L’Escale



L’Escale

L’Escale 68_premieres-fois_logo-2024

En deux mots

Grigori, un marin fuyant une dette, se retrouve bloqué sur une île norvégienne où il rencontre Alda, une femme mystérieuse. Cette île devient un refuge inattendu, mais Grigori peine à s’adapter à la vie terrestre. Avec l’aide d’Alda et d’un couple d’instituteurs, il commence une transformation intérieure.



Ma note

★★★★ (j’ai adoré)



Ma chronique

La nouvelle vie de Grigori


Entre récit de voyage et quête intérieure, Marion Lejeune nous offre un premier roman très réussi. On y suit Grigori sur une île du Grand-Nord. Dans cette nature âpre, il va faire des rencontres qui vont le transformer.

Lorsque Grigori accoste sur une petite île perdue au large des côtes norvégiennes, il ignore encore que ce fragment de terre va bouleverser son existence. Les escales, il en a connu des dizaines : le temps de décharger une cargaison, d’en embarquer une autre, et de reprendre le large, souvent dans l’urgence. Mais cette fois, le Gren, son voilier de commerce, reste étrangement à quai, immobilisé pour une durée indéterminée. Pour Grigori, qui fuit une dette et la menace d’un camarade d’équipage, cette pause forcée devient un refuge inattendu.
Ce qui s’ouvre à lui sur cette île, ce n’est pas simplement un lieu : c’est une respiration. Une contrée de brumes, de falaises abruptes et de prairies où paissent des moutons, un bout du monde rythmé par le vol des oiseaux et le souffle du vent. C’est là qu’il croise Alda, une femme énigmatique et solitaire, qui vit de la récolte des œufs dans les nids accrochés aux rochers. Fasciné par sa détermination et son aura mystérieuse, il la suit dans ses escapades dangereuses, là où chaque geste est une danse avec la mort. « Ici, tout est fragile, tout peut basculer. Mais si tu veux comprendre, il faut écouter le vent », dit-elle, et Grigori, pour la première fois, semble prêt à entendre.
Mais son adaptation n’est pas aisée : « Peut-être qu’après avoir navigué des années durant, il se livre à une conversion à la vie terrestre à coups de choses qui pèsent, nourriture et littérature. Mais de toute évidence, son ancre ne tient pas : il a le teint curieusement tourné comme si, après s’être amariné toute sa vie, il peinait à retrouver son équilibre. Il offre l’image d’un homme décentré, en oscillation constante, atteint d’un mal de terre carabiné. »
Avec l’aide d’Alda et de Jon et Halle, un couple d’instituteurs bienveillants, il débute sa transformation intérieure. « Grigori comprend qu’il n’est pas là juste pour satisfaire la curiosité qu’il éprouve envers cette fille étrange, mais qu’elle a aussi pour lui des questions, une perplexité même, embusquée derrière cet attachement désarmant qu’elle lui voue depuis leur rencontre, sans crainte des qu’en-dira-t-on et sans aucun désir. »
Avec L’Escale, Marion Lejeune offre un premier roman où l’écriture elle-même semble façonnée par les éléments. Inspirée par les paysages nordiques – on y retrouve l’ambiance des romans de Jón Kalman Stefánsson comme D’ailleurs les poissons n’ont pas de pieds ou À la mesure de l’univers – sa plume dessine des tableaux d’une intensité saisissante. La vie rude et simple des insulaires, où chaque geste est empreint de la lutte quotidienne contre une nature impitoyable, se traduit par des chasses à la baleine violentes et des combats de rats dans les cales des bateaux. Des tableaux saisissants qui immergent le lecteur dans ces falaises battues par les vents, dans ces prairies perlées de sel, dans ces nuits où la mer et le ciel se confondent… Chaque image vibre d’une sensualité contenue, où la contemplation devient une expérience immersive. Le lecteur, comme Grigori, est happé par ce territoire âpre et magnifique, où le temps se dilate, où l’attente devient une forme d’éveil.
Mais sous cette surface presque immobile, des tensions se dessinent. L’île n’est pas un simple refuge, elle est aussi un théâtre d’affrontements silencieux et de désirs tus. Alda, hantée par des rêves d’ailleurs, Jon et Halle, qui semblent porter un secret, donnent à ce lieu une profondeur humaine, presque tragique. « Peut-on vraiment repartir indemne d’un endroit qui nous a obligé à nous regarder en face ? » se demande Grigori. Une question qui résonne tout au long du récit.
Nourrie par des auteurs comme Nicolas Bouvier, Sylvain Tesson ou encore Joseph Conrad, Marion Lejeune inscrit L’Escale dans une tradition littéraire où le voyage n’est jamais simplement géographique, mais profondément existentiel. D’une grande sensibilité, elle redonne au voyage sa dimension contemplative et poétique, tout en explorant avec finesse les thèmes de l’altérité, de la quête d’identité et de la cohabitation entre l’homme et la nature. Une lecture à savourer comme un mets rare, qui laisse une empreinte durable dans l’imaginaire du lecteur.

L’escale
Marion Lejeune
Éditions Le bruit du monde
Premier roman
288 p., 21 €
EAN 9782386010033
Paru le 07/03/2024

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Édition poche
Pocket
Paru le 20/03/2025

Où ?

Le roman est situé sur une île au large de la Norvège.



Quand ?

L’action n’est pas précisément située dans le temps.



