En deux mots
Jodie Casterman se cherche. A trente ans passés, elle apprend par la son père adoptif, la vérité sur sa naissance et part sur les routes des Etats-Unis à la recherche de sa « vraie » histoire. Cette odyssée intime va la confronter aux silences de sa mère et la conduire jusqu’à son père biologique.
Ma note
★★★★ (j’ai adoré)
Ma chronique
« Suzanne t’emmène écouter les sirènes »
Dans son premier roman, Fabrice Melquiot invite ses lecteurs à partager un voyage intérieur profondément émouvant. Dans les pas de Jodie, à la recherche de son identité à travers toute l’Amérique, il retrouve avec mélancolie l’histoire de la Suzanne de Leonard Cohen et fait le portrait d’un pays fracturé.
« Je m’appelle Jodie Casterman. J’ai trente-six ans. Je fais mon âge, merci, je sais. Je suis dog-sitter et serveuse occasionnelle dans un resto péruvien sur Glisan Street. J’ai été barmaid de nuit, travailleuse sociale et vendeuse d’équipements de camping. Je donne des cours de biologie à des adolescents qui s’en foutent. Pas de gosse. Pas de mec en ce moment. » Dès l’incipit, dans lequel la narratrice se présente avec un humour et une autodérision qui ne la quitteront plus jusqu’à l’épilogue, on comprend qu’une profonde quête d’identité la travaille. « J’ai voulu être espionne pour mon pays […] Vers dix-sept, dix-huit ans, j’ai essayé d’être sainte, sans succès. » Reste à découvrir, derrière la façade – entre absurde et improbable – qui est la vraie Jodie et quelles sont ses blessures profondes.
Une première explication semble nous mener vers son père malade : « Il faut qu’ils meurent, les pères. Il faut bien qu’ils meurent. […] Mais mon père ? Mon père à moi, est-ce qu’il faut qu’il meure ? » Le vieil homme, qui va lui révéler la vérité sur sa naissance et lui livrer le nom de son père biologique, va aussi la contraindre à se tourner vers sa mère, exilée à Los Angeles. Elle a beau la voir régulièrement, cette dernière reste avare en confidences. « J’ai une mère zinzin. La chanson dit : à moitié folle. Je m’y suis faite. Je l’aime bien, disons, oui, je l’aime comme elle est, comme on aime les gnomes dans les contes de fées, avec un mélange de compassion et de terreur. Je lui rends visite une fois par an, en général au printemps. […] Au fond, je l’admire. J’ai envie de l’admirer. Je m’efforce. Elle a été aimée plus que de raison. Aimer, comme être aimée, CQFD, conduit à la perte. »
Inspiré par Suzanne Verdal, muse de Leonard Cohen, le récit explore les racines d’une existence fragmentée, marquée par des lieux, des rencontres et des rêves inachevés. Dans la plus pure tradition de la littéraire américaine, l’héroïne prend la route pour tenter de relier les fragments de son histoire personnelle. Et dans cette mythologie des grands espaces, Jodie s’interroge sur son ambition, « le mot le plus abstrait et le plus ambigu du dictionnaire. » Le périple de Jodie, de Portland à Ludlow, Colorado, en passant passe par Twin Falls, Salt Lake City et Albuquerque nous fait traverser l’immensité des paysages américains. Il dessine aussi une Amérique cabossée, traversée par les marginaux et les errants que l’auteur affectionne. Fabrice Melquiot, en capturant dans des instantanés saisissants, l’essence d’une vie à la dérive, gratte la légende américaine pour révéler une vérité écorchée et intime, où les voix du passé se mêlent aux rêveries du présent.
Service par une langue tantôt crue, tantôt poétique, l’auteur nous entraîne dans cette quête d’identité où la banalité du quotidien se heurte aux grands élans du rêve et de la mémoire.
Son exploration de la quête d’identité, de l’enfance et de l’intime lui permet de conjuguer dans ce premier roman le lyrisme et l’audace narrative, de tisser des liens entre réel et fiction. Mais il nous offre aussi un hymne à la vie, au deuil et à la résilience. Écouter les sirènes est un véritable plaisir de lecture, une œuvre spectrale et lumineuse.
