Une fratrie

Combinat où elle va pouvoir partager sa vision artistique avec un groupe d’ouvriers peintres. Du moins, c’est le pacte initial auquel elle pensait souscrire. Mais ses convictions vont être mises à rude épreuve lorsqu’elle découvre que la police politique, la Stasi, a aussi un œil sur ses activités.
A l’image des déchirements familiaux chez les Arendt, c’est tout un pays qui est divisé et confronté aux mêmes dilemmes humains et politiques. Avec la scission de l’Allemagne, ce sont toutes les aspirations et toutes les désillusions d’une génération qui sont ici mises en scène avec beaucoup d’acuité.
Dans ce roman poignant, Brigitte Reimann (1933-1973), figure emblématique de la littérature est-allemande que l’on peut associer à Christa Wolf, livre ici une œuvre d’une sincérité rare. En soutenant qu’un avenir meilleur est possible au sein du système socialiste, elle comprend que ce n’est pas avec les structures rigides du pouvoir en RDA que ce but pourra être atteint. Sa plume se fait alors plus incisive, les critiques plus vives. Son écriture, marquée par une franchise exceptionnelle pour l’époque, offre une introspection sur les défis internes du régime et la complexité des choix individuels face à l’oppression.
NB. Tout d’abord, un grand merci pour m’avoir lu jusqu’ici ! Sur mon blog vous pourrez, outre cette chronique, découvrir les premières pages du livre et en vous y abonnant, vous serez informé de la parution de toutes mes chroniques.

Une fratrie
Brigitte Reimann
Éditions Métailié
Roman
Traduit de l’allemand par Françoise Toraille
192 p., 21 €
EAN 9791022614207
Paru le 14/02/2025

Où ?
Le roman est situé en Allemagne de l’Est, principalement en Saxe. On y évoque aussi Hambourg.



Quand ?

L’action se déroule du sortir de la Seconde Guerre mondiale au début des années 1960.



Ce qu’en dit l’éditeur

Lorsque Brigitte Reimann publia en RDA son roman Une fratrie en 1963, il déclencha de vives discussions aussi bien à l’Est qu’à l’Ouest, même s’il s’agissait d’une version censurée par la Stasi. Cette histoire de famille et d’adieux est rapidement devenue – à l’instar de l’œuvre de Christa Wolf – un classique de la littérature est-allemande. En 2021, presque 50 ans après la mort de l’auteure, le manuscrit original du roman est découvert par hasard dans un placard dissimulé. Voici donc le texte intégral publié pour la première fois.
Une fratrie raconte avec puissance, élégance et un humour pince-sans-rire l’histoire de la jeune peintre Elisabeth qui apprend en 1961 que son frère préféré, Uli, veut s’installer à l’Ouest. Elle, qui travaille pour l’État dans les usines à amener la culture aux classes travailleuses, refuse d’admettre que chacun puisse vivre uniquement selon ses propres aspirations et ne pas contribuer à la construction socialiste. Elle ne dispose que de deux jours pour convaincre son frère de ne pas partir.
Profond, saisissant, drôle, ce roman, telle une pièce de théâtre – digne d’un drame familial de Henrik Ibsen –, avec des dialogues féroces sur la politique et l’art et, finalement, le désir de changement, est un chef-d’œuvre de la littérature allemande.

Les critiques

Babelio 
Actualitté (Clotilde Martin) 
Benzine mag. (Alain Marciano) 
Blog Temps de lecture 

