En deux mots
Après avoir créé un profil sur un site de rencontres, Dune part à la recherche de son âme-sœur. Après Lucie, Bichette, Marianne et Alix, elle rencontre Garance. C’est alors que sa vie va changer. En retrouvant ses racines, elle va s’ouvrir à de nouvelles perspectives.
Ma note
★★★★ (j’ai adoré)
Ma chronique
Laquelle sera la femme de ma vie ?
En mal d’amour, Agnès Vannouvong va, sur les conseils de son amie Julie, créer un profil sur un site de rencontre pour trouver l’âme sœur. Dune va multiplier les rendez-vous sans lendemain jusqu’à ce qu’elle croise Garance. Un roman pétillant de malice et une quête qui touche au cœur.
Nous avions laissé Agnès Vannouvong l’an passé avec Tout ce que le ciel promet, ce récit à quatre mains écrit avec Julie Estève et dans lequel les deux romancières s’amusaient avec l’ésotérisme. Une expérience qui tenait un peu du divertissement, dans l’attente pour Agnès de (re)trouver l’amour.
Depuis 2013 et son premier roman, Après l’amour, sa vie sentimentale n’avait pas été vide, mais elle n’avait pas « trouvé celle qui va la rassurer du soir au matin et lui dire je t’aime mon amour à toute heure du jour et de la nuit. » Un peu désespérée, elle a fini par suivre l’avis de Julie et s’est inscrite sur une appli de rencontres.
Un profil, celui de Dune, deux photos, une première sélection de profils plaisants, quelques messages et déjà un premier dialogue s’instaure.
Lucie a quarante ans, elle est belle, mais un peu spéciale dans les échanges. « Elle me dit que mon humour la change des dépressives sur l’appli, si tu es partante, je suis ok pour prendre un verre. Je sursaute, quoi déjà ? »
Mais Lucie fera finalement faux bond lors de ce premier rendez-vous, prétextant un souci mécanique.
Qu’à cela ne tienne, une autre femme s’est manifestée, Bichette, 33 ans. Une bombe métisse, fille d’un père Réunionnais et d’une mère bretonne. Après un strip-poker en visio — mais très chaud quand même — les deux femmes conviennent d’un rendez-vous. Qui se termine dans les draps de Bichette. Gardienne à Fleury-Mérogis, elle va proposer à Dune de remplacer au pied levé la personne chargée d’un atelier d’écriture et qui a fait défection. Ce rendez-vous avec les détenues va devenir une expérience très enrichissante. Mais la relation avec Bichette ne durera pas. Pas davantage qu’avec Lucie qui tenait à réparer son faux départ.
Il en ira de même avec Marianne, 40 ans, à l’histoire familiale compliquée. Mariée et enceinte, elle finira par accepter l’injonction de son mari. Alix, 40 ans, ne verra pas venir la rupture, un comble pour une ophtalmologue.
Pour Dune, c’est la fin de l’expérience She, le nom de l’appli. La collectionneuse, pour reprendre le titre d’un autre – superbe – roman d’Agnès, a fait long feu. C’est alors qu’en allant acheter des vêtements à Monoprix qu’elle va croiser Garance, 50 ans. Une rencontre en coup de vent avant qu’au hasard d’une remise d’un prix littéraire les deux femmes ne se recroisent dans la vraie vie.
Leur histoire et le roman vont alors prendre une toute autre tournure et offriront à Dune de renouer avec ses racines, de retrouver la Thaïlande et les autres enfants de son père qu’elle n’avait pu enterrer pour cause de Covid.
Mais n’en dévoilons pas davantage, sinon pour dire combien cette quête est joliment menée, avec une plume sensible et virevoltante. Avec humour et émotion. On suit Dune avec beaucoup de plaisir, jusqu’à espérer que la fiction pourrait devenir réalité. Sauf peut-être pour ces romans de commande sur un chien puis un chat !
Après l’amour, encore
Agnès Vannouvong
Éditions du Mercure de France
Roman
176 p., 18,50 €
EAN 9782715266025
Paru le 7/03/2025
Où ?
Le roman est situé à Paris. On y évoque aussi des voyages à New York, Bangkok et Minorque.