Ce qu’en dit l’éditeur

Une plongée dans les paysages insulaires du Grand Nord, au coeur d’un monde sauvage. Un marin en fuite rencontre une jeune insulaire prête à lui enseigner les règles de survie dans ce milieu hostile.
Grigori est marin sur le Gren, un voilier de commerce norvégien qui vit ses derniers voyages. Menacé de mort par un camarade pour une histoire de dette, il profite d’une escale sur l’Archipel, territoire isolé de l’Atlantique nord, pour trouver refuge à terre. Alors que la torpeur l’emporte peu à peu sur l’inquiétude, Grigori traverse des paysages peuplés de moutons et de vent, et découvre la vie des insulaires. Parmi eux, Alda, qui cherche des œufs d’oiseaux sauvages dans les falaises et ne rêve que de partir, et les instituteurs Jon et Halle qui, derrière leurs sourires, semblent dissimuler un secret. D’autres aussi, venus de loin et que l’Archipel réunit : un voyageur du Gren dont la mémoire vacille, des chasseurs de baleines éméchés, une riche botaniste…
Marion Lejeune a bâti un monde au sein duquel des individus en perpétuel mouvement rêvent d’un point fixe tandis que d’autres contemplent avec avidité l’horizon. Dans une langue envoûtante, elle met en scène les relations tumultueuses entre les êtres humains et la nature. L’escale est son premier roman. Il a pourtant l’étoffe d’un classique.

Les critiques

Babelio 
RTS (Qwertz) 
Blog Les livres de Joëlle 
Blog motspourmots.fr (Nicole Grundlinger) 


Marion Lejeune présente « L’Escale » © Production Librairie Mollat

Les premières pages du livre

« I
Tôt le matin, Grigori referme la porte de la maison de Jon et Halle et s’en va sur le sentier qui borde la baie. Dos au large, le regard rivé sur l’herbe parsemée de cailloux, il traîne des pieds, lui qui d’ordinaire, après des jours en mer, savoure tant de marcher. Il avance lentement, sans but, pour échapper à la pensée que derrière lui, par-delà les quelques barques qui peuplent le minuscule port du village, pointe la silhouette du navire qui a été le sien.

Depuis que le Gren est à l’ancre, les jours flottent, indéterminés. À bord, on a dû nettoyer de fond en comble, retaper les bannettes vermoulues, on a même dû repeindre le pont. Mais Grigori devine que tôt ou tard, le capitaine sera à court d’idées pour justifier cet arrêt prolongé. Faut-il vraiment tout ce temps pour que les morues soient à point dans les baraques à sel de l’Archipel ? D’ordinaire, les escales se font dans une hâte brutale : la poignée d’hommes d’équipage, affamée de terre, s’abat sur le port, bavasse, boit et fornique à satiété avant d’être rappelée d’un coup de sifflet pour embarquer le nouveau chargement et lever l’ancre. Ces brefs moments de liberté, le capitaine les figure dans son calendrier sous forme de rayures, encadrées par les dates sévères du rappel à l’ordre. Mais là, pas un matelot qui n’espère qu’on en finisse avec cette escale. Ça gronde, ça piétine, ça subit le temps perdu, à se demander si d’une façon ou d’une autre, il y aura rétribution pour ces jours chômés où l’on s’ennuie à crever. En attendant, chacun guette, à travers le vent qui gifle la côte et déporte les averses à l’horizontale, le doux crépitement de cette chair qui, dit-on, se gorge de sel jusqu’à devenir blanche, comme couverte d’une neige granuleuse.

On a peu l’habitude de voir les équipages s’attarder sur l’Archipel. On monnaye le bois contre le poisson, la laine ou l’huile de baleine, et les étrangers lèvent aussitôt l’ancre dans leurs bateaux de faible tonnage car ce coin du monde, à l’écart des grandes routes commerciales, ne sait rien des navires à vapeur ni des biens luxueux que l’Atlantique nord s’échange. Les taxes exigées par les Danois, même maintenant que le monopole desserre son emprise sur ces quelques îles perdues, ne sont de toute façon pas pour encourager le commerce. Alors les marins venus d’ailleurs ne font qu’un petit tour sur eux-mêmes, à peine le temps d’avoir le mal de terre, avant de retrouver la mer qui, pour ces nomades lancés dans l’éternelle cavale que leur trace la loi de l’offre et de la demande, s’est muée en foyer.
Et qui sait, peut-être qu’avec la perspective d’un départ, Thomassen cessera de penser à Grigori qui a fui pour se terrer là, dans une de ces petites maisons au toit couvert de longues herbes.

Grigori ne marche jamais jusqu’au plus près de son navire. Les hommes du Gren, il les a vus une ou deux fois traîner dans le village, adresser quelques mots aux gens de l’Archipel, aller boire non plus par soif mais par ennui. De toute façon, ce n’est pas comme s’il y avait ici matière à débauche. Un unique café sert, lorsqu’il y en a, une eau-de-vie danoise qui vous vaut les regards réprobateurs des locaux. Ne parlons même pas des femmes dont on peut user : il n’y en a pas. Ici chacun s’affaire à des choses sérieuses, de préférence sous le regard de Dieu ou de la couronne danoise.
Il est toujours plus doux de tuer l’ennui en meute, grâce aux cartes et aux histoires, mais ça, Grigori ne le peut plus. Lorsqu’il a observé, à distance prudente, ses camarades de traversée, il les a à peine reconnus. Est-ce de les voir à terre, loin du navire pour leur sculpter l’allure de leurs attributions ? Il s’est efforcé de les distinguer les uns des autres, de reconnaître dans le groupe la corpulence de Finnur, le colosse amical qu’on chargeait toujours des tâches les plus épuisantes, la démarche assurée de Helland le timonier, surnommé « le chanceux » tant il a plus d’une fois raflé toutes les mises des paris, ou même le vaste dos de Thomassen, avec ses cheveux d’un blond presque transparent. Mais il n’a vu qu’une petite troupe vêtue de bleu foncé, coiffée d’une chevelure confuse.
Grigori poursuit sa marche lente et se détourne du port. L’aube renverse peu à peu ses promesses en un ciel blanc, étale, qui reste le même jusqu’au soir.
*
C’est le dernier jour de mer avant d’accoster sur l’Archipel, Grigori s’en souvient, il a beau alors essayer de le cacher, l’angoisse l’oppresse au point qu’il n’en dort plus. Le Gren s’est comme enroulé autour de lui et le serre dans son étau de bois grinçant. Tout l’équipage, même ceux qui sont restés à distance des affaires de la nuit, sait qu’il est sur le point d’y passer. Le ragot court à bord : Grigori va-t-il se faire égorger avant l’arrivée au port ou se jettera-t-il à la mer pour éviter une telle fin ? Certains, par vague camaraderie, le regardent d’un air désolé, mais personne ne le prend vraiment en pitié. Il n’y a au fond nulle injustice dans cette traque que Grigori subit et qu’il doit accepter comme la conséquence d’un hasard auquel il a consenti. Chacun accepte que les heures à bord se tissent d’une extrême tension dont il n’y a qu’à attendre le dénouement. Même Grigori, quand il n’en peut plus de veiller pour éviter l’attaque, se résout à ses poches désespérément vides et aux poings que l’autre tient, pour le moment, encore serrés contre lui.

