Un avenir radieux

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avenir radieux

En deux mots
Alors que Louis Pelletier, le patriarche de la famille, s’apprête à faire son dernier tour de piste, sa descendance entend se construire un avenir radieux. Jean cherche un statut à la hauteur de ses grandes ambitions tout en essayant de se venger de sa femme. François réussit dans le journalisme, mais va jouer les espions à Prague et leur sœur Hélène va lancer une émission de radio nocturne. Mais déjà les petits-enfants pointent le bout du nez…

Ma note
★★★★★ (coup de cœur absolu, livre indispensable)

Ma chronique

Notre agent à Prague

Dans le troisième volet de sa saga, Pierre Lemaitre va nous entraîner dans la France de 1959, mais aussi derrière le rideau de fer, à Prague. Flirtant avec les romans d’espionnage situés durant la Guerre froide, cet Avenir radieux est LE roman à lire absolument en ce début d’année !

Avouons-le, ils ne sont pas nombreux les auteurs qui nous offrent la certitude d’un bonheur de lecture à chaque parution. Pierre Lemaitre fait partie de cette rare catégorie. Vous pourrez m’objecter que cette appréciation est facile s’agissant du troisième volume d’une tétralogie, puisque les premiers tomes de la saga, Le Grand Monde et Le Silence et la Colère en ont donné le ton. Certes, mais il n’est pas question de bouder notre plaisir à retrouver la famille Pelletier en 1959.
À 71 ans, Louis Pelletier, le patriarche est rentré en France après avoir cédé sa savonnerie de Beyrouth. Il a acheté une grande propriété au Plessis-sur-Marne où, aux côtés de sa femme Angèle, il peut accueillir enfants et petits-enfants. Parmi ces derniers, Colette occupe une place à part. La fille de Jean et Geneviève réside en effet chez ses grands-parents et c’est avec elle que s’ouvre ce troisième volet. La fillette s’est passionnée pour l’apiculture, mais constate que ses abeilles meurent les unes après les autres. Elle va découvrir l’origine de cette hécatombe chez son voisin Macagne qui aligne les bidons d’insecticide dans son garage. Surprise en train de les vider, la gamine sera agressée sexuellement par cet homme aussi rustre que violent. Un traumatisme dont Colette aura bien du mal à se défaire et qui va conduire Geneviève à la retirer à ses beaux-parents et lui faire partager une chambre avec son frère Philippe, son chouchou jusque-là, mais qui devoir désormais subir lui aussi les humeurs d’une mère acariâtre.
Comme toujours son mari Jean, dit Bouboule, n’aura rien à dire. Cependant, on va voir au fil du roman l’homme mal dans sa peau se rebiffer. Il va rencontrer de grands patrons et se voir proposer une place au sein de leur comité. Sans oublier l’invitation qui lui sera faite de suivre la délégation française invitée à Prague pour découvrir les fleurons de l’industrie tchécoslovaque. Il pense enfin tenir sa revanche.
D’autant que son frère François sera aussi du voyage. Le grand reporter du Journal du soir et cofondateur de l’émission télé « Edition Spéciale » va se joindre au groupe pour avec une équipe de tournage. Mais en fait, sa présence est due à un marché passé avec un certain Georges, membre des services secrets. En échange d’un reportage publié une fois l’affaire terminée, il devra laisser sa place à un agent double et se réfugier à l’ambassade de France dans l’attente d’un visa consulaire.
Il est aussi exigé de sa part qu’il ne dise pas un mot de cet accord à sa femme Nine qui s’épanouit dans son atelier de reliure. Dans ce panorama des protagonistes, on n’oubliera pas Hélène, la sœur de François, qui travaille à la Radio Parisienne. Si on reconnaît sans mal « Cinq colonnes à la une » derrière l’émission de François, on aura le choix entre Macha Béranger et Ménie Grégoire pour l’émission que lance Hélène après avoir été consignée au courrier des lecteurs.
Mais n’en disons pas davantage, sinon pour souligner combien Pierre Lemaitre parvient à rendre cette époque de la Guerre froide où tous les pays de l’est étaient truffés de police politique et d’espions. Comme à chaque fois, toute la palette des émotions – amour, haine, jalousie, convoitise, violence, vengeance, sexe, peur – vient enrichir le récit. Autour de la table familiale sont aussi traités les sujets de société et les progrès technologiques qui poussent durant ces Trente Glorieuses, sans oublier les soubresauts politiques.
On a beaucoup dit que l’auteur s’inscrivait dans la lignée des grands feuilletonnistes et on aura bien raison. Surtout dans la construction, très rythmée et pleine de rebondissements qui font qu’il est bien difficile de poser le livre une fois entamé.
Vous verrez, la soixantaine de chapitres défilent si vite que vous n’aurez qu’une seule envie en refermant le livre, découvrir au plus vite le quatrième volume de de cette saga !

Un avenir radieux
Pierre Lemaître
Éditions Calmann-Lévy
Roman
592 p., 23,90 €
EAN 9782702183625
Paru le 21/01/2025

Livre audio

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Ajoutons que le talent de Philippe Sollier (comédien dans de nombreuses séries télévisées (Avocats et associés, Boulevard du Palais, Fais pas ci, fais pas ça… ainsi qu’au théâtre) fait de la version audio du roman une réussite à la hauteur du roman.

Où ?
Le roman est situé principalement en France, à Paris et en région parisienne, à Plessis-sur-Marne, ainsi qu’à Bordeaux et à Prague. On y évoque aussi Beyrouth.

Quand ?
L’action se déroule en 1959.

Ce qu’en dit l’éditeur
« Je viens sauver quelqu’un, se répétait-il, et maintenant qu’il se trouvait à deux heures de Prague, il sentait monter en lui une vive anxiété. »
Une échappée belle de Paris à Prague, d’un studio de radio à des ruelles hostiles, d’un cachot glacé à une académie de billard, d’une école de bonnes sœurs aux bureaux obscurs de la République.
Chacun des Pelletier, à son heure, devra choisir entre son intérêt et son devoir, et pour certains entre la raison du cœur et la raison d’État. Un dilemme parfois déchirant, sauf pour le chat Joseph, qui lui a choisi depuis longtemps.
Les romans de Pierre Lemaitre ont été récompensés par de nombreux prix littéraires nationaux et internationaux. Après l’immense succès du Grand Monde et du Silence et la Colère , il poursuit avec Un avenir radieux sa plongée mouvementée et jubilatoire dans les Trente Glorieuses.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Franceinfo culture (Laurence Houot)
Actualitté (Louella Boulland)
France Inter (15′ de plus)
Page des libraires (Christelle Le Botlan, Librairie Un livre sur l’étagère à Châteaubourg)
Blog Aude bouquine
Blog de Gilles Pudlowski
Blog Bigmammy


Pierre Lemaitre est l’invité de C à vous © Production France Télévisions
Pierre Lemaitre présente « Un avenir radieux » © Production Éditions Calmann-Lévy

Les premières pages du livre
« 19 avril 1959
1
Je ne vois que ça…
Colette observa la ferme un long moment, comme si un danger la guettait qu’elle ne discernait pas. Le danger était devant, elle le savait mais elle jeta tout de même un regard inquiet de l’autre côté, tendit l’oreille. La campagne bourdonnait de mouches, les feuilles des marronniers frémissaient par vagues. Le plus bruyant, c’était son cœur qui cognait à tout rompre, le sang lui battait les tempes. Elle tressaillit soudain. Le chien avait dû la sentir parce qu’il se mit à aboyer furieusement. Un sale molosse, large comme un veau, aux dents brillantes, qui se sauvait facilement, attaquait sans raison, des gens s’étaient fait mordre. Depuis que les gendarmes étaient venus, Macagne le tenait attaché dans la journée, il n’y avait que lui à pouvoir l’approcher.
Et Joseph.
Le chat de Colette et lui se haïssaient. Joseph traversait régulièrement le champ pour venir s’installer mollement sur la première branche du tilleul et le narguer, quasiment à portée de laisse mais pas tout à fait, le chien, ça le rendait dingue. Là, Joseph procédait à sa toilette et le fixait en souriant, Colette l’avait souvent vu faire.
Sauf que cette fois, c’est elle qui devrait éviter d’être à portée de laisse.
La ferme était un long bâtiment dont l’étage servait au fourrage avec, devant, une grande cour poussiéreuse par temps sec, boueuse à la première averse. Sur la gauche, un garage pour le matériel (notamment le tracteur Renault D22, un R 7052 rouge, encore rutilant parce qu’il n’était là que depuis un mois), sur la droite un ensemble disparate d’ateliers et de remises où Macagne rangeait ses outils.
Et ses produits.
Colette dégagea avec précaution la paille qui masquait le trou qu’elle avait pratiqué dans la clôture, l’endroit qui lui avait semblé le plus propice pour longer l’arrière de la maison sans être vue. Elle avait d’abord échoué à soulever le grillage pour se ménager de quoi passer, elle n’avait pas été suffisamment forte bien qu’elle soit grande pour une enfant de dix ans.
Le lendemain, avec la pince coupante empruntée à son grand-père, le travail était resté difficile, mais elle était parvenue à dégager un espace lui permettant de se glisser sans déchirer ses vêtements.
Colette s’arrêta net.
Le chien s’était tu.
Elle faillit repartir, attendit. Les cognements dans la poitrine l’empêchaient de respirer. Sa vue se brouilla un court instant, ça chavirait autour d’elle, elle dut s’appuyer à la clôture. Le froid, la solidité du grillage lui firent du bien.
Le décor se stabilisa.
Les aboiements avaient repris.
Elle se décida.
Après une ultime respiration, elle s’allongea au sol, passa les pieds dans l’ouverture, glissa sur le dos et se redressa de l’autre côté.
Elle avait choisi ce moment du dimanche parce qu’elle en était certaine, Macagne ne reviendrait pas avant la fin de la journée, il se bourrait la gueule au café de la place avec son copain Daniel au prétexte de jouer au 421. Par contre, il faudrait être revenue à la maison avant qu’on s’avise de son absence, sa mère avait une intuition terrible pour ces choses-là.
Colette sortit le couteau de cuisine qu’elle tenait serré dans sa poche et s’avança lentement dans l’allée en direction de l’appentis.