Quand ?
L’action se déroule de nos jours.
Ce qu’en dit l’éditeur
Dune est écrivaine et déteste vivre sans amour. Sa meilleure amie l’encourage donc à s’inscrire sur un site de rencontres lesbiennes. Mais l’amour 2.0 réserve des surprises.
Bientôt, son catalogue s’étoffe : Lucie, 40 ans, commence par lui poser un lapin ; Bichette, 33 ans, gardienne de prison à Fleury-Mérogis, aime la chick lit et la new romance ; Marianne, mariée et enceinte, cherche à échapper à un quotidien familial pesant ;Alix, médecin ophtalmo, la traîne à Drouot admirer des céramiques, puis disparaît dans la nature. Autant de rencontres éclectiques qui la laissent souvent insatisfaite.
Finalement, c’est dans la vie réelle, au sortir d’une cabine d’essayage, qu’elle croise celle qui va durablement s’installer dans son existence. Avec Garance, l’inconnue du Monoprix, une histoire semble possible et la vraie aventure commence.
À la fois romantique et cru, joyeux et d’une grande liberté de ton, le roman d’Agnès Vannouvong se teinte aussi d’une tonalité introspective.
Les critiques
Babelio
Les premières pages du livre
« Ante Scriptum
En novembre, j’ai commencé à échanger avec des filles sur des appli. Tout était bas : le ciel, la lumière, l’énergie. Je sortais d’une relation avec une femme mariée mère de deux enfants qui m’avait fait vivre un paradis (trois mois) et un enfer (neuf mois). L’expérience fut si éprouvante que je pensais cocher la case célibataire longue durée. C’était compter sans mon amie Julie qui m a suggéré une appli de rencontres. Je la revois avec son sourire malin et son regard bleu et ses longs cheveux, l’idée est de se marrer, et si ça ne marche pas, tu pourras toujours étoffer ton réseau lesbien.
Tu passes comme prévu à vingt heures ce soir ?
Julie est romancière comme moi. Nous avons écrit roman à quatre mains, Tout ce que le ciel promet, un Thelma et Louise des mondes invisibles où on dit tout : la lumière et la boue, la famille et l’amour, l’expérience intime et collective. Elle parle des suicidés dans sa lignée paternelle, j’évoque ma quête de l’amour idéal. Nous voulions réparer les vivants grâce à nos morts et parler de notre amitié, ce lien précieux qui nous permet de s’accompagner dans la vie. Depuis la sortie de notre roman, je sens qu’il me faut écrire un nouveau livre — clore un cycle littéraire sur un sujet qui m’obsède et me fait faire n’importe quoi : l’amour. Je n’ai pas trouvé celle qui va me rassurer du soir au matin et me dire je t’aime mon amour à toute heure du jour et de la nuit. Jusqu’à présent, peu de femmes voulaient faire le job sauf mon premier amour.
Je débarque chez Julie avec une bouteille de vin sans sulfite ajouté, elle est allergique. Quand elle ouvre la porte, je suis essoufflée — six étages sans ascenseur, très sympa — et la retrouve dans ses meubles et son intelligence, On rit toujours, on se raconte nos histoires à dormir à la verticale. Je m’affale sur son canapé, l’air maussade — je déteste vivre sans amour. Elle nous sert un verre, allez mon chou, on va créer ton profil. Je mets quoi? Âge : 40 ans. Quelques mots pour parler de vous : hello, on va prendre un verre, Que recherchez-vous : une relation amoureuse. Je soupire, ton truc est ridicule. Julie se concentre, attends, je suis en train de choisir deux photos : celle avec tes cheveux décoiffés, tes lunettes de soleil dans une chambre d’hôtel aux États-Unis, pas mal, et celle sur le canapé, on dirait que tu as seize ans sans tes binocles.
