année 2025. Carton plein pour cette lecture du 30 livres pour nos 30 ans, on est conquises !


Si vous avez d’autres titres de littérature prolétarienne japonaise (ou pas) à nous conseiller, n’hésitez pas (Le mineur de Natsume Soseki est déjà dans notre liste de 30 livres pour nos 30 ans ;)) à le faire en commentaire, nous sommes tout ouïes !! ↓ 🙂