En deux mots
Sam et Elena vivent avec leur mère agonisante sur l’île de San Juan. Après son décès, elles espèrent sortir de leur précarité et prendre le large. Mais l’arrivée d’un ours devant chez elles va bouleverser leurs plans.
Ma note
★★★ (bien aimé)
Ma chronique
Les deux sœurs qui ont vu l’ours
Julia Phillips a trouvé une manière originale de parler de sororité. En racontant comment l’arrivée d’un ours devant leur maison, érigée sur l’île de San Juan, va bouleverser la relation qu’entretiennent Sam et Elena, elle passe du fait divers à la tragédie. Bouleversant !
Sam et Elena ne rêvent que d’une chose, pouvoir enfin quitter maison située sur une île de San Juan dans l’État de Washington. Héritage de leur grand-mère, elle se délabre au fil des jours mais servira le moment venu de capital de départ pour gagner le continent et s’offrir une vie moins précaire. Pour l’heure, Sam a un emploi de serveuse à 24 dollars de l’heure sur le ferry qui relie Friday Harbor au continent. Elle vend du café et des en-cas à des gens qui le traitent « comme une paysanne ». Sa sœur n’est guère mieux lotie, elle travaille au bar du club de golf.
Le moment venu, ce sera après le décès – désormais inéluctable – de leur mère. Atteinte de sarcoïdose, hypertension pulmonaire et pneumopathie interstitielle, elle garde la chambre et ne sort plus que pour ses rendez-vous médicaux.
Un quotidien lourd qui va bientôt être perturbé par une visite inattendue. Un ours noir va passer devant la maison avant de s’éclipser sans faire de dégâts. Pour le shérif et le service des Eaux et Forêts, cette migration n’est pas aussi exceptionnelle que ça (l’arrivée du plantigrade est basée sur un vrai fait divers) et ne demande pas de mesures particulières, si ce n’est la prudence la plus élémentaire et la suppression de tout accès à la nourriture.
Le problème, c’est que l’ours semble se plaire dans le quartier. Elena va le croiser dans les environs, à quelques mètres avant qu’il ne revienne se frotter sur le porche de la maison, de laisser sa trace.
Si Elena ne s’en formalise pas outre mesure, Sam a peur. Et ce ne sont pas les conseils de Danny, le voisin venu réparer les dégâts qui la rassureront. « Ta sœur, c’est la personne la plus raisonnable que j’aie jamais rencontrée. Écoute-la. Si Elena dit ça, c’est que c’est vrai. »
Un conseil qu’elle va ignorer et une incompréhension qui va aller grandissant. Plus Elena va se rapprocher de l’ours et plus Sam va vouloir l’éloigner.
La belle relation entre les deux sœurs va subitement se transformer en un gouffre d’incompréhension et mener à la tragédie.
Avec subtilité, Julia Phillips montre combien leurs serments de jeunesse se sont dilués au fil des ans. Combien Elena avait trouvé là un moyen de cacher à sa sœur qu’elle était passée à autre chose, qu’elle ne croyait plus depuis longtemps à leurs rêves d’évasion. Cette remise en cause d’une sororité qui – notamment pour Sam – semblait innée, vient éclairer une relation plus rêvée que réelle. À l’image de cet ours qui reste un animal sauvage, c’est-à-dire imprévisible. À mille lieues du conte de Grimm cité en exergue. Un conte auquel les deux sœurs auraient pourtant aimé se raccrocher…
L’ours ! L’ours !
Julia Phillips
Éditions Autrement
Roman
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Héloïse Esquié
320 p., 22 €
EAN 9782080454355
Paru le 8/01/2025
Où ?
Le roman est situé sur l’île de San Juan dans l’État de Washington.
Quand ?
L’action se déroule en 1979.
Ce qu’en dit l’éditeur
À presque trente ans, Sam et Elena mènent une existence aussi étriquée que l’île de l’État de Washington où elles ont toujours vécu. Elles se saignent aux quatre veines pour couvrir les frais médicaux de leur mère, gravement malade, se raccrochant à un rêve, une promesse qu’elles se sont faite : celle d’un jour quitter San Juan, ensemble, pour vivre enfin leur vie.
Un matin, un ours apparaît près de leur maison et se met à rôder sur l’île. Sam, terrifiée, est convaincue qu’il est temps de partir ; Elena, au contraire, semble envoûtée par l’animal. La bête sauvage exacerbe leurs angoisses comme leurs espoirs, créant peu à peu une fracture irréparable entre les deux sœurs.
Signé par l’une des autrices américaines les plus talentueuses de sa génération, L’ours ! L’ours ! est un roman aussi haletant que magnétique. En explorant ces liens qui nous animent parfois autant qu’ils nous entravent, il interroge notre soif de liberté et les rêves que nous façonnons pour nous évader.
Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Les premières pages du livre
« Le ferry partait de Friday Harbor quatorze fois par jour – quinze le week-end – pour effectuer sa tournée des îles éparpillées dans le chenal de San Juan. Chaque trajet durait au moins soixante-cinq minutes. C’était trop long. Pendant la saison touristique, année après année, Sam passait tout ce temps, des heures quotidiennement, dans la cambuse, à préparer du café pour des passagers qui la traitaient comme une gueuse.
Telle Cendrillon ramassant des lentilles dans les cendres, Sam n’était personne, et son travail ne rimait à rien, cependant aucun prince n’allait venir la tirer de là. Elle en voyait tout le temps, sur le bateau, des nobles de pacotille : des clichés de riches, avec leurs cheveux poivre et sel et leurs sourires parfaits, calibrés par l’orthodontiste. Les célébrités et les millionnaires ayant fait fortune dans l’informatique à Seattle, arrivés sur l’île en jet privé, elle les croisait à la station-service, où ils se pavanaient, rayonnants. Ils ne la remarquaient pas. Ne la remarqueraient jamais. Elle avait beau être jeune, Sam avait suffisamment vécu pour savoir sur qui on pouvait compter, à qui on pouvait faire confiance et qui on était bien forcé de supporter si on espérait payer ses factures. Des types baraqués défilaient devant elle toute la journée ; ça n’avait pas d’importance. Elena était la seule à pouvoir la sauver de cet endroit. Elles allaient devoir se sauver l’une l’autre.