Le site s appelle She, et je n’y comprends rien. Julie m’explique, ce n’est pas sorcier. Si tu veux sélectionner des filles, tu glisses à gauche pour oui, et à droite pour non. Les photos défilent, personne ne me plaît. Je me dis que € pourrai jamais rencontrer une femme sympa et belle sexy et intelligente. Pendant que je me plains abondamment, Julie dédie son attention à l’appli. Elle regarde les photos, lit les présentations personnalisées et envoie deux trois messages histoire de voir qui se trouve derrière Elle dit, je pourrais y passer la journée, vraiment fascinant cette fenêtre sur ce monde des possibles, ces n es, ces vies — on pourrait écrire un livre ou un film super dialogué. Elle a des critères bien à elle : bouche pulpeuse, beaux seins, fringuées de façon disons assez spéciale. Hélas, ce genre de beauté ne m’attire pas, je suis sapio-sexuelle, sensible à l’esprit, au charme, à l’élégance.
Elle me répond qu’elle est sapio-sexuelle aussi sauf pour les filles qu’elle aime vulgaires. J’ajoute, je ne sais pas si ça va marcher : tu sais, une rencontre, c’est rare. Après quelques minutes, Julie m’explique que l’appli conseille de consacrer chaque jour un peu de temps à cette chasse contemporaine, liker des profils et être liké en retour jusqu’au match. Le gage de réussite reste une attitude proactive — plus on choisit, plus on a des chances d’être choisie. La quête de l’amour nourrit le grand capital. Je n’y échappe pas et paie une petite somme pour voir qui aime mes photos, mon visage, mon cinéma. Julie se ressert du vin, prépare des pâtes, fatigue la salade, mon chou, arrête de faire cette tête, je vais t’aider, comme tu le dis souvent, à deux c’est toujours mieux, vis cette expérience comme un jeu de pistes, un truc fun. Pour l’instant, on poste deux photos, et si ça ne prend pas, on en ajoutera d’autres. Allez, à table! Je jette mon téléphone au fond de mon sac, d’accord, on verra bien.
Le destin est une étrange rengaine. Dix ans avant, je publiais mon premier roman Après l’amour avec une narratrice qui me ressemblait. Elle écumait un Paris érotique au fil des rencontres en ligne après un deuil amoureux. La fille sans nom baisait à tout va pour oublier son amour de jeunesse. Quand le livre est sorti, j’ai dit partout qu’il s’agissait d’une fiction. J’ai menti — gênée qu’on puisse penser que j’avais couché avec tant de filles. En réalité, j’en avais rencontré un tiers et partagé une intimité assez réduite car je suis hygiéniste. Dix ans se sont écoulés, je me demandais ce qu’était devenue la narratrice et comment fonctionnaient aujourd’hui les modes de sociabilité lesbienne. Ces dernières années, j’avais aimé deux femmes que je n’avais pas choisies, publié cinq romans et trois essais. Moi qui enseigne la philosophie à l’université, j’avais abandonné à la théorie le concept d’empowerment. À quarante ans, il fallait que quelque chose change dans ma vie, et de façon radicale. Mon fond d’écran affichait une phrase de l’écrivaine Anne F. Garréta : « La vie est trop courte pour se résigner à lire des livres mal écrits et coucher avec des femmes qu’on n’aime pas. » Son roman Pas un jour se construit sur des contraintes façon Oulipo : raconter cinq heures par jour, un mois durant, aux marges de la mémoire, le désir pour une femme qu’elle a aimée ou qui l’a aimée dans le désordre de la pensée, une manière de se libérer de ses désirs désordonnés, et les tenir en laisse par la fiction (douze femmes, quatorze chapitres). Dans mon carnet dédié à ma nouvelle entreprise où se mêlent le vrai et le faux (ces femmes existent-elles dans un monde réel ou virtuel ?), j’ai décidé que mon chiffre serait plus modeste : six femmes, six rencontres, et pendant six mois. L’histoire tiendra en une phrase : qui choisir dans cette liste, pourquoi et comment tomber amoureuse de l’une d’entre elles. Certaines pourraient même revenir comme les personnages récurrents d’une série. Je me suis juré de respecter scrupuleusement ce programme (nombre et durée) qui me permettait de déployer une narration qui me captivait plus que l’événement lui-même. L’écriture m’apparaissait comme un rattrapage du réel. Mon désir nourrirait une expérience inédite : écrire une sorte de bachelor lesbien à l’heure des réseaux. Je voulais raconter une géographie amoureuse qui dirait quelque chose de notre époque. Et passer à autre chose.