Les premières pages du livre

« 1
Je me dirigeai vers la porte et tout se mit à tourner.
Il lança : “Je ne suis pas près d’oublier ça.” Droit comme un I, immobile au milieu de la pièce, il dit froidement, d’un ton sec : “Jamais je ne te le pardonnerai.”
Je trouvai la poignée de la porte et, une fois dans le corridor, je m’y cramponnai un moment, dans l’attente de sa voix, d’un juron ou de sa chaussure balancée contre la porte.
Autrefois, quand on se disputait, il m’envoyait ses chaussures à la figure, ou même un vase, et une fois je l’avais enfermé sur le balcon, il avait flanqué son poing dans la vitre. À l’époque, ça remonte loin, il était très coléreux, et parfois j’avais peur de lui ; mais cette fois j’aurais préféré sa colère à ce calme froid, sec.
Je restai plantée là pendant quelques minutes. Par la fenêtre ouverte, je voyais les branches humides du noyer devant la maison et les extrémités frisées de ses feuilles. En été, le lourd branchage vert foncé recouvre l’escalier de sa voûte, et, sous le vent, les feuilles frappent à la fenêtre. Aujourd’hui, c’est le mardi après Pâques ; les forsythias sont déjà fanés. Demain, Uli serait parti.
Pas un bruit ne provenait de la pièce, et je finis par gagner la cuisine sur la pointe des pieds, en suivant le tapis en fibre de coco rouge – aussi loin que remonte mon souvenir, il y a un tapis en fibre de coco rouge dans l’entrée, il est changé tous les quatre ou cinq ans, il n’a été élimé, gris, usé par les pas, que dans les années d’après-guerre. Aux murs sont toujours accrochées les reproductions d’alors, Liebermann et Leibl ; les paysages de Van Gogh que j’ai offerts à mes parents sont enfouis dans un tiroir du bureau, sous de vieux bulletins scolaires et sous les lettres et cartes postales soigneusement attachées par des trombones que nous avons écrites pendant nos études.
Dans la cuisine, je m’étais assise sur le petit meuble à chaussures et, en allumant une cigarette, je remarquai le tremblement de mes mains.
Je crois que je ne m’étais pas attendue à une telle réaction de la part d’Uli, et je me demandai si j’avais vraiment attendu ou prévu quoi que ce soit en me précipitant ce matin en face, chez Joachim, traversant la rue, la cour pavée, et gravissant l’escalier étroit, sombre, aux marches protégées par des baguettes en laiton. Il habite juste en face, en biais, dans un immeuble locatif moche qu’un homme d’affaires sans grande envergure avait construit ici, en bordure de ville, en comptant que la ville allait s’étendre de ce côté-là, mais l’homme d’affaires s’était trompé.
J’en étais même à me demander pourquoi je m’étais précipitée chez Joachim et, assise sur le meuble à chaussures bas, en train de fumer et de considérer mes mains avec méfiance, je cherchais à y voir clair dans mes sentiments envers Uli, en cet instant précis, à huit heures et quart, dans cette cuisine illuminée par le soleil levant… La vision de son visage au menton énergique et aux yeux marron clair parsemés de petits points plus foncés semblables à des taches de rouille ne me quittait pas. J’ai vingt-quatre ans, un an de moins que lui, et au long de toutes ces années son visage m’a été proche, familier – c’est seulement au cours des derniers mois, depuis l’été et les vacances, si je me souviens bien, que j’y ai lu une expression de dureté qui m’est demeurée étrangère et douloureusement incompréhensible.
Quand je parlais de lui à mes amis – et ils se moquaient, je le sais bien, de mon enthousiasme plein de tendresse –, j’affirmais : il est beau, c’est le plus beau garçon que je connaisse. Il est intelligent, bien plus intelligent que moi. Il a passé le bac avec mention. Il est le meilleur de son groupe de travaux pratiques. Les filles lui courent après. Il est fort, c’est un sportif accompli. Un grand lecteur. Il va souvent au concert. Nous nous aimons.
Ils riaient : Eh bien, présente-le-nous, ce frère si extraordinaire.
Mais à l’époque Uli était étudiant à R., une ville sur la Baltique, alors que j’étudiais aux Beaux-Arts de D., et les deux villes étaient séparées par cinq cents kilomètres de chemins de fer. L’année passée, je n’ai plus autant fait la fière en l’évoquant, mais je continuais à dire : nous nous aimons.
J’écrasai ma cigarette. Me vint l’idée que ce que j’aimais en Uli n’existait peut-être plus, était à moitié oublié, l’enfance, que mon souvenir enjolive et transforme en idylle, et même si j’en suis consciente et garde la tête froide, je considère avec une espèce de plaisir sentimental le film saccadé du souvenir, succession de petites scènes de genre colorées :