— Loulou, tu n’as pas vu mon couteau de cuisine, celui avec le manche noir ?
Ses quatre petits-enfants s’agitaient autour d’elle en criant, brandissant leurs cuillères, Angèle n’entendit pas la réponse.
En fait, ils n’étaient que trois parce que Philippe, lui, demeurait sur son tabouret et considérait ses cousins d’un air supérieur, donnant l’impression d’observer ce petit monde depuis un piédestal.
— Tu ne viens pas goûter le chocolat, mon chéri ? demanda Angèle.
— Non, répondit-il avec superbe, maman ne veut pas.
Maman ne voulait pas qu’il se salisse, qu’il tache ses vêtements. Si le garçon puisait une grande fierté dans cette interdiction, Angèle savait qu’il le faisait à contrecœur. Il avait croisé les bras en signe de refus mais regardait Annie qui avait un an de moins que lui. Sans l’ukase de sa mère, il serait allé près d’elle lécher le fond de la casserole. Même avec les lèvres barbouillées, il la trouvait bien jolie, sa cousine.
— Bon, dit Angèle, on va choisir les chambres pour cet été.
Hurlements de joie.
Sachant à quel point ses petits-enfants adoraient ce rituel, Angèle le reproduisait trois fois l’an. À la rentrée, on choisissait les chambres pour les vacances de Noël ; en début d’année, on faisait de même en prévision de Pâques ; à partir d’avril, on organisait les couchages pour l’été. Le résultat de ces âpres négociations n’avait aucune importance. Dès la nuit tombée, ils échangeaient leurs places en imaginant que leur grand-mère ne les voyait pas.
Tout le monde se précipita dans l’escalier. Philippe, lui, croisa les jambes, sa résolution de ne pas participer ressemblait à un défi mais le désir de suivre Annie fut le plus fort, il soupira et se déplia à son tour (il était très grand pour son âge).
À l’étage, calant Martine sur un bras, Angèle ouvrit la première porte.
— Que dirais-tu de celle-ci, Annie ?
— Non, je l’ai déjà eue la dernière fois !
Elle zozotait un peu, ce qui ne l’empêchait pas d’être bavarde.
— Je peux dormir dans la même chambre que mon frère ? demanda Martine.
— Ici, c’est comme à l’école, décréta Angèle. Les filles avec les filles, les garçons avec les garçons.
— Ça me fait peur, ici, reprit la petite fille en serrant contre elle la peluche dont elle ne se séparait jamais.
— Bon, alors voyons la suivante.
Au passage, elle jeta un regard inquiet par la fenêtre.
Elle savait que Colette détestait ce rituel, pas étonnant qu’elle se soit enfuie pour l’éviter. « Elle est l’aînée de tous, bien sûr, elle trouve ça puéril. »
Depuis quand avait-elle disparu ?
Angèle balaya du regard ce qu’on apercevait du parc, ne la vit pas. Elle tentait de se souvenir du dernier moment où elle l’avait aperçue lorsque Joseph grimpa sur le rebord de la fenêtre et regarda dehors, inquiet lui aussi.
C’était un chat haut sur pattes, avec une oreille coupée, qui théoriquement appartenait à toute la famille Pelletier. Il avait vécu chez Hélène, chez François, et finalement avait choisi Colette, ils s’adoraient ces deux-là.
Derrière, les enfants s’impatientaient, Angèle reprit le couloir.
Joseph, lui, resta là, fixant le parc.
— Alors, pour qui la chambre bleue ?
Philippe suivait le mouvement avec détachement. Il ne participait pas au partage des chambres parce qu’à sept ans il dormait toujours avec sa mère.
— Il pourrait dormir seul, maintenant, il est grand…, risquait régulièrement Angèle que cette situation inquiétait.
Geneviève balayait l’argument d’un revers de main.
— Il n’y arriverait pas, je le connais ! Et puis, les Bélier ont besoin de leur routine, vous le savez !
Philippe n’ayant pas quitté le lit de sa mère depuis leur sortie de la maternité, on s’interrogeait sur la vie de couple de ses parents. Comment s’y prenaient-ils ? Et quand ? Les hypothèses qui venaient à l’esprit cadraient mal avec l’idée que l’on se faisait de Jean, de Geneviève et des deux ensemble. En réalité, pour céder la place à son fils, Jean s’était exilé dans une chambre au fond du couloir, il y avait belle lurette que Geneviève et lui n’avaient plus de rapports, ça remontait à leur voyage de noces.
— Tu sais où est Colette ? demanda Angèle à Louis en redescendant l’escalier, précédée par le groupe des enfants qui se disputaient toujours au sujet des chambres.
Louis traversait la cuisine avec trois bouteilles.
— Elle n’est pas avec toi ?
Il avait répondu distraitement et poursuivait déjà sa marche vers le salon où les discussions s’animaient.
Là, il retrouva ses trois enfants : Jean, l’aîné (qu’on appelait aussi Bouboule parce qu’il avait toujours été assez enveloppé et ça ne s’était pas arrangé avec le temps), dont l’épouse, Geneviève, se prélassait dans un fauteuil, son verre de porto à la main ; plus loin François qui allumait ses cigarettes avec le mégot de la précédente et enfin Hélène qui entamait son quatrième mois de grossesse mais qu’on eût dite prête à accoucher.
Philippe, qui avait quitté le groupe de ses cousins, avait rejoint sa mère et s’était assis par terre, la tête contre ses genoux. Jean, une nouvelle fois, songea que son épouse se conduisait avec leur fils comme avec un animal de compagnie, elle le tenait toujours contre elle, à lui gratter distraitement le cuir chevelu.
Louis venait d’ouvrir une seconde bouteille de vin.
— Alors, Jean, demanda-t-il, tu pars en tournée chez Khrouchtchev ?
— Non, répondit-il, confus. Prague, la Tchécoslovaquie… C’est pas l’URSS !
— C’est quand même derrière le rideau de fer, saperlotte ! dit Lambert, le mari d’Hélène. Le pays de l’avenir radieux !
Il prononçait ce slogan du Parti communiste avec une gourmandise goguenarde, c’était un ironique, il ne prenait rien au sérieux.
— Raconte-nous ça, reprit Louis.
— Eh bien, la Tchécoslovaquie offre un voyage à des industriels pour leur montrer les merveilles de son industrie.
— Bravo ! dit Louis en remplissant de nouveau les verres.
Il avait, de la réunion familiale, une conception démocratique, il fallait que la conversation s’intéresse successivement à chacun de ses enfants et à leurs conjoints, qu’elle ne laisse personne dans l’ombre.
Heureux de noter que Jean était en passe de vivre son quart d’heure d’intérêt collectif et qu’il n’aurait plus qu’à se préoccuper des autres (il excluait toujours Geneviève de ses calculs parce qu’elle n’avait aucune difficulté à attirer l’attention), il masquait néanmoins sa déception. Il aurait préféré que son fils se rende en URSS, au pays de la conquête spatiale aujourd’hui dirigé par ce Khrouchtchev à la bonne tête rubiconde de moujik, au lieu de quoi il allait en Tchécoslovaquie dont il n’y avait pas grand-chose à dire… Avec Bouboule, c’était toujours un peu moins bien… Même sa réussite avait, à ses yeux, quelque chose d’incertain, de provisoire.
— Tu vas visiter le pays ? demanda Nine, l’épouse de François, de sa voix fluette et douce.
Jean resta confus. Nine lui avait toujours fait pas mal d’effet, le genre de femme à laquelle il n’avait jamais eu accès. Il voulut citer quelques lieux de visite, il avait lu et relu cent fois le programme mais ces noms tchèques, vraiment, étaient impossibles à mémoriser.
— Non, seulement Prague, dit-il.
Et craignant que cette réponse ne soit pas à la hauteur des attentes, il ajouta :
— Mais nous allons voir des choses très intéressantes !
L’affirmation, trop générale pour déclencher l’admiration, ne lui rendait pas suffisamment hommage, car c’est lui qui avait eu cette idée de voyage.
Un entrefilet dans la revue de la chambre de commerce annonçait qu’une délégation d’industriels français chargés d’un « séjour d’information » en Tchécoslovaquie allait être composée, il avait envoyé sa candidature au ministère qui en assurait l’organisation. « Je n’en vois absolument pas l’intérêt ! » avait déclaré Geneviève. Évidemment lorsque cette candidature avait été acceptée (Jean lui-même n’en revenait pas), son épouse revendiqua haut et fort les avantages que, « pour sa réputation », leur entreprise tirerait d’une telle occasion.
Quelques années plus tôt, Jean avait imaginé que le linge de maison pourrait se vendre comme à la foire, dans de grandes panières où les clientes farfouilleraient à loisir pour acquérir des serviettes et des taies d’oreiller bas de gamme, donc très bon marché. Lui qui n’avait jamais eu d’idée sur rien avait été sauvé par sa médiocrité : le concept, bête comme chou, s’était révélé d’une rentabilité spectaculaire. Ils avaient créé un grand magasin place de la République à Paris, navire amiral de l’entreprise Dixie dirigée par Geneviève en personne. Jean, lui, passait son temps sur les routes, sillonnant la France pour visiter les fournisseurs et contrôler leurs cinq succursales, on parlait même d’une sixième.
— Tu espères vendre des serviettes de bain aux Tchécoslovaques ? demanda Lambert.
— Oh non, coupa Geneviève avec jubilation. Ils sont si pauvres !
Geneviève raffolait des difficultés des autres qui lui permettaient, en s’apitoyant, de passer pour une femme sensible et charitable.
— Ça n’est pas dangereux, au moins ? demanda Angèle.
— Les choses ont bien changé, maman, dit Hélène.
— N’empêche…
Angèle rougit. Se souvenant d’images de gens faisant la queue devant les boutiques, elle venait de songer à préparer un panier-repas pour son fils comme s’il se rendait à un pique-nique en forêt de Fontainebleau.
— Quand pars-tu, mon chéri ? demanda-t-elle.
— Le départ est prévu le 11 mai, dit Geneviève. J’y serais bien allée moi-même mais…
De la tête, elle désignait son fils d’un air un peu douloureux, personne ne comprit ce que ça voulait dire.
Hélène se tourna alors vers son frère François.
— C’est toi qui fais le voyage avec Bouboule ?
François avait créé deux ans plus tôt, avec les dirigeants du Journal du soir, le premier magazine d’information à la télévision française, « Édition spéciale ». Immense succès. Chaque mois, à l’heure dite, un Français sur trois s’installait devant l’écran noir et blanc sur lequel se succédaient reportages sociaux ou politiques, interviews de chefs d’État étrangers, plongées dans le monde du cinéma ou de la chanson.
Lorsqu’il avait appris, par Jean, l’organisation de ce voyage à Prague, il avait aussitôt proposé qu’une équipe de télévision accompagne la délégation. Divine surprise, la demande avait été agréée par les autorités tchécoslovaques ! La nouvelle avait fait grand bruit, les occasions pour des journalistes occidentaux d’entrer en territoire communiste étaient rares. Les négociations avaient été âpres, ce qu’on pourrait filmer ardemment débattu, il avait fallu mobiliser la diplomatie, mais on y était arrivé.
— Non, ça ne sera pas moi, dit François. Ce sera Goulet et Vertbois. Moi, je boucle un sujet sur le nucléaire.
— Très intéressant aussi, dit Louis qui n’avait jamais manqué un numéro du magazine télévisé (son rythme cardiaque marquait toujours un délicieux temps d’arrêt à l’annonce du nom de François Pelletier).
Il avait toutefois déclaré le sujet « intéressant » d’une voix nettement plus basse, plus sourde et tous les regards s’étaient discrètement dirigés vers Angèle qui, par bonheur, était occupée à mettre des serviettes au cou des enfants…
Louis et elle étaient allés voir, deux semaines plus tôt, Le Dernier Rivage. Outre qu’elle entretenait une passion déclarée pour Gregory Peck (que Louis trouvait très surfait), Angèle avait partagé les angoisses de ces pauvres Australiens condamnés à voir arriver sur eux le nuage radioactif qui avait, quelques jours plus tôt, dévasté les USA. Elle avait été terrifiée par ces images d’un monde anéanti où, avec un ensemble surprenant, les populations s’étaient retranchées dans les immeubles, les habitations, on ne savait où, il n’y avait plus personne de visible nulle part. Ce mouvement unanime avait surpris Louis qui avait trouvé à ce décor vide de personnages l’allure de Paris au mois d’août. Angèle était sortie du cinéma en larmes. Anthony Perkins lui avait rappelé Étienne, son plus jeune fils, aujourd’hui décédé, et la scène où il demande à un médecin une pilule pour « suicider » son bébé l’avait retournée. Elle s’était ensuite moquée elle-même de sa sensiblerie mais depuis Hiroshima sa hantise de la bombe n’avait quasiment pas faibli, au grand dam de Louis fasciné par l’énergie nucléaire comme il l’était par toute avancée technologique.
On avait cru Angèle trop occupée avec les enfants pour relever le mot « nucléaire », on avait tort.
— J’espère que ton reportage va parler des retombées…
C’était la grande préoccupation, les journaux l’évoquaient fréquemment. Louis poussa un discret soupir.
— Je t’ai vu, Louis. Pas la peine de te cacher !
— Je soupire parce que tu te laisses impressionner.
— Ah oui ?
Le visage d’Angèle avait pris cette teinte rosée qui accompagnait ses moments de colère.
— Parce que tu penses que les poussières de vos saloperies ne retombent pas au sol, peut-être ? qu’elles n’atteignent pas l’herbe que broutent les vaches, que le lait qu’on donne aux enfants est au-dessus de tout soupçon ?
Avant que Louis ait eu le temps de répondre, elle posait sa main à plat sur son verre pour ne pas être resservie et demandait à François :
— Enfin, François, dis-lui, toi ! Ton journal l’a expliqué vingt fois ! Il paraît que ce sont les céréales qui transportent de la poussière radioactive, je ne me trompe pas quand même !
François, bien trop prudent pour prendre part à une conversation opposant ses parents, se contenta d’une mimique neutre qui pouvait tout dire et donner satisfaction à tout le monde.
— Ma chérie…
Louis adoptait un ton docte et patient, soucieux de bien se faire comprendre.
— On te l’a dit et répété, la radioactivité de l’atmosphère n’est dangereuse que pendant les quelques minutes suivant l’explosion !
— Ah oui ? Après, elle s’évapore ?
— Non, mais à ce moment-là, ce n’est pas plus nocif que pour un examen aux rayons X ! Un lavage à l’eau et au savon, et c’est terminé !
C’était au tour d’Angèle de soupirer.
— Et d’abord, enchaîna Louis qui se sentait en verve, la radioactivité en soi n’est pas nocive, au contraire !
— Ah oui ? Elle est bonne pour la santé ?
— Parfaitement ! Tu crois que si ça n’était pas le cas, le gouvernement laisserait des eaux minérales se vanter d’être radioactives ?
L’exemple remontait aux années trente, c’était d’assez mauvaise foi.
Lambert fit un geste maladroit et renversa son verre de vin, tout le monde s’écarta brusquement, Angèle se précipita, serviette en main, Hélène sourit discrètement à son mari, passé maître dans le domaine de la diversion.
Lambert suivit Angèle à la cuisine, il fallait tout de suite mettre du sel sur la tache de son pantalon, c’était le meilleur remède. Elle aimait beaucoup son gendre, ce grand échalas au visage toujours rieur, en permanence de bonne humeur, jamais un mot plus haut que l’autre. « Ça doit être bien agréable de vivre avec un homme qui va toujours bien », se disait-elle. Elle n’avait pas bien compris son goût pour… elle ne se souvenait jamais du mot, un mot anglais, elle avait vu des photos, des sortes d’autos, très basses, sans carrosserie, qui roulaient paraît-il très vite, qui donnaient l’impression que le conducteur était posé là-dessus comme une grenouille, ça le passionnait, allez comprendre…
Pendant ce temps, Louis observait la tablée en pleine discussion. Il était fier de sa progéniture, tout le monde réussissait.
François avait un bon salaire au Journal du soir et en percevait un second à la télévision, sans compter que Nine avait touché un héritage confortable. Ils habitaient un bel appartement rue de la Cerisaie.
Hélène n’était pas à plaindre non plus, le cabinet de courtage que, abandonnant le journalisme, Lambert avait repris à la mort de son père était florissant, ils demeuraient dans le quartier de l’Hôtel de Ville.
Quant à Jean, il était carrément en passe de s’enrichir, pour un garçon qui n’avait à peu près rien réussi, c’était à peine croyable. Le couple habitait un immeuble cossu avenue du Maine. Geneviève, au prétexte qu’elle avait la charge du magasin, s’y faisait servir, une cuisinière venait deux fois par semaine, une femme de ménage chaque mardi. Quant aux trajets pour se rendre à l’entreprise, elle les avait longtemps faits en taxi mais avait trouvé cette solution trop onéreuse et se faisait conduire par un employé, une camionnette de Dixie lui faisait ainsi office de voiture de fonction avec chauffeur. Leur appartement était assez vaste et bénéficiait même de deux petites chambres mansardées que Geneviève louait dès qu’elle le pouvait, selon son expression, à des « étudiants pauvres », du genre qui se contente, pour un loyer prohibitif, d’un galetas glacé en hiver, torride en été, avec les toilettes sur le palier. « C’est pour rendre service… », disait-elle en baissant les yeux, comme une nonne à confesse.
— Elle est où, Colette ? demanda Philippe de sa voix nonchalante.
— C’est vrai, ça, dit Geneviève soudain offusquée. On est en famille et elle disparaît ! Jean, enfin, qu’est-ce que tu attends !
Jean posa son verre et quitta le salon sans avoir la moindre idée de la direction à prendre, de l’endroit où chercher sa fille… C’était une constante dans sa vie, ne pas savoir ce qu’il fallait faire.
L’absence de Colette, en réalité, ne surprenait personne.
Quand sa mère était là, la petite fille s’éclipsait dès qu’elle le pouvait.
Geneviève l’avait détestée parce qu’elle désirait un garçon (plus tard, elle se persuada que cette enfant étant Gémeaux, avec elle qui était Sagittaire, ça ne pourrait jamais aller très bien). Dès sa naissance, la cohabitation chaotique entre elles avait été scandée par toutes sortes d’incidents domestiques. Des chutes de la chaise haute aux coupures avec un couteau de cuisine ou à l’ingestion de lessive, l’existence de la petite fille n’avait parfois tenu qu’à un fil, jusqu’à cette mystérieuse chute dans l’escalier qui l’avait conduite à Lariboisière où le pronostic vital avait été posé. Elle avait trois ans.
Pendant les heures d’angoisse passées dans le couloir de l’hôpital, personne n’avait eu le courage d’interroger Geneviève sur les circonstances d’un accident qu’on ne s’expliquait pas et qui n’avait pas eu de témoin. Lorsque Colette avait enfin été tirée d’affaire – « Elle est solide ! » s’était félicitée Geneviève –, c’était trop tard, l’événement appartenait au passé.
Cette circonstance qui avait failli tourner au drame avait toutefois marqué les esprits. Hélène, la sœur de Jean, qui était aussi la marraine de l’enfant, était venue plus souvent encore lui rendre visite, « je suis toujours un peu inquiète », disait-elle à Nine. Tous partageaient une certaine anxiété.
Lorsque Geneviève s’était trouvée de nouveau enceinte, Angèle, au prétexte « d’aider sa belle-fille », avait proposé que Colette vienne vivre provisoirement à Beyrouth où Louis et elle demeuraient.
Colette avait donc quitté Paris et sa mère au soulagement de tous.
Si Jean avait été rassuré de voir Colette à l’abri, il avait aussi été accablé par son départ. Il ne se passait pas de semaine qu’il ne lui envoie une carte postale de Lille, de Brest, de Marseille toujours assortie d’un mot tendre. Il réclamait des photos de sa fille à ses parents (il les gardait, en cachette de sa femme ; au dos, il inscrivait la date de son écriture ronde et scolaire), expédiait de menus cadeaux, adressait à Angèle toutes sortes de recommandations inutiles qu’elle savait être des marques d’amour, de regret et de mauvaise conscience.
Colette, à Beyrouth, avait poussé « comme une fleur », dixit son grand-père. Elle avait beaucoup de facilités à l’école et réussissait bien dans toutes les matières et à peu de frais, le minimum se révélant toujours suffisant. Elle était attentive à ces bons résultats parce qu’elle avait l’esprit pratique. Outre que c’était un prix modeste à payer pour bénéficier d’une paix royale chez ses grands-parents (Louis s’émerveillait toujours devant les bons points que Colette rapportait à la maison avec une régularité qu’il trouvait stupéfiante), elle était hantée par l’idée qu’à l’inverse de mauvais résultats scolaires pourraient donner à sa mère l’envie de la réclamer.
Au demeurant, personne ne se souvenait que Geneviève ait envisagé cette hypothèse, elle ne parlait jamais de sa fille. Elle avait finalement accouché d’un garçon, Philippe, « bel enfant blond nourri de crème et de brioche », disait-elle, citant le seul poème qu’elle avait retenu de l’école.
On aurait pu croire qu’elle avait oublié Colette mais pas du tout. Elle souffrait parce qu’elle se sentait victime d’une injustice. Philippe la comblait et elle n’admettait pas qu’il ait été nécessaire d’avoir une fille pour obtenir ce fils, elle trouvait le tribut exorbitant. Par bonheur, la mère et la fille étaient restées éloignées par trois mille kilomètres et Geneviève ne faisait le déplacement au mieux qu’une fois l’an (« Philippe supporte mal les voyages », expliquait-elle à sa belle-mère).
Lorsqu’elles étaient en présence l’une de l’autre, Geneviève disait à sa fille d’un ton d’autorité : « Allez, viens m’embrasser ! » Colette approchait alors craintivement, prête à détaler et tandis qu’elle posait ses lèvres sur la joue de sa mère, sentait son parfum qui lui portait au cœur, elle s’entendait dire à voix basse : « Tu n’as jamais été bien jolie, ma pauvre chérie, et ça ne s’arrange pas. » Ou bien : « Ces nattes, mon Dieu, ça ressemble à de la plomberie rouillée ! » Ou encore : « Tu as de plus en plus de taches de rousseur. Comme sur les œufs de dinde. »
Lorsqu’elle venait à Beyrouth voir sa fille, elle en repartait dès que possible. « Nous serions bien restés plus longtemps, hein, Jean ? Mais Philippe n’est pas bien, le climat de cette ville ne lui vaut rien ! »
Pendant cinq ans, chacun avait trouvé cette situation très commode.
C’était compter sans le contexte du Proche-Orient qui avait changé en juillet 1956 lorsque l’Égypte avait soudain nationalisé le canal de Suez et mis à mal les intérêts français déjà fragilisés par la crise algérienne. La riposte n’avait pas tardé, la France et l’Angleterre s’étaient lancées dans une offensive militaire doublée d’un soutien à Israël qui avait conduit à une catastrophe diplomatique.
En Syrie, en Jordanie, des manifestants avaient passé leur mauvaise humeur sur des établissements scolaires français, un couvent avait brûlé, des sœurs dominicaines avaient dû s’enfuir, on s’était servi d’engins explosifs devant l’ambassade de France à Damas. La conjoncture était aggravée par l’aide que le président égyptien apportait aux indépendantistes algériens contre lesquels la France se battait.
Le sentiment antifrançais allait-il gagner le Liban ?
Louis surprit son épouse à lire le journal tous les jours, ce qu’elle n’avait jamais fait. De son côté, Angèle vit, au fil des semaines, se creuser la ride horizontale sur le front de son époux, ce qui n’annonçait rien de bien bon. Cette situation le mécontentait d’autant plus que le Liban évoquait la possibilité de soumettre les entreprises étrangères à l’impôt sur le revenu, ce qu’il trouvait scandaleux et immoral.
L’été suivant, Louis demanda brusquement à Angèle :
— Que dirais-tu, ma chérie, de rentrer vivre en France ?
La proposition était formulée à la manière d’une banalité, d’une idée sans importance qui venait seulement de naître dans son esprit.
— C’est une très bonne idée, Loulou.
Angèle savait mieux que personne le sacrifice auquel Louis venait de consentir en abandonnant la savonnerie qu’il avait portée à bout de bras, qui avait assuré la prospérité de la famille et qu’il appelait « les joyaux de la Couronne ».
Sa tendresse pour cet homme fut près de l’étouffer.
— Tu t’en occupes ? dit-elle, les larmes aux yeux.
— C’est comme si c’était fait, mon cœur, répondit-il en souriant.
Quelques jours plus tard, Louis annonçait qu’il avait trouvé un candidat pour racheter l’affaire.
Lorsque leur père annonça la vente de l’usine et leur retour en France, les enfants furent sidérés.
Après quoi, la surprise digérée, ils commencèrent à s’interroger sur les conséquences concrètes de ce rapprochement.
Hélène craignit que sa mère l’assaille de ses sempiternels conseils concernant les enfants. François redouta la multiplication des « leçons de vie » que son père pourrait lui prodiguer à demeure. Quant à Geneviève, elle prévint Jean : « Tes parents viennent ici parce qu’ils sont vieux ! S’ils espèrent que je vais m’occuper d’eux, ils se fourrent le doigt dans l’œil ! D’autant qu’avec la rétrogradation de Vénus en Lion… Bref, je me comprends ! »
Tous furent bientôt rassurés, car les époux Pelletier ne choisirent pas de s’installer à Paris mais dans une vaste maison, à trente kilomètres de la capitale, au Plessis-sur-Marne. « Accessible par le train ! » souligna Louis sans se soucier du fait que tout le monde possédait une automobile.
Leur retour en France (qu’ils avaient quittée dans les années vingt) avait pour conséquence celui de Colette.
Or si, quelques années plus tôt, il était acceptable que la petite fille aille vivre au loin chez ses grands-parents, il paraissait moins pertinent qu’elle continue de le faire à quelques kilomètres de l’endroit où demeurait sa mère.
Jean était fou de joie de voir Colette se rapprocher, Angèle et Louis étaient bien décidés à conserver sa garde, mais toute la famille, Colette la première, tremblait à l’idée de ce qui pourrait arriver si Geneviève se décidait à réclamer ses droits sur ce qu’elle nommait sa « progéniture ».
Ce qu’évidemment elle ne tarda pas à faire.
Lors de ses visites, elle manquait rarement d’évoquer le moment « très prochain » où sa fille devrait « revenir à la maison ». Ça n’était pas possible ce mois-ci, mais il faudrait y penser très bientôt. Elle ne donnait aucune raison à cela, l’idée planait comme un nuage chargé de pluie. Ou bien elle apportait une valise « pour les affaires de la petite ». Elle la posait dans l’entrée où l’objet demeurait le temps de son séjour, symbole annonciateur d’une catastrophe à venir. Après son départ, on la remisait au grenier avec soulagement. Colette faisait des poussées de psoriasis.
« Viens t’asseoir ici ! » disait Geneviève à Colette lorsque, certains dimanches, en famille, ils se mettaient à table.
La petite fille restait là, fermée comme une boîte, le regard sur la nappe.
« Et tiens-toi droite, tu vas finir bossue ! » ajoutait sa mère à voix basse pour n’être pas entendue d’Angèle. « Prends modèle sur ton frère, ça te fera du bien. »
Philippe était, à sept ans, beaucoup plus grand que la moyenne mais ne se tenait pas particulièrement droit, mangeait salement, toujours vêtu en singe de cirque et fourré près de sa mère à qui il répondait sur un ton exaspéré, Geneviève le trouvait parfait.
— Alors, elle est où, Colette ? demanda-t-il, l’air maussade.
— C’est un monde, ça ! confirma Geneviève en se tournant en tous sens. Quelle bêtise elle est encore en train de faire ?