Depuis le pari, Thomassen ne quitte plus Grigori. Il dort sur la bannette près de la sienne, couché sur le dos, son large corps étalé au bord du vide de façon à l’avoir à l’œil. La journée, il n’est jamais loin et l’observe, petite silhouette affairée dans les voiles à côté des autres. Quand il n’y a pas de manœuvre, Grigori tient la hune comme un refuge, accroupi, les yeux vers le pont. Il a appris à reconnaître la silhouette de l’autre même à contre-jour, à deviner sa tête qui pointe par les escaliers, ses raclements de gorge gras. Il n’a même plus besoin de le voir, c’est une intuition qu’il a de sa présence, de sa façon de respirer et de se mouvoir qui l’alerte aussitôt. Dès qu’il pose un pied sur le pont, aux brèves heures de repos, il faut jouer de l’esquive, s’arranger pour n’être jamais seul. Finnur occupe bien malgré lui ce rôle d’armoire à glace défensive, placide dans son énormité, si doux qu’il ne viendrait à l’esprit de personne de mourir en sa présence, du moins il faut l’espérer.
Mais bien sûr il y a les quarts, ces heures où il semble qu’il n’y a personne d’autre que soi et le navire. Cette solitude qui s’est mise à le suivre partout le cueille alors comme un hameçon dans le ventre.

