Tout est chaos

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En deux mots
Paloma est embauchée par l’agence du pub A.T.K. comme conceptrice-rédactrice au sein du département luxe. Auprès de Benjamin, son mentor, elle se fait doucement sa place jusqu’au jour où ce dernier est accusé de harcèlement. À l’heure post #metoo cela équivaut déjà à une condamnation. Et pour Paloma à une promotion involontaire.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

La fille de l’agence de pub

Un quart de siècle après « 99 francs », Carmen Bramly retourne dans une agence de publicité pour en décortiquer les mœurs. Dans les pas d’une jeune conceptrice-rédactrice, elle explore les nouveaux codes de la société, le rapport à l’autre, la sexualité. Un roman de formation à l’ère post #MeToo.

Les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître 99 Francs. Paru en 2000, ce roman autobiographique de Frédéric Beigbeder retraçait les dérapages du monde de la publicité et a notamment valu à son auteur d’être renvoyé de son agence, Young & Rubicam en l’occurrence.
Si j’en parle à l’occasion de cette chronique, c’est parce que Carmen Bramly, en racontant le même univers aujourd’hui, nous offre en quelque sorte un regard actualisé sur ce monde, avec ses invariants mais surtout ses bouleversements.
Il met en scène Paloma Madar, 24 ans, conceptrice-rédactrice au sein du département luxe de l’agence A.T.K.
C’est par un épisode de sa vie privée que s’ouvre le roman, son rendez-vous avec Jérémy, un artisan ébéniste déniché via une application de rencontres. Elle entend lui démontrer qu’elle est une fille bien en lui exposant sa théorie du karma et tout ce qu’elle fait pour compenser son boulot qu’elle juge moralement discutable. Si Jérémy reste très critique, il n’en est pas moins séduit par l’humour et la faconde de Paloma. Il ne se doute pas qu’il n’est alors qu’un nom de plus à ajouter dans le cahier des conquêtes de la jeune fille qui ne veut pas se lier, qui n’entend pas confondre sexe et amour.
Il faut dire qu’elle a d’autres chats à fouetter, à commencer par faire son trou au sein de l’agence. Pour cela, elle peut compter sur un allié de poids, Benjamin Esposito, son directeur de création qui est aussi son mentor. Il a pris la jeune conceptrice-rédactrice sous son aile et lui a appris le métier.
Si l’ancienne étudiante en philosophie se dit quelquefois qu’elle n’a rien à faire là, qu’elle a poussé la mauvaise porte, elle continue vaillamment à « produire du désir en série dans un environnement qui cherche à « neutraliser l’humanité » (…), où chaque consommateur est traité comme « un centre du monde » auquel on vend « une certaine idée de lui-même » ».
Margot Wilson, leur patronne, a demandé à Benjamin et Paloma de repositionner une marque de mode. L’occasion pour Paloma de suivre Benjamin sur un terrain plutôt inattendu : « Selon une étude, quatre jeunes sur dix n’ont pas fait l’amour au cours de l’année 2021 et beaucoup affirmaient avoir perdu le goût de la masturbation. C’est un phénomène que j’ai moi-même pu observer sur les applications de rencontre. Des garçons m’ont déjà dit qu’ils ne se sentaient pas « sexuels » ou bien qu’ils étaient trop « fatigués » pour me voir. C’est comme si la solidarité dans le plaisir s’était étiolée. Aujourd’hui, la jeunesse n’a plus envie de l’autre, cette énigme terrifiante. Sa libido a été lessivée par un déferlement continu d’informations contradictoires et anxiogènes. On présente la sexualité comme un rapport de force où la femme serait a priori la victime de l’homme. Le désir des uns est criminalisé quand celui des autres est étouffé, Pour moi, c’est différent. Je ne suis pas tout à fait jeune et je n’ai jamais confirmé les statistiques de ma génération. C’est aussi pour cela que Benjamin a souhaité faire équipe avec moi. Je suis l’outsider des insiders, s’il fallait le formuler en des termes publicitaires. Avec la complicité de cette marque, si elle l’accepte, Benjamin s’est donné pour mission de rendre à la jeunesse l’envie d’avoir envie. »
Une fois le concept lancé, il va demander à une stagiaire de rechercher des photos pour illustrer ce propos, exemples à l’appui. Une tâche assez classique, mais la jeune fille va se considérer harcelée sexuellement et va se plaindre auprès de Margot. C’est le début d’un engrenage infernal dans lequel l’accusation vaut déjà condamnation.
Carmen Bramly, à travers ce portrait de cette jeune publicitaire, questionne les compromis moraux du métier, l’authenticité des relations humaines et la quête d’identité dans un milieu où la quantité a remplacé la qualité, ou la vitesse a remplacé le sens. « Aujourd’hui la publicité nous traque, nous écoute, s’infiltre partout, elle parasite les vidéos que nous regardons sur YouTube et mine nos réseaux sociaux, les articles que nous lisons en ligne, nos pornos… Moi, par exemple, mon téléphone me déteste. Sinon, pourquoi me proposerait-il toute la journée des opérations de chirurgie esthétique, des vêtements amincissants, des régimes à gogo et des podcasts pour faire remonter la libido ? »
S’il a tout du roman de formation, ce roman est aussi un formidable miroir de notre société et en particulier de sa jeunesse, angoissée et désorientée. S’il débouche sur des perspectives plutôt sombres – génération désenchantée –, il a le grand mérite de nous ouvrir les yeux, de nous inciter à réagir. Salutaire !