Cerisiers en fleurs au jardin, le bac à sable, les petits moules en métal rouges et jaunes ; un mur couvert de lierre, au pied duquel, parmi les plantes grimpantes aux larges feuilles et aux fleurs mauves, nous ramassons des coquilles d’escargots dans la boue noire et humide ; la tonnelle dans le jardin d’un camarade de jeux dont j’ai oublié le nom, nous sommes accroupis dans le foin, odeur rustique, nous fumons des feuilles de vigne séchées dans des petites pipes indiennes en porcelaine ; le balcon, grosse chaleur de juillet, un parasol rayé bleu et blanc, les bacs à fleurs verts débordants de pétunias, il est midi, nous attendons notre père qui revient à bicyclette de sa maison d’édition, nous reconnaissons sa sonnette, nous lui faisons des signes, nous crions ; une scierie près de chez nous, où des wagonnets grossièrement assemblés roulent sur des rails autour du parc à grumes, on respire une bonne odeur de bois frais, on joue aux trappeurs et aux Indiens en brandissant des tomahawks ; une soirée d’hiver, ma mère, rondouillette, noire de cheveux, est assise dans le fauteuil en osier devant sa table à ouvrage et nous lit des contes d’Andersen, derrière les vitres, le soir tombe, il neige…
Uli était toujours de la partie. Plus tard, nous étions capables de lire Andersen tout seuls, serrés l’un contre l’autre sur un petit banc, et nous voyions la petite sirène aux longs cheveux flottant au fil de l’eau, un collier de coquillages roses autour du cou, et le rossignol de Chine et l’empereur aux ongles extraordinairement longs, à la fine moustache jaune qui lui retombe sur la poitrine. Bien plus tard, émus aux larmes, nous avons lu Jimmy Higgins, et Le Ciment de Gladkov et La Septième Croix et Les Brigands et Le Rouge et le Noir de Stendhal – toujours ensemble, toujours traversés par les mêmes pensées, les mêmes sentiments. Tout à la fin – c’était en 1956 – Le Zéro et l’Infini du renégat Arthur Koestler fut cause d’âpres querelles, et, par la suite, j’ai parfois eu l’impression qu’Uli n’était plus ressorti de cette obscurité, tandis que j’en étais depuis longtemps revenue à Gladkov et à Gleb Tchoumalov, à Dacha et Tchibis.
Je n’ai gardé aucun souvenir de la guerre, à part le sourd grondement des escadrilles de bombardiers et les faisceaux blancs des projecteurs se détachant sur le ciel nocturne. Nous dormions souvent à la cave, Uli et moi sur un bat-flanc, et le matin nous récupérions les bandelettes de papier d’argent que les Américains avaient larguées. Parfois, le ciel était rouge. Pour nos anniversaires d’enfants, plus de fraises ni de crème fouettée, et même pas ces puddings en forme de poissons rigolos recouverts de chocolat.
Les éditions d’art où travaillait mon père furent fermées, au motif qu’elles ne participaient pas à l’effort de guerre. Vint le moment où nous l’avons accompagné à la gare, maman était en larmes. Un jour, une juive de notre entourage vint nous faire ses adieux. Sur son manteau, une étoile jaune, ses cheveux frisés étaient tout gris, alors qu’il s’agissait d’une ancienne camarade de classe de maman et qu’elle était encore jeune. Elle nous dit qu’elle allait à son tour être déportée et, debout au pied de l’escalier, elle pleurait.
Ma mère est la fille du patron d’une fabrique de chaussures, elle fréquentait les familles juives riches de notre ville, même pendant la période nazie, même quand les entreprises de ces familles furent aryanisées et que se rendre dans la maison d’un juif était un acte honteux. Ma mère était absolument apolitique. Mon père l’était tout autant, pourtant il ne rendait plus visite à ses connaissances juives : il méprisait les nazis et qualifiait Hitler de parvenu, mais c’était un homme prudent qui avait charge de famille… Tout cela, je l’ai appris seulement bien après la guerre ou reconstitué à partir de bribes de conversations. N’étions-nous pas encore bien petits ? Notre aîné Konrad était le seul à porter le mercredi et le samedi la chemise brune des Jeunesses hitlériennes ; ces jours-là, il allait servir.
