Les Gestes

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En lice pour le Prix Flaubert 2025

En deux mots
À l’heure d’adopter un enfant, Marc éprouve le besoin de lui raconter sa vie, de remonter son arbre généalogique jusqu’à ses arrière-grands-parents. Un voyage mouvementé qui va le mener d’Alexandrie à Paris, en faisant quelques détours…

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Racines alexandrines

Dans son nouveau roman, Amanda Sthers raconte comment un homme, qui vient de perdre son père et qui est sur le point d’adopter, éprouve le besoin de reconstituer l’histoire de sa famille. D’une plume toujours aussi délicate, elle nous entraîne à Alexandrie au siècle dernier et descend un arbre généalogique riche de surprises.

« J’écris pour comprendre si ta vie en a valu la peine, si derrière tes silences il y avait des mots coincés. Pour apprendre si tu étais fier de moi. Pour t’excuser, m’excuser. » À la recherche de son histoire familiale, Marc cherche dans les documents, lettres, photos, enregistrements, laissés par son père. Cet homme, qui rêvait d’être un grand archéologue et sillonnera les rues de Paris dans son taxi, vient de mourir. Mais avant de s’intéresser à lui, son fils choisit de remonter son arbre généalogique, de nous entraîner à Alexandrie au siècle dernier.
C’est là qu’un homme aux lointaines origines portugaises, Ayoub Andrade, épouse Jamila El-Sayed. Le magistrat catholique et l’intellectuelle musulmane forment une riche famille égyptienne qui, à l’image de la ville, est ouverte sur le monde. C’est en 1928 que naît Florentine, la grand-mère qui va traverser un siècle bien mouvementé. Après avoir étudié dans une institution catholique, elle s’éprend d’Archibald, un homme bien décidé à faire fortune à Paris. Mais dans la capitale française leur union s’étiole bien vite, même s’ils partent pour une lune de miel à Hydra. C’est en Grèce que Florentine se découvre enceinte et attend le retour de son mari, qui ne reviendra pas. Elle prend alors le ferry jusqu’à Athènes. « Florentine appelle ses parents dans le couloir des urgences obstétriques, mais elle perd les eaux avant de pouvoir leur raconter son désarroi. Mon père naît une première fois de l’union de la femme perdue et de l’homme au foulard rouge, en Grèce, le 18 décembre 1949. » Si Hippolyte est orphelin, c’est parce que son grand-père a pris les choses en main et a décidé de faire de sa fille une veuve, statut bien plus respectable. Un petit arrangement avec l’État-civil qui n’empêchera pas Florentine de retourner à Paris chercher Archibald. En vain. En janvier 1950, elle rentre à Alexandrie avec son nourrisson. « Ils partent de Marseille, le bébé sanglote, elle le berce sans cesse. Florentine fête ses vingt ans à bord du navire… » Il est désormais temps de trouver un nouvel homme qui pourra assumer la charge d’un enfant. Pour une nouvelle relation manquée.
Désormais l’heure est venue pour Hippolyte d’essayer à son tour de se construire une vie. Entre l’exil et des études d’archéologie, l’Italie et Paris, sa relation avec la mère et les autres femmes qui entrerons dans sa vie, il sera lui aussi une énigme, un vide. Que ce roman va tenter de combler. « C’est comme si j’avais eu un papa d’enfance qui m’avait porté jusqu’à l’âge adulte, et puis presque quinze ans après un second père dont il m’avait fallu m’occuper à mon tour, et personne au milieu. »
Si la plume d’Amanda Sthers est toujours aussi délicate, on sent aussi que sa propre histoire familiale est venue ajouter de l’intensité au récit. La romancière de Lettre d’amour sans le dire ou du Café suspendu a aussi connu nombre de déracinements qui font désormais partie de son identité. Si Les Gestes est un roman de la transmission, il est aussi un roman de l’émancipation. En creusant l’histoire familiale et en essayant d’en décrypter les zones d’ombre, le narrateur peut aussi s’en affranchir. Et décider que l’enfant qui arrive trouvera des parents apaisés. Prêts à écrire une nouvelle histoire avec lui.

Les Gestes
Amanda Sthers
Éditions Stock
Roman
280 p., 20,90 €
EAN 9782234095991
Paru le 8/01/2025

Où ?
Le roman est situé à Alexandrie, Paris, sur l’île d’Hydra en Grèce, à Wissant sur la Côte d’Opale, au Touquet, en Suisse, à Gigaro, Tel-Aviv, Sainte-Maxime ou encore Rome.

Quand ?
L’action se déroule du début du XXe siècle à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
« Il y a évidemment des secrets derrière ses secrets, des moments de mystère, de tristesse et de joie dans l’ombre des silences que certains entendront. Il est possible que mes souvenirs aient leurs fantaisies, mais j’ai fait de mon mieux pour lui rendre justice, pour exprimer ce que mon père m’a raconté comme ce qu’il a tu, les gestes que je vais te transmettre et ceux qu’il n’a pas faits. »
Alors que Marc s’apprête à adopter un enfant, son père meurt. Pour offrir à son fils un morceau de son histoire, il plonge dans la vie hors du commun d’Hippolyte, chauffeur de taxi exubérant devenu archéologue fantasque, et remonte aux histoires d’amour de ses parents et de ses grands-parents, procédant à une archéologie de l’intime.
De l’Égypte à Paris en passant par la Grèce et l’Italie, Amanda Sthers compose une fresque familiale sur la transmission et l’origine, peuplée de personnages aux incroyables destins. Impossible de lâcher cette saga à l’écriture aussi poétique que ses héros.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
L’heure des livres (Anne Fulda)
TV5 monde
Blog Joellebooks


Amanda Sthers présente « Les Gestes » dans C’est à vous © Production France 5

Les premières pages du livre
« Camillo,
J’ai lu ton court dossier au centre d’adoption. Tu ne sais rien de moi ni de ton autre papa, pourtant je te connais par cœur et je t’attends. Quand tu auras grandi, que tu tireras sur les fils du passé pour pouvoir t’accrocher à l’avenir, tu ouvriras ce livret. Tu y trouveras ce que je sais de l’histoire de ton grand-père Hippolyte, quelques lettres qu’il n’a pas postées, pas jetées non plus, comme s’il espérait qu’elles soient lues, des photos, la retranscription d’enregistrements qui datent de mon enfance et certains plus récents que je me suis amusé à faire à son insu avec mon téléphone portable. Je serai heureux de te les faire écouter si, un jour, tu souhaites entendre sa voix.