Sam travaillait dans une petite boîte enfermée dans une grosse : un comptoir à boissons et en-cas encadré de hautes parois, au milieu d’une grande salle bordée de néons, avec des hublots en plastique incassable. Par les vitres, on voyait les vagues onduler, les nuages dériver dans le ciel. De temps à autre, un quai apparaissait. Les passagers montaient et descendaient. Le quai s’éloignait. Sous les néons, les parents houspillaient leurs enfants dissipés. Ils esquissaient bruyamment leur programme d’activités pour les vacances : Kayak ? Farniente à la plage ? Promenade dans les champs de lavande ? Ils regardaient Sam sans la voir, contemplant les vitrines et lui demandant si les cinnamon rolls préemballés étaient bons. Oui, répondait-elle. C’était faux. Qu’elle recommande les pâtisseries, suggère un bretzel ou déconseille le chowder – la soupe aux crustacés – par mer agitée, les touristes ne touchaient guère la tirelire à pourboires, pourtant surmontée d’une affichette les exhortant à faire preuve d’amabilité, voire à envisager de se montrer généreux.
D’ailleurs, elle ne pouvait même pas leur en vouloir. Après tout ce temps passé dans la restauration, la générosité, Sam avait elle aussi tiré un trait dessus. Son activité était devenue purement machinale. Préparer le café. Jeter le marc. Faire le plein de sachets de sucre. Tenir jusqu’au bout du service, encore une fois.
Au cours de ces traversées sur les eaux grises, Sam gagnait vingt-quatre dollars de l’heure à vendre des cookies sous plastique et des paquets de chips. Dix dollars de plus que le taux horaire minimum – un pour chaque année passée à se plier aux caprices du département des Transports de l’État de Washington. Si elle avait pu compter sur des services réguliers, elle aurait bien gagné sa vie, mais elle n’avait encore jamais pu aboutir à un salaire annuel correct.
Dix ans plus tôt, bac en poche, Sam pensait trouver un job fixe, avec une rémunération sur laquelle elles pourraient compter. Qui leur permettrait même de voir venir. Elena lui avait financé la préparation d’un diplôme de la marine marchande afin qu’elle puisse travailler sur les ferries – un emploi solide, dans le public, avec des avantages, une caisse de retraite et une assurance maladie qui couvrirait toute la famille. Sauf que l’État n’avait pas engagé Sam. Elle n’avait même pas eu droit à un entretien. De tous ses espoirs de ce temps-là, aucun ne s’était concrétisé. Elena avait dû se démener pour lui trouver un job avec elle au club de golf, où la direction n’aimait pas Sam, qui le lui rendait bien ; les membres du club racontaient d’interminables anecdotes au sujet de leurs journées sur le green, et tout le monde se plaignait de la qualité des cocktails. Quand, finalement, un service restauration avait ouvert sur les ferries, Sam avait cru à un petit miracle : elle possédait le diplôme nécessaire, elle était qualifiée, elle avait de l’expérience. Elena en avait été soulagée. Et, effectivement, Sam avait été engagée. Elle était payée. Ils l’avaient intégrée dans le roulement – sur quoi la pandémie s’était déclarée, la plupart des traversées avaient été annulées, la cuisine à bord fermée, et elle s’était retrouvée sur le carreau pendant deux ans.
Deux ans à la maison. Deux ans sans rien. À ce stade, le club refusait de la reprendre ; ils pouvaient déjà à peine se permettre de garder Elena, juraient-ils. Les touristes se faisaient rares. Sur l’île, Sam ne voyait que des cafés-boutiques dont les horaires d’ouverture se réduisaient comme peau de chagrin, des résidences secondaires où les femmes de ménage devenaient superflues, des restaurants chics qui ne l’auraient jamais employée, de toute façon, vu qu’elle n’avait pas franchement le sens du contact et qu’elle avait les dents tordues. Une fois ses droits au chômage épuisés, Sam se mit à répondre à des enquêtes en ligne afin de se faire quelques sous, mais ça ne payait pas tellement non plus – peut-être deux, trois dollars de l’heure. Elle conduisait leur mère à ses rendez-vous médicaux, attendait sur le parking en passant en revue les questions des études de marché sur son téléphone, et elle encaissait les maigres paiements quand ils arrivaient.
Ces deux dernières années, la famille avait dû avoir constamment recours aux crédits souscrits par Elena. Aux dernières nouvelles, six mille cinq cents dollars de dettes, soit près de onze mille avec les intérêts. Là-dessus, au cours de l’hiver, leur voiture était tombée en panne. Le prix des médicaments de leur mère s’était envolé. Quand l’État, en avril, avait annoncé que les ferries rouvraient leur espace restauration, Elena avait posé sa tête sur la table de la cuisine, et Sam lui avait demandé : « Tu pleures ? »
Elena avait levé les yeux, qu’elle avait secs. Épuisés. « Non », avait-elle dit. Puis elle avait ajouté : « Mais il était temps, dis donc. »
Sam ne voyait pas de quoi se réjouir. Cela faisait plus d’un mois qu’elle était de retour sur le bateau, et leur situation était toujours aussi tendue. Elle répondait toujours à des enquêtes sur son téléphone, mais parfois, quand elle cessait de capter, au large, avant d’en avoir terminé une seule, elle ne pouvait même pas compter sur ce revenu. Les touristes l’interrompaient avec des questions ineptes sur la nation Lummi, comme si Sam avait le temps de se rendre à des cérémonies d’arrivée des canoës ou de se renseigner à fond sur l’histoire des îles San Juan. Elena, de son côté, s’efforçait de mettre de côté ses pourboires, des billets qui puaient la graisse de hamburger ; elle les rangeait sur le dessus du frigo en guise de fonds d’urgence, mais les urgences s’enchaînaient et dévoraient tout. Les impôts, les factures et les frais médicaux de leur mère siphonnaient la totalité de leurs revenus.