Le chien, au bout de sa chaîne, se lançait vers Colette avec une telle fureur qu’elle s’arrêta. Il avait les yeux exorbités, injectés de sang, une mousse blanchâtre lui coulait des babines.
Colette évalua une nouvelle fois la distance et courut jusqu’à la porte. À sa visite précédente, une ficelle fortement serrée reliait le clou recourbé à ce qui restait du loquet, elle n’était pas parvenue à la dénouer, elle avait dû renoncer.
Cette fois, elle avait apporté un couteau mais n’en eut pas besoin, la porte était entrebâillée… C’était inattendu. Y avait-il quelqu’un à l’intérieur ? Elle pensa faire demi-tour mais osa tendre la main, pousser…
Personne.
Elle entra précipitamment et referma derrière elle.
Une fenêtre poussiéreuse laissait passer des rais de jour gris. Vieux outils, ustensiles au rebut. Contre le mur, une échelle dont les barreaux cassés avaient été hâtivement retapés. Tout était détraqué ou tombait en ruine, Macagne ne réparait que le nécessaire, tout était rafistolé avec des vis de fortune, des morceaux de câbles électriques. Il y avait là du laisser-aller mais sans doute aussi de la radinerie. À cause de cette pénombre, de cette poussière qui flottait dans l’air et parce que, maintenant qu’elle était entrée par effraction, Colette avait peur, elle eut envie de s’enfuir. Elle l’aurait d’ailleurs fait si elle n’avait aperçu contre le mur du fond des étagères en bois ployant dangereusement sous le poids de dizaines de bidons alignés, de pulvérisateurs, de boîtes en carton contenant des produits en poudre.
Elle ne put s’empêcher de s’avancer.
C’est penser au douloureux spectacle de ses abeilles qui lui redonna du courage.
À leur arrivée au Plessis, papi Louis avait exhumé du grenier une ruche à l’abandon. Il trouvait que c’était un bel objet et se proposait d’en retirer le couvercle pour y planter des géraniums. « C’est original, non ? » Sauf que, dès qu’elle l’avait vue, Colette était tombée en arrêt et en se l’appropriant avait privé son grand-père de son projet de décoration florale. M. Gosset, un cheminot retraité qui vivait seul dans un logement médiocre à la lisière du village et avait la nostalgie de la campagne, faisait le jardin chez les Pelletier. C’est lui qui aida la fillette à restaurer la ruche, papi payait les heures. « Tu ne vas pas installer des abeilles ici, j’espère, ça va bourdonner toute la sainte journée ! » avait grondé mamie.
Colette, qui n’était pas du genre impressionnable, parvint à se procurer un essaim.
À l’issue d’une âpre négociation, mamie toléra les abeilles à condition que la ruche soit installée assez loin de la maison, le long de la haie séparant le « parc Pelletier » (c’est ainsi que Louis espérait qu’on l’appellerait dans trois ou quatre générations) du verger de Macagne.
M. Gosset empruntait de temps à autre à un apiculteur du coin la panoplie permettant d’entretenir la ruche.
Colette fut aussitôt passionnée par la danse des abeilles, leur activité incessante et industrieuse. Elle dénicha – on ne sut jamais comment – d’anciennes revues consacrées à l’apiculture qu’elle lut avec application. Sitôt rentrée de l’école, elle se précipitait à la haie, laissait volontiers les abeilles marcher sur sa main largement ouverte, passait des heures à les observer. C’est elle qui détecta la présence de varroa, qui contesta la préconisation de M. Gosset d’utiliser de l’acide oxalique et parvint à un excellent résultat en recourant au fluvalinate. Elle prenait des pages de notes dans un carnet qu’elle plaçait sous son matelas au moment de s’endormir. Il y avait aussi des schémas.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda Angèle.
— Tu fouilles dans mes affaires ?
— Non, mais c’est moi qui fais ton lit vu que tu ne le fais jamais toi-même et ce carnet m’est tombé dans les jambes.
— Tu n’avais pas le droit de l’ouvrir !
Colette tenta de le lui prendre des mains mais sa grand-mère fut plus rapide.
C’était un dessin avec des carrés placés en quinconce à partir de ce qui ressemblait bigrement à une ligne d’arbres. Ou de haie.
— Ça ne serait pas un projet de… ? Tu n’as pas l’intention de placer de nouvelles ruches, j’espère !
Angèle compta vingt-quatre carrés !
— Louis, je refuse que Colette transforme notre jardin en entreprise apicole, tu m’entends !
— Bien sûr que non, ma chérie.
Colette rassembla néanmoins ses économies pour acheter une seconde ruche. Elle n’avait pas tout à fait la somme nécessaire, papi avait donné le complément « à condition que mamie n’en sache rien ! ».
Quelques jours plus tard, Angèle dit à Louis :
— Tu crois que je ne vois rien ? Pas question d’une troisième ruche, tu m’entends ? En été, le jardin va devenir invivable pour les petits !
Comme on voit, tous deux étaient fous de cette enfant.
— Tu vas récolter combien de miel ? demanda Louis avec envie.
— Je ne récolte pas, papi, leur miel est à elles, pas à moi.
— Quand même…
Il était déçu.
Et soudain, tout s’était détraqué.
Les abeilles s’étaient mises à se déplacer plus rapidement, saisies d’une excitation incoercible. Elles volaient très vite, sans prendre de repos et, d’un coup, leur activité diminua, elles se replièrent sur elles-mêmes, les pattes sous le thorax. Elles paraissaient avoir perdu le sens de l’orientation et même la mémoire de leur mission.
M. Gosset releva la visière de sa casquette et regarda la haie qui les séparait du verger de Macagne que l’on voyait, au volant de son tracteur Renault, passer entre les rangées de pommiers et de pruniers pour les asperger de haut en bas d’un nuage de substance protectrice.
— Les abeilles doivent butiner cette saloperie, en rapporter à la ruche, dit M. Gosset. Je ne vois que ça…
Colette se demanda s’il ne serait pas préférable que son grand-père fasse la démarche auprès de Macagne mais papi débordait d’admiration pour les progrès de l’agriculture moderne en général et pour son voisin en particulier. Il n’était pas rare qu’il reste une heure à le regarder travailler. « C’est formidable ce que la technique peut faire de progrès ! » disait-il à son retour. Colette se sentait affreusement démunie.
Alors, elle avait pris son courage à deux mains et s’était rendue à la ferme.