Quel âge auras-tu quand tu liras ces pages ? À quel moment ressentons-nous le besoin de connaître nos fantômes ?

Tu arrives l’année où j’ai perdu mon père.

Toutes les sociétés associent leur naissance à une catastrophe, une forme de chaos. D’où que nous venions, nous avançons avec la croyance que nous sommes les survivants d’une multitude de déluges. Si nous ne les traversons pas, ces tempêtes restent en nous et s’abattent ensuite sur notre descendance. Se préoccuper de l’origine des choses est une spécificité humaine. Ton grand-père était archéologue, j’ai été élevé avec cette obsession d’hier ; à travers ce texte, je te la transmets et je t’en sauve également.
Tu apprendras sans doute en grandissant que j’ai traversé quelques soucis psychiatriques quand mon père a quitté la France, à la fin des années 1990. Si on l’a fréquentée, même des années après l’avoir quittée, on ne vit jamais qu’à quelques pas de la folie. Est-ce le choix qu’il a fait de me laisser sans nouvelles ou bien plutôt son absence elle-même qui m’a rendu malade ? Encore aujourd’hui, je ne puis le dire avec certitude. À sa mort, j’ai craint de me trouver à nouveau au bord d’un précipice obscur et de tomber dans une nuit contre laquelle je n’ai cessé de lutter. Écrire est une tentative de lumière parmi d’autres. Je dois faire la paix avec mon père pour en devenir un à mon tour.

Depuis que j’ai commencé à explorer la vie de ton grand-père, je repasse sans cesse devant des pans de son existence et de notre passé ; les lieux où nous avons vécu, mangé, vu des films qui m’ont changé : le disquaire fermé de la rue d’Aboukir, le club de foot de Nanterre, La Cantine des Tontons. Des endroits qui étaient les nôtres et où, j’espère, nous irons ensemble à notre tour. Comment avoir accès aux portes dérobées qui appartenaient à l’architecture intime de ton grand-père ? J’ai erré dans les couloirs de son destin, je connais certaines des odeurs de sa maison, mais je ne peux en soulever tous les loquets ni déchiffrer les gribouillages de ses carnets cryptés, je ne peux pas non plus forcer ses tiroirs ni même déambuler dans les parties abandonnées du jardin sauvage qui l’habitait. Non, ce sont ses gestes qui me reviennent en mémoire, souvent inscrits dans mon propre corps et que je reproduis malgré moi, ou exagérément pour le faire exister encore un peu. Je suis danseur, car c’est ma façon de laisser éclore mes émotions ; bouger selon une chorégraphie établie, avec le plus de précision possible, courber mon corps, me tordre à la reproduction de figures imposées, soir après soir, les répéter, pour enfin oublier que je suis une mécanique et la réinventer.

Après son décès, j’ai entrepris une archéologie de l’intime. Il m’a fallu des mois pour me résoudre à plier ses affaires, trier son courrier, me demander où ranger les objets de sa vie, puis faire un long voyage afin de trouver sa demeure ultime et les mots justes. Ma démarche vient sans doute de ce qu’il m’a offert de curiosité pour le passé et de la certitude que nous sommes prisonniers de lui autant qu’il dépend de nous. J’ai essayé de documenter la vie de ton grand-père à travers ses vestiges matériels comme si je reconstituais les éléments d’une cité perdue. Cette excavation a peuplé mon existence d’objets inconnus et éclairé certains dont je ne comprenais pas l’usage. Je suis remonté aux fondations sur lesquelles il s’est construit et aux événements qui ont précédé sa naissance. Je sais aujourd’hui qu’il a eu d’autres enfants, même si je considère avoir été son seul fils et que je tiens à le rester. Je mesure leur peine, mais il est trop tard pour m’en encombrer alors que je tente d’épuiser la mienne.
Il y a évidemment des secrets derrière ses secrets, des moments de mystère, de tristesse et de joie dans l’ombre des silences que certains entendront. Il est possible que mes souvenirs aient leurs fantaisies, mais j’ai fait de mon mieux pour lui rendre justice, pour exprimer ce que mon père m’a raconté comme ce qu’il a tu, les gestes que je vais te transmettre et ceux qu’il n’a pas faits.

La main devant son visage
Papa m’a montré la façon qu’avait sa mère de mettre la main devant elle quand il apparaissait, comme pour s’en protéger, même quand il était tout petit. C’est ainsi qu’il parlait d’elle, il ne prononçait pas son prénom, il ne disait pas « nous allons voir mamie », il ne l’appelait pas maman ni Florentine, il disait « c’est (main devant le visage) qui vient te chercher à l’école ». Sa mère était personnifiée par un simple geste. Il avait fallu des années pour que la famille comprenne que cette main qui la masquait quand on se précipitait vers elle était la conséquence d’une pathologie et non d’un dégoût. Avant que sa maladie ne soit diagnostiquée, on croyait Florentine bête, voire folle. Mon père s’amusait à me faire répéter « prosopagnosie », un mot que j’ai écorché jusqu’à l’adolescence. J’ai pu enfin le prononcer quand j’ai compris sa racine en cours de grec ancien : prosopon signifie « le visage » et agnosis souligne l’ignorance. Ce trouble est une forme d’amnésie visuelle qui rend très difficile l’identification des faciès humains, même le sien. Papa me racontait en riant que ma grand-mère s’excusait en se cognant dans les miroirs contre son propre reflet.