Tout est chaos
Carmen Bramly
Presses de la Cité
Roman
240 p., 22 €
EAN 9782258209954
Paru le 9/01/2025

Où ?
Le roman est situé à Paris. On y évoque aussi la Vendée.

Quand ?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Une immersion dans la génération Z, entre désenchantement des années 2000 et biberonnage au numérique.
À 24 ans, Paloma Madar est conceptrice-rédactrice pour le département luxe d’ATK., prestigieuse agence publicitaire. Elle apprend les ficelles du métier sous la houlette de son responsable, le charismatique et singulier Benjamin Esposito. Le soir, entre rencontres sans lendemain et amants épisodiques, elle consomme les hommes à l’envi. Mais l’ambiance s’envenime au sein de l’agence quand son mentor adulé est accusé de harcèlement sexuel. Paloma se trouve alors aux prises avec un dilemme qui provoque chez elle une remise en question existentielle.
Dans un style sans fioritures, l’auteure nous livre une réflexion sur les dommages collatéraux de l’émancipation #MeToo.
Vingt ans après 99 francs, une peinture 2.0. du milieu de la publicité et plus généralement de notre société, qui rappelle avec ironie que rien n’a changé : « Le métier de publicitaire a beaucoup à voir avec mes activités extraprofessionnelles. Dans les deux cas, je mets en scène, j’invente un contexte, un cadre, pour décomplexer une pulsion, consumériste dans un cas et sexuelle dans l’autre. »