La nuit est très claire, il est trois heures, on a passé le mitan le plus pénible de la nuit, ce moment où le sommeil racle à mort, à en perdre l’équilibre même quand on est marin. Grigori pourrait s’endormir à la barre tant le Gren se meut de lui-même dans le roulis confiant, presque imperceptible, qui le porte sur les eaux de l’océan. Mais à présent, plus qu’à n’importe quel moment, il ne faut pas dormir. Non pas pour guetter, car il est évident que la confrontation va avoir lieu, mais pour se défendre à temps de ce qui va venir.
Justement Thomassen surgit, silencieux, après avoir contourné l’abri de navigation sans même jeter une ombre. D’un bras il serre Grigori par le cou, il le serre tout entier, c’est plus d’intimité que Grigori n’en a connu depuis les femmes de Bergen, mais surtout, ça fait peur. Thomassen n’a pas besoin d’en arriver là. Il pourrait l’assommer et le flanquer par-dessus bord, hausser les épaules au matin en disant que le jeune gabier a disparu, cela arrive, il y a des mélancoliques en ce monde, des types qui n’en peuvent plus de la misère, ou juste des maladroits qui se pintent et en payent les conséquences, mais il veut son compte de violence. Les morts sont libres de dettes et Thomassen n’a aucune intention d’offrir à Grigori cette délivrance.
Il faut qu’il se dégage de ce corps beaucoup plus lourd, beaucoup plus vieux qui le retient. Il jette un puissant coup d’épaule en arrière mais Thomassen ne bouge pas, l’enserrant de toute sa force d’ours qui fait carapace avec son poids, sa tiédeur, son odeur acide qu’il éructe en petits souffles dans le cou de Grigori.
Si seulement ils étaient à terre. À bord du Gren, Thomassen évolue comme un animal familier des lieux, la démarche assurée, ses poings épais, légèrement crispés, pendant de chaque côté de son corps. Il est puissant, marin des pieds à la tête. Sa lourdeur est l’atout parfait quand il y a de la mer : le choc des vagues contre la coque n’a jamais raison de son imperturbable gravité. Là où Grigori, élancé, valdingue, et a toujours préféré les voiles où il fait corps avec le vent, Thomassen, marin de pont, reste immobile, tenu au sol par ses pieds de bronze. Mais à terre, là où l’espace redevient un labyrinthe de roches et de forêts, sa maîtrise n’est plus rien. Il est facile de l’imaginer traîner sa masse vers l’ombre des bateaux, comme un crabe à la recherche d’un abri en attente de la marée haute. Grigori, rien qu’entouré d’un air alourdi d’odeurs végétales, aurait des chances de le vaincre. Avec sa corpulence déliée, il est fait pour les haubans du navire mais aussi pour le grand élan terrestre, pour la marche agile.
C’est le coup dans le genou qui le fait reculer. Thomassen s’étale sur le pont et Grigori s’écarte de la barre en attendant la prochaine charge. Il regrette le couteau qu’il a perdu à Bergen à cause d’un pari, un autre, et qu’il n’a pas pu remplacer faute d’avoir renfloué ses fonds à temps. Thomassen se relève d’un bond et le regarde, bras étrangement ouverts comme s’il le tenait encore. Dans ses yeux ronds, Grigori lit l’avidité frustrée et un mépris qu’il a vu poindre dès le premier jour à bord, quand son nom de consonance étrangère est tombé dans l’oreille du marin. Pourtant, il n’a rien qui le désigne comme intrus, il connaît la langue et les usages de Norvège, ça fait des années qu’il n’a pas eu un rouble en poche, bref, il dupe parfaitement son monde. Mais parfois, un simple nom suffit à s’aliéner les huîtres locales, cette idée qu’on n’est pas du port, comme si on avait traîné sur la carte une bave malpropre depuis son coin d’origine. Thomassen est comme ça, le nom lui est tombé dans l’oreille et c’est comme si Grigori s’était mis à dépasser d’une tête ses camarades au point qu’on ne voie plus que lui, l’étranger démasqué.
Thomassen s’approche lentement. Il a toutes ses chances de broyer Grigori, de faire ce qu’il veut de lui avec ses énormes bras, son expérience de la bagarre, des comptes qu’on règle un point c’est tout. Grigori déplie un corps inférieur en force mais qui ne ploiera pas, il le sait. Libéré du poids de l’autre, il se sent gagné par la rage de se défendre. Il a peut-être perdu, il est peut-être plus endetté que jamais, mais il est hors de question de crever pour un pari, qui plus est de la main d’une brute comme Thomassen.
Le Norvégien balance son bras comme une masse d’armes. Il va falloir se faire rapide pour l’esquiver. Grigori est déjà voûté, prêt à saisir à deux mains la tête de l’autre pour la fracasser contre le gouvernail du Gren. Il ne s’en remettrait pas, Grigori a déjà vu un marin glisser et se fendre le crâne sur la barre, répandant toute une masse rougeâtre sur les couleurs délavées du pont. Quelques secondes plus tôt, le type en question disait, comme s’il avait la vie devant lui, que le temps était en train de changer.
– Ne sommes-nous pas en train de perdre notre cap ?
Le bras de Thomassen suspend son élan et Grigori tourne la tête. La silhouette tassée d’un homme mord sur la faible lueur de la lampe. De tous ceux qui sont à bord, c’est le moins susceptible d’apparaître à cette heure de la nuit : un voyageur, sans doute une connaissance de Tobias, le capitaine, qui profite opportunément de la traversée pour rallier l’Archipel, une destination rarement desservie que ce soit par les navires de commerce ou de passagers. Les matelots n’ont découvert l’homme que le jour d’embarquer et ont marmonné de voir cet inconnu serrer la main du capitaine. De corpulence grasse et d’allure lente, assez âgé à en juger par son visage et ses cheveux épars, l’homme occupe la seconde cabine privée du brick, une pièce minuscule dotée d’une bannette où il a passé la plupart de son temps enfermé, non à cuver son mal de mer, comme les autres marins pouvaient le penser, mais à lire une copieuse pile de livres que Grigori a vue en jetant un œil curieux dans l’antre de l’oisif.
L’homme s’appelle Loukine, c’est ce qu’il a dit au capitaine alors que Grigori était, par hasard, à portée de voix. Le gabier aurait pu en faire la confidence aux autres, car les choses à se dire et à savoir revêtent une importance immense quand on se lance dans des traversées, même courtes, où les événements ne tiennent qu’à la pluie et au vent, mais il n’a rien dit. Marre de ce pouvoir des noms à distinguer alors qu’on n’avait jusque-là jamais considéré sa propre étrangeté, pas envie d’être associé, en vertu de l’arbitraire d’une naissance, à cet étranger qui, oui, semble bel et bien venu du même coin du monde. Les plaisanteries auraient fusé, voilà qu’il y a un autre Russe à bord, qu’est-ce qu’il leur prend à ceux-là de venir se perdre chez nous, l’Empire est pas assez grand peut-être, dis Grigori, t’as pas des choses à raconter à ton compatriote ? Mais très vite, tout le monde, jusqu’à Grigori lui-même, a oublié la présence du voyageur à bord, jusqu’à ce soir où pour la première fois les regards se croisent.
Thomassen range son bras le long de sa hanche. Grigori se redresse et repose une main sur la barre qui fait frémir le Gren. Hors de question de s’écharper face à un terrien. Ç’aurait été un matelot, Thomassen ne se serait pas gêné pour envoyer quelques mandales à Grigori histoire de lui laisser la face bleuie, une humiliation juste comme il faut pour qu’on se moque de lui à l’escale et que les filles le trouvent dégoûtant. Mais les affaires des marins ne se règlent pas face à un intrus.
Thomassen lance une bourrade à Grigori qui sursaute puis, dans un ricanement, s’éloigne à pas lourds. L’autre, le Loukine, ne bouge pas, pied assuré, mains dans le dos alors que le Gren gîte légèrement en reprenant sa trajectoire. Un ancien marin peut-être, qui a gardé quelques réflexes, mais n’a pas fait mine de s’intéresser à la vie à bord. En même temps quel intérêt que cet équipage qui s’ennuie vaguement dans ces courses d’un port commercial à un autre, sur un navire qui vit ses dernières heures avec ses voiles et sa coque en bois.
Loukine le regarde, Grigori le sent et il déteste ça. Il sait que l’autre a flairé ce qui les rapproche. Visiblement son nom à lui, aboyé par les autres marins lors des manœuvres, n’est pas tombé dans l’oreille d’un sourd. Une dette avec l’autre porc, et maintenant, ce lien malgré soi avec ce vieux auquel il n’a rien demandé. Il devrait se faire discret, bien plus discret, s’interdire toute idée saugrenue pour égayer la vie à bord et oui, pourquoi pas, changer de nom pour qu’on lui fiche la paix.
– D’où viens-tu ? dit l’homme en russe.
Et voilà. C’est pas qu’il ne parle plus russe, à dire vrai il n’en sait rien, il ne le pratique plus vraiment, c’est le norvégien et le danois qui transactionnent dans sa tête depuis des années, et sa langue d’enfance, lointaine, n’a pas acquis la douceur que donnent parfois la distance et la nostalgie, lorsqu’on s’attendrit d’une chose qui a pris son exil et qu’on ne peut que considérer de loin, de l’extérieur. De nouvelles langues en ont chassé une autre, c’est tout, et il est bien trop occupé à les habiter pour se préoccuper de ce qui perdure ou ne perdure pas, de ce dont on se souvient et de ce qu’on oublie.
