La baronne perchée

baronne perchée

En deux mots
Billie a fugué et trouvé refuge au sommet d’un arbre dans un parc d’attraction abandonné. Aidé d’une journaliste, son père est à sa recherche. Mais un vieil mystérieux a déjà retrouvé sa trace. L’heure est venue de dévoiler les secrets de famille…

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

La fugue de Billie

Le nouveau roman de Delphine Bertholon est un concentré d’émotions. Autour de la fugue d’une fille de douze ans et des efforts que fait son père pour la retrouver, il va dévoiler plusieurs drames familiaux et reconstituer une généalogie brisée.

« N’importe quelle folie inspirée par un roman est un truc merveilleux », s’exclame Nelly page 168 de La baronne perchée. Une affirmation que tout bibliophile aimera, même si en l’occurrence, elle concerne une fille de 12 ans qui a décidé de fuguer après avoir lu Le baron perché d’Italo Calvino. La citation en exergue du livre laisse du reste planer peu de doute sur l’hommage rendu au romancier italien, mais il renseigne aussi sur la détermination de la jeune fille : « Côme monta jusqu’à la fourche d’une grosse branche, où il pouvait s’installer commodément, et s’assit là, les jambes pendantes, les mains sous les aisselles, la tête rentrée dans le cou, son tricorne enfoncé sur le front.
Notre père se pencha par la fenêtre :
– Quand tu seras fatigué de rester là, tu changeras d’idée ! cria-t-il.
– Je ne changerai jamais d’idée, répondit mon frère, du haut de sa branche.
– Je te ferai voir, moi, quand tu descendras !
– Oui, mais moi, je ne descendrai pas.
Et il tint parole. »
Voici donc Billie solidement installée sur la canopée de l’Accro Green Parc, un parc d’attraction qui avait fermé, mais offrait encore la possibilité de grimper et de passer d’un arbre à l’autre. De nombreux repérages et voyages pour installer son matériel avaient toutefois été nécessaires pour s’assurer de la solidité de l’ensemble.
Il n’avait toutefois pas été très compliqué, pour la fillette de douze ans, de mettre son plan à exécution. Elle vivait seule avec Léo, son père, dans ce coin de Vendée. Ce dernier ne la surveillait que de façon très épisodique, sa vie se résumant désormais à la conserverie de sardines où il travaillait et aux virées au bistrot après le boulot qui se prolongeaient jusqu’à très tard et ne lui permettaient pas de rentrer à jeun. Du coup, Billie avait été contrainte d’être autonome, de pallier les absences de son père, rongé par le chagrin. Quand Billie était née, Mathilde était décédée. Léo avait alors décidé de cacher cette mort à son enfant et de quitter Ciboure, le village près de Saint-Jean-de-Luz où il habitait. Il avait cédé toutes les affaires de sa femme pour tenter de mettre son chagrin à distance et de se reconstruire. En vain.
Il restait toujours cette douleur, ce manque et cette disparation si injuste. Même l’amour qu’il portait à Billie ne pansait pas ses plaies.
Un peu honteux de n’avoir pris conscience de l’absence de Billie qu’après quelques jours, Léo ne s’était pas adressé à la police, mais aux voisins (mauvaise pioche) et à une journaliste (bonne pioche) pour tenter de la retrouver.
Pendant ce temps, du côté de l’Accro Green Parc, l’exaltation a laissé place à l’angoisse. Les caprices de la météo mais aussi la présence d’un homme minent le moral de Billie.
En suivant en parallèle le séjour de l’enfant et la recherche menée par son père, Delphine Bertholon va petit à petit creuser leur passé, remonter la généalogie familiale et, comme le petit poucet, semer des cailloux pour parvenir à l’épilogue qui lèvera tous les mystères. Grâce à son style enlevé, accompagné d’une bande-son énergique, le lecteur n’a aucune peine à entrer dans ce roman dont l’apparente simplicité cache une riche thématique. Outre la relation père-fille, la romancière va nous proposer une réflexion sur le poids des secrets de famille, de ceux qui de génération en génération transmettent la malédiction. Jusqu’à ce jour où on se rend compte qu’il vaut mieux dire les choses – même si elles sont douloureuses. Car ce n’est qu’ainsi que l’avenir pourra être dégagé.
Comme dans Les corps inutiles, c’est une adolescente qui porte cette histoire et comme dans Dahlia, c’est un terrible secret qui est au cœur du récit. Et comme à chaque fois, on referme le livre ému et ravi.