Quel dommage de ne pas se reconnaître quand elle était si belle ! Les jours où elle venait me chercher à l’école, je savais qu’elle ne pouvait me distinguer dans la foule des enfants. Elle m’attendait toujours au même endroit avec mon goûter dans un sachet de papier froissé par son angoisse. Ses cheveux blancs ramassés en chignon brillaient et lui donnaient des allures de princesse fatiguée. En été, elle ceinturait d’un foulard de soie ses jupes plissées qui tombaient jusqu’à ses chevilles délicates. Dans l’échancrure discrète de son chemisier, elle doublait un long collier de perles avec lequel j’aimais jouer. J’approchais doucement pour ne pas l’effrayer, je lui disais « mamie Florentine, c’est moi ». Elle baissait les yeux, me tendait le chausson aux pommes. Alors que je commençais à manger, elle touchait mon nez, mes pommettes, comme une aveugle, elle me trouvait beau et me souriait comme si nous faisions connaissance. Se rendait-elle compte que je ressemblais à mon père et au sien avant lui ? Il fallait qu’elle me renifle, qu’elle sente mon odeur familière pour m’aimer pleinement, puis timidement elle se plongeait dans mon cou, passait la main dans mes cheveux comme pour vérifier qu’elle s’en allait avec le bon enfant. Ensuite, nous avancions d’un bon pas et je lui posais des questions sur mon père, sur ses bêtises, sur l’Égypte, et elle me répondait sans emprunter un ton niais ni choisir ses mots, elle respectait la singularité de l’enfance mais ne la méprisait pas comme la plupart des adultes. Son détachement me plaisait, avec elle je me sentais libre, comme si tout finissait par être oublié, ou associé à un autre qui s’effacerait aussi. Elle regardait les êtres inlassablement neufs avec un mélange de fascination et de crainte, ça devait être plaisant pour un homme de devoir la séduire soir après soir. Pour mon petit papa en revanche, c’était douloureux de ne jamais faire naître un sourire sur son visage quand il s’approchait d’elle. Il fallait toujours un temps à Florentine pour être certaine que c’était lui. Cette blessure fondatrice expliquait en grande partie le rapport d’Hippolyte aux autres et ce besoin avide d’être vu. D’autant plus que si sa mère ne le reconnaissait pas, son père, lui, ne l’avait pas reconnu.

L’histoire de ses parents a commencé de manière traditionnelle. Florentine a vu le jour dans une riche famille égyptienne aux lointaines origines portugaises, les Andrade. Bien que musulmans, son père, Ayoub Andrade, magistrat respecté, et sa mère, Jamila née El-Sayed, élevée dans une famille d’intellectuels, avaient choisi pour elle une éducation catholique à l’institution Sainte-Jeanne-Antide d’Alexandrie, administrée par les sœurs de la Charité, dites « de Besançon ». Les institutions catholiques étaient à cette époque la seule option de scolarisation pour les petites filles, on y apprenait la couture et le dessin mais aussi à lire, écrire et débattre, une chose qui lui plaisait beaucoup. Cette école fut créée en 1934, quatre ans après la naissance de Florentine, à croire qu’elle avait été bâtie sur mesure à l’âge où il lui avait fallu entrer en maternelle ; elle fit ainsi partie de la première promotion. Ils vivaient à une demi-heure de voiture de l’école, près de l’Alexandria Sporting Club, sa mère l’accompagnait avec le chauffeur dans une Cadillac Série 20 d’un gris bleuté. C’était encore rarissime et Ayoub n’en était pas peu fier. Il attendait le retour de sa femme pour aller travailler à son tour, de sorte qu’il était encore en robe de chambre quand la petite Florentine quittait la maison dans son uniforme. Gâtée par la vie, elle apprenait plusieurs langues, assistait également aux cours de catéchisme et, même si elle se savait musulmane, vouait une fascination à Jésus ; un juif père de la chrétienté, fruit interdit par excellence. Elle m’avoua un jour que le corps du Christ sur la croix fut son premier émoi érotique. Florentine n’avait pas peur de parler d’intimité, c’était une femme libre. Mais les sœurs étaient difficiles et leurs émotions rêches, une des raisons du mépris de ma grand-mère pour les religions. J’ai une photo de classe de 1941, aux couleurs passées, sur laquelle Florentine a un sourire malicieux. Elle est juste à côté de la mère supérieure, qui lui a souvent administré des coups de règle, mais on sent que l’autorité n’a pas de prise sur elle.