– De Bergen, marmonne Grigori en norvégien.
– En Russie, je veux dire.
Soupir de l’intéressé.
– D’Arkhangelsk. Ça vous va, comme réponse ?
– Ah, le grand port de la mer Blanche. Je crois que je n’y suis jamais allé. Moi, je suis de Saint-Pétersbourg.
Grigori n’écoute pas. Il n’a cure de ce soudain espace de connivence que leur offre, à lui et au voyageur oisif, leur origine commune. Après l’attaque de Thomassen, ses muscles vibrent de fatigue et une douleur s’est réveillée au creux de ses omoplates. Le jour se lève à tribord. Dans quelques heures, le navire arrivera à destination, dans ce chapelet d’îles perdues qui, dit-on, manque de tout sauf de vent, de pluie et de moutons. Le Gren reliera le labyrinthe étroit de son pont, de sa cale et de ses couloirs, à d’autres espaces, l’horizon se débarrassera du corps menaçant de Thomassen. Au moins pour un moment, il n’y aurait plus ni portes, ni cloisons, ni mer partout autour pour contraindre les ennemis à s’affronter. Mais Grigori sait que Thomassen, même distrait un moment par des occupations d’escale, ne renoncera pas. Question d’honneur. Question de cruauté aussi. Qui peut dire pourquoi un homme n’en aime pas un autre, exige de lui qu’il paye ? Les choses sont parfois comme ça.
– Je connais des gens à terre, dit Loukine.
Grigori se renfrogne. La manie qu’a ce voyageur de se mêler de ce qui ne le regarde pas, cette façon de considérer sa jeunesse avec une sollicitude condescendante, c’est insupportable.
– Et alors ? Ce ne sera pas une solution.
– Comme tu voudras. Ce n’est qu’un service que je propose. Je ne te prêterai pas d’argent, si c’est ce que tu veux savoir. Car c’est bien d’argent qu’il s’agit, n’est-ce pas ?
Silence.
– Un séjour à terre ne pourra qu’aider. Nous arrivons dans des lieux particuliers, tu t’en rendras vite compte. Avant même que la nouvelle cargaison ne soit chargée, les choses se seront calmées.
– Qu’est-ce qui vous fait dire ça ? Vous connaissez, là où on va ?
Mais Loukine est déjà parti. Ne reste que Grigori, avec l’aube qui éclaire ses doigts très blancs serrés sur la barre.
*
Sauf que le chargement tarde de façon invraisemblable et que ce temps pour que les choses se calment, pour réfléchir (mais à quoi ? à qui ?), qui n’était censé durer que quelques jours, s’est transformé en une agonie qui ne veut pas prendre fin. Le village rapetisse au fur et à mesure que Grigori l’arpente, au petit matin de préférence, heure à laquelle les matelots en escale savourent le sommeil qui leur manque tant en mer. Heure à laquelle, donc, il ne risque pas de les croiser.
Comme la plupart des bâtisses du village, la maison de Jon et Halle donne sur le port. Au rez-de-chaussée, elle abrite une vaste salle de classe, car tous deux sont instituteurs. Chaque matin depuis que les voyageurs sont arrivés, un groupe d’enfants de tous âges se presse à la porte et s’installe pour la poignée d’heures où le couple, qui fait classe ensemble, parvient à les faire tenir en place.
Les visiteurs, comme leurs hôtes, logent à l’étage. À sa grande surprise, Grigori a une chambre pour lui seul. Sa fenêtre donne sur un minuscule jardin d’herbe encadré par les façades des maisons voisines. De temps à autre, une fenêtre s’ouvre et un bras secoue un chiffon noir de saleté ou jette avec indifférence l’eau souillée d’un seau. L’herbe du jardin pousse vigoureuse et très verte, aussi drue que celle qui chapeaute les maisons. C’est d’ailleurs une chose étrange d’ouvrir sa fenêtre le matin et de voir s’agiter, au-dessus du cadre de bois, de longs brins d’herbe échappés du terreau, ou des pissenlits qui poussent dans des positions acrobatiques. Étrange aussi de penser, comme le fait Grigori quand son esprit le laisse en repos, qu’on s’endort avec au-dessus de soi une épaisse couverture de terre humide et noire. Est-ce que ce n’est pas un peu comme être allongé, mort, dans un cercueil particulièrement spacieux ?
Au matin, Grigori se réveille enveloppé dans une double épaisseur de draps et de couvertures, étonné par le silence. Il préférerait mille fois sentir sous lui la dureté de sa bannette que d’avoir l’impression d’être un poupon qu’on a langé. Toute cette bienveillance l’humilie, il n’a rien fait pour la mériter, il est là par hasard, parce que Loukine lui a adressé la parole à bord. La table du repas est plus infamante encore et, pourtant, Jon et Halle proposent avec simplicité ce qui fait partie de leur quotidien : pain noir, bouillie d’orge, petits poissons fumés, œufs durs d’oiseaux sauvages et même de la confiture de baies, d’une variété que Grigori ne connaît pas. Seul le café, noir et très fort, lui rappelle les matins en mer. Il en avale de grandes lampées en écoutant le raclement des chaises et les bavardages des enfants qui s’installent dans la salle de classe.
À l’inverse de Grigori, Loukine se délecte de cette hospitalité. Sans la moindre gêne, mangeant pour deux, il entretient son poids de sédentaire. Il passe aussi de longs moments à parler avec Jon, Halle et leur fille Lene. Le premier soir, il ôte même un livre de leur généreuse bibliothèque et leur fait la lecture dans un danois qu’il parle, comme toutes les langues que Grigori l’a entendu prononcer, à la perfection, avec une certaine grandiloquence et le plaisir manifeste d’être écouté.
Pourtant, malgré ces simagrées d’intimité, rien ne semble vraiment le lier à ses hôtes. Les gestes ont de part et d’autre une neutralité polie ; le ton, cette cordialité qu’on a pour des êtres qu’on apprécie sans trop les connaître. Peut-être tous trois se sont-ils vus il y a des dizaines d’années, peut-être ne se connaissent-ils même pas, peut-être Jon et Halle ont-ils l’habitude des voyageurs et les accueillent-ils avec plaisir, comme des membres de la famille qu’on n’aurait pas côtoyés depuis tant de temps qu’on tolère qu’ils aient changé jusqu’à devenir des inconnus. Une curiosité discrète pour ceux qui viennent d’ailleurs, oui, c’est ce que laisse penser leur bibliothèque qui parle toutes les langues nordiques, Loukine l’a plusieurs fois souligné avec emphase, comme s’il avait fait le voyage jusqu’à l’Archipel à dessein, après avoir entendu parler de la merveille à des milliers de kilomètres. Sans façon, Jon et Halle offrent le gîte au vieux voyageur et à son camarade mutique, ne demandent rien en retour, et cette absence totale de conditions, Grigori a du mal à la comprendre, lui qui, pour toute pensée, a un poing fermé et une liste de comptes dans la tête.
Loukine passe tout son temps dans le salon bibliothèque, près des étagères chargées de livres. Il ne demande rien à Grigori. Peu lui importe ce qu’il fait de ses journées et à qui il parle. À peine s’enquiert-il, lui qui ne se déplace presque pas, de l’étendue du village ou de la météo du jour. Tout le monde se retrouve le soir au dîner. La conversation de Loukine, déjà pénible à l’ordinaire, s’épanouit. Il ne cesse de poser des questions personnelles à chacun et s’attarde plus volontiers sur Jon et Halle, dont il sait qu’ils ne le rabroueront pas. C’est même le contraire car tous deux, loin de se formaliser de ces démangeaisons qui exigent de Loukine qu’il soit mis au secret, trouvent plaisant d’évoquer leurs souvenirs en présence de leur fille. Tout y passe : les géographies de l’enfance dans les fjords des alentours, les premiers voyages, la rencontre à Copenhague, au sortir de l’école des instituteurs, qui noue les deux insulaires dans une nostalgie partagée de l’Archipel, la promesse de rentrer à deux, accomplie quelques mois plus tard, et la mise en ménage dans la grande maison à la porte ronde, qui se peuple de l’enfant qu’on a faite et de ceux qu’on instruit. Fascinée, Lene écoute, elle n’a jamais entendu ça, elle découvre l’époque de son inexistence, mais elle n’a pas le temps de s’en offusquer tant les questions sur le pourquoi et le comment se précipitent.
Parfois, ô malheur, c’est au tour de Grigori de parler. Chaque fois que Loukine lui pose une question lors de ces fameux repas, ce dernier ne sait que dire, n’a pas envie de dire. Loukine s’attend à ce qu’il explore l’amont de son existence pour en revenir les mains chargées d’anecdotes divertissantes, mais c’est impossible car le temps, pour Grigori, s’est réduit au calendrier de ses erreurs les plus récentes. Le plus pénible, au-delà de ces questions, c’est que les confidences de Loukine n’ont, en miroir, rien de satisfaisant. Non qu’il soit, comme Grigori, un de ces hommes insupportablement secrets ou taciturnes, non, c’est juste que les rares fois où il se lance, ses récits sont si confus et si mal construits, avec des prénoms et des lieux qui changent d’une minute à l’autre, que Lene s’impatiente et réclame bien vite d’autres histoires à ses parents, qui, eux, ont de vrais talents de conteurs.