Quelle galère, cette routine pénible. Elles n’en voyaient pas le bout. Tant qu’elles habiteraient sur l’île, quel que soit leur travail ou leur salaire, ce serait leur réalité. Si elles voulaient une vie digne d’être vécue, elles allaient devoir déménager, Sam le répétait tout le temps à Elena. Celle-ci ne la contredisait pas. Elles n’avaient même pas besoin d’en discuter : partir était une nécessité. Leur décision était prise depuis longtemps.
Ces derniers temps, Elena ergotait seulement sur les détails. C’était son rôle de sœur aînée, sans doute ; elle se devait d’avoir une vision plus pragmatique des choses. Elles allaient avoir besoin d’économies, pour partir, prévenait-elle, or elles n’en avaient pas ; elles devaient payer ça, ça et ça, et…
Friday Harbor était derrière Sam à présent. Devant elle. Derrière. Par-delà les vagues, le long du chenal, le ferry gravitait autour du centre de son univers minuscule. Des oiseaux noirs glissaient sur l’eau. Les îles de l’archipel ressemblaient à une série interminable de monticules de velours vert. Surplombant les rives, des constructions d’un blanc éclatant se découpaient sur les collines pierreuses. Des années plus tôt, avant qu’elle ne consacre tout son temps à s’inquiéter d’un million de soucis logistiques, Elena avait expliqué à Sam qu’elles avaient, de fait, une issue : la maison. Il n’y aurait qu’à la vendre, et leur rêve d’un avenir meilleur deviendrait enfin réalité.
C’était une maison affreuse, une horreur de 1979 avec revêtement en vinyle, un trois-pièces trop petit que leur grand-mère avait acheté avec l’assurance-vie de leur grand-père. À l’époque, elle imaginait sans doute que cet investissement leur tiendrait lieu de tremplin, qu’il aiderait leur famille à progresser dans la classe moyenne. Ce pari ne s’était pas révélé gagnant. C’était un véritable boulet, cette baraque. Leur grand-mère y était morte, et leur mère y avait accouché d’Elena et de Sam. Autour d’elles, tout avait vieilli. Les moulures sous l’escalier craquaient, tordues. Les peintures, d’un rose pêche pastel, s’écaillaient. Le carrelage fendillé de la douche laissait l’eau s’infiltrer dans les murs, où elle stagnait, provoquant de la moisissure qui dégradait l’héritage modeste laissé par leur grand-mère.
Mais aussi vétuste soit-elle, ce n’en était pas moins une propriété sur la pittoresque île San Juan. Bâtie au milieu de trois hectares boisés, en lisière de la ville. Ce terrain, c’était de l’or. Même si pour l’instant il ne représentait qu’un poids inutile pour leur famille, un jour quelqu’un en verrait la valeur.
Les sœurs avaient partagé une chambre jusqu’à l’été précédant l’année de terminale de Sam. Elena, qui venait d’avoir son bac, s’était installée dans le salon. À dix-huit ans, elle ne tenait pas en place, elle était plus culottée qu’aujourd’hui. Plus encline à discuter avec Sam de leurs rêves. Un soir, Sam s’était glissée hors de sa chambre pour venir bavarder avec elle avant de dormir, et elles s’étaient calées toutes les deux sur le canapé, oreiller et couverture roulés en boule sur le côté. Là, Elena avait dressé leur plan d’action.
Leur mère avait déjà réduit ses horaires au salon de beauté. Elle avait le souffle court. Un poids sur la poitrine. En voyant sa fatigue, sa faiblesse qui s’aggravait de jour en jour, Elena avait compris : elle avait besoin de ses filles. Donc elles allaient rester. S’occuper de leur mère, comme celle-ci s’était occupée de leur grand-mère, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de soins à dispenser. Là, elles vendraient la maison et, avec cet argent, elles partiraient vivre ailleurs. Quelque part où elles pourraient faire ce qu’elles voudraient. Trimer moins, vivre plus. Devenir celles qu’elles n’avaient jamais eu la liberté d’être jusque-là.
Il ne leur restait sans doute que deux ou trois ans avec leur mère, jugeait alors Elena. Cinq, tout au plus. Il leur fallait profiter de ce temps précieux avec elle.
Lorsqu’elle comptait les années qui s’étaient écoulées depuis cette décision, Sam se sentait perdre pied, comme ballottée par les remous. Elle avait vingt-huit ans, et Elena presque trente. Leur mère était toujours en vie. Et elle avait plus besoin d’elles que jamais.
Quelquefois, quand Sam se revoyait adolescente, sur le canapé du salon avec sa sœur, derrière le rideau qu’Elena avait punaisé au plafond pour se ménager un peu d’intimité, elle se disait qu’en réalité c’était à ce moment-là qu’elles auraient dû saisir leur chance et s’en aller. Elle y pensait quand les passagers faisaient l’impasse sur les pourboires, quand la mer était agitée ou quand le ferry était en retard. Mais elle se reprenait aussitôt. Le temps avait donné raison à Elena. Elles n’auraient pas pu partir sans leur mère – qui se serait occupé d’elle, qu’aurait-elle fait ? –, or leur mère ne voulait pas quitter l’île, d’autant moins que sa maladie s’aggravait. Lorsqu’elle n’avait pas de rendez-vous médicaux, elle passait le plus clair de ses journées au lit, installée aussi confortablement que possible dans la maison où elle avait élevé ses enfants. Et elles auraient tenté de l’arracher à ça ? L’auraient convaincue de vendre la propriété pour repartir de zéro, ailleurs ? Non, ce n’était pas possible. Ça ne l’avait jamais été.