Sainte-Jeanne-Antide existe encore, et ça me surprend toujours que ma grand-mère soit morte, que son fils soit mort, mais qu’en ce pays lointain qu’ils ont quitté demeure un édifice blanc qui abrite des peaux neuves prêtes à s’élancer dans la vie dans le décor de l’enfance de mamie Florentine. Sa jeunesse fut douce, dans l’amour de la langue française qu’elle apprenait en classe avant que la pratique de l’arabe ne soit exigée en 1942. Elle grandit entourée de livres, c’est elle qui me fit découvrir Jules Verne et Alexandre Dumas. Dans sa famille ouverte qui observait un islam traditionaliste, on vit arriver non sans peur la montée d’un radicalisme prêché par les Frères musulmans qui insistaient pour ne pas nourrir les femmes de littérature. Les Andrade aimaient cette Alexandrie cosmopolite dont le flou identitaire permettait une richesse immense, ils ne se reconnaissaient pas dans sa dérive religieuse qui cherchait à leur mettre des œillères et les limiter à une langue considérée comme un dialecte. Les gens de bonne famille parlaient français ou italien en société, l’arabe était la langue utilisée après le dîner, celle de la famille qui riait, de l’affection et des domestiques. Bien avant le coup d’État de 1952, on sentait une tension politique en Égypte et une montée de l’intégrisme. Nasser préparait le terrain et avait créé une organisation secrète au sein de l’armée égyptienne : le Comité des officiers libres. La Légion arabe tout entière était en Palestine, où il se jouait à voix basse d’autres batailles que celle contre la création de l’État d’Israël. Mon arrière-grand-père était un homme renseigné et craintif et ma grand-mère chérissait la liberté. Aussi, à la fin de l’été 1948, quand leur fille de dix-huit ans leur présente un certain Archibald Cousin qui demande sa main et promet de prendre le plus grand soin d’elle à Paris, où il possède une affaire de linge de lit, ils lui donnent leur bénédiction. Florentine fait la connaissance d’Archibald à l’université d’Alexandrie. Elle arpente le couloir principal à la recherche du bureau des admissions, elle souhaite s’y inscrire contre l’avis de son père, qui ne tient pas à ce qu’elle fasse d’études supérieures. L’ironie veut qu’en croyant désobéir, Florentine abdique, puisque c’est ici qu’elle rencontre le Parisien fantasque pour lequel elle n’ira jamais à l’université. Il est accompagné d’une bande d’amis intellectuels, Barthes et Greimas recrutés comme professeurs par la jeune institution alexandrine où s’établiront les fondations de leur amitié et d’une sémiologie à la française. En France, ils forment « le groupe des non-agrégés », comme ils se surnomment, et ne trouvent pas de postes à la hauteur de leurs compétences ni de leurs rêves. Pour des raisons diverses, ils ne peuvent passer le concours sélectif des universités françaises et sont contraints à une carrière médiocre s’ils restent dans leur pays. Ma grand-mère, aussi belle que naïve, perdue dans les couloirs, leur demande des renseignements mais eux-mêmes découvrent le lieu ce jour-là, se perdent avec elle dans les différents départements et la taquinent sur les intitulés des cours qu’ils lui suggèrent : « Pathologie littéraire des girafes », « Les tickets de rationnement intellectuel et la notion de néant »… Florentine les mouche d’un trait d’esprit et les fait rire à son tour. Elle est invitée par Barthes à s’asseoir avec eux, lui qui ne parle jamais de sa vie privée se livre à elle : il est pupille de la Nation, a survécu à la tuberculose, il se confie même sur son homosexualité et Florentine se sent proche de cet homme dont elle oubliera le visage mais jamais le nom. (Elle m’offrira d’ailleurs un exemplaire du Degré zéro de l’écriture pour mes treize ans.) La soirée se prolonge en musique, la bande s’étoffe, plusieurs jeunes hommes et quelques jolies filles les rejoignent. Florentine ne devrait pas être dehors si tard. Elle est courtisée par tous mais Archibald est flamboyant, il exécute des tours de magie avec des cartes à jouer, harangue la foule, lui prend la main pour la voir danser, fait résonner son rire, sert du champagne à flots.

En se réveillant le lendemain dans son lit de jeune fille, Florentine sourit. Elle ne se souvient que d’Archibald, plus jeune que les autres, avec un grand nez et un foulard rouge en mousseline de soie qu’il porte comme un uniforme, ce qui lui suffit à le reconnaître. Le samedi soir, son père lui permet de l’accompagner à une soirée de gala sur la terrasse illuminée du Casino Palace Hotel ; son ami Aldo Simonini l’organise et plusieurs couples de Port-Saïd s’y rendent, leur fille sera protégée, si ce n’est surveillée, et dans son élément. Florentine et Archibald dansent la rumba après minuit aux sons de l’orchestre cairote de Baby Almanza. Florentine se love dans l’odeur de lavande qui émane du cou de l’homme dont elle tombe amoureuse. Dans les jours qui suivent, dès qu’Archibald apparaît, Florentine sourit.
Dans la région du delta du Nil, il est presque impossible de se repérer en observant la côte à l’œil nu. Il n’y a pas de montagnes ni de falaises ; le littoral est un paysage marécageux et la terre est si basse qu’elle a parfois l’air d’être dissimulée derrière la mer. Ma grand-mère ressemble à son pays de naissance, il est difficile de distinguer sa joie et sa peine, et on peut se perdre de l’une à l’autre, dériver dans son chagrin un instant après un fou rire, sans préavis. À tel point que ce sourire constant à la vue du foulard rouge ne tarde pas à être confondu avec de l’amour. Elle s’enfonce dans le doux brouhaha des conversations intelligentes du soir et dans les bras d’Archibald, persuadée qu’il l’attire dans une vie différente de tout ce qui a été imaginé pour elle, et quelque part elle a raison. Il chuchote son prénom qu’il abrège : « Flo, ma petite Flo. » Après un baiser langoureux échangé au Strand devant un film avec la belle Layla Fawzi, ils déclarent vouloir se marier. Archibald est catholique, on opte pour un mariage civil afin que chacun puisse garder son dieu de son côté du lit. (Je ne peux pas te montrer de photos, papa était triste de n’en posséder aucune du mariage de ses parents. Il semble que Florentine les ait toutes déchirées quelques années après.)