Un soir, sans doute au début de 1945, dans la pièce voisine, un soldat que nous ne connaissons pas. Uli lorgne par le trou de la serrure et constate : un simple caporal. Nous nous blottissons dans nos petits lits. En face, la radio marche, soudain la musique s’arrête et nous entendons les quatre coups de timbale étouffés (on les connaît bien, tout comme les manières que font alors les adultes : Qu’est-ce que les enfants ont à traîner encore ici ? Mettez-les donc au lit !), ces quatre coups de timbale et “Germany calling…” Uli, qui a souvent le droit de faire réciter son vocabulaire à l’aîné, dit : Germany, ça veut dire Allemagne.
Enfin, le soldat que nous ne connaissons pas s’en va. Mais ce n’est plus un soldat, il porte un costume de notre père. (Et je ne suis pas certaine que notre mère, pleine de bonté et d’imprudence, ait alors su ce qu’elle faisait. Je ne le lui ai jamais demandé. Elle a sans doute pour sa part oublié ce soldat que nous ne connaissions pas et qui n’était que simple caporal.)
Un après-midi ensoleillé. Nous attrapons des têtards aux longues queues qui zigzaguent vivement dans une mare près de la voie ferrée. Un cheminot nous dépasse, il marche à vive allure. Filez chez vous, les Russes arrivent. Nous courons. Un drap blanc est déjà accroché à la fenêtre de la chambre d’enfants.
Uli et moi nous tenons étroitement serrés l’un contre l’autre, assis dans l’escalier. Nous mourrons ensemble.
Pas un coup de feu. Dans les rues, les blindés passent à grand fracas, des T34, affirme l’aîné ; dans le jardin, il a enfoui un poignard portant l’inscription : SANG ET HONNEUR1. Toute la nuit les télègues russes, les panjewagen, traversent le village, les chevaux trottent sous l’arc arrondi de leur joug de bois. Le lendemain, des officiers russes prennent leurs quartiers chez nous. Konrad erre dans la maison, muet, l’air sombre. Maman dort avec nous dans la chambre d’enfants. Les officiers restent stationnés des semaines, des mois, la moitié d’une année…
Notre préféré, c’est le lieutenant Vassili Ivanovitch. Il est blond et maigre, et quand il rit, les mèches de ses cheveux lui tombent sur le visage. Avec nous, il apprend l’allemand, et en échange, il nous apporte du lard et du pain blanc qu’il dépose à la cuisine. Parfois il allume un feu à la buanderie et y prépare du chachlik – des brochettes de mouton avec des tomates et des tranches d’oignons –, et, assis dans la fumée qui nous fait venir les larmes aux yeux, nous nous faisons passer les morceaux de viande brûlante d’une main à l’autre. Tous les soirs, Vassili reçoit des amis. L’un d’eux joue de l’accordéon, répétant pendant des heures la même ritournelle. Quand Vassili a trop bu, il danse le hopak, et les lames de parquet grondent.
Grischa, qui occupe le bureau de notre père, nous fait peur. Le dimanche, vêtu en tout et pour tout de son pantalon de cheval vert olive, il est assis sur la penderie renversée que Dieu sait qui a traînée jusqu’au parterre de pensées qui agrémente le jardin devant la maison. Grischa a une moustache noire et des paupières lourdes, assis là, il fume la pipe, se tait et nous regarde d’un air hostile. Un jour, à la cuisine, Vassili nous explique : Les fascistes ont abattu la femme de Grigori, ils ont abattu son petit garçon… Ma mère blêmit quand elle croise Grischa.
L’hiver venu, Vassili repart, il retourne à Kiev. Il va reprendre son métier d’ingénieur.
Nous avons faim. Ma mère vend des bijoux, des draps et les petites figurines en porcelaine de la vitrine. Elle nous montre les sabres bleus qui se croisent, emblème de la manufacture de Meissen. C’est la collection de votre grand-père. S’il savait… Elle n’est pas douée en affaires ; elle rapporte un petit sac de blé, un pain, un sac à dos rempli de pommes de terre.
Les grandes vacances. Un chaume au-dessus duquel l’air tremble, soleil, poussière, odeur de paille. Nous ramassons les épis, pieds nus, courbés vers le sol, et quand on ne voit personne alentour, nous tirons des épis des bottes empilées… À la maison, dans la salle à manger fraîche, les fentes des jalousies laissent filtrer la lumière rouge du soir. Sur la table, une nappe en damas, nous mangeons avec des cuillers en argent des haricots bruns, rustiques. Uli dit : Allez, ferme les yeux. Il a mis en douce sur mon assiette quelques cuillers de haricots. T’es une fille, t’es moins forte. Plus tard, je glisse une tranche de pain sec sous son oreiller. T’es un gars, les gars, ça mange plus.
Quand il neige, nous portons jour après jour chacun à notre tour la même paire de chaussures de ski.