PARTIE I
La ville
LUCIE, 40 ANS
La première avec qui je m’entretiens sur l’appli s’appelle Lucie. Sur la photo, elle est belle. Dans les échanges, elle est spéciale. L’entrée en matière avec une inconnue reste délicate. On se demande comment débuter une conversation en évitant les clichés. Je me donne quelques contraintes, refuse les coucou ça va… hello tu viens souvent ici… bonjour que recherches-tu… ? Archi nul. Archi interdit. Je suis écrivaine, diantre – et me fais un devoir d’être un peu plus originale. Je demande à Lucie si elle est plutôt rouge à lèvres ou rangers, oriente la discussion autour des questions de genre, mène ma petite enquête sociologique (l’air de rien). J’ai établi dans mon carnet une liste avec des stéréotypes de genre (lesbiennes fems, butch, non-binaire, gender fluide, etc.) pour essayer de comprendre, en passant, où nous en sommes sur les questions de sexualité et de désir – et ce que révèle notre apparence de nous-mêmes. J’imagine que personne ne fait ce type d’enquête le soir, tard derrière son écran – à ma décharge, j’enseigne à l’université. Intello (le matin), dragueuse (l’après-midi) et désespérée (le soir) sont des états qui m’occupent au quotidien. Je renoncerais volontiers au dernier segment et compte vivement sur l’écriture de ce dernier opus pour passer à autre chose, histoire de trouver une paix intérieure, et aimer sans la crainte d’être rejetée.
Sur ces sites, je me demande qui parle et comment et pour dire quoi. Je pense à Roland Barthes et son manuel de l’anti-je-t’aime, Fragments d’un discours amoureux. Je me dis que l’écriture sauve de tout, et permet de mettre le réel à distance. La posture de Barthes est de regarder de biais pour éviter les pièges de l’amour (jalousie, fusion, projection). L’écriture comme un rempart qui protège de l’agitation mentale. Lucie me répond, j’aime bien les deux, rouge à lèvres et grosses chaussures. Je fais une ou deux blagues qui tombent à plat sur les fringues lesbiennes (constance de la mode sportwear). Elle me dit que mon humour la change des dépressives sur l’appli, si tu es partante, je suis ok pour prendre un verre. Je sursaute, quoi déjà ? Je me souviens de ce souhait que Julie a inscrit sur mon profil.
Nous convenons d’un rendez-vous en fin de semaine (dimanche matin, bizarre pour une première rencontre). Elle vit dans l’Ouest parisien. Si elle me demande de me pointer dans son quartier, je refuse fissa. Je n’aime pas sortir de ma zone de confort le jour du Seigneur où j’ai l’habitude de traîner, de voir une expo avec des amis. Je lui demande si le dimanche matin est un moment spécial pour elle (la messe, le marché ou autre). Elle consent à écrire ces mots en guise d’au-revoir, non, à plus tard. Un peu sec pour un premier échange.
La semaine est occupée à donner mes cours, préparer un article sur l’expo Nicolas de Staël destiné à un magazine d’art, et écrire mon nouveau roman.
J’oublie l’inconnue. La veille du rendez-vous, elle m’envoie un message, demain, rdv au marché de Noël lesbien dans le XIe en fin de journée ? Elle marque des points, je suis curieuse de savoir à quoi ressemble un marché de Noël lesbien. Je me drape contre le froid, monte sur un scooter électrique (vitesse dans les rues de Paris aux allures de jeu de pistes), me pointe frigorifiée. Dans la file d’attente, des filles partout. À l’intérieur, des stands éclairés par des spotlight violets : bijoux unisexes, fringues vegan, romans lesbiens, essais queer, T-shirt Santa Gouine à l’effigie de la mère Noël exhibant sa belle chevelure et ses bras musclés, musique electro, atelier « Puissance de la chatte » (animée par l’auteure d’un kamasutra lesbien en cinquante positions). Au comptoir, des filles discutent – ambiance sympa. Moyenne d’âge, vingt-cinq ans. Je me sens légèrement en décalage même si je fais un peu moins que mon âge, merci le masque beauté Currentbody skin, Led Light Therapy Mask que je mets sur le visage pour un oui, pour un non, dans le train ou l’avion. Je ressemble à une créature cyborg, et on me fiche une paix royale.