La baronne perchée
Delphine Bertholon
Éditions Buchet Chastel
Roman
240 p., 20,50 €
EAN 9782283040089
Paru le 6/02/2025

Où ?
Le roman est situé principalement en Vendée, mais aussi à Ciboure, à côté de Saint-Jean-de-Luz. On y évoque aussi le Sud de la France, notamment Nice et Draguignan, ainsi que Lyon.

Quand ?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Un briquet pour le feu, des provisions, des vêtements, de l’eau. Alors que ses camarades prennent la route des vacances, Billie a décidé de prendre le large. Inspirée par sa lecture du Baron perché, elle s’installe dans une cabane au milieu des arbres, dans un parc d’accrobranche désaffecté face à l’océan.
Que fuit-elle ? Elle ne le sait pas bien elle-même. Sans doute, l’indifférence de Léo, son père, enfermé dans le chagrin. Quand ce dernier découvre la disparition de sa fille, il ne sait par où commencer, tant le fossé entre eux s’est creusé. Alors que Billie attend, dans son refuge de feuilles, elle est approchée par un inconnu, qui la cherche pour d’autres raisons.
Avec la sensibilité et le souffle qui caractérisent son écriture, Delphine Bertholon signe avec La Baronne perchée une ode à l’énergie de la jeunesse et un émouvant roman sur nos racines, qu’elles nous portent ou nous enferment.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com

Les premières pages du livre
« 1.
Jamais Billie n’aurait pensé vivre un jour dans les arbres. Jamais, non plus, elle n’aurait cru que, vu d’ici, l’océan prendrait à ce point une autre dimension. Il semblait plus infini encore que depuis la terre ferme.
Le soir de son installation, le ciel était clair et la lumière pâle de la lune teintait le monde d’une aura spectrale – la crête des vagues en aval, la route nationale en amont, la cime aiguë des douglas, le dôme des pins maritimes. L’environnement ressemblait au gris de son humeur, dans une version plus scintillante, presque magique. Autour d’elle, les choses étaient à la fois inutiles et vivantes, fragiles et puissantes, désaffectées et en mouvement. « Je suis à ma place », se disait-elle. « Je suis enfin à ma place. » Elle consulta sa montre. Son père avait-il commencé à se poser des questions ? Il était vingt et une heures et trente-sept minutes. Il avait dû rentrer de son travail à la Conserverie, sauf s’il avait décidé d’aller boire des bières avec les gars plutôt que de s’occuper de sa fille unique. Impossible de savoir, Léo était tout sauf réglé comme une horloge. Qu’importe, elle n’espérait pas l’inquiéter aussitôt ; peut-être même lui faudrait-il plusieurs jours avant de remarquer sa disparition… Maintenant qu’elle était installée au cœur de la canopée, elle ne savait plus si elle avait bien fait de partir, mais sa décision avait été une évidence, un besoin, comme boire ou manger. Il fallait que quelque chose change, et rien ne changerait sans un morceau de bravoure, un grand geste comme dans les films. Les cours étaient terminés : l’été déployait des semaines de vacances. La directrice du collège ne téléphonerait pas pour dire « Billie est absente ! Mais où est donc passée Billie ? ». La directrice savourait désormais des cocktails colorés au bord de sa piscine, envisageait de suivre des cours de surf ou de repeindre ses toilettes – bref, n’importe quelle activité qui n’impliquait aucun adolescent, aucun emploi du temps, ni aucune réunion d’orientation. Or, à part au collège, aucun adulte ne se soucierait de la disparition de Billie. C’était sa chance, son échappatoire, sa fenêtre ouverte.
Être un oiseau. Un écureuil. Un tarsier des Philippines.
Son sac était terminé depuis huit jours mais elle le préparait depuis des mois, volant un billet par-ci, une boîte de conserve par-là, veillant à ce que ses vêtements les plus pratiques soient propres le jour J. Elle avait fait provision de fruits secs, de barres de céréales et de bouteilles d’eau, qu’elle avait peu à peu emmagasinés sur le site. Le plus difficile avait été l’eau : en vélo, c’était effroyablement lourd à trimballer, et puis tout ce plastique heurtait ses convictions. À un moment donné, elle avait songé qu’en cas de pénurie, elle pourrait toujours collecter l’eau de pluie, mais elle avait lu quelque part que la pluie était devenue toxique partout dans le monde. Même bouillie, c’était risqué. Néanmoins, elle avait prévu deux bassines, l’une pour sa lessive et l’autre pour sa toilette. Billie n’avait, bien entendu, fait part de son projet à personne. Ce n’était pas comme si elle avait eu des tas de gens à prévenir… Il n’y avait que Lisa, en vérité, et Lisa passait tout l’été à l’autre bout de la France chez ses grands-parents, dans les Alpes suisses. Pour plaisanter, Billie l’appelait « Heidi », surnom aberrant puisque Lisa avait la peau noire comme les nuits sans lune et n’était pas le moins du monde orpheline.
Il commençait à faire froid. Le vent s’était levé et les minces parois en bois s’étaient mises à vibrer. Tout bruissait, cliquetait, le crépuscule jouait du xylophone. Elle sortit de son sac à dos le blouson en laine polaire. Bleu pétrole comme le ciel au-dessus d’elle, il était semé de flocons stylisés, motif qui le rendait exotique à ses yeux. Elle avait toujours vécu au bord de l’Atlantique, d’abord à Ciboure, un village à côté de Saint-Jean-de-Luz, et maintenant ici, en Vendée : elle n’avait jamais mis les pieds dans une station de ski. Ce blouson était, précisément, un cadeau de Lisa rapporté des montagnes.
« Un jour, Billie, tu viendras avec moi. Et tu verras comme c’est beau, là-bas.
– Ici aussi, c’est beau, avait-elle répliqué, un peu chauvine.
– Évidemment ! Là-bas, c’est juste différent. En hiver, tout est blanc. En été, tout est vert.
– Je crois que moi, je voudrais un endroit violet. »
Lisa avait éclaté de rire.
« Mais ça n’existe pas, un endroit violet ! T’es vraiment loufoque, par moments. Je te jure ! »
Billie sourit en songeant que si Lisa l’avait vue perchée au milieu d’un site d’accrobranche désaffecté, elle aurait trouvé sa démarche autrement plus loufoque. Sa meilleure amie lui manquait déjà. Elle lui écrirait, bien sûr, mais en haut des arbres, il n’y avait pas de boîte aux lettres. Après tout, être isolée du monde, c’était un peu le principe.