Un soir, Loukine, du ton poli qu’il emploie toujours, prie ses hôtes de raconter un souvenir de leur jeunesse. Tous boivent du café, installés dans le salon bibliothèque dont l’unique fenêtre ouvre sur le port. Grigori est enfoncé dans son siège, Lene tressaute d’impatience sur les genoux de son père.
Jon parle le premier et raconte un voyage terrible vers le Danemark alors qu’il avait douze ans. Terré au fond du bateau, il a vomi pendant toute la traversée, il n’a pas vu une seule fois la mer ni le ciel. L’eau mouvante, oppressante, l’a meurtri des jours durant. Il a compris (mais il n’a même pas eu le temps de prier entre deux nausées) à quel point il était à la merci d’une force inéluctable et sacrée qui le tenait dans sa grande main. Ce disant, Jon, habité par son récit, se met à se balancer sur sa chaise et Grigori pense à Loukine oscillant sans appui sur le pont du Gren, le soir où il a malgré lui chassé Thomassen. Arrivé à Copenhague, reprend Jon, j’avais perdu cinq kilos et gagné autant de centimètres. J’étais sec comme un fil, je n’avais plus de tripes et donc tout à apprendre. Je me tenais droit et ce qui restait de moi était dense et décidé.
Halle préfère quant à elle évoquer les villes où elle a vécu. Les voyages, elle les a faits sans s’en rendre compte, l’esprit aiguillé vers son but, le corps au repos dans le temps blanc des traversées. À Amsterdam, quand elle n’étudie pas, elle va au marché près du canal. Au fur et à mesure qu’avance la journée, le marché verse dans l’eau : les marchands y jettent les denrées pourries, quand ce n’est pas la foule circulant dans la rue étroite qui les fait basculer dans le canal. Le plus drôle, ce sont les choux avec leur froufrou vert gorgé d’eau, en cohorte près des ponts. Il y a aussi les poissons pêchés en haute mer qui flottent le ventre à l’air, et les homards, plus chanceux, dont on aperçoit les corps d’insectes en fuite au fond du canal, en transparence. Les charognards du coin font un festin de ce qui flotte mais les choux, trop gros pour eux, restent là, à rouler comme des bouées vertes dans l’eau noire.
Lene, avec sa mémoire pointue comme une aiguille, veut elle aussi raconter. Elle saute des genoux de son père et, avec de grands gestes, décrit le macareux mort qu’elle a un jour trouvé sur une plage des alentours : les plumes, le rouge vif du bec, le poids du petit corps porté à deux mains jusqu’à la maison. Il a fallu s’en débarrasser mais Lene n’a pas voulu que les mouettes le mangent, si bien que le macareux repose dans la courette sous un tas de terre depuis huit mois, aux côtés des deux chats regrettés du foyer. Les trois adultes l’écoutent et le visage rond de Loukine exprime une complète fascination.
Déjà, le vieux voyageur, piqué par cette histoire de macareux, commence à raconter une anecdote : alors que les débardeurs chargeaient les grumes à bord du Gren, dans le port de Bergen, on a trouvé dans le nœud d’un tronc un minuscule écureuil terrifié qu’il a fallu arracher à l’écorce.
Quelle bêtise, pense Grigori. Cette scène n’a jamais eu lieu, ce ne sont pas des grumes qu’on charge mais du bois d’œuvre, déjà bien lisse et transformé, des planches, des charpentes pour les maisons, des montants, des lattes pour les lits, des coques de bateaux, tout ça en petits morceaux qu’on assemble comme des jouets à l’arrivée au port, il n’y a rien dans le chargement de bois qui rappelle la forêt si ce n’est cette odeur puissante d’arbre fendu. Mais Loukine babille, Jon et Halle sourient avec patience, divertis, et Lene écarquille les yeux comme des soucoupes, elle qui, sur l’Archipel pelé par le vent, n’a jamais vu un seul écureuil.
– C’est un rat roux avec une queue épaisse, décrit Grigori machinalement, venant en aide à Loukine qui, comme d’habitude, bute sur les détails de son histoire.
– Tu as déjà vu des rats, non ? enchaîne Loukine, ravi, à la petite fille. Imagine un rat en plus beau.
Elle bat des cils comme si la bestiole venait de traverser la pièce puis, toujours debout, prise dans l’enthousiasme que ces images lui donnent, se tourne vers Grigori et demande avec politesse :
– Et toi, tu veux bien nous raconter quelque chose ?
Elle lui dit « tu » depuis le début. Du faible perchoir de son enfance, elle semble avoir compris qu’il est jeune, ça tient à quelque chose dans l’allure, une barbe presque inexistante, les traits doux, rien à voir avec ce Loukine dont l’âge se compte en une petite dizaine de Lene. Pourquoi ceux qui ont peu vécu auraient-ils peu à raconter ? Lene vit bien mille aventures par jour dans ce village du nord-est de l’Archipel, alors pourquoi lui, Grigori, avec ce drôle de prénom, arrivé sur un navire de Norvège et en ayant connu bien d’autres, n’aurait-il rien à dire ?
Mais Grigori, sans croiser les regards, tête penchée, agite la main comme s’il était gravement aphone et la conversation s’achève sans que nul n’insiste. Jon, Halle et Lene avec son souvenir bricolé d’écureuil montent à l’étage pour dormir. Les deux hommes restent seuls dans la petite pièce qu’une seule lampe suffit à éclairer. Grigori se sent comme tordu de la tête aux pieds, réticent à tout ce qui l’entoure, Loukine, la conversation. Même ce salon qui n’a rien demandé avec sa lumière douce et ses livres partout l’agace. Il faudrait s’éclipser pour éviter non pas tant le silence, ça ne le gêne pas, ça le connaît, il aime ça, le silence, il le cultive, c’est souvent préférable à tout le reste, mais de peur que Loukine en profite pour parler encore et le soûler d’anecdotes dont il se fiche. Alors, en se levant de son fauteuil, c’est plus fort que lui, plus fort que sa gratitude pour le vieux voyageur, il lâche :
– Vous racontez n’importe quoi.
– Qui te dit qu’ils n’inventent pas, eux ?
– Jon et Halle ont tout de suite compris que vous mentiez.
Loukine hausse les épaules, il en est presque à sourire.
– J’apporte ma pierre, peu importe laquelle. Pas comme toi qui ne fais honneur à rien. Tu fais peine avec ton ennui et tes problèmes de matelot en terre ferme.
– Je n’ai pas le cœur à écouter des histoires ni à en raconter.
Loukine ne répond rien, mais Grigori sait qu’il l’observe. Oui, il est ridicule avec cette mauvaise humeur qu’il offre en spectacle à son compagnon d’escale, un parfait inconnu ou presque, mais tant pis pour l’humiliation : il est incapable de contenir ce qui le balance, entre le soulagement d’être loin de son ennemi et l’impatience que le fil du temps reprenne enfin son cours, quitte à le payer d’un combat. Mais que peut y comprendre cet homme qui s’abandonne avec plaisir à la terre d’escale et semble ne rien attendre des jours à venir ? Il est arrivé à destination, lui, il n’est pas ce voyageur abandonné quelque part avec sa valise d’une seule nuit, parce que, on ne sait pas pourquoi, le bateau n’est jamais venu et ne viendra jamais. Une perte de temps que de se confier à lui. Mieux vaut remonter à l’étage, aussi amer que ses hôtes sont tranquillisés d’histoires, pour s’enfouir dans le lit trop confortable et observer, par la fenêtre, les herbes qui pendent du toit s’agiter au vent, jusqu’à ce que le sommeil lui accorde un répit de quelques heures.
Loukine ne bouge pas de son fauteuil, alors qu’il est souvent l’un des premiers à se retirer le soir, tant dormir semble compter pour lui au nombre des plus grands plaisirs de l’existence. La bouche entrouverte, il halète légèrement, le regard fixe, comme s’il cherchait son air. Malgré son agacement, Grigori a perçu combien la voix du vieux est faiblissante, ses gestes économes, la difficulté qu’il a ne serait-ce qu’à tourner la tête vers qui lui parle. Maintenant que la nuit tombe dans le petit salon aux murs de bois blanc, soulageant les corps et les visages de leurs obligations à paraître, Loukine touche au bout de ses forces et laisse advenir une souffrance qu’il retenait derrière ses sourires d’invité idéal. Grigori s’approche. Loukine, le regard rivé au loin, lui fait signe de s’éloigner.