En mars 1949, ils s’aiment quand ils embarquent sur le paquebot qui les emmène vers Marseille. Sur le quai, mon arrière-grand-mère essuie son visage plein de larmes, persuadée qu’elle fait le bon choix et que sa petite Florentine perdue dans le monde saura retrouver son chemin grâce au foulard rouge qu’Archibald agite sur le pont en signe d’adieu. Pendant la traversée, Florentine voit son mari vérifier à plusieurs reprises la présence de l’enveloppe que lui a confiée papy Ayoub et se ronger les ongles, ça l’attendrit et ça l’inquiète. Se pourrait-il qu’il ait peur, lui aussi ? Mais Archibald retrouve vite sa volubilité, sympathise avec de riches passagers, distribue baisemains, blagues et compliments, présente sa jeune épouse avec fierté. Le couple s’installe à Paris. À leur arrivée se produit la seule vague de froid de l’hiver, des températures inattendues pour mars et que Florentine n’a jamais connues. Son mari la taquine : « Ma petite épouse en sucre, ma petite Flo… » Son repaire de jeune homme étant trop étroit, on a prêté à Archibald un appartement rue de Trévise. Qui a pu se montrer aussi gentil ? Ses explications sont toujours floues mais son enthousiasme débordant emporte tout sur son passage. Mamie Florentine s’amusait à me dire que mon grand-père « était porté sur la gaudriole » et la faisait hurler de plaisir pour mettre fin aux conversations qui l’ennuyaient. Elle s’en contente, sans compter qu’ils mènent grand train, qu’ils sont très entourés, qu’il y a toujours une fête où coule du champagne, des nouveaux souliers au pied du lit, une amie couturière prête à faire une robe pour Florentine. Ma grand-mère s’émerveille de la Ville lumière qui, bien qu’encore secouée par la guerre et sous le coup des tickets de rationnement, vibre d’énergie. Des gens passionnants dînent à leur table, certains restent dormir dans la chambre d’à côté, parfois son mari s’attarde aussi dans le lit voisin. C’est un monde qu’elle n’a jamais connu et qu’elle embrasse avec candeur. Quand elle se sent mal à l’aise, elle se raisonne, se dit que c’est Paris, qu’elle est trop égyptienne, qu’il y a certaines choses qu’elle ne peut pas comprendre, après tout elle n’a que dix-neuf ans. Archibald ne parle plus beaucoup de linge de lit et ne lui montre jamais ses boutiques, il fait des « affaires », rien ne semble clair mais il y a des cadeaux, de l’entrain et de bonnes choses à manger. Ils vivent à deux pas des Folies Bergère, où Archibald a une amie meneuse de revue qui laisse Florentine assister au spectacle depuis les coulisses. Elle s’amuse dans les vestiaires avec les boas de plumes et s’extasie de cet univers de péché. Parfois, une partie de la troupe monte finir la nuit chez eux. Florentine m’a raconté mille fois comme mon grand-père dansait bien. Elle a l’occasion de le regarder valser avec beaucoup de femmes, mais il la rassure, la cajole et l’appartement est plein de fleurs. Souvent, j’ai imaginé Florentine assise au milieu de tous ces bouquets, attendant tel un gentil taureau le retour du bout de tissu rouge. Au mois d’avril, on parle de la plus forte vague de chaleur jamais enregistrée. Archibald autorise une amie à profiter de la chambre fraîche adjacente à la leur et s’y endort après lui avoir déposé des draps propres. Florentine se réveille au bruit du tonnerre, elle se lève, fait craquer le parquet mais n’ose réveiller son mari endormi nu près d’une autre. La pluie tombe avec puissance, Florentine se met à croire en un lien direct entre le climat et sa vie, Dieu essaie de lui faire passer un message. Elle gardera cette certitude à jamais et craindra les orages comme une enfant.

Après avoir lu une forme de tristesse dans ses yeux, selon ses propres mots, Archibald emmène Florentine en Grèce pour un voyage de noces improvisé. Elle fait sa valise en un instant car il la bouscule presque hors de leur appartement parisien. Elle pense qu’ils se précipitent vers le bonheur mais, avec du recul, elle comprendra qu’ils fuyaient un possible malheur. Ils restent une semaine à Athènes, où Archibald a des rendez-vous mystérieux, puis au début du mois de mai, après deux heures de bateau, ils débarquent sur cette île infertile, sans eau, longtemps laissée à l’abandon et pourtant la plus belle des îles Saroniques : Hydra. Florentine aime la taille du lieu, plus facile à comprendre que Paris ou Alexandrie. C’est une ville maison de poupées. Le port, concentré de vie au charme fou, est étagé tel un amphithéâtre et surmonté de résidences fortifiées d’armateurs et de petites maisons blanches qui éclairent les hauteurs sinueuses parfumées de jasmin et colorées de bougainvilliers. Archibald l’embrasse fougueusement dans les ruelles tortueuses. Ils s’installent dans l’allégresse de la lenteur estivale sur l’île de la décadence et du luxe décontracté. Le séjour s’éternise, ils sont heureux là-bas.

En juillet, devant le reflet de la vitrine, Florentine s’écrie : « Quelle jolie femme enceinte ! », sans se reconnaître. Archibald admet alors qu’ils ne se gavent pas d’assez de souvlaki pour que cela justifie ce ventre arrondi. Le médecin confirme une grossesse avancée. C’est une époque où avoir un ami français équivaut à posséder une décapotable, surtout sur une île où l’on ne circule qu’à dos d’âne. Ma grand-mère soupçonne que le docteur lui a interdit de voyager pour pouvoir se pavaner en leur compagnie et pénétrer chaque restaurant en déclarant : « Ce sont mes copains parisiens ! » Ils se retrouvent assignés à résidence et bloqués sur l’île. Les premières semaines sont joyeuses, cette vie insulaire a quelque chose de réconfortant. Très vite, on connaît tout le monde, et les chemins qu’ils découvrent chaque jour et retrouvent le lendemain les enchantent, ils se sentent à la maison. Le docteur Strapopoulos se plaît à commander des spécialités locales et à leur apprendre des mots de grec. Mamie me disait : « La période où j’attendais ton père, pour moi c’est le goût de la criste-marine », une herbe proche de la salicorne ou d’un fenouil des mers que Strapopoulos lui prescrit à tous les repas et qui encadre son poulpe fraîchement pêché, son calamar ou son poisson. C’est plein de vitamine C et d’iode, et il se réjouit de la voir s’alimenter selon ses préceptes. Il s’assure qu’elle mâche bien et sourit de toutes ses moustaches une fois l’algue grecque engloutie. « Bravo, madame Cousin ! » Ma grand-mère s’en amuse mais trouve le temps long, il lui paraît étrange qu’Hydra plaise autant alors qu’on ne peut s’y allonger sur une vraie plage de sable blanc. Elle aimait me raconter qu’il y avait plus de trois cents chapelles et pas une mosquée, et que, pour se baigner vraiment, il lui fallait marcher longtemps avant d’arriver à la plage d’Ágios Nikólaos et se jeter dans la fraîche mer Égée dont le bleu vous envoûtait. Elle semblait s’en souvenir comme du plus beau moment de sa vie, mais s’en moquait autant qu’elle s’en émouvait. Les femmes vêtues de noir, revêches au premier abord, la faisaient fondre en un sourire, les ânes qui transportaient des fruits, les églises si petites qu’on n’y tenait qu’à deux, elle se rappelait tout ! En plus des locaux, Hydra abrite un grand nombre d’artistes et de fantasques qui rêvent de le devenir. Archibald et Florentine y déjeunent avec Henry Miller, il leur présente le célèbre Pablo Picasso qui vit sur l’île et porte systématiquement un foulard rouge. Ce jour-là, mon grand-père le retire pour ne pas passer pour un suiveur, sans savoir que l’amour de ma grand-mère tient en grande partie à ce morceau de soie coloré. La légende veut qu’il l’ait enlevé par jalousie après qu’elle les eut confondus jusqu’au point de non-retour. On dit même que Picasso a peint ma grand-mère sur l’île au lever du soleil. Cependant, nous n’avons jamais retrouvé le tableau dans aucune exposition, Florentine qui ne se reconnaissait déjà pas dans un miroir aurait eu du mal à le faire sur une toile. Quand elle nous ressassait cette histoire pour la centième fois, mon père s’amusait à lui dire : « N’était-ce pas plutôt Chagall, maman ? » Elle se mettait à douter et nous riions discrètement.