Avant de quitter la maison pour de bon, Billie avait fait de nombreux repérages, et ce par tous les temps. Elle avait finalement élu domicile dans une sorte de cabane tyrolienne, située au bout d’un parcours qui reliait plusieurs arbres entre eux grâce à des échelles de corde et des ponts suspendus. Le parc avait été fermé deux ans plus tôt, à la fois faute de visiteurs, faute de budget pour entretenir les attractions et faute de repreneur quand le propriétaire avait terminé en prison pour escroquerie. (En réalité, il s’était livré à des attouchements sur plusieurs petites filles, mais cette version n’avait pas été divulguée aux enfants.) Billie était consciente que l’endroit était dangereux : laissés à l’abandon, cordages et structures avaient pourri, rongés par le sel et les intempéries. Mais le site, tout proche de l’océan, était splendide ; personne ne doutait qu’un jour ou l’autre, quelqu’un reprendrait l’affaire. En attendant, cette forêt domestiquée était interdite au public et la gendarmerie y faisait parfois des rondes pour déloger les squatteurs, les junkies ou les jeunes qui, à la nuit tombée, venaient s’y encanailler. Billie adorait l’idée d’être une squatteuse. Elle n’avait pas de bombe de peinture pour taguer « Mangeons les riches » ou « Moins de banquiers, plus de banquise », elle respectait trop la nature pour cela. Mais le côté punk de sa fugue lui plaisait, même si elle préférait écrire et dessiner dans son carnet à spirale, protégé par un étui en papier bulle avec les livres qu’elle avait emportés. Sa plus grande terreur n’était pas les gendarmes, mais l’idée de manquer de pages vierges. À qui se confierait-elle, alors, en attendant que son père la retrouve ? Elle n’était pas idiote, elle avait conscience que vivre sans poser le pied par terre serait, au XXIe siècle et dans le monde réel, bien plus compliqué que dans le texte d’Italo Calvino. Elle savait aussi que ça ne durerait pas toute la vie. Il fallait simplement tenir assez longtemps pour faire passer le message… En guise d’indice, elle avait laissé le roman bien en évidence sur son lit. Elle n’y croyait guère : Léo n’était pas du style à ouvrir un bouquin.