Leonard Cohen interprète Suzanne
Graeme Allwright interprète Suzanne (1968).
Écouter les sirènes
Fabrice Melquiot
Éditions Actes Sud
Premier roman
300 p., 21,80 €
EAN 9782330195472
Paru le 21/08/2024
Où ?
Le roman est situé aux États-Unis, à Portland, Oregon ainsi que sur la Côte Ouest, à Venice Beach, Big Sur, Los Angeles. On y évoque aussi Montréal et la Côte Est et notamment New York. Des étapes de voyage passent notamment par Minneapolis, Redding ou Gasquet Village. La route de Portland à Ludlow, Colorado passe par Twin Falls, Salt Lake City et Albuquerque.
Quand ?
L’action se déroule des années 1950 à nos jours.
Ce qu’en dit l’éditeur
Fille inventée de la Suzanne qui inspira à Leonard Cohen l’une de ses chansons les plus célèbres, Jodie Casterman vit à Portland, ville d’Oregon où tous les weirds sont les bienvenus. Dog-sitter, serveuse, actrice occasionnelle, elle est une slasheuse ordinaire dans l’Amérique de 2016, en pleine ascension trumpienne.
Sa vie bascule quand, au seuil d’une mort qui tarde à venir, John, son père adoptif, danseur et meilleur ami de sa mère, lui révèle la vérité sur sa naissance et sur Billy Diablilis, son père biologique devenu riche homme d’affaires.
C’est à une nouvelle version d’elle-même qu’à trente ans passés Jodie doit se confronter pour redessiner les contours de sa vie. De Portland à Los Angeles et jusqu’à Ludlow, Colorado, Jodie prend la route, boit trop de vodka, avale des somnifères pour rendre la nuit américaine supportable, réussit une audition pour le théâtre et fait l’amour avec une hallucination.
Manières d’empoigner enfin les commandes de son propre récit.
Premier roman d’un dramaturge multirécompensé, Écouter les sirènes trace dans un style percutant l’odyssée intime d’une femme embarquée sur les routes de l’Ouest américain comme en quête d’elle-même.
Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Transfuge (Oriane Jeancourt Calignani)
Page de libraires (Dolly Choueiri, Librairie Des gens qui lisent à Sartrouville)
Le Devoir (Christian Saint-Pierre)
Blog Baz’Art
Blog Mes écrits d’un jour
Fabrice Melquiot présente « Écouter les sirènes » © Production Éditions Actes Sud
Les premières pages du livre
« 1
Je m’appelle Jodie Casterman. J’ai trente-six ans. Je fais mon âge, merci, je sais. Je suis dog-sitter et serveuse occasionnelle dans un resto péruvien sur Glisan Street. J’ai été barmaid de nuit, travailleuse sociale et vendeuse d’équipements de camping. Je donne des cours de biologie à des adolescents qui s’en foutent. Pas de gosse. Pas de mec en ce moment. Le dernier, c’était Tim Douglas. Un gentil, Timmy, discret, courtois, sportif, grand fan de vélos électriques, Timmy savait tout sur les vélos électriques, les modèles, les marques, les performances, tout, mais j’avoue que ça me laissait froide, moi, le mode d’assistance au pédalage, la puissance du moteur et la capacité en wattheures de la batterie. J’écoutais, j’écoutais. Et je le trouvais beau dans sa passion, Timmy. Je sentais qu’il m’aimait bien – il me trouvait souvent bizarre, j’en souriais, j’ai l’habitude – et il projetait sur moi de jolies choses, de belles images à la Timmy, mais lâche-moi avec ton entretien régulier des freins. J’avais trop souvent envie de son silence, alors j’ai rompu au bout d’un mois et demi.