Ces idées qui lui venaient parfois n’étaient que des lubies. Elena avait été claire. Leur seul espoir, c’était l’héritage. La propriété valait cinq cent mille dollars, avait estimé Elena ce soir-là dans le salon. Un demi-million qui dormait sous elles, ce terrain. Un jour, il serait à elles et là, l’ascension sociale que leur grand-mère avait forcément espérée pour leur famille se produirait enfin – fini les boulots de merde, les horaires fractionnés, la galère. Elles traverseraient le chenal pour la dernière fois.
D’ici là, Sam préparait des boissons à des inconnus sur le ferry et remplissait des questionnaires sur son âge, son origine ethnique et ses goûts télévisuels. Encore des heures gâchées, encore des ancres jetées à la mer. Encore des salaires confisqués aussitôt les chèques déposés à la banque.
Sam attendait un grand changement dans sa vie. Et elle attendait depuis un sacré bout de temps.
L’espace restauration et les autres boutiques à bord fermaient à 20 h 30. Après avoir verrouillé la cuisine, Sam monta sur le pont pour passer le reste du trajet du retour à Friday Harbor à l’air libre, car elle en profitait rarement. Les contours des îles qui défilaient étaient adoucis et foncés par le feuillage. Le soleil ne se coucherait pas avant une demi-heure, mais le ciel commençait à s’assombrir. Il n’y avait plus grand monde. Une poignée de touristes épuisés par leur longue journée au bord des piscines naturelles.
Un peu plus loin, le bout d’une cigarette rougeoyait et, bien qu’elle soit censée intervenir (il était interdit de fumer sur les ferries de l’État de Washington), elle ne bougea pas, savourant l’odeur. Le plaisir par procuration. L’inhalation parcimonieuse, délicieuse, l’exhalaison aromatique. Sam avait fumé, mais elle avait dû arrêter car l’État ne cessait d’augmenter les prix – dix dollars le paquet, c’était hors de question. Il lui était arrivé de taxer des cigarettes à des passagers, mais l’un d’eux s’était plaint à un responsable. Le mieux qu’elle pouvait espérer, désormais, c’était ça : en respirer l’odeur, dos à la paroi blanche et humide du bateau, en contemplant les flots.
Une forme émergea à la surface. Une créature. Qui bougeait. À côté d’elle, quelqu’un poussa un cri.
« Tu croiras jamais ce qu’on a vu dans l’eau ce soir ! » s’écria-t-elle. Elena était en train de faire la vaisselle du jour. Il se faisait tard et elle était rentrée du travail depuis des heures, mais elle attendait toujours le retour de Sam pour se coucher. Du club de golf, elle avait rapporté un reste de chili con carne avec du cheddar râpé et des oignons verts, que Sam picorait. Leur mère dormait dans sa chambre. « Tu veux essayer de deviner ? »
Les bois autour de leur maison étaient silencieux, plongés dans l’ombre. Envahis de sapins de Douglas et d’aubépines aux fruits noirâtres. Une lueur jaune dans le coin de la fenêtre de la cuisine indiquait la présence de leurs voisins, les Larsen, lesquels avaient installé des spots pour éclairer leur jardin aménagé avec goût et saluaient les filles avec une certaine obséquiosité lorsqu’ils les croisaient en ville. Dans le temps, Danny Larsen, le plus jeune fils, avait invité Elena au bal du lycée. La mère Larsen avait immédiatement mis le holà.
« Un cadavre, répondit Elena.
— Ça va pas ? » Sam reposa sa fourchette. « Tu crois que j’en parlerais comme ça si on avait vu un cadavre ?
— Je sais pas. Tu te mets dans tous tes états pour des trucs vraiment bizarres. » De son poignet mouillé, Elena repoussa une mèche sur sa joue. « Une baleine.
— On en voit tout le temps, des baleines. Essaie encore.
— Un lion de mer. »
Sam leva les yeux au ciel. Et même si Elena était de dos et ne pouvait la voir, elle sembla s’en rendre compte. Elle avait dû le sentir. Elle fit donc une nouvelle tentative : « Un triton.
— Tu trouveras jamais. Un ours !
— Pas possible.
— Un ours énorme ! Qui nageait dans le chenal ! »
Sam l’avait vu de ses yeux : le pelage mouillé du dos de l’animal, la ligne de son cou, son museau pointu et ses petites oreilles rondes. La surface de l’eau était gris argent, le ciel d’un bleu de plus en plus sombre et, dans ce décor, la créature ressemblait surtout à une tache noire, mais à la dernière lueur du jour, sa forme n’en était pas moins nette, choquante et bizarre. Les touristes s’étaient interpellés avec ravissement, des exclamations en anglais, en espagnol, en chinois. L’un d’entre eux avait jeté quelque chose dans l’eau vers l’animal, et s’était fait gronder par un autre. Le ferry avait poursuivi sa route, mais pendant quelques longues et étranges minutes, le bateau et l’ours avaient avancé côte à côte, abandonnant ensemble le rivage pour s’enfoncer dans la nuit. Le capitaine avait même fait une annonce par haut-parleur pour inviter les passagers à venir voir par eux-mêmes. La tête dressée de l’ours. Ses épaules glissantes. Les rides qui s’élargissaient dans l’eau derrière lui. Nageant avec détermination, il n’avait pas jeté un regard dans leur direction.
À présent, Elena essuyait les assiettes et les empilait dans le placard. « Où, dans le chenal ? Il ne peut pas venir jusqu’à nous, si ?
— Entre Shaw et Lopez. » Sam fut intriguée par la question. « Pourquoi ? T’as peur ?
— Des ours ?
— Du grand méchant nounours ?
— Pas toi ?
— Pas du tout. »
Ce qui faisait peur à Sam ? Pourrir ici. Rêver à des opportunités qu’elle ne pourrait jamais saisir, et se ratatiner complètement sous l’effet du déni, tout en devenant de plus en plus pauvre et en subissant de plus en plus de pression, chaque jour davantage isolée du reste du monde. À côté de ces angoisses-là, la perspective d’être attaquée par un ours n’était pas dénuée de charme.
Elena se retourna vers l’évier. « Notre petite Miss Sans Peur.