Au bar, une fille me demande si je suis intéressée par un massage lesbien. J’écarquille les yeux, l’impression d’avoir raté un épisode, pire, d’être à la ramasse, pardonnez-moi mais de quoi s’agit-il ? Elle me regarde comme si j’étais née dans les années vingt : c’est un soin du corps aux huiles essentielles fait par une communauté de femmes sur l’île de Lesbos, dans un village cent pour cent lesbien. J’adore l’aromathérapie, j’adore la Grèce, j’adore les lesbiennes. Un coup d’œil à ma montre, je suis en avance, alors pourquoi pas. La nana aux cheveux rouges, piercing au nez et aux oreilles, look androgyne, fringuée d’un chino beige et d’une petite chemise blanche (28 ans), m’emmène dans une mini-yourte, une installation éphémère conçue par ses copines spécialisées dans les soins énergétiques (moyenne d’âge 25 ans). Elle étale l’huile chaude sur mon corps (j’ai gardé ma culotte), inspire, expire, oui, c’est bien, laisse-toi aller. Je sens vite les vertus des pierres tièdes sur ma peau. Elle poursuit de ses gestes doux. Je m’endors, bave un peu, rêve de filles aux seins nus dans un village grec qui se prénomme Skala Erosos. Je me réveille dans son sourire et sa voix, j’ai hydraté ta peau, tes cheveux, tes beaux muscles sont bien détendus, tu vas passer une bonne nuit. Je te propose un finishing avec un massage des pieds qu’on peut comparer à une cartographie de tes organes. Elle s’exécute, pas de problème, tu es en bonne santé, bon si je peux me permettre, essaie de diminuer le sucre et mets-toi au sport afin de t’assouplir, à l’approche de la péri-ménopause, faut faire un peu gaffe.
Je me prends mes quarante ans dans les dents, sympa le marché lesbien. La nana aux cheveux rouges plonge mes mains dans les siennes, ton plexus solaire est bloqué, voilà, c’est bien, respire par le ventre pour faire le vide. Et quand tu t’inquiètes de trop, n’hésite pas à prendre un peu de temps pour toi – c’est l’amour qui t’angoisse comme ça ? Je me demande si elle a vu ça dans le marc de café ou dans ma voûte plantaire. Elle se lave les mains, allez patience et surtout, amuse-toi, j’ai fini, prends ton temps, je te prépare une tisane.
Grâce aux élixirs fabriqués par les ravissantes abeilles grecques, la fille rend à mon corps sa légèreté. Boucles rouges m’a remontée à bloc. Je sors de la mini-yourte, pas de message sur mon téléphone. L’appli rame, deux minutes pour ouvrir She, interface pas très intuitive, j’écris, hello, suis là, et toi ? Un message de Lucie, désolée, mon scooter ne veut pas démarrer… reste au chaud… tu es libre la semaine pro ? Dans ses points de suspension au goût de flemme absolue pointe le vilain mensonge. Sympa, le lapin. Je rentre chez moi – le vent sibérien sous mes vêtements, et l’esprit qui virevolte dans les phrases rassurantes de Boucles rouges.
BICHETTE, 33 ANS
Elle est sublime, non mais qu’elle est belle Bichette ! Julie est en couple – ce qui ne l’empêche pas de mater les filles, bien au contraire. Plus jeune, elle a eu une histoire avec une certaine Marie. Julie est proche de la plupart de ses anciens petits copains sauf Marie – trop intense, trop violent. Elles se sont aimées et éloignées. Elle l’a rencontrée sur les bancs de la fac. Après un stage de fin d’études, elles se sont rendues à La Havane. Julie m’a décrit la moiteur de la ville incandescente, la décadence dans les Pontiac et les Chevrolet vintage. Deux nanas sublimes au milieu des palais décatis et des volutes de cigare – j’ose à peine imaginer.