C’est à l’issue d’un mois d’assignation à résidence environ qu’Archibald perd de sa bonne humeur. L’île charmante commence à ressembler à une prison. Il hausse le ton dès que Florentine pose une question, tourne comme un lion en cage. La nourriture lui fait horreur, les gens l’horripilent. Florentine découvre un autre visage de son mari. Il ne supporte plus la sieste, se plaint de la chaleur et du vent. Les journées lui semblent plus longues à mesure que Florentine grossit. Il perd le goût de la bagatelle. Il annonce qu’il a une affaire urgente à régler à Paris, paie quelques mois d’avance du loyer de leur petit appartement sur le port et laisse de l’argent à sa femme. « Je reviens vite, Florentine. » Elle n’a pas le temps de lui poser de questions ni de lui demander pourquoi il ne l’appelle plus Flo, sa petite Flo, elle se retrouve seule, pour la première fois de sa vie. Désemparée, elle se met à lire de longues heures sur sa terrasse sous le bougainvillier. Chaque jour, au coucher du soleil, elle scrute la mer comme Pénélope et espère que vole le foulard d’Archibald à bord d’une des dernières embarcations qui arrivent. Ne voyant rien venir, elle se met à aimer sa solitude comme on finit par succomber à un être qui nous rebutait autrefois. Elle peint, mal, et elle en rit. Elle s’en va dîner seule, parfois avec une cigarette. On la courtise, même enceinte elle reste belle et particulière. Florentine escalade les rochers, persuadée qu’il ne peut rien lui arriver, que sa grossesse, loin de la rendre fragile, est son bouclier. Elle regarde au loin, ivre d’espoir et de chagrin : et si Archibald ne revenait jamais ? Alors, elle grimpe plus haut dans le creux de caves marines aux flaques vierges, vers les chemins inconnus de l’île, comme si défier les éléments était sa façon à elle de formuler un pacte avec l’invisible. Ce danger-là doit rendre le reste de sa vie plus sûr. Mais fin septembre, elle trébuche, un rocher griffe son ventre qui saigne, et elle comprend que la nature la rend à la violence des hommes et à son jugement cruel, elle ne lui appartient pas et ne sera pas protégée. Elle ne pleure pas, mais elle crie souvent, s’adonne à des festins où son appétit vorace ressemble à de la colère, sa puissance de protection maternelle la pousse à engloutir ce qui l’entoure, même des hommes de passage qu’elle consomme comme une ogresse. Suivent des semaines de renoncement, de constat sacrificiel : Archibald l’a trahie. Vient octobre, le froid s’abat sur l’île, le ciel se mêle à la mer, prend des allures crépusculaires, et Florentine peine à concilier ce décor apocalyptique avec le cœur qui bat dans le sien, elle se sent emprisonnée. Malgré le vent et ses sept mois de grossesse, il lui arrive encore de monter sur un promontoire rocailleux et d’appeler le bonheur à l’horizon en criant face à l’écume déchaînée, dans l’espoir qu’une chimère s’évade de vagues en bataille. Mais la mer vient s’éclater sur les récifs, ne laissant dans son sillage qu’un barbouillage blanc sur l’eau sombre de l’hiver moqueur et lugubre. Le chagrin alourdit le mystère de la jeune Égyptienne, il ne la quitte plus jusqu’au terme de sa grossesse.

Après cinq mois à Hydra, le médecin doit se faire une raison, le mari français ne semble pas revenir. Il autorise Florentine à prendre le ferry jusqu’à Athènes, la confiant à une tante autoritaire qui l’accompagne à l’hôpital Evangelismós. Florentine appelle ses parents dans le couloir des urgences obstétriques, mais elle perd les eaux avant de pouvoir leur raconter son désarroi. Mon père naît une première fois de l’union de la femme perdue et de l’homme au foulard rouge, en Grèce, le 18 décembre 1949. (Je te raconterai plus loin sa seconde naissance.) Sa mère, sous anesthésie générale après sa césarienne, ne le prend dans ses bras que deux jours plus tard. Elle le regarde longtemps pour tenter de mémoriser au moins un morceau de son visage, mais ça ne marche pas plus qu’avec le reste du monde, aussi Florentine ne lâche-t-elle pas son fils de peur qu’on le lui échange contre un autre enfant. Après un court séjour à la maternité, elle se raisonne et se dit qu’elle n’a pas pu être délaissée de la sorte par un homme qui l’aimait, qu’il a dû arriver une chose grave à Archibald et qu’il lui faut le retrouver. Des expatriés arrivent pour fêter Noël en famille quand ma grand-mère fait le chemin inverse pour rentrer en France, seule avec son nourrisson.