II
En sortant sur le palier le matin suivant, Grigori aperçoit, par une porte entrebâillée, la chambre de Loukine. Elle est déserte et silencieuse, signe que le vieux prend en ce moment une collation au rez-de-chaussée, obéissant à ce strict mouvement pendulaire qui veut qu’on le trouve soit dans sa chambre soit dans le salon, seuls lieux possibles pour lui qui ne quitte jamais la maison.
Grigori pousse la porte. La chambre lui paraît vaste et propre avec son parquet ciré et le bois du lit impeccablement fait roussi par la lumière du matin. C’est la plus belle pièce de l’étage, du moins de celles que Grigori a vues, car Jon et Halle, lorsqu’ils se lèvent, referment bien vite leur porte derrière eux. Le temps que disparaisse l’entrebâillement, on la devine inondée d’un éclat venu d’ailleurs, embrasée, comme l’intérieur d’une ruche où le secret de leur lien aurait son gîte.
Loukine a pris ses aises dans sa chambre d’escale. Dans chaque objet, chaque vêtement plié avec soin, on sent le sédentaire qui est en lui frémir de plaisir. La haute malle qui l’accompagne depuis Bergen est sanglée, rangée bien droite dans un coin comme si elle souhaitait s’y fondre. Des livres s’alignent sur le petit bureau qui jouxte la fenêtre. Une dizaine pour l’instant, les siens, mais Loukine passe le plus clair de son temps à piller la bibliothèque de Jon et Halle. Il remonte quelques ouvrages à sa chambre, en descend d’autres qu’il range avec soin avant de se servir de nouveau. Il a l’air de prendre des notes, de réfléchir, il traduit peut-être, lui qui parle beaucoup de langues, car des pages gribouillées, sans ordre apparent, s’empilent en désordre sur la table. L’encrier est lui bien fermé et la plume posée au centre d’un buvard pour ne laisser aucune tache aux alentours.
En bas, c’est l’heure de la classe. Il est déjà tard en ce jour travaillé, neuf heures peut-être, tard pour les enfants arrachés aux travaux domestiques comme pour les parents qui consentent à les laisser partir. Par les fenêtres gondolées de l’école, les écoliers guettent-ils la barque du père qui rentre de la pêche, voient-ils son bonnet traverser le cadre de bois et entendent-ils sa voix qui s’élève pour grogner les maigres gains de la journée ? Ils n’en peuvent plus de rester immobiles, penchés sur leurs cahiers, ils brûlent de sortir voir les filets où, pêle-mêle, ça frétille, ça grouille et ça cliquète, pressés aussi en retour de dire ce qu’ils ont appris, et le père et la mère de se demander ce que valent les contes de fées, aussi beaux soient-ils, les calculs qu’on fait dans le vide comme des pas de danse, ainsi que l’Histoire du royaume qui tient l’Archipel sous sa gouverne, toutes ces choses si savantes mais qui ne pèsent rien face à ce qu’on peut saisir entre les doigts pour le manger. Il arrive parfois, a dit Halle hier à Grigori, que Lene se retrouve seule au premier rang. Elle, personne ne la retient pour nourrir les animaux, s’occuper des derniers nés, rattraper les moutons. Elle a cette chance, comme ses parents l’ont eue, d’arpenter un chemin pavé de livres et des choses impalpables qui les peuplent, et qui nourrissent sans qu’on le sache toujours.
Alors que Grigori descend l’escalier, un murmure croît. En bas, un peu plus loin dans le couloir, après la cuisine et le salon, la porte de la salle de classe se devine, entrouverte, et tout comme il a fait quelques pas dans la chambre de Loukine, curieux d’un endroit qu’il n’avait jamais vu, Grigori s’avance et tend l’oreille.
La classe ânonne, petites voix réunies dans un unisson presque parfait, pas trop fort, comme si quelqu’un dormait quelque part et qu’il ne fallait pas le réveiller. Les écoliers passent les crêtes des phrases avec aisance, leurs souffles rassemblés au détour des points et des virgules, pures ondulations de voix lancées avec confiance dans la lecture. Ils pourraient réciter une prière, un long poème dont la classe s’étourdirait jusqu’à le connaître par cœur, ou encore lire le chapitre d’une histoire, ce pourrait être n’importe quoi, car c’est la langue de l’Archipel qui se parle là et Grigori n’y comprend rien. Il essaye d’en rattacher des bribes aux langues qu’il a apprises malgré lui, celles des deux royaumes du bout du continent, Norvège et Danemark, qui se sont échangé, au cours des siècles, ces îles des mers nordiques, mais il a beau saisir les mots, les considérer, les tronquer et les recomposer, l’opacité reste entière, ce qui est d’autant plus curieux qu’il connaît ces sons et les pratique depuis des années sans même y penser. »