2
Il va falloir s’arranger autrement
Si la famille Macagne avait été autrefois l’une des plus riches du Plessis, il ne restait plus de cette ancienne opulence que les champs de fruitiers, plusieurs parcelles en jachère, un grand corps de bâtiment en moellons et une poignée d’appentis délabrés dont on entendait claquer les portes branlantes aux premières bourrasques.
Et une réputation détestable.
Le père Macagne, un solide alcoolique, ombrageux et versatile, était mort dans un fossé la nuit de son quarantième anniversaire et la mère Macagne, une petite femme aigre, avare, résistante à tout, se répandait en imprécations pour que le bon Dieu envoie des maladies incurables à ses voisines et la ruine à tous les autres. Sèche et tordue comme un sarment, elle s’activait de l’aube au crépuscule, passant l’essentiel de son temps à grommeler contre la terre entière et contre ses fils, ces fainéants, ces incapables. Elle s’arrêtait parfois, fixait un long moment la ligne d’horizon sans qu’on puisse comprendre ce qui traversait le fichu entortillé qui lui servait de cerveau puis elle reprenait sa besogne, il se disait ici et là qu’elle jetait des sorts. Les charrettes de paille et de foin évitaient les bordures de ses champs depuis que l’une d’elles, qui avait victorieusement traversé les deux tiers de la commune en cahotant, avait soudain versé alors que, de la porte de la ferme, elle la regardait passer en hochant la tête avec scepticisme. Le seul point commun qu’elle eût jamais avec son défunt mari fut qu’on la retrouva un beau matin allongée dans son potager. Les pompes funèbres durent déployer des trésors d’ingéniosité pour parvenir à desserrer sa main restée agrippée, soudée au manche de sa serpette.
Progéniture de ce couple lié par sa méchanceté, sa hargne et son avarice, les fils Macagne, étaient, eux, assez différents l’un de l’autre. S’ils avaient hérité le tempérament querelleur de leur père et l’obstination animale de leur mère, l’aîné (dont tout le monde avait oublié le prénom, on l’appelait simplement « Macagne ») avait été, dès l’adolescence, une longue tige de muscles assez indolente, surmontée d’une large tête tandis que son frère, Aimé, son cadet de cinq ans, était du genre râblé, vif et ramassé. Ni l’un ni l’autre n’étaient allés au-delà du certificat d’études et leur rivalité à la ferme avait ouvert un nouveau chapitre dans l’histoire de la famille et du village, il n’était pas rare qu’ils se battent au bistro comme ils le faisaient déjà chez eux, à la foire, à la fête foraine, dans la rue, à la mairie, au marché, au bureau de poste et à la fenêtre de Francine qu’ils convoitaient tous deux et qui préféra prudemment épouser un receveur des contributions et partir à la ville.
À la mort de leurs parents, Macagne, fort de son statut d’aîné, entendit que son frère lui obéisse en tout. Nouvelles insultes, nouvelles bagarres, la chronique du village en perdit le compte. Leur différend sur la gestion de la ferme était profond. Il tenait à ce qu’Aimé était un adepte des nouvelles techniques, du machinisme, il rêvait tracteur et moissonneuse-batteuse, tandis que Macagne était un traditionaliste pour qui le pulvérisateur à main était le summum des concessions à la modernité.
Après quatre années d’antagonisme, Aimé avait été appelé sous les drapeaux. Macagne avait trouvé dans cette circonstance une raison supplémentaire de rancune vis-à-vis de son frère parce que lui avait été réformé (on lui avait déniché un souffle au cœur dont il ne s’était jamais aperçu). Il en était très vexé. Aimé, aujourd’hui, était en Algérie, « quelque part dans le bled », les deux frères ne s’étaient pas écrit une seule fois.
Macagne était un homme grand, à face maigre, terriblement barbu, on n’apercevait que le luisant de ses yeux noirs. Sa sauvagerie, l’aspect brutal de toute sa personne faisait dire, même à ceux qui n’avaient jamais été en rapport direct avec lui, qu’il « avait une tête qu’on ne voudrait pas rencontrer, en pleine nuit, au coin d’un bois ». Il était de plus un homme négligé, qui ne se lavait pas tous les jours.
Au départ de son frère pour l’armée, lorsqu’il se retrouva seul à la ferme, débarrassé de la rivalité qui avait occupé sa vie, il se mit à réfléchir et bien qu’il eût été incapable de l’avouer, il pensa qu’Aimé avait un peu raison. Autour de lui, les fermes s’équipaient en engins de toutes sortes, le spectacle des matériels d’irrigation et des arracheuses automotrices commença, lui aussi, à le faire rêver. Sa conception du modernisme demeura malheureusement assez primitive. Pour lui, elle consistait principalement à conduire un tracteur. Il avait peu à peu abandonné la porcherie, les clapiers, le poulailler et enfin le jardin potager maintenant envahi par les mauvaises herbes. Délaissant toutes les parcelles autrefois consacrées au blé, à la luzerne et au maïs, il concentra son activité sur les surfaces fruitières, et sur un grand carré derrière l’ancienne étable où il faisait pousser une impressionnante quantité de potirons et de courges en tous genres dont, au cours de l’année, il se servait pour se calmer les nerfs. Lorsque la fureur l’empoignait, il en alignait une douzaine sur la clôture et tirait dessus au fusil de chasse.
Il n’avait pas trente ans et en paraissait dix de plus.
À Colette, il faisait peur.
Venue le trouver, elle était restée assez loin de lui. Ça n’avait pas eu l’air de le gêner.
Planté au milieu de la cour, les mains glissées dans sa ceinture, d’un coup de langue, il se contentait de passer sa cigarette d’un coin de sa bouche à l’autre et la fixait drôlement.
— Vous pulvérisez quoi, sur vos arbres ?
Devant son absence de réaction, Colette aurait pu penser qu’il n’avait pas entendu la question ou ne l’avait pas comprise, elle s’apprêtait à répéter lorsqu’il se décida.
— Pourquoi ça t’intéresse ?
— À cause de mes abeilles… Elles sont malades.
Macagne éclata de rire puis il cracha à ses pieds.
— Des insectes malades, j’ai jamais vu ça… De toute manière, qu’est-ce que tu veux que ça me foute ? Il en vient de partout, des abeilles, c’est pas un essaim de plus ou de moins…
Macagne la fixait différemment, en penchant légèrement la tête et ajouta :
— T’es mignonne, dis-moi… Quel âge t’as, déjà ?
Colette en eut la respiration coupée.
C’était encore une enfant bien sûr, un visage rond, une chevelure d’un beau roux profond qu’elle haïssait et tressait en nattes à l’arrière de la tête, des taches de rousseur, des yeux vifs et une frange horizontale qui lui barrait le front assez bas – au grand désespoir de sa grand-mère, « tu as l’air d’un berger des Pyrénées… » – mais son aspect naguère enfantin s’estompait peu à peu avec l’apparition de formes qui laissaient présager la jeune fille.
— T’es drôlement mignonne même…
Il souriait largement et fit quelques pas vers elle.
Colette détala aussitôt.
Elle l’entendit éclater de rire dans son dos.
Quelques jours plus tard, l’activité des abeilles avait encore diminué. Elles se mirent à régurgiter du miel et à se traîner au sol de longues minutes avant de mourir.
— Les abeilles, ça vit, ça meurt, dit Angèle. Elles peuvent attraper des maladies !
— Oui, dit Louis, ça peut être pas mal de choses, va savoir…
Colette bouillait littéralement sur place.
— Macagne pulvérise des trucs sur ses arbres !
Louis s’offusqua.
— Réfléchis un peu, ma chérie ! Penses-tu que M. Macagne utiliserait des produits nocifs pour les abeilles alors qu’il a besoin d’elles pour ses fruitiers, allons, c’est ridicule !
M. Gosset, qui toute sa vie avait été employé, ne voulut pas contrarier M. Pelletier mais on devinait son scepticisme.
— On va te racheter un essaim, proposa Louis. N’est-ce pas, monsieur Gosset ?
Colette s’enfuit en pleurant, elle en voulait terriblement à son grand-père, à sa grand-mère, au jardinier, à la terre entière.
Au matin, une détermination nouvelle l’habitait : elle voulait en avoir le cœur net, prouver aux autres qu’elle ne s’était pas trompée.
Elle se résolut à entrer chez lui par effraction, que faire d’autre ?
Elle commença à surveiller Macagne, ses habitudes, ses allées et venues et projeta une visite à l’appentis où il stockait ses produits.
Elle avait échoué une première fois à cause du grillage.
Très déterminée, elle était revenue.
C’était maintenant.
Elle était dans la pénombre, face aux étagères.
Dehors, le chien hurlait en tirant furieusement sur sa chaîne.
Elle s’approcha.
Son regard fut aussitôt attiré par les bidons carrés vert et rouge.
Paratox CL, émulsion concentrée – Insecticide pour l’agriculture.
Elle lut dans le cartouche « Mode d’emploi » :
Faire une pulvérisation copieuse au stade D à raison de 100 g par litre.
Plus bas, en petits caractères :
Toxique pour les abeilles (arrêté du 17 févr…)
Il y avait (elle compta, quatre, huit, douze…) vingt-cinq bidons !
Elle avait encore le couteau à la main, ce fut plus fort qu’elle, elle poignarda le premier bidon à sa portée, la tôle se fendit, la lame s’enfonça…
Elle recula rapidement, un liquide brun se mit à couler, elle arracha le couteau, le brandit de nouveau mais s’arrêta, écouta, impossible de se concentrer, le sang lui battait aux oreilles.
Des milliers de grains de poussière voletaient autour d’elle, plongeant l’appentis dans un halo surnaturel.
Le chien n’aboyait plus.
Il régnait soudain un silence inquiétant.