— Comment s’est passée ta journée ?
— Bien. Pas d’animaux sauvages. Sauf si on compte Bert Greenwood, qui a débarqué bourré à midi.
— Ça, ça n’a rien d’exceptionnel, si je ne m’abuse.
— Celui-là, il ressemble plus à une baleine qu’à un ours. »
Elle avait les mains sous le robinet, la tête penchée en avant, ce qui étirait son cou et faisait ressortir les os de sa nuque. « Tu veux que je m’occupe des casseroles ? » proposa Sam.
Elena secoua la tête. « Non, pas de problème. Continue de parler. »
Sam n’avait plus rien à dire. Ces quelques minutes, dans la brise humide, où elle avait vu l’étrange nageur dans le bras de mer, avaient été les seules de sa journée à présenter le moindre intérêt. Tout le reste n’était que routine : passagers méprisants, café trop dilué, piles de gobelets en carton menaçant de s’écrouler sous l’effet du roulis. Ah si – « Ben m’a proposé d’aller camper avec lui. »
Elena lui jeta un regard par-dessus son épaule. Malgré ses cernes noirs et profonds, l’espace d’un instant, elle lui parut lumineuse. Espiègle. Comme si elle venait d’entendre une plaisanterie. « Camper ? »
C’était tellement gênant. « Sur Orcas, jeudi.
— Où ? À Moran ?
— À… Je sais pas, j’ai pas demandé. »
Elena fit un petit sourire ironique, presque imperceptible, avant de se tourner de nouveau vers l’évier. « Tu devrais y aller.
— Non. Beurk.
— Qu’est-ce qu’il y a de beurk là-dedans ?
— Je vais pas passer la nuit avec lui dans une tente, à regarder les étoiles.
— Pourquoi pas ? » Elena lui tournait le dos, mais Sam entendait l’amusement dans sa voix, un petit rire contenu. « Il t’aime vraiment bien. C’est trop mignon. Il veut se pelotonner dans un sac de couchage et faire griller des marshmallows avec toi.
— Te fiche pas de moi. »
Elena se retourna. Elle avait l’air sincère. « Je ne me fiche pas de toi. » Une traînée mauve soulignait ses grands yeux. Sam n’ajouta rien, mais elle pardonna à Elena, immédiatement, sans lui en vouloir le moins du monde, et sa sœur le comprit. « Je ne ferais jamais ça », dit-elle. Puis elle se remit à la vaisselle.
« De toute façon, j’ai refusé, dit Sam. C’est absurde. Je parie qu’un de nous deux va devoir travailler vendredi, de toute façon.
— Et alors, vous ne pouvez pas embarquer à Orcas ? »
Sam ne savait pas, de fait, si Ben et elle pouvaient prendre leurs services respectifs en embarquant dans un autre port. Mais elle rétorqua : « Non, on ne peut pas. De toute façon, tu as besoin de moi ici, pour la nuit.
— Mais non. » Elena grattait le fond d’une casserole, une épaule contractée par l’effort. « On ne peut pas trop dire que tu te lèves quand elle appelle, de toute façon.
— Si », protesta Sam.
De l’eau mousseuse clapotait dans l’évier. Elena ouvrit de nouveau le robinet, rinça la casserole et la posa sur le plan de travail.
C’était ça, l’amour : les deux sœurs, dans la cuisine, à la fin de la journée. Le seul lien qui allait durer toute leur vie. Elles pouvaient parler à demi-mot quand elles s’agaçaient, elles se comprenaient si bien qu’elles n’avaient même pas besoin de se disputer à voix haute.
Sam secoua la tête en regardant le dos de sa sœur. « J’en reviens pas que tu défendes l’idée du camping. Quelle perte de temps. »
Sa sœur était en train de rincer l’évier vide. « Ah, oui, c’est vrai, ton temps est si précieux.
— Je n’ai aucune intention de sortir avec Ben. Compris ? On n’est pas là pour se lancer dans des histoires d’amour, ou je ne sais quoi. »
Sam répétait ce qu’Elena avait dit, à peu près en ces termes, à l’époque où elles commençaient le lycée, quand les relations avec le petit ami de leur mère s’étaient détériorées. Cet homme avait voulu imposer son règne. Faire la loi à la maison. Ça avait été la pire période de leur vie – même si la routine impitoyable du présent pouvait leur faire l’effet d’une punition, ce n’était rien comparé aux punitions réelles qu’il leur infligeait, par ses cris et ses coups. Survivre à sa tyrannie avait rendu une chose très claire : elles ne pouvaient compter que l’une sur l’autre.
Elena ferma le robinet. « Je disais ça comme ça. Regarder un peu les étoiles, c’est une idée sympa. »
Une toux s’éleva de la pièce du fond. Les sons se propageaient trop facilement dans cette maison. Les murs étaient fins, l’isolation mauvaise. Elena prit un torchon.
« Je m’en occupe », lança Sam. Elle mit le chili au frigo et attrapa un verre propre dans le placard. Pour le remplir, elle dut se placer à côté de sa sœur devant l’évier. Elle posa une main sur le dos d’Elena. Cette main et le verre d’eau, c’était sa façon de présenter ses excuses. Elena avait raison : Sam n’assumait pas sa part de responsabilités la nuit. Elle pouvait mieux faire. Il n’y avait qu’à la voir maintenant, debout, en action. Sous ses doigts, la longue omoplate d’Elena semblait dépourvue de relief. Le verre déborda et Elena ferma le robinet.