2.
Il aurait préféré ne pas être un connard, bien sûr. Ni un faible, un lâche, un menteur. Oh, il le savait : Billie avait besoin de lui, mais c’était plus facile de faire « comme si ». Comme si la gamine se démerdait nickel toute seule. En plus, il le pensait. Elle était vachement plus forte que lui. Plus résistante, plus intelligente, plus créative. Il était parfois méchant avec elle, ça aussi, il le savait ; mais il ne savait pas faire autrement. Il ne la maltraitait pas, elle avait un toit sur la tête, de quoi se vêtir, de quoi se nourrir. Ça va, quoi.
Il faisait ce qu’il pouvait !
Billie ressemblait tellement à sa mère, faut dire… C’était de pire en pire chaque année, ça le rendait malade. Lui, il n’avait rien demandé. Pourquoi avoir gardé ce foutu bébé ? Dès le départ, cette histoire n’avait pas de sens. Ils avaient à peine vingt ans, aucune famille sur qui compter, ni l’un ni l’autre. Mathilde et Léo ? Deux paumés qui enchaînaient les boulots saisonniers, lui plongeur, elle serveuse, c’était même comme ça qu’ils s’étaient rencontrés, un été à Saint-Jean-de-Luz. Ils s’étaient retrouvés colocataires, dans l’appartement moisi que le patron du restaurant pour lequel ils travaillaient mettait généreusement à la disposition de ses employés durant la haute saison. Une chose en entraînant une autre, ils étaient tombés amoureux. Amoureux fous, en vérité, mais ils n’avaient pas prévu d’aller si vite… Un banal accident, un défaut de pilule, une étourderie ; avec leurs horaires d’esclaves, ils oubliaient parfois même de manger tant le besoin de dormir tenait le socle de la fameuse pyramide de Maslow. Mais Mathilde était têtue – elle l’aura été jusqu’au bout. Ce bébé, une petite fille, elle le voulait. Pourquoi fallait-il qu’elle meure en la mettant au monde ? Sérieusement ? Les médecins l’avaient pourtant prévenue : « C’est vous ou elle. » Mathilde avait répondu « elle » sans l’ombre d’une hésitation, et personne n’avait pu lui faire entendre raison, pas même l’équipe médicale. En réalité, on avait l’impression qu’elle ne les croyait pas, qu’elle ne portait aucun crédit à leurs avertissements. Ils voulaient toujours la garder en observation mais, chaque fois, elle n’avait de cesse de quitter l’hôpital le plus vite possible, comme si le bâtiment allait s’enflammer dans la seconde. Léo avait eu beau se taper la tête contre les murs, c’était son corps, c’était son choix. Il n’avait rien pu faire pour la dissuader de poursuivre cette grossesse qui finirait par la tuer, comme les docteurs l’avaient craint. Il avait toujours soupçonné Mathilde de ne pas tenir tant que ça à la vie… Ou bien c’était un truc de mère, le sacrifice, une chose qu’il ne pourrait jamais comprendre. Sa mère à elle, Mathilde n’en parlait pas. Sa famille, c’était le grand trou noir, et il ne fallait pas s’amuser à poser des questions. Il ne l’avait fréquentée que deux ans, c’était bien peu pour connaître une personne, surtout les choses qu’elle désirait cacher. Avant sa grossesse, il n’avait jamais su qu’elle avait des problèmes cardiaques, d’autant qu’elle fumait comme un pompier. Après coup, il s’était souvenu qu’elle était souvent fatiguée, trop pour une fille de vingt ans. Qu’une fois ou deux, elle avait fait un malaise lors de services particulièrement chargés. Elle disait « J’ai le nerf vague capricieux » ou « J’ai oublié de déjeuner ». Oui, sept cents jours, c’était peu… et pourtant suffisant pour le marquer à vie.
Billie était née à trente-cinq semaines, le cœur de Mathilde n’avait pas résisté à la délivrance. Le nourrisson pesait 2,3 kilos mais était en bonne santé ; pas même besoin de couveuse, juste une semaine en néonatologie. Léo ne comprenait rien à ce qui lui arrivait, il avait l’impression d’être mort ; et voilà qu’il lui avait fallu organiser des obsèques, avant d’importer cette minuscule créature dans le deux-pièces qu’ils louaient alors à Ciboure, près de la plage de Socoa. Là-bas, l’absence de Mathilde était palpable à la manière des fantômes dans les films d’épouvante : au début, Léo la voyait partout. Elle habitait chaque recoin, chaque objet, Mathilde dans la brosse à dents rose aux poils recourbés, dans le plaid à carreaux, dans la stupide collection de bateaux en bouteille. Mathilde dans la poussière qui dansait le matin. Dans la fumée des clopes. Dans le gel douche au Monoï. Pour calmer le nouveau-né, Léo lui passait Solitude de Billie Holiday, cette chanteuse de blues qui avait inspiré son prénom. Mathilde était fan : leur seul luxe, à l’appartement, était une platine vinyle Pioneer. Les paroles collaient parfaitement à la situation : In my solitude you haunt me… There’s no one could be so sad… I know that I’ll soon go mad… Tout un programme. Léo, à l’époque, n’écoutait que de la techno. Il aimait les musiques qui faisaient taper le cœur, pas se briser.
Au bout d’un an, à défaut d’avoir les moyens de déménager, il avait tout bazardé, sauf la platine vinyle et les disques de Billie Holiday. Ses bateaux en bouteille, ses fringues de baba cool, ses piles de bouquins et même les photos où ils étaient ensemble. Effacée, Mathilde. Elle les avait abandonnés, elle méritait d’être liquidée. Oblitérée. On aurait pu éviter ça, putain. Il n’y aurait pas eu de bébé, d’accord, mais elle serait en vie, on aurait pu s’épargner ce tableau pathétique, tout ce truc à la Ken Loach. Dans les fameuses étapes du deuil, il était longtemps resté bloqué à la colère. Sans doute avait-il pris sa décision au sujet de Billie au même moment mais, aujourd’hui, c’était difficile de savoir. En tout cas, il n’avait pas changé d’avis et, surtout, il lui semblait impossible de faire machine arrière.