— Moi aussi, j’aime bien les animaux ! dit Geneviève. Mais les abeilles, franchement, pour ce que c’est intéressant…
Calée au fond du plus grand fauteuil du salon, elle tournait entre ses mains le demi-verre de porto que son beau-père lui avait servi, elle ne prenait jamais autre chose, il y avait une bouteille à son seul usage.
— C’est vrai ! reprit-elle en haussant le ton comme si quelqu’un l’avait contredite. C’est jamais que des insectes !
Philippe mit les mains de chaque côté de ses épaules en faisant « bzzzz bzzzz », Geneviève lui tapa gentiment sur le crâne, gros bêta. Elle hocha la tête.
— Non, franchement, je préfère les chats, ajouta-t-elle alors qu’elle n’en avait jamais eu et n’avait jamais fait à Joseph l’aumône d’une caresse.
Personne n’y prêta attention.
Dans la cuisine, Louis venait de raconter l’épisode des abeilles à François, à voix basse, il ne voulait pas que Geneviève l’entende, rouvrir la boîte de Pandore.
— Toutes mortes ! En quinze jours ! Colette dit que ce sont les produits du voisin…
Au souvenir de cet épisode, des larmes lui étaient subitement montées, François en fut gêné. Son père n’avait pas fait un geste pour les essuyer, ses yeux continuaient à briller et François guettait avec inquiétude l’instant où elles se mettraient à couler. « Soixante et onze ans… », pensa-t-il dans une sorte de panique, à croire que, sans qu’il s’en soit aperçu, son père était soudain devenu vieux. Il ne savait que faire et se détourna. Louis hochait la tête de droite et de gauche, suivant une pensée qui le contrariait. Alors François esquissa un geste pour l’embrasser mais lorsqu’il tendit la main vers son père, celui-ci, se méprenant, lui remit une corbeille de pain à poser sur la table.
Regrettant sa maladresse, se promettant de venir bientôt passer du temps seul avec lui et sachant qu’il ne le ferait sans doute pas, François suivit son père et s’arrêta un instant sur le seuil, toujours stupéfié par le décor de cet immense salon qui condensait, à lui seul, toute la névrose paternelle.
Son père avait, de tout temps, entretenu des rêves de patriarche, chez lui l’édification d’une dynastie était une idée fixe. Cela supposait un bien commun, rôle que la savonnerie de Beyrouth avait tenté de jouer pendant trois décennies. Les enfants, qui pensaient que le retour de leurs parents en France signerait la faillite des ambitions de leur père, se trompaient lourdement.
Louis Pelletier avait en effet jeté son dévolu sur cette belle et grande maison ancienne située au milieu d’un terrain de trois hectares comportant parc et verger.
Elle avait été reçue en héritage par un Français vivant depuis plus de trente ans en Australie, qui ne l’avait jamais vue et avait une telle hâte de s’en débarrasser qu’il avait désiré la vendre sans même la vider. Avec ses meubles anciens, ses parquets cirés, ses armoires remplies de linge, sa cuisine au fourneau ancestral, ses fauteuils en cuir, ses napperons au crochet, ses tapis d’inspiration persane, et même son piano droit dont la marqueterie s’écaillait, elle offrait à Louis un cadre parfait à ses fantasmes. Il se comporta aussitôt comme si elle appartenait à la famille depuis quatre générations. Il s’arrêtait devant les photographies où des hommes rigides et moustachus posaient la main sur l’épaule de leur femme assise, où des garçons en costume marin tenaient un cerceau, des petites filles en aube de communiante serraient leur missel. Au fil des mois, les histoires et faits curieux qu’il narrait aux visiteurs prirent un poli convaincant laissant imaginer que d’anciens Pelletier en avaient été les acteurs (il les tenait, en fait, du notaire qui avait assuré la vente et avait connu les précédents propriétaires).
Cette maison tranchait avec le grand appartement lumineux de Beyrouth mais Colette l’avait aussitôt aimée. Elle ressemblait à un immense paquebot qui prenait, en fin d’après-midi, des allures de bateau fantôme et encourageait la petite fille à un imaginaire tissé d’obscurités inquiétantes et de mystères à percer. Dans la maison, dans les dépendances, elle avait découvert tant de coins et de recoins, d’escaliers vermoulus, de niches insoupçonnées qu’il n’était pas rare qu’Angèle, inquiète à l’heure du dîner, envoie Louis la chercher. Il la trouvait ici ou là, recroquevillée sur un roman, et c’était pour Louis un crève-cœur de l’interrompre pour quelque chose d’aussi trivial qu’un dîner. Il se souvenait d’une période de son enfance où lui aussi s’était immergé dans des lectures en priant le ciel que la dernière page n’arrive jamais et il se montra un jour désemparé en découvrant que Colette était plongée dans Les Trois Mousquetaires. « Tu lis ça, toi aussi ? » Des larmes perlèrent à ses paupières, il renifla, ses yeux étaient vitreux. Son émotion débordante, sans commune mesure avec cette découverte, bouleversa Colette qui se tourna vers sa grand-mère, elle aussi désemparée et qui, pour se donner une contenance, dit, d’un air désapprobateur en reprenant son torchon : « Ça n’est pas une lecture de fille… ! »
Louis Pelletier paraissait parfois avoir l’âge de sa maison, s’accrochant à des broutilles, répétant, répétant encore et encore les mêmes anecdotes, les mêmes histoires, les mêmes traits d’esprit vieux comme le monde dont il était le seul à rire, sans s’apercevoir de l’effet douloureux qu’il provoquait autour de lui.
Ainsi trouva-t-il le moyen de renouer avec la tradition de la « procession Pelletier » qui chaque année, à Beyrouth, avait commémoré la création de la savonnerie. À la « maison de famille » du Plessis-sur-Marne, chaque repas dominical était précédé, à l’heure de l’apéritif, d’une visite du verger au cours de laquelle les enfants devaient s’émerveiller de la belle santé des arbres fruitiers (dont Louis confiait les soins à M. Gosset). Il fallait s’extasier devant les pommiers et Louis faisait admirer ses cerisiers comme autrefois ses bains d’huile de coprah, étalant au grand jour ses émotions larmoyantes et ses anecdotes répétitives.
François rejoignit Nine et Lambert, on trinquait, la discussion suivait ses méandres.
Angèle revint de la cuisine d’où émanaient les effluves du gigot d’agneau.
— Encore un petit quart d’heure avant de se mettre à table, murmura-t-elle à son mari.
Elle sourit à Hélène et à Nine en s’asseyant près d’elles.
Nine, avec les années, avait gagné en rondeur, en plénitude, son beau visage de porcelaine exprimait toujours ce curieux mélange de timidité et de volonté qu’elle devait peut-être aux difficultés qu’elle avait affrontées. Devenue sourde à l’adolescence, elle n’avait jamais voulu porter d’appareil auditif ni apprendre la langue des signes. Elle estimait que sa surdité ne le justifiait pas. De fait, c’était assez étonnant, peut-être une question de fréquence : elle pouvait suivre certaines conversations, entendre un interlocuteur au téléphone mais passer à côté de sollicitations auditives très évidentes, c’était assez déroutant. Si la perception de Nine s’était un peu améliorée, ce qui ne s’était pas arrangé, c’était sa voix. Craignant, parce qu’elle ne s’entendait pas, de crier sans s’en rendre compte, elle avait pris l’habitude de parler si bas qu’il était parfois difficile de la comprendre. On prêtait à cette jeune femme un tempérament individualiste parce qu’elle était secrète, mais sa générosité n’avait jamais été prise en défaut.
Angèle était aussi fière de Nine que si elle était sa fille.
Et comme si elle était sa fille, elle espérait la voir de nouveau enceinte. « Alain et Martine sont bien grands, se disait-elle pour la centième fois, il serait temps que le troisième arrive, qu’il n’y ait pas trop d’écart d’âge… »
— Pardon ?
Tout à ses pensées, Angèle avait manqué un tournant de la conversation.
— Non, c’est terminé, disait Nine avec, aux lèvres, son habituel sourire de Joconde.
— Et tu rouvres quand ? demandait Louis, ébahi par la nouvelle.
— Quoi ? Qu’est-ce qui est terminé ?
Angèle était perdue.
— Les enfants, dit Nine en se tournant vers elle. Je n’en veux plus, je vais rouvrir mon atelier.
Angèle avait la bouche sèche.
— Comment ça… Pourquoi, tu… Attends…
— Maman…, dit François.
— Mais enfin, vous êtes encore jeunes ! Pourquoi décider maintenant ?
Nine prit la main d’Angèle.
— Je n’en veux plus.
Il y avait un tel calme dans cette affirmation… La décision serait sans recours.
— Oui…, bredouilla Angèle. Je comprends…
Elle comprenait sans admettre.
Louis glissa son bras autour des épaules de son épouse en disant à Nine :
— Alors, comme ça, tu rouvres ton atelier ?
C’est de son atelier de reliure, situé rue du Petit-Musc, qu’on parlait. Nine l’avait racheté à son ancien patron et fermé huit ans plus tôt, lorsqu’elle avait été enceinte d’Alain. Et alors qu’elle songeait depuis quelque temps à reprendre le travail, elle avait rencontré, par le plus grand des hasards, un commissaire-priseur qui, autrefois, lui avait envoyé des clients et l’avait assurée d’une commande possible, un collectionneur avait besoin de restaurer de nombreux ouvrages avant de vendre sa bibliothèque.
François se figea un court instant.
Nine le fixait, son regard avait l’étrange tonalité des instants où elle s’apprêtait à lui dire quelque chose d’important.
— Oui, dit-elle en répondant à son beau-père mais en direction de François. Je suis allée revoir un commissaire-priseur que je connaissais…
François sourit.
C’était donc ça…
Elle n’avait pas rencontré le commissaire-priseur par hasard, elle était allée le trouver ! François était ému. Non par cet aveu d’un mensonge véniel (qu’au demeurant il comprenait très bien) mais de constater, une fois de plus, à quel point Nine était incapable de duplicité.
Mentir lui était impossible, absolument impossible.
François avait envie de la serrer contre lui, comme quelques jours plus tôt, lorsqu’ils s’étaient rendus à l’atelier. Nine était effondrée de voir ce qu’il y avait à nettoyer, à ranger avant de pouvoir retravailler. « Je n’aurais pas dû accepter cette commande, disait-elle, je n’y arriverai jamais… »
— De par ma chandelle verte ! dit Lambert, admiratif. Te voilà bonne d’enfants, mon brave ?
Oui, c’est ce que François avait dit à Nine : « Lance-toi ! Ne te préoccupe pas du reste. Je vais prendre les petits en fin de journée, je vais me débrouiller, tu pourras travailler tard si tu en as besoin… Pense à ton atelier ! »
Nine avait été touchée par le geste de son mari qui, pendant un bon moment, allait devoir refuser des dîners, des réunions tardives, des rendez-vous de soirée auxquels son poste de rédacteur en chef le contraignait bien souvent…
Ils avaient fait l’amour dans l’atelier poussiéreux, c’était grand comme aux premiers jours, l’amour fou. Comme aux premiers jours.
Angèle n’était pas en colère, elle se sentait dépassée.
Elle se leva, « je vais surveiller le fricot », dit-elle, mais le souci qui l’obsédait sourdement depuis un moment ressurgit soudain.
Elle se pencha vers son mari et dit à voix basse :
— Loulou, je me demande quand même où est Colette…
Louis répondit par un large sourire, ne t’inquiète donc pas, son regard prenait la direction de Geneviève, la présence de l’une expliquait souvent l’absence de l’autre.
« Tout de même, se disait-il lui aussi, il y a un moment qu’on ne l’a pas vue… »