Une nuit de juin : nous attendons dans le parc de la gare, les buissons scintillent d’un vert brillant comme du vernis sous une lampe qui se balance au vent. Je serre fort la main de mon frère Uli quand l’homme maigre s’approche de nous d’un air craintif. Il nous serre dans ses bras, les larmes ruissellent sur son visage. Un étranger dans un uniforme en loques, dont la langue fourche quand il parle : il faut donc maintenant l’appeler “papa” – alors qu’il n’a rien de commun avec l’homme jeune qui autrefois nous rapportait des cigarettes en chocolat et faisait de son fauteuil club un wigwam pour Winnetou et Mine-Haha.
Nous tenant par la main, nous suivons les adultes, maintenant, nous devons tenir ensemble contre le soldat de retour chez lui. Maman dit : Les enfants me dépassent, tout simplement. Ce revenant, il va maintenant de nouveau s’occuper de notre éducation, lui pour qui, pendant quatre ans, nous n’avons été que des visages sur des photos, que sait-il donc…
J’ai récemment trouvé au grenier, dans notre vieux coffre à jouets, ses galoches faites de toile à voile, avec une grosse semelle de bois, et j’avais le cœur gros à l’idée que nous avions gâché les années qui avaient suivi la captivité de papa. Nous dépassions vraiment notre pauvre mère et voilà que nous nous sentions menacés dans notre insolente autonomie, quant à notre aîné, il fut long à oublier son poignard avec l’inscription SANG ET HONNEUR et son activité au sein des Jeunesses hitlériennes. Alors que notre père, habitué à un travail de bureau, avait coupé des arbres dans les forêts autour de Iaroslavl, récolté des pommes de terre dans des kolkhozes, il s’était formé dans des cercles antifascistes, avait parcouru des milliers de kilomètres à travers l’Union soviétique et disait : Réparer ce dont nous sommes coupables, c’est une tâche immense.
Par la suite, la situation changea, nous discutions âprement, soir après soir : C’est la faute de ta génération, vous avez voté pour Hitler. C’est de ta faute.
Je n’ai pas voté pour Hitler, j’ai toujours été contre les nazis.
Mais tu n’as rien fait contre eux.
Qu’est-ce que j’aurais bien pu faire tout seul ? Je n’avais pas le choix, il fallait suivre.
Certains n’ont pas suivi. Mais vous autres : votre situation, votre famille, votre existence… Et vous voudriez qu’on éprouve du respect envers ses parents !
Nous étions inflexibles, impitoyables, et mon père finit par renoncer à se défendre. À l’époque, nous allions au lycée, et pendant toute cette période, nos parents nous nourrissaient et nous habillaient sur leurs salaires ridiculement bas, ils travaillaient dur, ils apprenaient, ils ne se plaignaient pas ; l’argent, suivant une habitude des temps anciens, on n’en parlait pas.
Ma mère, pour qui cela n’était pas nécessaire autrefois, apprit la sténographie et la dactylographie et devint secrétaire. Aujourd’hui, elle gère des dossiers au conseil du canton, c’est une femme pleine d’allant, qui a gardé ses cheveux noirs ; on lui donnerait quarante ans, mais elle en a déjà cinquante. Ces dernières années, je ne l’ai jamais vue baisser les bras ou maugréer, alors qu’elle était libérée des limites imposées par ses tâches de ménagère soucieuse de la chaleur du foyer.
La maison d’édition pour laquelle mon père avait écrit des essais sur des architectures allemandes et conçu des albums illustrés n’existait plus. Le Titien et Raphaël, Goya, Rembrandt et Frans Hals, j’imagine que pour lui, la peinture s’arrêtait au plus tard à Frans Hals. Dans les années tourmentées de l’après-guerre, si propices à toutes sortes d’entreprises douteuses, il travailla comme représentant d’une maison au nom ronflant et dépourvue de capital. Après la réforme monétaire, il rejoignit comme ouvrier une usine de textile, entreprit des études à distance qui le menèrent à un diplôme d’ingénieur en économie, et est aujourd’hui responsable de la planification dans cette même usine. C’est un petit bonhomme réfléchi, alerte, jamais pressé d’avoir fini sa journée, il a été distingué une demi-douzaine de fois pour les améliorations qu’il proposait ; il souffre souvent du dos, son système neuro-végétatif est souvent dérangé et il présente d’autres symptômes de plusieurs maladies que de nos jours on qualifie de “maladies de manager”.
Lorsque j’essaye d’établir si dans les quinze années qui ont suivi la guerre nous avons rempli les tâches qui nous incombaient, il me semble que ce sont en réalité notre père et notre mère qui nous dépassaient largement. Nous nous sommes opposés à eux, nous les avons traités de petits-bourgeois, de suiveurs – mais de nos parents, que savons-nous vraiment ?