Chaque matin ou presque, nous nous retrouvons dans notre quartier. Julie dépose à l’école son fils dont je suis la marraine. On parle de nos romans, des livres des autres, on se réjouit et on se plaint de tout, on déroule la météo sentimentale, et ça va mieux jusqu’au lendemain. Julie commande un café allongé, alors Dune, qui a liké ton profil ? Montre-moi les photos de Bichette. La fille pose en bikini, peau frémissante, lunettes de soleil, ultra bronzée, cheveux bouclés, bouche pulpeuse sous un soleil ravageur. On dirait qu’elle sort d’une nuit tropicale. Son visage est une île. Pendant que Julie zoome sur ses formes, et lui envoie ces quelques mots, tu es sacrément belle, une beauté venue d’ailleurs. Bichette lui répond, merci, je suis métisse, mon père vient de La Réunion, et ma mère du Finistère. Le bout du monde. Le bout de la terre. Julie lui écrit, emmène-moi dans ta valise Bichette, j’adore voyager !
Bichette est une bombe. Sur sa fiche, elle précise, je suis gourmande. Je récupère mon téléphone pour la voir de près, pianote quelques phrases à mon tour, mets les pieds dans le plat, et pas celui de la subtilité, es-tu plutôt cassoulet ou m’ms ? Ma question fait mouche, elle répond aussitôt, chocolat à fond. Mes doigts cessent de s’activer sur le clavier, Julie a repris les manettes car je n’ai plus d’imagination (comment poursuivre cette entrée en matière, que dire, ne pas dire, comment parler de soi, comment s’intéresser à l’autre sans être intrusif ou indolent ? Je suis une vierge 2.0). Julie s’enquiert de ses goûts, et toi, tu as une bouche plutôt sucrée ou salée ? Bichette répond, Salée, Madame ! Elle semble attachée aux politesses et aux points d’exclamation. Julie lui parle d’une recette de cuisine mexicaine à base de chocolat, le Mole Poblano, un combo d’amandes, de piment et de cacahuètes. Nous voyons distinctement trois points de suspension s’agiter dans l’interface. Bichette en train de répondre, Bichette inarrêtable, j’adore le poulet au cacao.
Quelle direction prendre à présent ? Vite je réfléchis, on ne va pas causer cuisine toute la journée. Je songe à mes cours de poker (pas envie de penser tactique présentement mais au contraire de se laisser aller). J’opte quand même pour le Slow Play (faire croire à l’adversaire que sa main est meilleure que la vôtre alors que vous avez un bon jeu). Si elle est un peu smart et bien vêtue, je pourrais aisément passer la soirée voire une nuit avec elle. Je lui demande si elle joue aux cartes. La réponse se fait immédiate, non, mais je sens que tu vas m’apprendre ! Bichette est réactive, mon Dieu ai-je bien lu ? Julie se marre, tu as un sacré ticket. On se regarde, notre complicité s’est construite sur une sororité rieuse (rire pour oublier qu’on va mourir). Je me dis que les modes de rencontres ont changé, aujourd’hui, les gens se rencardent en ligne.
Il est tard. Bichette écrit qu’elle va aller se coucher. Tu m’as donné envie avec ton poulet au chocolat, à l’occasion, j’irais bien dans un resto mexicain si tu en connais un. Sympa la Bichette. Deux minutes plus tard, je reçois un message plus précis, on tente une visio demain, histoire de voir si on se plaît – qu’en penses-tu ? J’en pense que je vais vivement m’amuser ces prochains jours.
J’éteins mon ordi et la bougie. Question poker, ma prof dit toujours que se lancer dans un coup, c’est mettre au point un plan de jeu, évaluer les risques, choisir de continuer dans la même direction ou passer au plan b. Je ne vais pas faire la maligne cent cinquante ans : je ne connais rien à ces paysages virtuels et suis vierge de ce langage. Ma dernière expérience remonte à dix ans. Depuis, que s’est-il passé ? Qui sont ces gens derrière leur écran, quelle est leur vie, à quoi rêvent-ils ? Julie prépare le dessert pendant que je fais un dernier tour des profils. Un peu étrange ces modalités de rencontres, tout à coup, j’ai un doute, et si je tombais sur une dingue Juju ? Elle sert la salade de fruits, mais non t’inquiète, pour l’instant, tu les vois dehors, tu t’amuses.