« Allez, quoi. Une dernière pour la route ! »
Léo ne disait jamais non, les autres le savaient. Laurent retourna au bar, revint avec un énième pichet de blonde qu’il posa sur la table dans un fracas de chaises et une éruption de mousse. Il remplit les verres : « On n’a pas de pétrole, mais on a des sardines ! » – et les autres de renchérir, rouges et la voix cassée : « … mais on a des sardines ! » Quel mot grotesque, sardine, petit mot ridicule pour ce poisson ridicule qui puait la mort. Même avec les gants, ils finissaient toujours par avoir du sang sous les ongles. L’odeur, impossible de s’en défaire mais le pire, malgré les boules Quies, c’était le bruit. Le plus étonnant restait qu’avec lui, sur la ligne d’étripage, il y avait une grande majorité de femmes ; certaines étaient en poste depuis des décennies. La différence, c’était qu’après le boulot, elles rentraient s’occuper de leur famille. On ne les voyait jamais au pub, elles.
Personne parmi les gars ne demandait de nouvelles de Billie, sans doute parce que Léo ne l’évoquait jamais. Ils savaient bien, vaguement, qu’il avait une gamine, mais cette gosse n’avait pas plus de réalité que les conversations fumeuses qu’ils entretenaient avant d’aller se coucher, éreintés par le travail et l’alcool ingurgité pour faire passer le travail. À la Conserverie, « Billie » n’avait pas de prénom ; c’était une entité, un concept, une abstraction. Léo ne disait jamais « Je dois y aller, Billie m’attend » ou « Il faut que je file, Billie a un problème ». Si quelque chose devait se produire, comme la fois où elle s’était pété une cheville en cours de sport dès sa première semaine de sixième, il avait lancé à la cantonade : « Les gars, désolé, j’ai une urgence. Buvez un coup à ma santé ! » Les gars ne demandaient jamais de détails au sujet de l’urgence. Ils avaient trop de problèmes avec eux-mêmes pour se coltiner ceux des autres, et Léo était du genre taiseux. La plupart du temps, quand il finissait par rentrer à la bicoque qui avait remplacé le deux-pièces dont ils étaient partis après la crise du Covid-19, Billie dormait déjà. Parfois, elle avait préparé à dîner. Parfois, elle lui laissait un mot sur le comptoir de la cuisine, mais ça faisait longtemps que ce n’était pas arrivé. Les messages étaient aussi variés que l’humeur de Billie. « J’ai encore vu la souris. Quand je te dis qu’on a besoin d’un chat ! », « Mange, s’il te plaît. Les carottes, ça fait les fesses roses », « Aujourd’hui, le vent était si fort que j’ai cru m’envoler ». Souvent, il s’agissait d’une citation du bouquin qu’elle était en train de lire – comme sa mère, cette gosse lisait tout le temps. « Les gens qui pleurent à s’en fondre les yeux en regardant un film à la guimauve, neuf fois sur dix ils ont pas de cœur. » Celle-ci, tirée de Salinger, Léo l’avait mal prise. La veille au soir, bien bourré, il avait chialé comme un con devant Manchester by the sea, avant d’engueuler la petite parce qu’elle avait oublié de poster le chèque pour l’EDF. Il savait que ce n’était pas son rôle : Billie n’avait que douze ans, il ne pouvait pas lui demander d’être à la fois Mathilde et la fille de Mathilde. De son vivant, c’était elle qui gérait tout ce bordel. Les assurances, les factures, les déclarations d’impôts. Léo s’occupait de régler le loyer, c’était déjà pas mal, la seule chose réellement importante. « Tant que tu as un toit sur la tête, fiston, le monde t’appartient », lui répétait son père en bombant le torse. Le mec avait fini par se tirer une balle dans la bouche avec son fusil de chasse, mais la leçon était restée. Comme l’image du visage sans visage. Comme l’odeur de la poudre et du sang mêlés. Les petits morceaux d’os et de cervelle, en confettis sur le carrelage. Quand il avait raconté cet épisode à Mathilde, elle avait dit : « Des fois, c’est aussi bien de pas avoir de parents. » Il lui avait demandé ce qu’elle entendait par là, mais elle s’était contentée d’allumer une clope.