Pourquoi ce silence ?
Colette regardait le liquide qui coulait du bidon de fer-blanc et dégageait une odeur âcre et lourde. Le chien n’aboyait plus, il s’était mis à geindre. Elle fut rassurée, le gémissement venait de loin.
Elle se retourna et, tenant le couteau comme un poignard, transperça un, deux, trois bidons, chaque coup était un soulagement, le liquide se répandit au sol.
Quelqu’un venait d’allumer la lumière ?
Elle se retourna, le couteau dans le dos.
Non, c’est la porte qui s’était ouverte.
La large silhouette de Macagne emplit soudain l’espace, à contre-jour, Colette ne vit qu’une immense masse noire.
— Ah, te voilà, petite salope !
Il avait la voix plus grave que la fois précédente.
Contenue et vibrante.
La porte claqua derrière lui.
Le chien s’était remis à aboyer, mais il n’était plus là-bas, près de la maison. Il avait été détaché ! Il se ruait sur la porte en hurlant, reprenait de l’élan, recommençait.
Tandis que Macagne avançait vers elle, Colette mesura le piège dans lequel elle s’était jetée.
L’homme dedans, le chien dehors.
— Laissez-moi sortir !
Macagne sourit largement, on aurait dit qu’il titubait un peu.
— Bah, j’arrive à peine, c’est pas gentil !
Il éclata de rire, c’était sinistre.
Elle tâcha de réfléchir mais rien ne vint. Elle possédait un couteau mais c’est une chose de s’attaquer à un bidon de fer-blanc, une autre de se défendre avec. L’homme était tellement massif que cette arme devenait dérisoire. « Réfléchis, Colette », se dit-elle.
Il la fixa avec avidité.
Dehors le chien continuait à ébranler la porte.
« Réfléchis. »
— Je t’ai repérée quand tu es venue l’autre fois, reprit Macagne. Tu m’as pas vu, hein… Je me suis dit, on va lui faciliter la tâche à la petite, on va défaire la ficelle…
Son sourire était vague, ses yeux dévoraient Colette mais son attention était flottante.
Soudain le bruit du liquide coulant au sol attira son regard.
— Nom de Dieu !
C’était l’instant ou jamais, Colette se précipita.
Il suffit à Macagne de tendre le bras pour qu’elle soit arrêtée net dans son élan. Il la bloqua par la taille et la serra puissamment contre lui en allant jusqu’à la mare que formaient les produits coulant de l’étagère.
— Eh ben…
Il n’en revenait pas.
Sans lâcher Colette dont les pieds ne touchaient déjà plus le sol, découragé, il remit debout deux bidons.
— Et merde !
Il recula.
Colette, en apnée, remuait de toutes ses forces, battait des pieds, des mains, cherchait de l’air, l’odeur corporelle de Macagne lui montait à la gorge, couvrait celle des insecticides.
Macagne ne prêtait aucune attention à elle, comme s’il avait glissé sa veste sous son bras et l’avait oubliée. Il était outré de voir ce qu’elle avait fait et la jeta brutalement au sol dans un geste de dégoût. Elle tomba, se releva aussitôt, s’apprêta à courir à la porte mais ils pensaient tous deux à la même chose.
Le chien.
Colette resta figée.
D’un mouvement de tête, Macagne désigna l’extérieur.
— Tu veux faire connaissance avec Riquet ? Je l’appelle Riquet, c’est un petit nom que je lui donne. C’est quoi déjà, le tien ?
Oubliée la colère pour cette histoire de bidons éventrés, il était de nouveau intéressé par la petite fille.
Elle mit ses mains derrière son dos.
— Laissez-moi partir, sinon mon papi…
Elle comprit aussitôt le ridicule de cette menace.
— Ha ha ha ! Ton papi !
Macagne ne riait pas, il imitait le rire, c’était un râle lugubre et sourd.
— Tu vas lui raconter que tu coupes mon grillage à la cisaille, que tu entres chez moi, que tu…
Il chercha le mot.
— … sabotes !
Il était soudain joyeux d’avoir vaincu cette adversité lexicographique.
— Tu sais combien je vais lui demander de sous, à ton papi ? Pour tout ça ?
Du bras, il désigna l’étagère, les produits, l’amplitude du geste soulignait l’importance du désastre, Colette prit peur.
Macagne pencha la tête.
Dehors le chien continuait à se précipiter sur la porte, à chaque coup, elle tressaillait.
Sans prévenir, Macagne fit un pas vers elle et la gifla. Avec une puissance telle que Colette recula et tomba à la renverse.
Macagne désigna l’étagère.
Sa colère était remontée.
Il passait soudainement d’un état d’esprit à l’autre, Colette comprit que c’était un homme très incertain dans ses réactions, imprévisible.
Il hurla :
— Tu sais combien ça coûte, ces trucs-là ?
— Laissez-moi partir !
Prise de panique, elle ne reconnaissait pas sa propre voix.
Ils se tournèrent d’un même mouvement vers la porte. Leurs cris avaient interrompu le chien, le voici qui reprenait ses aboiements sauvages et ses coups de bélier.
Macagne pencha la tête, une idée venait de le visiter.
— Sauf si t’as des sous pour rembourser… T’as des sous ?
Colette fit « non ». Elle se remit debout en chancelant, tâcha de se souvenir de ce qu’elle possédait, elle mettait ses économies dans une petite boîte à bijoux fabriquée autrefois à l’école avec des coquillages dessus. Il n’y avait pas grand-chose mais elle demanderait à papi, elle obtenait toujours ce qu’elle voulait de lui.
— Ah, si t’as pas assez de sous… Il va falloir s’arranger autrement.
Il était plus calme en disant cela, Colette se prit à espérer une issue.
S’il ne s’agissait pas d’argent, en quoi consisterait-elle, voilà qui lui échappait totalement mais un espoir était né.
— Qu’est-ce que vous voulez ?
Elle parla lentement, tenta d’abaisser le ton de sa voix, de faire adulte. Macagne passa sa langue sur ses lèvres.
— Là, je t’ai collé une baffe, c’est juste pour dire, tu vois…
Non, Colette ne voyait pas très bien.
— Mais tu as fait des sacrés dégâts, tu comprends, faut réparer…
Pour la petite fille, tout ça était très confus. Macagne proposait de rembourser, puis de s’arranger, ensuite il parlait de réparation. Les bidons avaient fini de se vider au sol, elle n’imaginait pas comment elle pourrait réparer une telle chose.
— Qu’est-ce que tu caches ?
Il sourit et fit de nouveau un pas vers elle.
Voyant cette masse avancer vers elle, elle prit peur, brandit son arme de fortune. D’un geste il balaya sa main, envoyant le couteau à l’autre extrémité de l’appentis. Colette en resta bouche bée.
Il désigna la porte.
— Si tu veux pas te faire bouffer par Riquet, petite salope, t’as intérêt à être gentille…
Le chien aboyait toujours mais il s’était éloigné, on l’entendait plus loin dans la cour.
Colette fixa Macagne dans les yeux.
Cette fois, elle comprit.
Enfin… elle comprit en fonction de ce qu’elle savait de la vie, suffisamment pour prendre conscience qu’elle était devenue une proie.
Avant qu’elle esquisse un geste, il était sur elle.
Il devait peser quatre-vingt-dix kilos, il avait des mains larges, charnues, calleuses, il la prit par le cou, comme un poulet, la souleva, passa un bras autour de sa taille, serra sa nuque à l’étouffer. Colette avait les pieds à un mètre du sol, son visage face au sien, monstrueux, il souriait, il avait des dents noires.
— C’est pour ça que tu es venue, hein, petite salope ?
Avec une facilité effrayante, il fouilla sous sa jupe, saisit sa culotte et d’un geste la lui arracha. Cette énorme main était sous ses fesses nues, Colette pleurait, tous ses muscles étaient tendus, ça ne servait à rien. Il passa le bras dans son dos, la reprit par la nuque et colla sa bouche sur la sienne. Colette voulut crier mais c’était impossible, il avait une langue si puissante qu’il parvint à la glisser de force entre ses lèvres. Colette étouffa, tenta de remuer la tête, se débattit mais l’emprise était terrible, c’était un étau.
Macagne paraissait plongé dans un rêve, un fantasme dans lequel il aurait tenu dans ses bras une petite fille ardente et apeurée.
Il la serrait contre lui, se balançait et tandis que sa langue fouillait la bouche de Colette, ses hanches faisaient de lents allers-retours contre elle. Soudain il cessa de l’embrasser, se recula et la fixa avec admiration en clappant des lèvres comme il devait le faire à la première gorgée de vin.
Colette aspira aussitôt une large bouffée d’air. La bouche de Macagne glissa jusque dans son cou dont il respira goulûment l’odeur. Il grognait, haletait, transpirait beaucoup, son odeur était plus forte et âcre que tout à l’heure. Son regard remonta et se planta dans le sien, on aurait dit qu’il voulait lui dire quelque chose.
Il y renonça et soudain tout céda.
Il la lâcha, elle tomba, ses talons frappèrent le sol, d’une main posée à plat sur son crâne, il la contraignit à s’agenouiller et pour l’empêcher de se relever, de s’enfuir, il l’empoigna par les nattes, au ras du crâne. Elle poussa un cri de douleur, tenta d’agripper son poignet, tourna la tête de droite et de gauche en criant. Macagne, au-dessus d’elle, se contorsionnait, Colette ne comprit pas ce qu’il faisait.
Et soudain, elle cessa de bouger.
Ce qu’elle avait devant elle, elle savait ce que c’était, elle était une petite fille de la campagne mais entre ce qu’elle avait vu dans les champs, les chiens, les vaches et le membre dressé de Macagne, il y avait un monde.
Colette en eut le souffle coupé.
D’un brusque mouvement elle tenta de se relever mais en vain. Il resserra sa pression, à croire qu’il allait lui arracher les cheveux de la tête et il entra en force dans sa bouche. Elle posa aussitôt une main sur chacune de ses cuisses pour le repousser mais plus elle poussait plus il renforçait sa pression et tirait sur les nattes qu’il tenait très serrées.
Colette avait les yeux remplis de larmes. De sa main libre, il lui tenait la mâchoire et serrait de chaque côté, il devait le faire avec les animaux quand il fallait leur administrer une potion. L’odeur de Macagne se mêlait au goût âcre qui emplissait sa bouche. Elle étouffait à chacun de ses mouvements, ne parvenait pas même à tourner la tête, dans sa bouche, le membre de Macagne prenait toute la place.
Elle crut l’entendre glousser, ou rire, mais c’était un bruit rauque qui dominait, celui de sa respiration de plus en plus courte, un souffle profond. Elle tentait de le repousser mais ses forces faiblissaient.
Elle entendit alors s’échapper de la gorge de Macagne une sorte de râle, comme s’il souffrait.
Ou qu’il attendait quelque chose.
Elle le sentit saisi d’une forte vibration, il se fit plus énorme encore dans sa bouche.
Allez savoir comment, elle-même ne sut pas où elle trouva l’énergie, c’est un mouvement que les femmes ont dû apprendre très tôt pour se défendre contre les hommes, Colette serra le poing droit et frappa un coup puissant par en dessous qui lui écrasa les testicules. Le résultat fut instantané. Macagne poussa un cri de fauve, la lâcha, étouffa un juron, plié en deux, les mains crispées à l’entrejambe, les yeux écarquillés.
Colette se recula, réprima une profonde nausée, il n’eut pas le temps d’esquisser un geste qu’elle se levait et se précipitait vers la porte.
Macagne empêtré dans son caleçon, son pantalon, se tourna vers elle en criant salope, salope, Colette ne voyait plus clair, les yeux gonflés de larmes, elle ouvrit la porte à la volée.
Le chien était au milieu de la cour, à une quinzaine de mètres.
Dès qu’elle fit un pas, il se rua vers elle.
Colette était tétanisée.
Derrière elle, la porte claqua, elle se retourna, c’était Macagne.
Le chien devant, l’homme derrière.
Il remontait maladroitement son pantalon qu’il tenait à deux mains, ça ne l’empêchait pas d’avancer.
— Espèce de salope !
Colette revint vers le chien qui se précipitait sur elle au triple galop en hurlant, il n’était plus qu’à quelques mètres.
Mais il regardait ailleurs…
Et sa trajectoire soudain s’écarta !
Colette se retourna.
C’était Joseph.
Son chat.
Il était à l’angle de l’appentis. Le dos voûté, les poils hérissés. Il provoquait le chien.
Dès que Riquet arriva à lui, d’un bond, il sauta sur le toit mais ne se sauva pas, au contraire, il se tourna et se pencha vers le molosse écumant qui faisait des bonds dans sa direction.
Macagne arrivait sur Colette, il la saisit presque à l’épaule mais la voie était libre.
La petite fille se dégagea d’un mouvement rapide et tandis que le chien faisait le siège de l’appentis en hurlant et que Joseph le fixait en crachant, Colette s’enfuit.

3
Je ne veux obliger personne
En arrivant à la maison, à bout de souffle, Colette était passée par la buanderie, avait longé le couloir de la cuisine.
Seule mamie l’avait aperçue et l’avait appelée.
— Colette ?
Sans répondre, elle avait grimpé l’escalier, s’était précipitée dans sa chambre. Tout se mélangeait, l’odeur de Macagne, ces relents de vomi dans sa gorge, les bidons transpercés, les halètements de cet homme qui soufflait, la porte de l’appentis qui battait, le molosse qui se précipitait sur elle. Elle avait besoin de se laver. Elle courut à la cuvette en porcelaine, y vida le broc et plongea les lèvres dans l’eau fraîche. Elle ne parvint pas à boire, ça ne passait pas, elle dut recracher.
Du bas de l’escalier, mamie appelait :
— Colette ! Tu veux descendre à table, mon poussin ?
Elle ferma les yeux, les rouvrit. Il fallait se lever. Elle y parvint… et se rendit alors compte qu’elle n’avait plus de culotte.
Déchirée sans doute, restée quelque part.
La disparition de cette culotte fut un choc terrible, inexplicable, blessant, vexant, injurieux, elle ne trouvait pas les mots.
Il y avait du raffut en bas, des chaises qu’on déplace, on entendait, dans les voix, le soulagement de passer enfin à table.
Mamie allait monter.
Pas le temps d’enfiler une culotte.
En descendant l’escalier, elle se sentait nue sous sa jupe, elle avait mal, elle avait honte, elle avait peur.
— Ah, quand même ! dit Geneviève. Viens ici…
Elle désignait une place à sa gauche.
— Et tâche de manger proprement pour une fois.