J’ai voulu être espionne pour mon pays. Je me suis intéressée aux thérapies alternatives, aux produits de relaxation. J’aurais aimé bosser dans l’herboristerie, parce que je comprends très bien les plantes. Vers dix-sept, dix-huit ans, j’ai essayé d’être sainte, sans succès. J’ai étudié la biologie pendant deux ans à l’université d’Oregon, pour finir actrice. Pourtant, le système nerveux me fascinait. Les connexions neuronales. On faisait des expériences sur les larves de mouches des fruits. Les larves de mouches des fruits livrent toutes sortes d’informations sur le développement et la réparation du système nerveux humain. Mais le théâtre a produit sur moi ce qu’il produit sur la plupart des gens qui prennent le risque de monter sur une scène pour se laisser regarder, avec ce corps qu’on leur a donné, ce visage, cette voix, ces bras un peu longs, ces mains moites, ces pieds à dix heures dix. D’abord, la scène te terrorise ; c’est un fou avec une grenade à la main qui pénètre ton cœur en hurlant. Il court et saute à l’intérieur, dérange des étagères, gerbe sur les murs. Tu ne te possèdes plus. Tu as laissé entrer le fou à la grenade. Puis, le fou se calme, peu à peu. Tu as calmé le fou. Le fou se sent chez lui ; en s’installant, il s’adoucit et toi, tu aimes de plus en plus sentir ce fou dans ton cœur. Quand tu t’auto-examines, tu ne reconnais plus l’expression d’une terreur. C’est une pression douce, un peu effrayante, mais supportable. Au début, j’avoue, qu’est-ce que j’ai pu pleurer. C’est ça, la scène. Il n’est pas question de dépassement, on ne se dépasse pas, non : la scène permet de t’atteindre. Et les textes, quand tu y descends pour les habiter, une lampe torche à la main, comme au fond d’une cave, les textes te débarrassent d’une bonne part d’ego, ils te soulagent du regard tyrannique que tu poses sur tes propres pensées, tes manières d’être ou de faire. Quand l’aventure littéraire est devenue une aventure charnelle, quand j’ai commencé à incorporer les mots, les phrases, des pages entières, je me suis sentie comblée. J’étais tout entière en moi. Je me suis dit : Je veux faire ça, je veux faire ça plus que le reste.
Parfois, j’articule : Je suis actrice, actrice, je suis actrice. C’est un exercice de diction assez commode, c’est vrai. Je suis une aphasique en rééducation, qui démarrerait petit. Actrice, actrice. D’autres visages se superposent au mien, le remplissent. Des dizaines, une foule. Jessica Chastain, Anne Hathaway, Kristen Stewart. Candice Sharp. Candice revient toujours. Candice a fait trois ans chez Brooke, comme moi. C’était la plus douée, la plus audacieuse et la plus juste. Candice était pulpeuse, insolente, tatouée. Sur son épaule, elle arborait une balle de 9 mm en noir, rouge et bleu. Elle n’avait pas la langue dans sa poche, Candice. Elle avait le doigt d’honneur facile et provoquait son monde, par jeu, pour voir.
Quand je voyais Candice briller sur la scène de huit mètres carrés du cours de Brooke, j’étais jalouse. Jamais je ne serais l’actrice que je rêvais de devenir. Candice avait joué Qui a peur de Virginia Woolf ? C’était au Milagro ; la presse l’avait distinguée. Puis elle était partie pour New York, suivre les cours de Meisner à la Neiborghood Playhouse. Elle y est restée quatre ans, quatre ans à traquer les agents, à rester super belle pour espérer à son tour être traquée, quatre ans à écumer les théâtres pour se faire un pseudo-réseau, quatre ans à courir les auditions louches avec son tatouage parabellum comme totem. Ça n’a pas suffi. Candice Sharp a acheté son billet retour pour l’Oregon, chou blanc. Elle a pris du service quelques mois chez Starbucks, puis elle a quitté l’Oregon pour l’Idaho. Elle s’est installée à Cœur d’Alène, au bord du lac, avec sa meuf. La vue est d’enfer, il paraît. Elles ont ouvert un resto chinois, le China Inn. Un chinois. Pourquoi ? Elle n’était pas fan de la Chine, que je me souvienne. Et sa meuf pas plus chinoise que moi. Qu’est-ce qui te pousse à ouvrir un restaurant chinois en Idaho ? On a été proches, elle et moi ; nos différences, on les a chéries au point d’y bâtir notre espace de confidences. Sur des trucs personnels. Le théâtre, la séduction, le rock’n’roll, le plaisir féminin, la variété des godemichés, l’esprit de Portland ; ce qu’on devinait de l’esprit de cette ville, qu’on avait du mal à cerner, mais qu’on adorait, parce qu’on avait du mal à le cerner. Et maintenant, Candice fait frire des crevettes dans des woks pour des mecs aux jambes arquées. Le théâtre, il ne faut plus lui en parler. Moi, je n’ai pas tiré un trait dessus, je ne le ferai jamais, j’ai un site et un book, un compte Insta, je me coltine encore des auditions, j’attends le grand rôle, le prochain, celui qui me verra déjouer mes propres pronostics.