Ce soir-là, il était presque minuit quand Léo engagea le pick-up sur le chemin caillouteux qui menait jusqu’à la maison de pêcheur qu’ils louaient depuis qu’ils avaient emménagé en Vendée, deux ans et demi plus tôt. Il en tenait une bonne, il lui fallut fermer un œil pour réussir à se garer sans défoncer la clôture. Pourquoi faisait-il ça, putain ? Pourquoi fallait-il qu’il se mette dans des états pareils ? Il savait que le pire, ce serait le lendemain. Au réveil, le revolver se matérialiserait dans son crâne. C’était toujours la première image qui se formait, au sortir d’une cuite. Un revolver mental, noir, lourd et luisant, qu’il approchait lentement de sa tempe. Il pouvait sentir le froid du métal contre sa peau, là où une grosse veine palpitait trop fort, prête à exploser. Dans ces moments-là, son esprit, c’était une zone de guerre. Et puis, comme d’habitude, il jetterait un cachet dans un verre, se ferait couler un café et retour aux sardines. Enlever la tête, enlever la tripe, enlever la tête, enlever la tripe, enlever la tête, enlever la tripe, à l’infini. D’après Pedro, leur chef d’équipe, chacun des opérateurs traitait à lui seul environ une tonne de poissons par jour et l’usine produisait cinq mille boîtes de l’heure. Chaque fois qu’il livrait ces informations, à un touriste ou à un journaliste, Pedro débordait de fierté. Et si son interlocuteur se fendait d’un « waouh, c’est dingue ! », on ne pouvait plus le tenir. Pedro n’était pas méchant : il aimait juste son métier, aussi bizarre que ça puisse paraître à quelqu’un comme Léo.
La maison était silencieuse et plongée dans le noir. Même si les grandes vacances avaient commencé et qu’elle pouvait veiller tard, Billie devait déjà dormir depuis un bail. Pas de petit plat au frigo, pas de petit mot sur le comptoir. Tout était propre et bien rangé, à croire que la gamine s’était transformée en fée du logis. Sans trop comprendre pourquoi, cet état des lieux lui fit un drôle d’effet. Agrippé à la rampe d’escalier comme un marin à sa barre, il gagna sa chambre d’un pas chancelant. La porte de Billie était fermée et aucune lumière ne filtrait. Par habitude, il murmura « Fais de beaux rêves ».
Jamais il ne le lui disait à voix haute.