Depuis le début du repas, Angèle observait Colette à la dérobée.
La petite fille, en présence de sa mère, n’était jamais tout à fait elle-même mais ce dimanche, elle la sentait plus tendue encore qu’à l’accoutumée, il y avait une ombre sur son visage, ses mains tremblaient un peu.
Geneviève, tout en mangeant, se penchait de temps en temps vers sa fille.
— Moi, je ne suis pas fâchée pour ces abeilles…, murmurait-elle. Je n’aurais jamais autorisé ça dans mon jardin.
À sa manière de dodeliner de la tête, on devinait qu’avec elle les choses se passeraient tout autrement, ce qui n’était pas difficile à imaginer.
La petite fille, elle, n’écoutait pas. Elle avait mal « quelque part dans le ventre », la moindre bouchée était une difficulté.
— Mange ta viande, insistait Geneviève, tu es tellement maigre… C’en est gênant, je t’assure !
Colette mâchait, mâchait, impossible d’avaler.
Elle fit mine de s’essuyer les lèvres, cracha le morceau de viande et roula en boule la serviette qu’elle posa sur ses cuisses.
À cet instant Lambert, qui ne manquait jamais une occasion d’agacer Geneviève, disait :
— Tout Sagittaire que je suis, mon cher beau-père, je reprendrais bien un peu de vin.
La plaisanterie n’échappa pas à Geneviève.
— Tu ferais mieux de prendre de la silice et du phosphore, répondit-elle d’un ton pincé. Chez les Sagittaire, c’est recommandé.
Geneviève n’était pas une fervente, elle n’adorait pas l’astrologie, elle vivait dedans.
Tout était venu, naturellement, par Philippe, alpha et oméga de son existence.
À sa naissance, elle avait consulté l’horoscope : « Les enfants nés ce jour seront audacieux, parfois téméraires. Leur tempérament bienveillant leur permettra de se faire aimer. Ils seront appréciés de tous. Leur intelligence et leur ambition pourront toutefois les conduire à l’autoritarisme voire à l’impérialisme. »
Ce fut une révélation.
Elle adorait déjà Philippe avant sa naissance et admettait facilement qu’il serait « apprécié de tous ». De même, elle ne doutait pas de son intelligence. Ce qui constitua une révélation, c’est cette idée d’« autoritarisme » pouvant mener à l’« impérialisme ». Pour elle, autoritarisme était le superlatif d’autorité, Philippe serait superlativement autoritaire, qualité mal vue des médiocres mais appréciée quand elle émane d’hommes sagaces au caractère aimable et bienveillant.
Quant à « impérialiste », pour elle, c’était l’hyperbole de « impérial ». Philippe était destiné aux plus hautes fonctions comme celui à qui il devait son prénom, le maréchal Pétain qu’elle vénérait et dont la triste fin était plus qu’une injustice, une tragédie.
Cette prédiction était si exacte, si frappée de bon sens qu’elle ne cessa de découvrir dans l’astrologie des confirmations de la destinée impériale de Philippe Pelletier. Conséquence du glorieux destin auquel il était promis, elle l’avait surnommé son « petit prince ». Elle avait beaucoup entendu parler du Petit Prince de Saint-Exupéry et identifiait volontiers son fils à celui qu’elle croyait le prestigieux héritier de l’île de Saint-Exupéry qu’elle situait dans les mers australes.
Elle avait bien été un peu étonnée que son fils se révèle médiocre à l’école.
Mais, persuadée que Napoléon était analphabète, elle ne voyait pas en quoi les difficultés scolaires de Philippe pouvaient compromettre son brillant avenir.
Philippe grandissait à une vitesse ahurissante, prenait du poids, parlait mal à sa mère, surplombait le monde avec une supériorité d’empereur romain et hésitait toujours sur le nombre de l à mettre à son nom de famille.
— Reprends du fromage, mon trésor, lui dit Geneviève en posant dans son assiette un gros morceau de camembert. Tu as besoin de calcium, la Lune est en Capricorne, ne l’oublie pas.
La présence de sa fille embarrassait Geneviève parce que si la conversation venait sur la question de l’école, et ça ne manquait jamais, elle se sentait obligée de dire à Colette :
— Et toi, montre-moi un peu ce que tu fais…
Colette allait alors chercher son cartable, en sortait ses cahiers qu’elle tendait à sa mère sans crainte et sans espoir parce qu’elle ne recueillait jamais qu’un regard blasé, une moue sceptique. Sa mère faisait des petits « mouais », des « hmm », Angèle bouillait sur place, Louis se resservait un verre de vin. Dès qu’elle repérait une rature, une faute, une note plus basse que les autres, Geneviève disait :
— Qu’est-ce que c’est ça ?
Elle levait la tête d’un mouvement sec, comme une poule.
Colette ne répondait rien. Ou c’était, l’index posé sur une erreur de calcul :
— C’est le genre de chose qui n’arrive pas quand on s’applique vraiment.
— Philippe travaille mieux que moi ? avait un jour demandé Colette, excédée.
La réponse avait fusé.
— Lui, c’est pas pareil, c’est un garçon !

Le repas suivit son cours.
Depuis le début François se demandait quand son annonce serait la moins inopportune. Nine lui avait dit : « Mon chéri, tu vas déclencher un tremblement de terre chez les Pelletier. Et cela, quel que soit le moment. »
Elle le fixait, les yeux rieurs, allez, mon amour, c’est à toi, sois grand, sois fort…
François prit une large inspiration et se lança :
— Pour le prochain numéro d’« Édition spéciale », annonça-t-il, nous revenons sur l’affaire Mary Lampson. Tiens, maman, je reprendrais bien un peu de gruyère.
— Comment ça, demanda Jean, vous revenez dessus ?
Il avait presque crié, personne ne s’en étonna, on le savait très sensible et cette affaire réveillait toujours chez lui des souvenirs pénibles.
En 1948, par le plus grand des hasards, François, Geneviève et lui s’étaient trouvés dans la salle de cinéma au moment où, dans les toilettes, la jeune et ravissante actrice Mary Lampson, venue assister à la projection incognito, avait été sauvagement assassinée. Quand on l’avait découverte dans un bain de sang, la salle avait été saisie de panique. Onze ans après, l’assassin n’avait toujours pas été découvert.
— Oui, dit François, nous revenons dessus mais sous un autre angle. Nous allons nous intéresser aux témoins. Les interviewer. Leur demander comment ils ont vécu cette séance, ce dont ils se souviennent aujourd’hui.
— Mais ça ne sert à rien ! dit Jean de plus en plus nerveux.
— C’est une très bonne idée, au contraire ! dit Geneviève.
Personne ne releva, on était habitué à la voir contredire son mari et ironiser sur son tempérament qui était extrêmement impressionnable.
La justice les avait tous deux entendus comme témoins. « On aurait juré qu’il montait à l’échafaud… », avait constaté François, stupéfié par l’effet dévastateur, chez ce pauvre Bouboule, de cette simple déposition.
Et ce dimanche, cette conversation, Angèle le voyait bien, l’effrayait encore, plus de dix ans après. Il passait l’index sous le col de sa chemise, desserrait sa cravate, tendait une main fébrile vers son verre vide, cherchait la bouteille des yeux.
— Je ne sais pas si c’est bien utile de remuer ainsi de vieilles affaires…
— Au contraire, belle-maman ! dit Geneviève. C’est très bien d’interroger les témoins, on ne les entend jamais !
Disant cela, elle tendait son verre à son fils :
— Mon petit prince, tu veux demander à papi de resservir ta maman ?
Et tandis que Louis la servait, elle ajouta :
— Moi, tu verras, François, j’en ai des choses à dire !
Nine avait le sourire discret et jubilatoire d’une jeune femme découvrant avec ravissement le goût d’un nouveau sorbet, car François n’avait pas inscrit sa belle-sœur dans la liste des témoins et ne savait pas comment s’y prendre pour le lui annoncer.
— Nous n’allons pas interroger tous les témoins, avança-t-il.
— J’imagine bien ! dit Geneviève dans un éclat de rire. Certains n’ont rien à raconter !
— Euh…
— Tandis que nous… hein, Jean ?
Jean, étranglé par l’émotion, parvint à articuler :
— Quoi… ?
— Comment ça, « quoi » ? On peut tout raconter dans le détail, il me semble, non ?
Jean en avait la gorge nouée, les yeux perdus dans le vague.
François se lança.
— La rédaction a fait une liste très limitée, Geneviève… Tu n’es pas dessus.
À la pâleur de sa belle-sœur, François eut la confirmation qu’il venait de faire entrer la famille Pelletier dans l’œil du cyclone.
Angèle avala sa salive.
Louis se leva, saisissant une bouteille, pour tenter une diversion.
Nine pouffa dans sa serviette. Hélène croisa les mains sur son ventre avec satisfaction.
— Comment ça, articula lentement Geneviève, nous n’y sommes pas ?
Le verre de vin tremblait entre ses doigts.
— Qu’est-ce que tu sais de ce que nous avons à dire, pour trouver que ça n’a aucun intérêt ?
— Genev…
— La famille n’a aucune importance à tes yeux, voilà la vérité ! Ou peut-être que je ne suis pas digne de figurer dans l’émission de môssieur parce que je suis une pièce rapportée !
— Écoute, le…
— Jean est ton frère aîné, je te le rappelle !
On ne voyait pas très bien en quoi figurer dans un reportage télévisé relevait du droit d’aînesse mais personne n’eut le loisir de poser la question parce que Geneviève enchaîna :
— Je vais écrire à ton Journal, moi, tu vas voir ! Non, tiens, je vais écrire au juge…
— Eh là ! tenta Jean qui se souvenait des auditions où il avait été près de perdre ses moyens.
— Et au ministre de l’Information ! Parce que c’est un comble, quand même, la seule personne capable de dire des choses intéressantes sur cette affaire est muselée par la presse !
Louis, de son ton le plus calme, demanda :
— Qu’est-ce que tu as à dire sur ce crime de si intéressant que tu n’aies pas déjà déclaré à la police ?
Jean bondit aussitôt.
— Papa… !
— Laisse Jean, dit Geneviève. Je garde mes révélations pour la justice, bon-papa.
— Quelles révélations ? demanda Jean d’une voix suppliante.
— Si la presse nous tient à l’écart de son enquête, nous irons voir le juge, hein, Jean ?
— Euh…
— Je vais d’ailleurs rédiger un communiqué à toute la presse parisienne.
— Geneviève…, tenta Angèle.
— Je vais faire une lettre ouverte au garde des Sceaux et…
— D’accord !
François avait hurlé, même Geneviève avait été surprise.
— D’accord, je vais t’inscrire sur la liste !
Sa voix fébrile traduisait son émotion.
— C’est entendu, ajouta-t-il en se levant, on peut passer à autre chose.
Il attrapa la bouteille de vin d’un geste si nerveux qu’on crut qu’il allait la vider au goulot.
— Je ne veux obliger personne…, dit Geneviève, pincée.
— Non, non, tu n’obliges personne.
Il régnait un silence de plomb.
L’épisode avait créé un froid.
— Où est Colette ? demanda Geneviève.
La petite fille avait profité de la circonstance pour s’éclipser.
— Peut-être qu’elle n’avait plus faim, risqua Nine à qui rien n’échappait.
— Elle est maigre comme un coucou, dit Geneviève.
Angèle aurait pu en être vexée mais elle vit Hélène poser précipitamment la main sur son ventre…
— Ça va ma chérie ?
— Très bien maman, ne t’inquiète pas. Il donne des coups de pied, c’est un impatient.
Angèle se retint de rappeler qu’il n’était pas prudent, pour une femme enceinte, de travailler tard le soir parce qu’elle savait combien il avait été difficile à Hélène, après six années consacrées à la petite Annie, de retrouver un emploi. La Radio parisienne, station très courue, lui avait proposé l’émission de nuit. « Une voix de femme, ce serait bien », lui avait dit Antoine Guillaume, le directeur.
Hélène avait immédiatement adoré la radio, le studio. Elle prenait l’antenne après le dernier journal parlé. Sa principale activité était le courrier des auditeurs. Elle était chargée de sélectionner quelques lettres moins inintéressantes que les autres, d’en donner l’essentiel à l’antenne et d’apporter des réponses qui, sur ordre de la direction de la station, devaient n’engager à rien. C’était un perpétuel exercice de paraphrase, saturé de circonlocutions, une sorte de gardiennage radiophonique. « Chers auditeurs, chères auditrices, après ce bel extrait du Casse-Noisette de Tchaïkovski, écoutons ce que nous écrit madame… »
Elle faisait ce travail depuis quelques semaines lorsqu’elle était tombée de nouveau enceinte. Son émission était assez ennuyeuse mais pas question de s’arrêter !
Lorsque la petite alerte se fut éloignée et qu’Hélène, de nouveau souriante, lissa son ventre du plat de la main, Jean était encore bouleversé.
Car deux semaines plus tôt, Geneviève lui avait dit :
— La grossesse de ta sœur n’ira pas à son terme.
— Quoi ? Qu’est-ce que tu dis ?
— J’ai regardé la date de la conception. Saturne est rétrograde.
— C’est pas bon ?
— Cette grossesse est condamnée, c’est une certitude. D’ailleurs, il vaudrait mieux qu’elle s’interrompe vite parce que… Tu vois ce que je veux dire.
Jean connaissait sa femme mieux que personne.
Il fut aussitôt convaincu que Geneviève venait de prononcer une malédiction.