2
J’ai des amis sur la côte est qui me demandent de les rejoindre, qui me disent que pour le théâtre, New York sera toujours New York. Qu’est-ce que j’irais faire à New York ? Il y a la moitié du monde à New York, l’autre moitié est à Los Angeles. Pour rien au monde je n’échangerais les nuages sur le Mount Hood et le vol des hérons sur la rivière. Ici, c’est une annexe du désert des Mojaves, c’est hanté, dark, libre, c’est trop libre. Portland : la ville qu’on déteste aimer, qu’on ne sait pas définir, qu’on fuit en vain. Autre chose, ailleurs, n’importe quoi. Trouvez-la creepy, trouvez-la weird. Moi aussi, je veux avoir l’impression d’être à part, de temps en temps. Je ne dis pas : unique. Mais en marge. Pas dans la marge de la marge. Dans la première marge, mettons. Pas décrochée. Pas KO dans les cordes sociales. Juste un peu sonnée dans les faubourgs, les ceintures. Une fille assise au bord d’une rocade, qui décoche ses fléchettes empoisonnées dans les jugulaires. Pas par méchanceté. Elle s’ennuie, elle déprime. Elle perd ce qu’elle a à perdre et elle cherche à se distraire de la cloche d’amour qui lui sonne à la gueule. Jodie Casterman. La petite Jodie. C’est une femme, maintenant. Mais oui, une femme. Cette femme-là, voyez.
Je ne sors plus beaucoup la nuit, encore moins à l’approche de la fin de semaine. Ce n’est pas une question d’envie, la nuit. C’est un besoin qui s’allume. Un besoin instinctif d’aller faire des trucs dans le noir, à l’abri des débats télévisés et des success stories. Je n’éprouve plus ce besoin primordial de la nuit. Je me contente de la sentir battre de l’autre côté des murs, depuis mon lit de célibataire, ma tour de contrôle de solitude. Je crois que j’ai passé l’âge de ces conneries. Je crois surtout que j’ai atteint l’âge où il est plus commode de dire qu’on a passé l’âge de ces conneries, pour éviter de reconnaître qu’on a déjà mis un paquet de rêves au placard et que les vicissitudes vous ont gobée toute crue.
Je suis ce poster eighties scotché à la vitre de sa fenêtre, la face blanche tournée vers l’extérieur, parce que moi, je n’ai rien à montrer. Je regarde, sans belle attente qui ferait battre mon cœur plus vite. Je regarde et j’ignore qui je regarde, parce que je suis trop pressée de juger mon monde. J’aimerais savoir plonger dans le galon de soie d’une robe d’été et tout deviner du monde qui l’entoure. Il me faudrait jouir d’une faculté de décomposition des éléments qui font la robe de la jeune fille, à partir d’une observation minutieuse, quasi maniaque. Mon regard n’est pas assez maniaque. Il devrait désirer non seulement le galon de la robe, mais l’usine où fut fabriqué son tissu, et l’atelier dans l’usine, et la machine dans l’atelier ; toute la vie sociale qui s’y déroule. Au lieu de ça, je dégomme les passants comme une sniper ensuquée. J’ai la bouche pâteuse. J’ai faim, j’ai soif, ça passera. J’ai deux renvois et je suis out. Tellement out. Dépluggée de tout corps acceptable. Encore gourde, sonnée par ma nuit qui finit tôt, debout mais sans moteur. En me levant, j’ai enfilé la petite culotte de la veille, la noire en dentelle un peu élimée qui traînait sur l’accoudoir du fauteuil. Pourquoi j’ai enfilé cette culotte, je ne sais pas. Pour me protéger de qui, de quoi ? Pour cacher mon sexe et mon cul à qui, à quoi, hein ? Et j’ai chaussé mes bottes. Les blanches, achetées à Tacoma. Culotte de dentelle noire et bottes blanches de Tacoma. Je garde les seins à l’air, avec le naturel d’une estivante. Poupée rapiécée, je passe de la chambre à la cuisine, de la cuisine à la chambre, qui ne sont qu’une seule et même pièce. Mille cinq cents balles pour ce trou noir en suspension sur la ville : qu’il est cher, ce pays.