Extraits

« Peut-être qu’après avoir navigué des années durant, il se livre à une conversion à la vie terrestre à coups de choses qui pèsent, nourriture et littérature. Mais de toute évidence, son ancre ne tient pas : il a le teint curieusement tourné comme si, après s’être amariné toute sa vie, il peinait à retrouver son équilibre. Il offre l’image d’un homme décentré, en oscillation constante, atteint d’un mal de terre carabiné. » p. 68

« Grigori comprend qu’il n’est pas là juste pour satisfaire la curiosité qu’il éprouve envers cette fille étrange, mais qu’elle a aussi pour lui des questions, une perplexité même, embusquée derrière cet attachement désarmant qu’elle lui voue depuis leur rencontre, sans crainte des qu’en-dira-t-on et sans aucun désir. Enfin, c’est ce que laisse croire le regard franc qu’elle pose sur lui et le peu de cas qu’elle semble tenir de sa jeunesse égale à la sienne, de sa haute taille et de ses cheveux clairs. » p. 91

À propos de l’autrice
LEJEUNE_Marion_DRMarion Lejeune © Photo DR

Marion Lejeune est née en 1988 à Grenoble. Elle a voyagé en Islande, dans les pays scandinaves et en Russie. L’Escale est son premier roman. (Source : Éditions Le Bruit du Monde) 

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Vita de Julia Brandon : L’Art de la Rédemption à Travers la Souffrance