Les sœurs étaient nées avec treize mois d’écart. Elles avaient été élevées ensemble, sous la garde distraite de leur mère, dans cette maison qui sentait le moisi, où les placards n’étaient jamais vides mais les factures pas toujours réglées. Les hommes qui les avaient engendrées étaient partis bien trop tôt pour que Sam ait pu en garder le moindre souvenir. Elena disait qu’elle ne se les rappelait pas non plus. Leur mère n’avait pas pu les oublier complètement, mais elle avait choisi de ne jamais leur en parler. Au cours de leur enfance, les filles avaient bien tenté de l’interroger, mais, pour toute réponse, systématiquement, elle changeait de sujet. Quand elle leur faisait les ongles, la tête baissée, comme en prière, elles profitaient de ce moment de calme pour poser leurs questions : qui étaient leurs pères ? Comment les avait-elle rencontrés ? Où étaient-ils partis ? Elle levait les mains des sœurs et s’exclamait : « Regardez-moi la jolie couleur que vous avez choisie ! » Bleu glacier, avec des paillettes blanches pour Elena. Rouge sombre, brillant, pour Sam.
Petites, Sam et Elena s’imaginaient des pères dignes d’être tenus secrets. Des héros. Des princes. Des espions partis en mission d’infiltration. Mais en fin de compte (le petit ami de leur mère, quand il s’installa chez elles, le leur prouva), elles comprirent que ce que les gens préféraient taire, ce n’était pas nécessairement des aventures romantiques exceptionnelles, ça pouvait aussi être des liaisons avec des connards tout ce qu’il y a de plus basiques. À quatorze et quinze ans, les sœurs se virent intimer par leur mère de ne pas se plaindre. Son copain était stressé, c’était pour ça qu’il s’emportait. Il fallait qu’elles se montrent plus compréhensives, toutes les trois. Quand Elena exposa la situation à sa prof de sciences de seconde et que les services de protection de l’enfance s’en mêlèrent, leur mère en resta choquée, mutique. Incapable de comprendre leur décision de s’épancher. Des assistantes sociales leur rendirent visite, rédigèrent des rapports et disparurent, et la prof d’Elena ne fit plus rien, si ce n’est froncer les sourcils quand elle voyait les filles dans les couloirs de l’école. Une fois que cet homme eut quitté la maison, personne n’éprouva plus jamais le besoin d’en reparler. Sam et Elena comprirent à ce moment-là que leurs pères, quels qu’ils soient, il valait mieux ne pas les évoquer non plus.
Leur mère n’avait pas eu de relation sérieuse depuis. Quand elles étaient ados, les sœurs imaginaient se marier un jour – pourquoi pas avec deux frères – et quitter la maison, mais ça n’arriva pas. À peine deux ans plus tard, leur mère tomba malade, et les histoires qu’elles se racontaient changèrent. Une ville où les voisins ne les connaîtraient pas. Un jardin à elles, avec deux rosiers, un blanc et un rouge, dont elles auraient tout le temps de s’occuper.
Les rêveries aidaient. Elles les aidaient depuis leur enfance, à l’époque où elles cherchaient les réponses à des questions qu’aucun adulte de leur entourage ne voulait aborder. Elles les aidaient à trouver un sens à ce qui, au quotidien, leur restait incompréhensible. À l’adolescence, quand la vie à la maison était devenue insupportable, elles allaient s’allonger dans les bois, sur la terre fraîche, entre les buissons de ciguë, et s’imaginaient ailleurs. Les aiguilles de pin frissonnaient au-dessus d’elles. Les météores striaient le ciel. La lune, quand elle était pleine, ouvrait un trou dans les ténèbres, une porte sur un autre monde.
À l’heure actuelle, elles avaient moins le temps de fantasmer sur l’avenir. Elles étaient forcées de consacrer leurs journées au présent. Mais Sam rêvait encore. Même pendant les deux derniers hivers, quand les jours étaient courts et sombres, qu’elles s’inquiétaient de la menace que représentait le virus pour leur mère et que leur existence était extrêmement limitée par les réglementations dues à la pandémie – même à ce moment-là. Elle contemplait le dédale des constellations par la fenêtre de sa chambre et imaginait que la lune, par-delà sa surface étincelante, était pleine de roses. Elle rêvait et rapportait ces rêves à Elena, tels des trésors, pour les maintenir vivants.
« Merci, chérie », dit leur mère, prenant le verre d’eau que lui tendait Sam. Sous le coton usé de son tee-shirt, son cathéter thoracique faisait une bosse peu naturelle. « Ta sœur est encore debout ?
— Elle finit la vaisselle.
— Tu veux bien lui demander de venir, quand elle aura terminé ?
— Tu as besoin de quelque chose, maman ?
— Elena peut m’aider.
— Moi aussi. Tu veux plus d’oxygène ? »
Leur mère hésita. L’eau trembla dans le verre qu’elle tenait. Enfin, elle concéda : « J’ai besoin d’aller aux toilettes.
— OK.
— Je suis désolée. J’ai juste besoin d’un coup de main. Je suis épuisée, ce soir.
— Pas de problème. Je vais t’aider.
— Mais ne sois pas trop brusque.
— Je ne suis pas brusque. Je ferai attention. » Elle étira ses doigts, serra les poings, les rouvrit. Elle était capable de douceur, elle aussi.
Elle rabattit la couverture et guida les pieds de sa mère vers le sol. Passa un bras autour de sa taille, l’aida à se lever. Sa mère inhala. Une respiration laborieuse. Sam desserra un peu sa prise. Ensemble, elles se dirigèrent vers le couloir, la salle de bains. Sam se mit à genoux, aida sa mère à baisser sa culotte, et la poussa un peu pour bien la positionner sur le siège des toilettes.
« Trop vite, protesta sa mère.
— Quoi ?
— Doucement. »
Les muscles de Sam étaient tendus par toute l’énergie qu’elle contenait. Elle se força à ralentir ses gestes. Parvint à installer sa mère correctement sur le siège. S’assit de nouveau sur le carrelage jaune poudreux de la salle de bains, les jambes ramenées sous elle.
Sa mère, penchée en avant, la regarda. Le fait d’être courbée ainsi l’essoufflait un peu. Elle avait les yeux enfoncés, les paupières lourdes et les cheveux pâles d’Elena, la bouche de Sam. À croire qu’elle s’était coupée en deux, avait divisé son propre visage pour les créer.
« Comment ça s’est passé aujourd’hui, au boulot ? demanda-t-elle.