2
Carrelée de blanc, la cuisine se donne des allures de lieu fonctionnel. Mais au mur est accrochée une petite armoire à œufs un brin désuète en carreaux de Delft peints de motifs bleus, un tablier rouge est jeté en travers d’une chaise, Uli a balancé ses pantoufles dans un coin, on remarque sur l’armoire un calendrier bariolé, des piles de journaux, et la pendule sourit de son joyeux visage de porcelaine…
La pendule illustrait mon inquiétude ; je venais de passer ici un quart d’heure qui m’avait paru très long dans un silence pesant qui n’en finissait pas. Tout en moi était aux aguets, les yeux, la bouche, les épaules. Je n’entendais pas leurs voix et me disais, abattue et impatiente à la fois, qu’ils n’avaient encore rien dit ni l’un ni l’autre, ne s’étaient même pas regardés ou seulement fait face. Uli est planté au milieu de la pièce, Joachim près de la fenêtre, maigre, très grand, il prend une mauvaise posture, comme d’habitude. Tout à l’heure, quand j’ai quitté la pièce, il a tourné la tête vers la rue non pavée et parsemée de flaques. Je ne voyais pas son visage, et pourtant je le savais, il avait rougi. Le soir où il était tombé sur nous, au bar, il avait également rougi ; je crois qu’il se sentait responsable de nos excès. Cela s’était passé l’avant-veille, le dimanche de Pâques.
Uli m’avait invitée au dancing, le seul de notre petite ville, et avait précisé : “Mais on n’emmènera pas ton apôtre.” Il s’était immédiatement repris : “C’est un garçon formidable, c’est sûr. Permission accordée, tu le sais. Mais aujourd’hui, je veux passer la soirée seul avec toi, sans ce troisième larron. Peut-être”, ajouta-t-il en riant, “peut-être que c’est la dernière fois”.
“T’as tout de même pas l’intention de te marier ?” avais-je demandé en riant à mon tour, mais en disant ces mots, j’étais déjà jalouse.
Il me regarda : “Je continue à espérer comme un imbécile réussir à trouver une fille dans ton genre.”
“Pour l’instant, je ne me marie pas non plus”, ajoutai-je aussitôt.
“Vous êtes de drôles d’amoureux. Vous vous voyez une fois par trimestre et dès la gare, vous commencez à vous disputer”, dit Uli.
“Allons donc, nous ne nous disputons pas.”
“Comme tu voudras. Vous discutez. C’est encore pire.”
La soirée se déroula donc sans Joachim.
Au comptoir, la patronne était maintenant blond clair, elle avait grossi, elle avait les yeux et le menton gonflés, le teint plombé. Elle portait des boutons d’oreilles en corail, et, tout en lavant des verres, elle nous raconta les derniers potins, satisfaite, sans méchanceté. J’aime bien la patronne, elle a toujours été gentille avec nous, y compris quand nous étions étudiants et que parfois, faute d’argent, nous passions toute la soirée assis au bar avec une vodka et une bouteille d’eau gazeuse.
J’ai commencé par trouver rigolo d’écouter les histoires qu’elle nous chuchotait au sujet de gens avec qui nous sommes allés à l’école, qu’il nous est arrivé de saluer dans la rue, au ciné, ou que nous connaissions de vue, comme c’est le cas dans n’importe quelle petite ville. Mais elles ne me touchaient pas, c’étaient des histoires d’un monde qui m’était devenu étranger, qui désormais me semblait mesquin et étriqué ; si je m’imaginais ce monde traduit en couleurs, gris et violet flottaient côte à côte, avec quelques taches roses.
Dans un accès de vanité, je me suis dit : ils en ont des soucis, ces gens… Nous autres, nous affrontons la seconde phase de l’édifice. Nous nous battons avec mille questions compliquées, la réalisation du plan, les retards, les difficultés d’approvisionnement. Je parlai de tout ça à Uli, car je me disais que sur son chantier de construction navale, il était confronté aux mêmes problèmes, et j’évoquai les soucis de ma Brigade*. Nous soudons des aciers fortement alliés que nous importons d’Allemagne de l’Ouest ; jusqu’à présent, nous avons été obligés d’en importer aussi les électrodes.
Uli répondit : “Tant qu’on dépend de Hoechst et de Mannesmann, on n’a pas le droit de construire un combinat*, c’est simple. Le jour où ces grands groupes se barrent, vous êtes fichus.”
“Attends, attends”, dis-je. “Le gros a fait des essais avec nos électrodes. Ça marche, il nous fait économiser des mille et des cents.”
La patronne me regardait d’un air surpris : “Moi qui croyais que vous étiez devenue peintre…”
“Si les groupes se barrent”, reprit Uli, “vous faites faillite. Tu peux toujours demander à ton gros contremaître tellement malin s’il est capable de fabriquer un acier qui supporte des pressions extrêmes”. Il me tapota la main. “Évite donc de parler de sujets auxquels tu ne comprends rien.”