3.
Léo n’avait pas toujours été ainsi. Il n’avait jamais été l’archétype du « père aimant et protecteur », certes, mais les choses s’étaient dégradées. Toutes les choses. La maison, la voiture, leur relation. Il rentrait tard, parlait de moins en moins et buvait plus qu’avant. Billie n’était pas certaine d’avoir raison, mais il lui semblait que l’effondrement datait de ses premières règles. Quand, un peu gênée, elle lui avait annoncé la nouvelle, son visage s’était figé. On aurait dit un masque de Léo plutôt que Léo lui-même. Depuis l’enfance, Billie avait pour habitude d’observer son père, souvent à la dérobée, mais jamais elle ne lui avait vu pareille expression. C’était un mélange de panique et de stupéfaction, peut-être même d’horreur. Ils n’avaient bien entendu jamais évoqué le sujet mais, heureusement, l’école s’en était chargée : elle n’avait pas fini comme Carrie dans les douches, à croire qu’elle était en train de mourir. Billie savait très bien ce qui lui arrivait et si elle avait, l’espace d’un instant, envisagé de taire l’événement, elle s’était vite rendu compte que garder l’affaire privée serait impossible. La maison était petite et il n’y avait qu’une salle de bains. Léo devait bien s’y attendre, non ? Billie, elle, s’y attendait depuis des mois. Elle n’était pas impatiente, elle redoutait même le moment où ça se produirait, mais elle avait envie d’être normale. Ce jour-là – un mardi d’octobre humide et glacé, une vraie pourriture –, elle s’était demandé ce qui était le pire : le masque de son père ou l’absence de sa mère ?
Elle avait collé une serviette au fond de sa culotte sans connaître la réponse.

Il était tard, maintenant. Elle commençait à avoir faim et entreprit d’allumer le réchaud. Il faisait sec et pas si froid que ça ; elle savait qu’elle aurait dû économiser l’eau et le gaz pour des nuits moins clémentes, se contenter d’une pomme et de quelques amandes, mais c’était sa crémaillère, il fallait fêter ça. Elle avait rêvé de ces nouilles tout l’après-midi et, après ces longues semaines d’organisation, elle méritait bien une récompense. Elle s’empara de son unique casserole, versa le quart d’une bouteille dedans et alluma le réchaud grâce à un briquet rose qu’elle avait piqué à son père. La maison en était pleine, de briquets ; celui-ci ne lui manquerait pas plus qu’un autre. Il les perdait sans cesse et rien ne l’énervait davantage que de ne pas trouver de feu. Ça pouvait même le rendre carrément dingue, si bien qu’il finissait par allumer sa cigarette directement à la gazinière. Billie avait horreur de le voir faire, elle avait toujours l’impression que sa chevelure trop longue risquait de s’enflammer.
Tandis que l’eau chauffait, elle se concentra sur son nouvel environnement. Le souffle du vent glissait le long des chênes, des pins et des aulnes, donnant à la cabane l’allure d’un petit cocon fragile qui se balancerait au centre de l’univers. Cordages, ponts et poulies grinçaient en mélopée inquiétante mais, pour Billie, tous ces bruits n’avaient rien d’effrayant. Elle savait de quoi il s’agissait et si l’idée d’imiter Côme Laverse du Rondeau lui était venue à l’esprit si spontanément, c’est qu’elle n’était pas novice en la matière. Dans leur vie d’avant, quand elle était petite et qu’ils habitaient encore le Pays basque, Léo l’emmenait souvent bivouaquer dans la Rhune ou la vallée de Baztan. Une nuit, leur tente avait failli être piétinée par des chevaux sauvages. Ils avaient vu des vautours, s’étaient perdus sous l’orage et avaient dû s’enrouler dans des couvertures de survie. Ils avaient souvent eu soif, faim et froid. Les conditions dans cette cabane ? C’était la vie de château.
Quand le contenu de la casserole se mit à bouillir, Billie ouvrit l’opercule du pot de nouilles instantanées puis le sachet d’épices (saveur « Poulet Teriyaki »), y versa l’eau bouillante et referma le couvercle en aluminium. Elle coupa le réchaud, qu’elle rangea avec précaution dans le coin le plus sûr, puis le recouvrit d’une bâche en plastique avec le reste des ustensiles de cuisine. Elle attendit que le plat refroidisse pour y plonger sa fourchette. Ravie, elle porta les nouilles soyeuses à sa bouche. En se brûlant la langue, elle eut comme chaque fois l’impression d’être à la cinquante-huitième minute de Ponyo sur la falaise. Les nouilles instantanées, c’était carrément un truc magique. Elle espérait s’endormir ensuite avec la même facilité que la fillette du dessin animé… Elle jeta le pot en carton dans un sac poubelle, en songeant qu’après cette soirée de fête, il lui faudrait limiter ses déchets au maximum si elle ne voulait pas vivre dans une porcherie. Pas d’éboueurs, ici. Pas de chasse d’eau non plus. À vrai dire, la
question des « toilettes » était ce qui la turlupinait le plus. La petite commission ne posait pas de problème et elle avait soigneusement choisi sa date de départ pour éviter d’avoir ses règles. Mais la grosse… Elle ne se souvenait plus si Italo Calvino abordait cette épineuse question, elle aurait dû relire le roman avant de s’en aller. Pour sa part, elle avait longuement réfléchi et prévu de faire ses besoins depuis le pont suspendu, puis de s’essuyer le derrière avec un gant de toilette humide pour ne pas polluer la forêt. Quand elle se promenait, rien ne la dégoûtait davantage que ces feuilles de papier rose froissées au pied des arbres.
Contrariée par cette nécessité naturelle incompressible, Billie déroula son sac de couchage et s’y glissa. Elle avait beau être forte et sans peur, elle eut un pincement au cœur quand il fallut éteindre la lanterne de camping. Une fois qu’on était allongé au sol, la lueur pâle de la lune n’était plus d’aucune utilité. »