— Oh. Bien. »
Elles se turent. Puis sa mère reprit : « Tu penses que je devrais mettre des couches.
— Non, pas du tout. Pourquoi tu dis ça ?
— Ça ne serait pas plus simple ?
— Je parie que c’est super cher. Mais pour toi, ce serait plus simple ? Tu en veux ?
— Je peux me débrouiller toute seule. J’y arrive, quand vous n’êtes pas là, toutes les deux. Ça va comme ça. »
Ces derniers temps, leur mère ne sentait pas bon, elle était mouillée quand elles rentraient. Elena changeait ses draps tous les jours. « Très bien », fit Sam. Le carrelage lui rentrait douloureusement dans les tibias.
Sam pensa aux flots par-dessus bord. À la dentelle blanche de l’écume sur le dessus, à la forme de l’ours qui les fendait puissamment. Aux collines boisées qui les accueillaient à chaque retour sur l’île. Aux mâts des centaines de voiliers amarrés, qui oscillaient. Elle pensa aux filles avec qui Elena et elle étaient allées à l’école. Les rares à être restées ; les nombreuses à être parties. Leurs maisons vides pendant les vacances, quand leurs familles faisaient des séjours à Hawaï ou dans des stations balnéaires au Mexique. Leurs manucures, réalisées par sa mère pour les grandes occasions : les ongles polis, les cuticules rentrées, le formaldéhyde et le DBP inhalés pendant des heures, des semaines, des décennies. Ces filles, maintenant des femmes, qui passaient de temps en temps au club de golf avec leurs parents, ne prenaient jamais la peine de demander à Elena comment allaient les poumons de sa mère. Les mains d’Elena dans l’évier. Les phoques aboyant au bas des quais sur le port.
« Papier, demanda leur mère. S’il te plaît et merci. »
Sam la cala, ajusta ses vêtements, tenta là encore de la manipuler avec plus d’égards. Lorsqu’elle tira la chasse, Elena lança : « Tout va bien ? » Oui, répondit Sam, t’en fais pas. Elle escorta leur mère jusqu’à son lit.
Cette nuit-là, Sam fut réveillée par des gémissements. Elena était dans la chambre de leur mère, parlant trop bas pour qu’elle puisse distinguer ses mots. Sam n’avait pas envie de se lever. Elle aurait dû, elle le savait, mais elle n’en avait pas envie – elle décida de le faire tout de même, mais, juste à ce moment-là, le concentrateur d’oxygène se mit en marche, Elena se tut, et elle eut l’impression que le problème était réglé. Sam tendit l’oreille et, à force d’écouter, se rendormit. Elle rêva des bois.
Elle se réveilla encore une fois après ça – encore du bruit. Le soleil n’était pas levé, mais elle avait déjà dormi assez longtemps pour que le premier ferry de la journée ait pris le large. Ce n’était pas son problème, cependant. Elle ne travaillait pas avant l’après-midi.
Le bruit ne venait pas de la maisonnée, cette fois. On entendait des grattements, des reniflements à l’extérieur. Un animal en vadrouille.
Elle roula sur elle-même. Sa chambre était si sombre qu’elle ne voyait ni la commode ni la porte. C’était comme si ses yeux s’étaient déjà refermés. Si l’ours avait nagé dans le chenal à cette heure-là, personne ne l’aurait vu – il les aurait dépassés dans la pénombre, lisse comme un poisson. Elle ferma les yeux, noir sur noir, en pensant à lui : cet animal. La chance qu’elle avait eue de le voir. Sam se dit qu’après tout elle en avait, de la chance, parfois. Il lui arrivait de voir des choses magnifiques.
Cheveux lavés et veste sur le dos, Sam quitta la maison à l’heure du déjeuner et trouva un monticule de crottes mouchetées, trempé par la bruine qui tombait ce jour-là. Elle fronça les sourcils. Un tas d’excréments, sur le court chemin entre la rue et leur porte. Danny Larsen remontait sa propre allée avec son gros chien blond. Elle lui lança : « Merci ! »
Danny se retourna. Le chien aboya en tournant autour de ses jambes. « Quoi ? » cria Danny.
Sam secoua la tête. Elle fit tourner ses clefs de voiture autour de son doigt. Ça ne suffisait pas à leurs voisins de les traiter comme de la merde : il fallait qu’ils leur en laissent des tas par-dessus le marché. Littéralement. Ça sentait la viande, le musc et les poils. Une odeur primitive. Elle réfréna un haut-le-cœur. Danny et le chien s’approchèrent.
« Tu m’as parlé ? » demanda Danny en arrivant à son niveau. Le chien faisait des allers-retours bondissants dans leur allée. Sa fourrure jaune épaisse tressautait à chaque mouvement.
Sam désigna le sol : « C’est toi, ça ?
— Non. » Puis il eut le culot de lui sourire. « En général, j’utilise les toilettes.
— Ton chien. C’est ton chien ? »
Pendant un moment agaçant, elle crut qu’il allait répondre de la même manière – mon chien n’est pas un gros tas de merde mouchetée, tu ne vois pas qu’il est juste là ? – mais il se contenta de secouer la tête en souriant. « Non. »
La prenait-il pour une idiote ? « Qui d’autre promène son chien par ici ? demanda-t-elle. Si, c’est toi.
— Ce n’est pas un chien qui a fait ça, dit-il. Peut-être un cheval. C’est beaucoup trop gros. »
Elle se mordit les joues pour s’empêcher d’ajouter une remarque du genre : Ah, un expert, génial ! Danny la regarda en plissant les yeux. La pluie formait de petites perles sur sa barbe. Au lycée, c’était un garçon relativement populaire, plutôt bon en sport. Il avait l’air de bien s’entendre avec tout le monde, sauf que ses relations restaient superficielles. Il n’y avait que trois cents élèves dans tout l’établissement, ce qui faisait qu’il s’agissait d’un affreux microcosme où les ragots allaient bon train – un panier de crabes qui s’attaquaient vicieusement à coups de pinces. Pour survivre, Sam avait dû s’efforcer de rester focalisée sur sa sœur et sur le bac. Mais, du coin de l’œil, elle voyait tout le temps Danny Larsen qui trimballait ses affaires de foot, de lutte et de base-ball, bavardait avec les profs, riait avec leurs camarades.