Un regard en coin, un sourire nous firent comprendre que certains nous prenaient pour des amoureux alors que nous nous ressemblons beaucoup. Mais la plupart des jeunes hommes et jeunes filles qui se pressaient sur l’étroite piste de danse, dans cette pénombre dorée, nous connaissaient – des ingénieurs, une dramaturge, des médecins, les camarades de classe d’antan venus passer leurs vacances de Pâques à la maison. Un garçon blond aux lourdes paupières s’arrêta à côté de moi, s’accoudant sur le plateau en verre noir.
“Hans”, dis-je.
Ses paupières s’ouvrirent lentement, laissant entrevoir des yeux d’un bleu délavé. “Pour un peu, je ne t’aurais pas reconnue”, dit-il, et sa voix me donnait l’impression que sa peau devait être sèche et froide au toucher ; je me dis que même ses yeux semblaient passés au désinfectant.
“Autrefois, j’avais les cheveux longs, jusqu’au bas du dos.”
“Tu as changé à ton avantage”, me dit-il de sa voix javellisée.
Uli se retourna et dit : “Allons, ne fais pas dans le médiocre, monsieur le docteur.” Ils se serrèrent la main. Ils avaient passé le bac ensemble et Hans avait ses entrées chez nous jusqu’à ce qu’Uli s’aperçoive que nous étions tombés amoureux. Je crois qu’il nous épiait, et il finit par nous surprendre en train de nous embrasser, au pied de l’escalier, sous le noyer. Sans dire un mot, il attrapa Hans par le collet et le poussa devant lui à travers le jardin, jusqu’à la porte. Puis il se tourna vers moi, et malgré l’obscurité, je vis ses dents et le blanc de ses yeux. “Fini. C’est pas pour toi, Elisabeth. Demain soir, il en embrassera une autre.” J’ai versé une larme. “Pas permis”, dit Uli, c’était la formule convenue entre nous, la sentence à laquelle je devais me soumettre. J’étais debout derrière les rideaux quand, dans la rue, Hans siffla, mais je n’ouvris pas la fenêtre. Il siffla encore souvent sous ma fenêtre.
Hans commanda du gin. Il fixait Uli de son œil gauche sans éclat, le regardant par en dessous à travers son verre, puis demanda : “Alors, ces études, enfin terminées ?”
“Nous avons quelques semestres de plus que ces messieurs de la médecine”, répondit Uli d’un ton piqué.
Je précisai : “Il est ingénieur diplômé depuis Noël.”
“Un bon poste ?”
“Merdique”, dit-il. Ses mains reposaient sur le plateau de verre ; ses ongles coupés très ras sont tachetés d’une multitude de points blancs. (… ses mains, je les ai aimées, et ses ongles coupés ras comme ceux d’un enfant, j’ai parfois déposé un baiser sur les cicatrices, les égratignures de leur dos, et maintenant, en y pensant, je sens mon cœur comme un point très précis dans lequel la douleur s’est accumulée…) Il vida rapidement son verre. Il ne quittait pas la porte des yeux, elle battait de gauche à droite et coupait en deux les brumes gris-bleu.
Soudain, il se leva et nous le vîmes traverser la piste de danse, passant entre les couples. Il marchait droit, les épaules rejetées en arrière, sans s’effacer devant quiconque. Les autres lui faisaient place, et je l’enviais pour l’assurance dont il faisait preuve et dans laquelle je voyais l’heureuse affirmation de sa force.
Hans effleura mon genou : “Rien de changé, il faut toujours demander la permission du frère pour danser avec sa sœur ?”
Je pensai : autrefois, il avait une manière bien à lui de me caresser l’épaule quand nous sortions du ciné… Maintenant, je retrouvais dans son geste les précautions dont usait notre médecin de famille pour toucher interrupteurs et poignées de porte. D’un seul coup, Hans m’inspira de l’aversion, et l’air de réprobation supérieure avec lequel il avait suivi des yeux mon frère, ses paupières larges et un peu pendantes qui lui donnaient un air rassasié n’y étaient pas étrangers. Je dis : “Rien de changé.” Je ris. “La main au collet…” Il eut l’air gêné car je venais clairement de lui rappeler sa défaite dans le jardin sombre qu’emplissait la chaleur de juin.
À ce moment précis, Uli est revenu et a repris sa place sur le tabouret de bar, lançant d’en haut : “J’avais cru que Jochen était à la porte.”
Nous avons bu un dernier gin, odeur boisée mêlée de genévrier. La patronne s’adressait très poliment à Hans, avec une obséquiosité que je trouvais excessive ; Hans semblait y être habitué. “L’aura du toubib”, remarquai-je.
Quand la musique reprit, Hans s’inclina devant moi : “M’accordes-tu cette danse ?”
Uli s’empressa de rétorquer : “Madame ne danse pas. Madame est fiancée. »