3
Parfois, je suis tentée. Je me dis : Jodie, il ne faudrait pas que tu meures à l’endroit où tu es née, sans avoir vu l’autre monde, les autres pays, les autres villes, il ne faudrait pas que tu regrettes ton manque de cran, ton goût pour la routine et ces pierres au fond de toi, qui s’entrechoquent entre tes organes, mobiles comme l’est le sang ; des pierres ésotériques – mais toutes les pierres le sont.
Un jour, il faudra que je bouge, que je tente ma chance ailleurs, comme on dit. Si j’arrive à vaincre ma phobie de l’avion. En Europe, peut-être. Peut-être qu’en Europe, mon karma ferait la roue des paons amoureux. Ou alors en Asie ; le Japon, je me dis. Tokyo, ça doit être dingue. Je pense au Journal japonais de Brautigan, à ce poème qui s’intitule Biens immobiliers, l’un de mes préférés. Je pense à Bill Murray dans Lost in Translation, à ce truc qu’il murmure à l’oreille de Scarlett Johansson et que des internautes prétendent avoir décrypté, grâce à je ne sais quelle technique. I have to be leaving, but I won’t let that come between us. Il lui dit ça – mettons – et il s’éloigne dans la foule tokyoïte. Scarlett sourit ou bien elle pleure, c’est pareil.
Je pense à toutes les destinations possibles. C’est un vertige, ça cloue, tous ces lieux, tous ces noms : Berlin, Tombouctou, Helsinki. Où que j’aille, il faudra que je revoie mes ambitions à la hausse. Quelles ambitions ? Ambition : le mot le plus abstrait et le plus ambigu du dictionnaire.
Gueule en vrac, culotte de la veille, bottes blanches de Tacoma. Il faudrait m’exposer. Au rez-de-chaussée de l’immeuble, il y a une galerie d’art contemporain. Quand j’attends le monte-charge, je jette toujours un coup d’œil à l’intérieur. Jamais personne. L’espace semble réservé aux fantômes. On y trouve un sac de boxe couvert de graffitis, une panthère noire sculptée dans je ne sais quel matériau, un costume de ninja sur cintre, un attrape-rêve et des dessins d’enfant posés sur une table Art déco. Il ne manque que moi, suspendue à un crochet de boucher, le visage verni comme si j’étais de bois, un strass rouge sous chaque œil, pour rehausser mon teint blanchâtre.
J’aimerais dormir encore, mais les somnis sont finis et le jour s’est levé. À la fenêtre, j’enchaîne les soupirs. Mes fictions roulent dans les rues. Adieu, vampires. J’exhibe mon spectre d’os et de peau, je me sens comme un sac rempli de pommes de terre germées. Debout dans la lumière bleutée, je ramasse les lambeaux de ma nuit. J’ai beau gober des somnifères, je grince des dents, les muscles tendus, le plexus écrasé. J’en chie et les journées sont longues. Mon corps se débat. La douleur lance, sous les côtes flottantes à droite, dans la gorge et en plein cœur. John est malade, John est condamné.
Je fais jouer en accéléré les silhouettes imaginées dans la nuit orégonaise : winners en chute libre, junkies à poil, hipsters surdiplômés, queers à perruque. Toutes exécutent une danse macabre d’où émerge la seule personne qui compte et que je vais perdre. La seule personne. John. Mon John. Et le cancer qui le bouffe. Plus ma pensée est saturée par son corps en train de foirer, plus j’éprouve le besoin de rêver des gens de merde qui vivent des relations de merde dans la nuit de merde. Je noircis à peine le tableau. Les gens vivent des relations de merde. Bien sûr, ils ne sont pas tous merdiques. Leurs relations le sont. Je ne connais pas de gens qui vivent de belles relations, faites d’élégance, de délicatesse, d’exigence, de bonté. Je n’en connais pas. Même entre John et moi, c’est devenu merdique. Le cancer se croit partout chez lui. Le cancer nous prend tout. Ses douleurs sont pour moi, je voudrais payer l’addition à sa place, je sais qu’il va mourir, mais quand ?