À l’époque, ça la mettait en rage. Lui et ses potes – toute cette clique. Ces mecs, ils traversaient la vie comme un charme, persuadés que rien ne pouvait les atteindre. Danny était parti à la fac et revenu deux ans plus tard travailler pour son père, qui avait une boîte de paysagisme. Puis le père s’était mis en retrait, et Danny avait pris les rênes. À présent, c’était un homme d’affaires à part entière. Il avait un pick-up avec le nom des Larsen peint dessus, des tee-shirts de l’entreprise, et des pancartes qui vantaient ses services sur les pelouses. Il restait exactement celui qu’il avait toujours été : musclé, sympa et hypocrite.
Sam préférait être franche et solitaire que fausse et entourée d’admirateurs. Elle préférait ça mille fois. Elena était pareille. Sam n’en revenait toujours pas que Danny ait essayé de sortir avec elle. Il était impossible de les imaginer ne serait-ce que discuter.
« Vous avez des campagnols ? » demanda-t-il. Comme elle ne répondait pas immédiatement, ne voyant pas ce qu’il entendait par là, il désigna l’entrée. Sam se retourna. Ce qui n’éclaircit rien du tout : la maison était petite et miteuse, comme d’habitude, avec sa façade couleur crème. Bordée de mauvaises herbes qui poussaient par touffes à la base.
« Quoi ? demanda-t-elle.
— Il y a un truc qui a creusé, là. »
Elle regarda mieux et remarqua enfin ce dont il parlait. Le revêtement, à côté de l’entrée, était endommagé. Une bande de vinyle à hauteur du genou était totalement décollée, et le bois rongé en dessous.
« Oh merde, dit-elle. C’est comme ça depuis combien de temps ? » En réalité, elle se posait la question à elle-même, mais Danny répondit par un haussement d’épaules.
« Tu as remarqué des tunnels dans la pelouse ? demanda-t-il. Les campagnols, ça creuse énormément. Ils sont capables de ronger un arbre. On peut vous aider, si vous voulez. Ce sont des petites bêtes, mais c’est un vrai fléau. »
La respiration du chien était lourde. Ce simple son l’oppressait. Des chiens et des rongeurs – et des chevaux, à en croire Danny – infestaient la propriété, la transformant en zoo, comme pour tenter de détruire le seul espoir qu’il leur restait, à Elena et elle. « Génial. Super nouvelle. Je suis vraiment ravie que tu sois passé », dit-elle.
Le sourire de Danny disparut. Gardant cependant la même voix cordiale, il fit observer : « C’est toi qui m’as appelé.
— Ah oui. Eh bien, merci de le souligner. »
Ils restèrent plantés là sans bouger. Elle devait partir pour l’embarcadère. Son service commençait à 15 heures. La crotte froide et mouillée gisait aux pieds de Danny.
« Comment va ta mère ? demanda-t-il. Et ta sœur ?
— Bien. Elles vont bien.
— Je crois que ça fait au moins deux semaines que je n’ai pas vu ta mère. Pas de problème ?
— Elle va bien, répéta Sam. Elle est juste… elle n’est pas très mobile. Elle a des vertiges quand elle reste debout trop longtemps.
— Désolé d’apprendre ça. Vous comptez lui chercher un nouveau médecin ? C’est Boyce, que vous voyez, pour l’instant ?
— Oh, sans doute. Je sais pas. C’est plutôt l’idée d’Elena. Maman dit qu’elle aime bien le Dr Boyce.
— Juste au cas où, j’ai donné à ta sœur le nom de la clinique où vont mes parents. Leurs spécialistes se trouvent à Mount Vernon. Ils en sont très contents. »
Mount Vernon, une longue traversée en ferry pour s’y rendre. Deux heures au total, en comptant le trajet en voiture – il leur aurait fallu prendre leur journée entière. Tout ça pour accompagner leur mère à un unique rendez-vous, passer plusieurs heures dans une salle d’attente avant de s’entendre annoncer exactement les mêmes diagnostics : sarcoïdose, hypertension pulmonaire, pneumopathie interstitielle. Et les mêmes suggestions : se porter volontaire pour des essais cliniques auxquels elle ne pourrait jamais avoir accès. Les mêmes propositions de traitement qu’elles pouvaient à peine financer et qui, de toute façon, ne guériraient rien. Diurétiques, dioxine, oxygénothérapie. Tout cela visant surtout à les distraire de ce que leur mère elle-même avait déclaré depuis longtemps inévitable : elle allait en mourir.
« Merci », dit Sam.
Le chien se pressa contre la jambe du pantalon de Danny pour renifler l’air fétide entre eux. Danny caressa la fourrure douce de l’animal, tout en le maintenant en place. « Si vous avez besoin de quoi que ce soit, ajouta-t-il.
— Ça ira, merci.
— Mais si besoin, un jour. J’ai dit la même chose à ta sœur. On est juste à côté. »
Sam l’imaginait parfaitement en train de commander le chili à l’une des tables d’Elena et de lui proposer son aide. Il était tellement énervant. Et il la forçait à jouer le jeu, à faire semblant elle aussi – c’était l’un de ses pires défauts : avec sa gentillesse de façade, il trouvait le moyen de donner à Sam le sentiment d’être obligée de redoubler de politesse à son tour. « Je dois aller travailler, dit-elle, mais c’était sympa de bavarder, Danny. »
À propos de l’autrice
Julia Phillips © Photo DR
Julia Phillips est l’autrice de Dégels (Autrement, 2019 ; J’ai lu, 2020), un premier roman acclamé par la critique et finaliste du National Book Award. Elle a reçu la prestigieuse bourse d’écriture Guggenheim en 2024. (Source : Éditions Autrement)
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