Le lendemain, je prépare mes cours pour la fac et commence un article pour un magazine (rubrique art et spectacle vivant). J’écris le portrait d’Isabelle Adjani qui interprète Marilyn Monroe à la Maison de la Poésie. Sa présence dévore la scène, cheveux blonds, robe Dior, brouillard. Le spectacle s’appelle Le vertige Marilyn. Je tente un jeu de mots pour le titre, Le vertige Isabelle. Marilyn incarne une icône du cinéma mondial. Isabelle incarne le mystère. Les gens le disent – attachée de presse, metteur en scène, acteurs, entourage : Adjani est comme l’air, volatile, évanescente, insaisissable. Le programme est un rêve de cinéma : une femme au centre du plateau. Le destin des deux femmes apparaît dans des séquences en clair obscur. Par moment l’actrice est éclairée de toutes parts – vingt-quatre projecteurs comme vingt-quatre heures de la vie d’une femme. J’en suis là dans mon papier, un paquet de chips entamé, quand je reçois une notification.
Bichette m’appelle en vidéo. Mince, je suis en pyjama. Tant pis, pas le temps de m’arranger. Son visage sur l’écran, coucou Dune ! Le sourire de Bichette – dents parfaites, yeux coquins, cheveux sublimes. Elle dit, j’ai retrouvé un jeu de cartes et des jetons dans un tiroir, je voulais te proposer un strip-poker, tu joues aux cartes n’est-ce pas ?
Cette fille a de l’humour – j’apprécie. Elle poursuit, au fait, combien de fringues as-tu sur toi ? Moi trois : une culotte, une jupe et un haut. Je réponds, à peu près pareil, un pyj, une chemise, des chaussettes. Je me rends bien compte que la scène est inhabituelle, et la situation surréaliste. Je me trouve devant mon ordi avec une inconnue bouclée qui bat les cartes et m’explique que ce jeu très spécial trouve son origine dans les maisons closes de La Nouvelle-Orléans. Cultivée, la Bichette. Elle peut toujours continuer à dire des trucs, les infos arrivent au niveau du cortex mais restent dans mon cerveau reptilien (siège des besoins primitifs). Mon regard balaie l’écran. Bichette au premier plan. Derrière elle, je devine le salon, une télévision, une table basse – pas de livres. Mon œil revient sur ses vêtements. Elle porte un haut léopard. Est-elle une reine de la savane, une reine de l’amour ou une reine de la nuit ? Peut-être les trois. Bichette est smart, capte vite les règles du poker : cinq cartes, les combinaisons, les mises, les tours de parole, passer se coucher, miser ouvrir, suivre relancer. Nous jouons, brelans d’as pour moi, double paire pour elle – Bichette enlève sa jupe. Nouvelles cartes. Suite pour elle, rien pour moi – j’enlève mes chaussettes. Nouveau tour. Carré de dames pour elle (Bichette apprend vite), full pour moi – j’ai perdu mon pyj. Elle me demande de diriger la caméra vers le bas. La chatte à l’air, ma dignité a foutu le camp.
Soudain, Bichette n’a plus de haut – le léopard s’est tiré dans le bush. La belle est à poil, et je savoure. Dernier coup de maîtresse, quinte flush pour moi, couleur pour elle. Sa culotte disparue. Les jolis seins de Bichette ressemblent à des fruits du paradis. Je lui demande, tu aimes ça jouer au poker ? Son silence me trouble, son silence me dicte des phrases. Je murmure, montre-moi ton ventre. Plat. Je lui dis, montre-moi ton cul. Musclé. Vraiment sympa la soirée. Bichette de plus en plus entreprenante, j’adore jouer oui, dis-moi des trucs, des trucs sexy, j’ai envie de me caresser pendant que tu me regardes, tu es vraiment très jolie, ta bouche, dis-moi des trucs, j’adore, c’est excitant, tu me fais mouiller, j’aime quand tu me regardes comme ça, l’impression que tu me fais l’amour, continue, oui dis-moi que je suis bonne, bonne à baiser, si tu voyais comme je mouille, attends, je te montre, je bouge la caméra, l’effet que tu me fais, tu me trouves bandante, oui, dis-le-moi encore, dis-moi comment tu vas me prendre, par-devant, par-derrière, oh tu vas me faire jouir. Bichette exhibe le spectacle de son orgasme, sa bouche contre l’écran, son souffle érotique, puis le noir.