Paris en habits de fête l’émerveille, mais il n’y a personne à l’adresse qui a été la leur. Ma grand-mère s’installe dans un hôtel du neuvième arrondissement et revient plusieurs jours de suite. Une femme presque nue finit par lui ouvrir, la clope au bec, et lui répond que c’est son appartement et qu’il n’y a jamais eu d’Archibald ici. Florentine jurerait pourtant l’avoir entendu chanter en montant les escaliers. Elle insiste, on lui claque la porte au nez. Hippolyte fête son premier Noël dans les bras de sa mère en larmes, perdue dans un pays qui n’est pas le sien. Florentine erre dans la capitale, passant d’un hôtel à l’autre pour ne pas faire jaser, toujours avec son bébé contre le cœur. Elle ne retrouve pas Archibald – elle ne le retrouvera jamais. Même en quadrillant les rues, en faisant la tournée des bars, sans son foulard rouge elle ne l’aurait pas repéré au milieu de la foule.
Il y a quelques années encore, mon père parlait de ce moment qui avait construit une part invisible de lui et de son caractère mais aussi détruit la vie de ma grand-mère : « Il nous a peut-être croisés, ce salopard, et il ne lui a pas tendu la main. »
Fin janvier 1950, sur les conseils d’un imam ami de la famille, Florentine rentre à Alexandrie avec son nourrisson. Ils partent de Marseille, le bébé sanglote, elle le berce sans cesse. Florentine fête ses vingt ans à bord du navire, souffle une bougie symbolique sur un petit-beurre après avoir sympathisé avec un couple âgé qui s’éprend d’elle et rend la traversée plus douce, le voyage est assez long pour rire et pleurer, pour se remettre dans la posture étrange d’une enfant qui revient chez ses parents alors qu’elle est femme et mère désormais.

On l’accueille dans une joie teintée de honte. Dire qu’elle a été abandonnée comme une traînée est impossible pour la famille, et mon grand-père décide que si Archibald n’est pas réapparu, il ne peut être que mort. Ayoub Andrade se rend à la préfecture, il y a des amis, on déclare Florentine veuve à l’aide d’un faux certificat médical. Il tue Archibald Cousin administrativement, faute de l’étrangler comme un poulet. Sa fille peut marcher la tête haute. Pour une obscure raison, papy Ayoub ne souhaite pas non plus que son petit-fils soit officiellement né en Grèce, un pays qu’il a en horreur. On lui laisse son patronyme pour ne pas discréditer la thèse du veuvage, mais on le fait précéder de leur nom de famille sur son second certificat de naissance – naissance fictive, cette fois, en terre d’Égypte. Après avoir évoqué mille décès saugrenus puis envisagé une trentaine d’hypothèses crédibles, Florentine et ses parents décident au dîner qu’Archibald est mort dans un accident de voiture. C’est la version officielle. Florentine est sommée de porter du noir et de se comporter comme une veuve éplorée. Ce n’est pas difficile, car elle souffre d’un terrible chagrin d’amour et la douleur violente de l’abandon se voit sur ses traits. En revanche, mon père grandit légataire du secret de la fuite d’Archibald. Florentine ne peut se résoudre à tuer Archibald auprès de leur fils. Ensemble, le soir, dès qu’Hippolyte est en âge de parler, ils imaginent qu’Archibald vit des aventures extraordinaires, tantôt agent secret parti pour les protéger, tantôt bandit de grand chemin ou chercheur d’or. Dans les rêves de mon père, le sien sauvait des enfants, libérait des otages, faisait fortune dans des contrées lointaines, et un jour il reviendrait le chercher. Florentine lui confie une photo qu’il a gardée toute sa vie et que je joins à ce fascicule. Son charme transparaît et, sans doute parce qu’on connaît l’histoire, ce foulard rouge ressemble à un avertissement attirant. Bien des années plus tard, Hippolyte vouera une passion à Lucky Luke, il achètera son premier album en 1971 et ce n’est que la décennie suivante qu’il se rendra compte en me décrivant le personnage qu’il portait un foulard rouge.

Malgré l’absence de son père, ou grâce à cela, ses jeunes années sont joyeuses. Ses grands-parents le choient et sur les quelques photos que j’ai retrouvées de son enfance à Alexandrie, s’il n’a pas une pâtisserie à la main, il est en tout cas bien en chair. Les premiers temps, Florentine continue ses investigations pour qu’Archibald ressuscite. Elle demande à son père ce qui se passerait s’il franchissait le seuil de sa porte et comment ils expliqueraient ça aux voisins, il répond systématiquement : « Mais que tu es sotte ! » Et elle l’était sans doute un peu. Elle rêve, elle passe de longues heures à regarder par la fenêtre. Ils faisaient tant et si bien l’amour, ou du moins le croyait-elle. Peut-être s’ennuyait-il à cause de son manque d’expérience à elle ? Peut-être pourrait-elle apprendre, être plus coquine ? Elle ferait tout ce qu’il lui demanderait s’il ressuscitait. Elle retourne sur leurs pas, à la recherche des anciens amis de son mari disparu. Roland Barthes n’est plus en poste à l’université, il est parti au bout d’un an en raison de soucis de santé et elle n’ose lui écrire. Les autres n’ont qu’un souvenir vague d’Archibald et personne ne peut l’aider à le retrouver. Après quelques mois à porter du noir, Florentine s’autorise à sortir pomponnée et fringante dans les bals d’Alexandrie. Elle veut mettre un jean, c’est à la mode, mais ses parents refusent, tant qu’elle vit sous leur toit elle se doit de respecter un minimum de savoir-vivre. On lui achète des gants assortis à de nouveaux chapeaux qui couvrent ses cheveux ramenés en chignon. J’ai également retrouvé une image d’elle en robe swing, image sur laquelle mon père lui entoure de ses deux bras potelés la jambe et où elle le regarde comme un parasite. Papa m’a expliqué que ses grands-parents étaient chargés du quotidien de sa petite enfance et que sa mère lui manquait sans cesse. Sans avoir besoin de prononcer la moindre parole, un accord lie Florentine à ses parents : il lui faut retrouver un mari. »