Extraits
« Je craignais maintenant mon émotion en revoyant Konrad — cette émotion particulière qui n’engage pas et qui fonctionne au cinéma de façon quasi réflexe dans les scènes d’enterrement, de pardon ou de retrouvailles. Mais je ne voulais pas éprouver d’émotion, et je me dis que toute cette légende autour de l’amour fraternel et de la voix du sang n’était qu’une stupidité mystique, que je n’allais pas serrer dans mes bras un type qui était passé en face au simple motif que le hasard en avait fait mon frère. » p. 46

« En ce temps-là, dans les premières années de l’après-guerre, après la fondation de la République, ne cherchions-nous pas avec davantage de sérieux, de passion, à atteindre notre but, celui de la cause? Nous avions des yeux pour voir le nouvel ordre, l’ordre rouge, s’élever solennellement (mais combien ne lèvent plus le regard que jusqu’à l’écran de télévision), et les jeunes hommes en colère n’avaient pas encore été inventés, ni les adorateurs vains de leur idole vaine et incomprise qui aurait écrasé d’un geste d’indifférence polie notre belle ardeur flamboyante. » p. 85-86

À propos de l’autrice
fratrieBrigitte Reimann © Photo DR
Brigitte Reimann (1933-1973) a été l’une des écrivaines est-allemandes les plus importantes. Ses romans, de véritables classiques en Allemagne, sont en train d’être traduits et retraduits dans le monde entier pour la force de son style et l’importance des sujets qu’elle aborde. (Source : Éditions Métailié)

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Vita de Julia Brandon : L’Art de la Rédemption à Travers la Souffrance