Au petit matin, elle m’envoie un message, désolée, je me suis endormie, j’ai eu un total black-out après l’amour, ça te dit un verre dans la semaine ? Après une telle entrée en matière, je me demande à quoi va ressembler la suite. On décide d’un jour, et d’un lieu entre chez elle et chez moi. Un bar à cocktail, pourquoi pas. Bichette semble pleine de ressources. Je ne sais rien d’elle excepté ses origines nord et sud. Après son orgasme nocturne où je me suis retrouvée seule comme une bûche devant mon ordi, j’ai consulté à nouveau sa fiche. Je me suis dit que raccrocher sans dire au revoir relevait peut-être d’un usage contemporain. Sur l’appli, elle mentionne un point géographique et un statut : Fleury-Mérogis et fonctionnaire. Il ne m’en faut guère plus pour stimuler mon imagination. Mon téléphone sonne, Julie demande des nouvelles. Je lui raconte la partie de poker, la sortie de Bichette. Elle a raison, la scène est hilarante, je pourrai toujours la mettre dans un roman, mon chou, j’y pense, elle est peut-être gardienne de prison ? Julie me dit qu’avec cette appli, je risque de faire tous les corps de métier, d’après moi, Bichette est super sexy en uniforme. Ce serait drôle qu’elle t’invite à donner des ateliers d’écriture en taule. »
Extraits
« Dune, c’est moi. À quarante ans, je fais le bilan de ma vie professionnelle qui roule à peu près et de ma vie privée qui coule tout à fait. Je me rends compte qu’il est difficile non pas de rencontrer mais d’aimer. Depuis longtemps, sans doute depuis l’âge où on lit les contes pour enfants qui déterminent inconsciemment notre vision de l’amour, je rêve du couple idéal — qui est le motif principal de mes échecs. Dans ma vie, j’ai aimé une seule fois — entre vingt et trente ans. Une décennie entière avec Paola. Puis, rien. Puis, des histoires. Puis, des déceptions. Peut-être à cause des femmes rencontrées, peut-être à cause de ma conception insupportable de l’amour.
À quarante ans, je suis seule comme une bûche à réfléchir à ma funeste comptabilité amoureuse. Le premier amour a fait l’objet de mon roman Après l’amour. Le deuxième, une working-girl, m’envoyait des mots doux assortis de tableaux excell pour nos premières vacances. Le troisième m’a psychanalysée à mes dépens. Le quatrième a tenté de faire de miu son mari et m’attribuer le rôle de pourvoyeur né de son imaginaire patriarcal. Dois-je préciser que j’attends le cinquième non sans curiosité ? » p. 56-57
« Le neuvième mois est arrivé en même temps qu’une visite qui a tout fait basculer. Le mari est rentré pour lui parler une dernière fois, tu ne vas pas accoucher seule et tu ne peux pas me priver de mes enfants plus longtemps, rejoins-moi à Dubaï s’il te plaît, fais-le pour notre famille. Le piège s’est refermé sur Marianne. Elle pensait gérer mais semblait dépassée par la pression soudain trop grande pour ses épaules. La grossesse fragilisait sans doute ses perceptions. Elle m’a donné rendez-vous au tea-room près de la piscine. Quatre heures sonnaient et la fin de notre love story aussi. Nous nous sommes dit au revoir sur un bout de trottoir. Dehors, l’été n’en finissait pas, l’émotion non plus. Deux mois plus tard, elle m’envoyait un faire-part de naissance — l’impression que l’enfant me ressemblait avec ses yeux en amande. » p. 65
À propos de l’autriceAgnès Vannouvong © Photo Francesca Mantovani
Agnès Vannouvong enseigne les études de genre (Gender studies) à l’université de Genève. Au Mercure de France, elle est l’autrice de Après l’amour (Folio), Gabrielle, Dans la jungle et La collectionneuse. (Source : Éditions du Mercure de France)
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