Tout le monde était parti.
Papi était monté se coucher, il était plus fatigué que mamie qui terminait sa vaisselle.
Colette ne dormait pas.
La lumière de la nuit projetait sur la porte la forme d’un triangle parfait. En bas, le bruit des assiettes. Et dans la chambre un silence oppressant qui la poussa à se lever, à s’avancer à la fenêtre. Le triste décor des deux ruches à l’abandon. Derrière, la haie. Et au-delà, le sommet des arbres fruitiers alignés comme des soldats. Elle mit la main sur sa gorge.
Je ne veux pas mourir, voilà ce que Colette se dit. Elle sentait que sa colère était une lutte qui avait quelque chose à voir avec la survie. S’abandonner, se replier, c’était laisser gagner Macagne, il n’en était pas question.
Que faire ?
Elle tourna la tête vers la porte qui venait de s’entrouvrir, c’était Joseph, nonchalant.
— Merci, Joseph…
D’un bond élastique il monta sur le lit, s’assit et la fixa calmement. Il avait raison, il fallait faire quelque chose.
Elle entendit, en bas, mamie mettre le verrou.
Elle retourna à son lit, pousse-toi un peu, Joseph, elle s’allongea sur le côté, ramena les draps jusqu’à sa joue, ferma les yeux.
Mamie entra, s’avança à pas lents, lissa la couverture qu’elle borda délicatement. De peur de la réveiller, mamie ne lui caressa pas la joue, ni ne l’embrassa. C’est à Joseph, par délégation, qu’elle adressa un geste affectueux, un mot silencieux, avant de quitter la pièce.
Quand mamie s’en alla, d’un coup, la nuit devint plus dense.
Colette rouvrit les yeux, Joseph se roula en boule au pied du lit. Sur la porte, le triangle de lumière s’était refermé sur lui-même.
Ne pas céder, ne pas abandonner.
Macagne n’avait aucun droit de remporter une victoire sur sa vie.
D’abord, donner le change. Parvenir à manger, s’appliquer, elle pouvait y arriver ; au début, les petits pois, elle détestait ça et maintenant elle y parvenait. Elle allait manger normalement, mamie serait rassurée, sa mère cesserait de la fixer avec méfiance.
Redoubler ses efforts à l’école. Elle n’avait jamais eu à en faire, tout était venu facilement mais là, elle allait, comme disait papi, « mettre un coup de collier », bien travailler, que plus personne ne vienne l’embêter avec cette histoire.
Colette n’avait jamais été une enfant bien souriante, elle n’allait pas faire mine d’être joyeuse mais normale, voilà, normale.
Macagne, c’était son affaire à elle.
Et pour achever cette histoire, l’envoyer aux oubliettes, elle allait se venger. Foutre le feu à sa ferme. Pour son tracteur, Macagne devait avoir des bidons en réserve, l’essence, il suffisait d’une allumette et de courir vite. Elle laisserait le chien attaché, cette saloperie.
Ou mieux !
Il chassait, Macagne.
Elle allait entrer chez lui, prendre son fusil, le charger, l’attendre et quand il rentrerait, il allait dire, ah, te voilà petite… Elle ne lui laisserait pas le temps de dire ouf, elle lui tirerait deux cartouches dans le ventre.
Je ne veux pas mourir. Ni me laisser faire.
Ça lui faisait du bien de prendre des décisions.
Le sommeil ne vint pas pour autant mais elle sentit qu’elle était en train de redevenir elle-même.

4
Il n’est pas si tard
Georges Chastenet avait un bureau dans la maison, mais pour réfléchir c’était toujours là qu’il s’installait, dans le petit salon, assez loin de ce lampadaire, cette merveille d’Art déco qu’Élise avait dégotée… Où ça, déjà ? Londres ? Barcelone ? C’était dans leur première vie.
Combien en avaient-ils eues, de vies ?
Élise soutenait qu’elle en avait sept, comme les chats, « sans compter celles de leur couple ». Sur ce point au moins, ils étaient d’accord. Lui-même, de rupture en rabibochage, de déchirure en réconciliation, en avait perdu le nombre.
Lorsqu’elle le voyait installé à cet endroit, « Tu préfères toujours l’ombre à la lumière », disait-elle. « Mon Dieu, pensa-t-il en avalant une nouvelle gorgée de thé, cette propension à la grandiloquence… » C’était ce qui l’avait perdue, sa tendance à l’excès, tout le contraire de lui qui ne posait jamais aucune question. « Tu ne me demandes rien ? » disait-elle d’une voix faussement distraite et embrumée par les cigarettes. « Si, répondait-il en souriant, si, bien sûr, ma chérie, as-tu passé une bonne soirée ? » Il n’écoutait jamais la réponse, ne voulait rien savoir, de toute manière Élise mentait en permanence.
Malgré le clair-obscur de la pièce, il voyait ses yeux briller. Il savait, pour l’avoir vérifié, que s’il se levait et se déplaçait, ce regard le suivrait. Ce n’était pas vraiment Élise mais, accrochée au mur, une des nombreuses esquisses de Tevashova par Ilya Répine, achetée lors d’une vente aux enchères à Vienne, bien des années plus tôt. Cette femme dessinée, un peu tendue, appuyée sur son coude, avec cette bouche petite mais surtout, surtout, ces cheveux, cette blondeur imparfaite qui frisait, à la fois domestiquée et libertaire, c’était si étrangement Élise…
Comment faisait-elle pour traverser les années sans paraître vieillir, pour n’être, malgré les désordres et la débauche, jamais laide, ni même quelconque ? Qu’elle sorte de la douche, s’apprête à aller dîner, qu’elle quitte le lit les cheveux en bataille, le teint chiffonné, Élise était perpétuellement belle. Non, évidemment, elle ne l’était pas « perpétuellement » mais c’était ainsi que Georges la voyait. Et la verrait toujours. Elle n’était plus la jeune femme du début de leur mariage, blessée, fragile, mélange de timidité et d’arrogance (elle n’avait plus guère, hélas, de timidité), mais elle était restée si mince, si vive…
Il surprit sa propre image dans le miroir posé au-dessus du guéridon et soupira.
Ce qu’il voyait, c’était un homme court et épais, voûté. « Nous avons fait le chemin inverse, elle et moi… », se dit-il. Leur différence d’âge, au lieu de se résorber avec le temps, s’était accentuée. Ils étaient aussi dissemblables que les personnages du tableau devant lequel ils s’étaient rencontrés. Ilya Répine déjà. À Leningrad. Elle avait parlé à voix haute, « Quelle fougue… ! », il s’était tourné vers elle et avait ressenti cette « grande secousse » que fait naître l’étincelle d’un premier regard entre deux êtres qui s’attendaient sans le savoir.
Depuis cette date, Georges avait maintes fois regardé des reproductions de cette œuvre. Dans ces deux personnages dansant la mazurka dans les vagues, n’y avait-il pas une préfiguration de leur vie ? Admirative de sa culture, elle l’interrogeait avec avidité, elle s’offrait, ils se cachaient, elle s’offrait de nouveau, ils s’enfuyaient, perdaient la tête, enfin… autant que Georges était capable de s’enfuir. Quant à perdre la tête… Élise était une apparition. Quelle nouveauté ! Ils s’installèrent ensemble.
Et un an plus tard, Élise commença à beaucoup bouger…
Georges s’était alors absorbé dans son travail.
Au Service, on avait retrouvé le Georges d’avant, celui que, pendant quelques mois, on avait cru égaré. « L’amour ne lui réussit pas », disait M. Loyal.
Cette Élise dont tout le monde parlait était un mystère.
Les quelques personnes qui pouvaient se vanter de l’avoir croisée l’avaient trouvée séduisante. Que Georges, avec son physique de bedeau, soit parvenu à plaire à une femme nettement plus jeune et qu’on disait même fortunée était énigmatique. Et injuste.
Pourquoi lui ? On se consolait en sachant cette épouse inconstante.
C’était, pour beaucoup, une revanche facile, mais, il faut comprendre, à la Direction générale du renseignement (qu’on appelait le Service), la « légende Chastenet » en agaçait plus d’un parce que, comme son mariage, sa réputation professionnelle était incompréhensible. Comment cet homme à la démarche lourde, aux vêtements chers mais affreusement mal coupés, aux grosses lunettes d’écaille qu’il essuyait dans sa cravate, rédacteur autrefois d’une étude sur la peinture russe réputée brillante (Nikolaï Névrev et les Ambulants, personne ne savait de quoi il s’agissait), comment cet homme en était-il arrivé à être considéré comme un maître espion, c’était insondable.
Avant d’être chargé de la direction « Analyse et Renseignement », il avait bourlingué de Varsovie à Budapest, de Moscou à Berlin, partout il avait laissé le souvenir d’un homme discret, effacé. Personne ne le remarquait. Dans la foule, si on apercevait une tête, ce n’était jamais la sienne. Il pouvait entrer dans une administration, aucun employé n’en conservait le souvenir. Des fonctionnaires ayant passé une soirée entière en sa compagnie étaient ensuite incapables de le décrire avec précision. Avec ça, qu’il parlait l’anglais, le russe et l’allemand comme vous et moi ! Même s’il n’était pas homme à parler beaucoup… Tout le monde le sous-estimait. Son esprit retors, ses intuitions, son jugement très pointu sur les gens, étaient autant de choses dont on ne se rendait compte qu’après-coup. Et parfois trop tard.
Revenu à Paris, Georges Chastenet était devenu le meilleur des recruteurs, ces agents chargés de repérer, d’hameçonner puis d’attirer vers l’Ouest, vers le bonheur, la liberté, tous ceux qui, à l’Est, disposaient d’informations névralgiques permettant de combattre, dans la guerre froide, du côté du bonheur, de la liberté et tout le bordel.
Des espions.
L’époque se faisait fébrile. L’angoisse nucléaire se dirigeait vers son apogée. La doctrine de la dissuasion s’accompagnait d’un surarmement nucléaire auquel les populations assistaient avec anxiété. On attendait des espions des deux camps des informations sur les capacités de l’adversaire, les défenses antimissiles, les sites de production d’armes, le Journal du soir, pour ne parler que de lui, publiait des articles du type : « Comment se protéger en cas d’attaque atomique », voire : « La peur de l’apocalypse nucléaire hante les familles françaises », il y avait beaucoup de travail dans les services de renseignement internationaux.
Georges regarda l’heure.
Il n’était pas si tard, finalement, mais ses nuits étaient devenues difficiles. La perspective de bientôt raccrocher (il lui restait un an avant de quitter le grand jeu) faisait remonter des images, des souvenirs qui ne lui laissaient pas l’âme en repos. Il le sentait bien, la présence d’Élise le rassurait. Seul, il n’était pas tranquille. Chez tout espion vieillissant vient la peur d’être un jour rattrapé par le passé, que réapparaisse soudain une silhouette vaguement familière, porteuse de rancune, venue demander des comptes pour des différends dont elle serait la seule à se souvenir.
Un fantôme.
Depuis quelques mois, plusieurs d’entre eux étaient ainsi venus le visiter, tous n’étaient pas des ennemis mais tous charriaient ce goût de cendre propre aux regrets. C’était un épicier grec retrouvé debout, la tête en bas, dans une amphore d’huile d’olive à l’heure où il avait rendez-vous avec Georges. S’il était arrivé, par précaution, dix minutes plus tôt, Georges aurait flairé la menace, il en était certain, il aurait pu le sauver, un manque de réflexe qui avait coûté une vie. Ou cette secrétaire polonaise si rieuse dont on lui avait demandé d’aller reconnaître le corps. Ce qu’ils lui avaient fait, mon Dieu, c’était impensable… Quelle erreur avait-il commise pour conduire cette pauvre femme si joyeuse jusqu’à cet interminable couloir de douleur qui l’avait menée à la mort ? Ces images l’avaient réveillé pendant des années. Aujourd’hui, elles l’empêchaient de trouver le sommeil, seule la présence d’Élise calmait ses alarmes.
Sans compter la journée du lendemain où une dure épreuve l’attendait, comme s’il avait besoin de ça !
Il devait parler avec M. Loyal.
De ce qui se passait à Prague.
Et ce qu’il avait à lui dire…
Mon Dieu, comment tout cela allait-il finir ?
Georges prêta l’oreille, une voiture venait de se garer devant la maison.
« Que ce soit elle ou non, je vais dormir », se dit-il en posant ses lunettes sur la table basse.
C’était elle.
— Tu es encore là, Georges ?
Elle retira ses chaussures d’un geste expert, sans se baisser.
— Il n’est pas si tard…
— Tu as bien fait de ne pas venir, c’était assommant, ce dîner.
Il ne se souvenait pas d’avoir été invité. « Chez qui ? » faillit-il demander mais il se reprit à temps. Si elle le lui avait dit, elle lui reprocherait de l’avoir oublié.
Elle s’avança, pencha la tête.
— Qu’est-ce qui ne va pas ?
— Rien, je suis fatigué…
Sans ses lunettes, on voyait son épuisement.
Élise alluma une cigarette, prit place dans le petit fauteuil en face de lui.
— Allez, Georges, dis-moi tout.
— Je m’apprête à une journée difficile, lâcha-t-il. »

À propos de l’auteur
LEMAITRE_Pierre_©Bruno_LevyPierre Lemaitre © Photo Bruno Lévy

Pierre Lemaitre est écrivain et scénariste. Ses romans ont été récompensés par de nombreux prix littéraires nationaux et internationaux. En 2013, le prix Goncourt lui est décerné pour Au revoir là-haut, premier volet de sa trilogie Les Enfants du désastre (Au revoir là-haut, Couleurs de l’incendie, Miroir de nos peines). Il poursuit aujourd’hui l’écriture de sa fresque romanesque consacrée au XXe siècle avec Les Années glorieuses (Le Grand Monde, Le Silence et la Colère, Un avenir radieux). (Source : Éditions Calmann-Lévy)

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