Il faut qu’ils meurent, les pères. Il faut bien qu’ils meurent. Il faut qu’un jour ou l’autre, les pères meurent, bon gré mal gré. Qu’ils se décident, les pères. Les pères, OK, mais mon père ? Mon père à moi, est-ce qu’il faut qu’il meure ? Est-ce qu’il dort encore ? Dans ce grand bordel, est-ce qu’il arrive à dormir ? Et la maladie, la nuit, elle a quelle vie ? Invisible, elle corrode sans relâche, dessine ses métastases en silence. Dans le corps de John. Le corps de mon John. Elle prend tout, elle reprend tout. Panthère noire sculptée dans je ne sais quel matériau. Et moi, je ne sers à rien.
4
Le ciel passe de l’indigo au mauve, puis du mauve à l’ocre. La ferraille de l’escalier de secours barre l’horizon. Un camion frigorifique s’arrête en bas, près du Two Wrongs. Un vélo zigzague en jouant de la sonnette. Un malabar fait du stretching. Ils veulent creuser un parking. Un de plus. Les gens sont dingues de parkings. Pris en étau entre Hoyt et Irving, l’immeuble flottera sur une mer de bagnoles.
Il va faire beau, un peu trop beau, et des milliers de gens trouveront une fois de plus que Portland est la ville la plus captivante de l’Ouest américain. C’est ma ville. J’ai grandi ici. D’abord dans Kenton, à deux blocs de la statue de Paul Bunyan. Enfant, j’adorais m’asseoir sur l’un de ses godillots noirs et sentir ses dix mètres peser sur moi. J’aimais son regard clair, son vêtement à carreaux rouges et blancs. Je me serais bien vue bûcheronne, comme lui. John me jurait que le corps de Paul Bunyan était creux comme celui des très vieux arbres et que ses enfants vivaient à l’intérieur de lui. Il en avait cinq ; le plus âgé s’appelait Victor, il était sourd-muet et destiné à manier la hache, comme son père, sans jamais pouvoir s’en plaindre. Les autres, Nora, Raoul, Alyssa et David, étaient aveugles et bons qu’à encourager l’aîné, qui ne les entendait pas crier son prénom. Je me demandais pourquoi mon père éprouvait tant de plaisir à imaginer pour Paul Bunyan des gosses handicapés. Après Kenton, on a vécu à l’angle de Stanton Street et de la Quinzième Avenue, dans une maison prêtée dont j’ai peu de souvenirs : un lustre de château français encombrait le salon riquiqui ; des plantes vertes au tronc velu et aux feuilles démesurées, que je prenais pour des choses d’une autre planète, peuplaient le bow-window. Il y avait du lambris au mur et des dieux hindous multicolores encadrés dans les chambres. Par la suite, nous avons vécu dans Buckman, près du Colonel Summers Park, où j’allais promener Jerome, le seul chien que John me concéda, pour mes quatorze ans. Jerome était un cavalier king charles assez blasé, une sorte de chien chat indifférent à tout. Je me suis efforcée de l’aimer après l’avoir beaucoup réclamé, mais ce chien était un nihiliste. On cohabitait, sans se promettre la lune. Il ne me léchait jamais la joue, ni ne me fixait dans les yeux avec un air d’esclave. Il rechignait aux fêtes démonstratives, mais me reniflait les fesses avec un rictus qui me mettait mal à l’aise. Quand Jerome a disparu, un jour de 1997, j’ai trouvé ça normal qu’il s’en aille voir ailleurs. On n’a pas collé d’avis de recherche aux murs du quartier. C’était bien comme ça.