Extraits
« Après cinq mois à Hydra, le médecin doit se faire une raison, le mari français ne semble pas revenir. Il autorise Florentine à prendre le ferry jusqu’à Athènes, la confiant à une tante autoritaire qui l’accompagne à l’hôpital Evangelismos. Florentine appelle ses parents dans le couloir des urgences obstétriques, mais elle perd les eaux avant de pouvoir leur raconter son désarroi. Mon père naît une première fois de l’union de la femme perdue et de l’homme au foulard rouge, en Grèce, le 18 décembre 1949. (Je te raconterai plus loin sa seconde naissance.) »

« Florentine erre dans la capitale, passant d’un hôtel à l’autre pour ne pas faire jaser, toujours avec son bébé contre le cœur. Elle ne retrouve pas Archibald — elle ne le retrouvera jamais. Même en quadrillant les rues, en faisant la tournée des bars, sans son foulard rouge elle ne l’aurait pas repéré au milieu de la foule.
Il y a quelques années encore, mon père parlait de ce moment qui avait construit une part invisible de lui et de son caractère mais aussi détruit la vie de ma grand-mère : « Il nous a peut-être croisés, ce salopard, et il ne lui a pas tendu la main. »
Fin janvier 1950, sur les conseils d’un imam ami de la famille, Florentine rentre à Alexandrie avec son nourrisson. Ils partent de Marseille, le bébé sanglote, elle le berce sans cesse. Florentine fête ses vingt ans à bord du navire… »

« Les parents La Ferrière meurent en janvier 1965. Il est tragique pour Basile de constater qu’il se sent soulagé d’un poids. Il en a honte mais il profite d’être libéré de gens qui ne lui ressemblent pas. Florentine et son mari vivent une seconde lune de miel, affranchis du regard inquisiteur des vieux La Ferrière. Eux seuls portent ce nom désormais, et en font ce que bon leur semble. Ils voyagent, rient, profitent de la vie. Basile est gentil avec Hippolyte. Ce n’est plus un enfant, il s’intéresse à lui, l’écoute parler des pyramides et apprend des anecdotes pour l’impressionner. Il lui offre une trajectoire de vie différente et de nouvelles perspectives. Quand il emmène Florentine en week-end, il s’amuse à dire à l’adolescent : « J’espère que la maison sera en désordre au retour et que tu auras fait une fête, sinon ça va barder ! » Ce sont les plus belles années de mon père, mais je n’en ai pas de traces en dehors de ce qu’il m’en a dit. Même s’il se sent toujours passager clandestin, son intelligence et son humour priment, il pénètre un autre tissu social. Il n’a plus peur de parler aux filles, il est vif, il a connu plein de milieux, de situations, c’est un caméléon. »

« Mais en février 1967, un cancer du pancréas foudroyant emporte Basile en trois semaines. Ses enfants qui sont étudiants dans des universités prestigieuses aux États-Unis ne mesurent pas l’urgence et n’ont pas le temps de rentrer dire adieu à leur père. C’est brutal et incroyable mais c’est pourtant vrai. Voilà Hippolyte et Florentine seuls à nouveau. Lors de l’enterrement déjà, les enfants de Basile et sa famille élargie ne leur donnent pas la place qu’ils devraient avoir. Ils ne choisissent rien, sont placés sur le côté. »

« Je nais prématuré à sept mois de gestation, le 18 décembre 1980, le jour de l’anniversaire de mon père. Il le fête dans les couloirs de l’hôpital avec un gâteau apporté par Florentine et me regarde toute la nuit dans une couveuse transparente. Je prends des forces rapidement et je survis mais le médecin annonce à ma mère qu’elle ne pourra plus avoir d’enfant. L’année de ma naissance, après son congé maternité, maman travaille à mi-temps avec l’accord de son patron qui diminue évidemment son salaire. »

« C’est comme si j’avais eu un papa d’enfance qui m’avait porté jusqu’à l’âge adulte, et puis presque quinze ans après un second père dont il m’avait fallu m’occuper à mon tour, et personne au milieu. Il était blessé que j’aie vendu l’appartement de maman et l’avait manifesté à plusieurs reprises, sans gêne, comme si sa défection de ma vie au moment même où je perdais ma mère n’était pas un acte violent. Il avait tenu à récupérer tous les cartons que j’avais mis au garde-meuble. Pensait-il y retrouver la carte d’un trésor qui le ramènerait à ce que nous avions été ?
Paris lui avait manqué, plus que moi, plus que les gens. Il m’a raconté avoir imaginé cent fois qu’il marchait dans la ville déserte quand elle se réveille tôt, aux premiers jours d’été. Il se souvenait de ses sorties de boîte de nuit, quand la fraîcheur de la nuit s’effaçait et que les pavés de grès millénaires se mettaient à briller. »

À propos de l’autrice
STHERS_amanda_©loic_venanceAmanda Sthers © Photo Loïc Venance

Amanda Sthers est scénariste, réalisatrice et écrivaine. Elle est l’auteure de plusieurs pièces de théâtre, d’ouvrages jeunesse et de nombreux romans tels que Les Terres saintes (Stock, 2010), dont elle a réalisé l’adaptation au cinéma en 2019, Lettre d’amour sans le dire (Grasset, 2020, Prix Roman France Télévisions) et Le Café suspendu (Grasset, 2022). (Source : Éditions Stock)

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Vita de Julia Brandon : L’Art de la Rédemption à Travers la Souffrance