Extraits
« En pensant à sa mère, Billie entendait toujours la chanson de Jacques Brel. Elle rêvait qu’un beau matin, Léo puisse la chanter, la hurler – Mathilde est revenue.
Mais elle n’y croyait pas, bien sûr. Elle n’y croyait plus depuis longtemps, à cette fable qu’elle se racontait jadis le soir sous les draps, qu’un jour « maman » toquerait à leur porte et la supplierait de lui pardonner. Tout ce que cette maudite Mathilde lui avait laissé, c’était un prénom de chanteuse, une tignasse couleur de feu et un père translucide fragile comme du verre. Si Billie aimait tant les endroits désaffectés, c’était peut-être pour cette raison. » p. 44

« Sa recherche favorite sur Internet s’intitulait « parcs d’attractions abandonnés ». Le plus célèbre était le Spreepark à Berlin, fermé en 2002 et documenté par un photographe génial du nom de Gautier Zaregradsky : un grand huit tout rouillé avalé par une tête de chat plus flippant que celui d’Alice au pays des merveilles, des canots en forme de cygnes dans lesquels les joncs s’étaient mis à pousser, un T-Rex sans tête, une grande roue qui semblait défier les lois de la gravité, bancale au milieu des ronces et des herbes hautes. Il y avait aussi le Six Flags à La Nouvelle-Orléans, inondé et détruit à 80 % par l’ouragan Katrina. Le Neverland Ranch en Californie, pris d’assaut par la police après les accusations de pédophilie contre Michael Jackson. Le Nara Dreamland au Japon, entièrement pompé sur Disneyland et aujourd’hui démoli. Le Wonderland Eurasia à Ankara, le plus grand site abandonné du monde. Son préféré, pour d’évidentes raisons dramatiques, était le Pripyat Amusement Park, près de Tchernobyl. Il fallait bien distraire les familles des employés de la centrale, mais le parc devait être inauguré le 27 avril 1986… On sait ce qu’il s’est passé le 26. Les photos publiées sur la toile faisaient carrément froid dans le dos, d’autant que la plupart étaient prises sous la neige. Aujourd’hui, l’endroit se visitait, paraît-il. » p. 45

À propos de l’autrice
baronne perchéeDelphine Bertholon © Photo Pascal Ito

Delphine Bertholon est scénariste et romancière. Elle est notamment l’autrice de Twist, du très remarqué Grâce et de plusieurs romans pour la jeunesse. (Source : Éditions Buchet Chastel)

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