Aujourd’hui, je suis dog-sitter pour cinq maîtresses et maîtres différents. Rien que des mâles : le spitz allemand nain de Mme Coleridge, le dogue argentin des Gutierrez, les deux terriers de Boston dont les Carlson ont hérité après le décès de leur fils, le berger australien de Gavin et Nigel. Sherlock, Rufus, Agent K et Agent J, Lucky. Je pourrais les bouffer. »
Extraits
« J’ai une mère zinzin. La chanson dit : à moitié folle. Je m’y suis faite. Je l’aime bien, disons, oui, je l’aime comme elle est, comme on aime les gnomes dans les contes de fées, avec un mélange de compassion et de terreur. Je lui rends visite une fois par an, en général au printemps. Jamais en avion, cela va de soi. Voiture, autocar, train, j’aurai tout fait. Los Angeles me débecte. L’Ocean Front Walk, c’est l’enfer sur terre, avec ses martyrs par milliers. On s’appelle une fois par mois ; elle est toujours gaie. C’est à se flinguer. Je l’admire. C’est vrai. Au fond, je l’admire. J’ai envie de l’admirer. Je m’efforce.
Elle a été aimée plus que de raison. Aimer, comme être aimée, CQFD, conduit à la perte.
Suzanne t’emmène écouter les sirènes
Elle te prend par la main
Pour passer une nuit sans fin. » p. 69
« Elle l’embrasse sur la joue. Cela dure une seconde, mais l’odeur de Suzanne frappe ses cellules olfactives comme un gong dont la résonance ébranle son système limbique. Le sourire de Leonard se voile. En une seconde, lui reviennent les soirs de l’été 1965, dans les rues de Montréal, quand il n’était encore qu’un poète sans guitare, un brasseur de strophes et de vent. Et elle, elle était cette fille qu’il avait désirée sans la vouloir, qu’il avait aimée autrement, comme une sœur de passage, le revers d’une médaille à sa propre effigie. Suzanne ne sait pas mieux que lui s’emparer de cet instant qui fait d’eux ses jouets. Alors, par dépit sans doute, Leonard se penche vers Suzanne et balbutie :
— Oh Suzanne. You, you offered me a beautiful song.
Elle le remercie, puis disparaît dans la nuit, la demi-folle, la zinzin, un bourdon dans l’oreille. » p. 83
« Je suis née le 19 mai 1980, au Lenox Hill Hospital de New York. Mais je crois que le jour de l’accouchement, c’est la mère qui naît plus que son enfant. Je ne crois pas être née le 19 mai 1980. Je crois que je suis née durant l’été 1983, quand j’ai découvert Veneta et l’Oregon Country Fair. Je suis née sur les épaules de cet homme édenté de cinquante kilos. Il est assis en face de moi, dans une cabane miteuse, et il cherche ses mots avec l’énergie du désespoir, épié par un casse-noix volubile, qui chante pour les morts vivants. Je suis née sur ses épaules, plus qu’entre les cuisses de ma mère. Je suis née sous un chêne au pied duquel j’ai enterré tous mes secrets, de mes cinq ans à mes douze ans. J’aimais le faire les jours de grand vent, quand les branches se heurtaient au-dessus de ma tête en grinçant. Je suis née à treize ans, quand j’ai embrassé un garçon avec la langue pour la première fois. Il s’appelait Morgan Wilkins. Quand il m’a dit : Jodie, je t’aime, le chêne de l’enfance a disparu, mangé par son cartable Jurassic Park. Je suis née quand j’ai écouté pour la première fois Rickie Lee Jones chanter Dont Let the Sun Catch You Crying. » p. 95
À propos de l’auteur
Fabrice Melquiot © Photo DR
Fabrice Melquiot est écrivain, parolier, metteur en scène et performeur. Il a publié une soixantaine de pièces de théâtre (L’Arche Éditeur et l’École des Loisirs), des romans graphiques (La Joie de Lire, Gallimard et L’Élan Vert) et des recueils de poésie (L’Arche et Le Castor Astral). Directeur artistique de Cosmogama, atelier de création de formes artistiques pluridisciplinaires, il est actuellement artiste associé (scènes nationales, centres dramatiques nationaux) à Thau, Le Mans, Poitiers et Strasbourg, et au Festival Antigel de Genève. (Source : Actes Sud)
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