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com

Les premières pages du livre
« Balance karmique
Travailler dans une agence de publicité me fait perdre en moyenne huit points de karma par jour. Pour rééquilibrer la balance karmique, je ne dis du mal de personne. Je tiens la porte. Je souris. Je dis bonjour et merci. Je réponds poliment lorsqu’on me harcèle pour suivre une formation gratuite. Je prends régulièrement des nouvelles de mes amis. Je donne toujours un petit quelque chose aux nécessiteux lorsqu’ils me tendent la main. Je vote à gauche. Je suis tendre. J’accorde de l’attention aux garçons timides. Je ne fais plus mes courses que dans des coopératives biologiques et j’achète des légumes de saison. Je n’esquive pas les bénévoles des Halles. Je regarde du porno éthique et féministe. Je ne me fâche pas. J’appelle mes grands-parents tous les jeudis. Je donne de l’amour. J’offre mes vieux vêtements à la Croix-Rouge. J’accueille les ténébreux, les veufs, les inconsolés, les princes noirs à cuisses et à bras ouverts. J’ai même brièvement parrainé une loutre et je fais en sorte que tous ceux qui me parlent se sentent écoutés. Je suis une fille bien.
Mon inconnu du soir éclate de rire sans savoir que ce discours, je ne viens pas de l’inventer. Je l’ai déjà tenu à une foule d’autres inconnus du soir, rencontrés au hasard d’un glissement de doigt sur une application de rencontre. La première fois que je l’ai prononcé, il manquait encore quelques bonnes actions à ma liste, mais cela n’a pas empêché Benjamin Esposito, mon cher mystagogue, d’esquisser un sourire. Mes parents n’ont pas trouvé cela très drôle, mon amie Sophie m’a dit que j’étais folle, un copain m’a suggéré de me lancer dans le stand-up, un autre n’a pas compris l’ironie de la chose et il m’a regardée avec de grands yeux consternés. Tous ceux qui ont croisé ma route depuis que j’ai rejoint le département luxe de l’agence de publicité A.T.K. ont entendu parler des huit points de karma. Mon inconnu lève son verre de rouge au karma en me souhaitant de ne jamais perdre l’équilibre sur le fil de la vie. Il aimerait savoir si j’ai des points à rattraper ce soir. J’instille de la malice dans mon regard et je lui réponds que oui, trop de points. J’ai passé une bonne partie de l’après-midi à écrire des textes pour le compte Instagram d’une marque de diamants, sans jamais mentionner le sang versé. J’ai préféré parler d’éternité scintillante et de grâce étincelante, loin des profondes ténèbres du Liberia et de la Sierra Leone, où les mines se changent en fosses communes et où les pierres précieuses financent des génocides. Mon inconnu empruntera-t-il à la nuit une ou deux de ses heures les plus obscures pour m’absoudre de chaque coup de pioche ? Peut-être.
Il s’appelle Jérémy. Et Jérémy, les publicitaires, il n’aime pas beaucoup ça. Lui exerce un métier honnête : il travaille le bois. Le garçon prend un air déçu, comme s’il venait de comprendre que nous sommes incompatibles. Pourtant, je ne lui apprends rien. Je n’ai pas cherché à le piéger en occultant ma profession. Avant de convenir d’un premier rendez-vous, nous avons échangé quelques messages préliminaires sur l’application. Il faut se voir vite sinon on se loupe, et on finit par devenir de simples correspondants. J’ai horreur de ça. Le temps me manque trop pour en perdre. La publicité est une activité chronophage. De toute manière, il ne m’a pas retrouvée ce soir, à la terrasse du Mouton blanc, un troquet de la rue du Faubourg-Saint-Denis où j’ai mes habitudes, dans l’unique but de m’annoncer en personne qu’il désapprouve mes choix de carrière. À l’en croire, Jérémy serait un garçon intègre, trop, sans doute, pour fricoter avec le grand capital, dont je suis à ses yeux le bras armé, ou plutôt l’outil de propagande. Mais n’a-t-on pas toujours un peu envie de posséder, voire de malmener, ce qui est contraire à nos principes ? J’entrevois des ébats houleux, pleins de fiel et de revanche. J’aime qu’on m’étrangle, qu’on laisse des marques sur ma peau. Je ne cherche pas à me défendre.
Tout en commandant un deuxième demi au patron, Jérémy me décrit son atelier, à Ivry-sur-Seine, puis il s’épanche sur les rapports conflictuels qu’il entretient avec l’ébéniste qui l’emploie et certains de ses collègues. Et moi, me demande-t-il, comme si cela avait une quelconque importance quant à l’issue de la rencontre, ai-je comme lui du mal à m’intégrer ? Dans la publicité, il ne doit y avoir que des pestes et des vicieux, me dit-il. Après mon préambule, il s’imagine peut-être que je suis un cœur pur, perdu dans la vallée de l’ombre de la mort. Je ne sais pas pourquoi mais à l’exception de Benjamin, personne ne semble comprendre mon humour. Mes propres parents ont du mal à distinguer une plaisanterie d’une parole sérieuse.
Ce qu’ignore Jérémy, c’est que je n’ai pas besoin que nous nous trouvions des points communs pour coucher. Il est joli garçon. L’œil est vif, la lèvre pleine, le nez délicat et les mains ne sont pas encore trop abîmées. Ça me suffit. Au lieu de dénigrer mon métier – ce qui aurait pu accélérer les rapprochements, compte tenu de ses a priori –, je lui explique qu’il existe des êtres exceptionnels dans la pub, des êtres comme Benjamin Esposito, mon directeur de création. Il a beau dire que je suis son « insistante » parce que je l’assiste avec insistance, avec lui, je peux tout dire sans craindre d’être jugée. Nous sommes amis. Benjamin est un homme curieux du monde et des autres, avec un penchant très prononcé pour la subtilité, la complexité. Il répète souvent que dans un monde polarisé, la nuance est une posture contestataire. Tout l’intéresse, absolument tout. Il lui est déjà arrivé de passer une nuit entière à regarder des documentaires sur l’histoire des animaux de compagnie sous le Troisième Reich et il voue un culte à l’écrivain Raymond Roussel, aussi loufoque qu’indéchiffrable. Benjamin pense à contre-courant de l’époque et me conseille tout un tas de livres et de films pour stimuler mon esprit critique. Il a besoin d’aller au fond des choses. Quand on lui pose une question, il répond trois questions plus loin. Il anticipe. Lui parler rend plus intelligent. Il m’apprend le métier, et surtout à me battre pour nos idées. Benjamin a un petit côté chien fou : en réunion, il tient sa laisse rongée entre ses dents pour narguer ses maîtres. Pourtant, il n’aboie jamais. C’est un séducteur. Il fait le beau, détourne l’attention. Cette semaine, nous allons présenter à Margot Wilson, la présidente du département luxe, un projet de charte universelle des droits des écosystèmes à faire ratifier par nos clients (aussi appelés annonceurs), parmi lesquels un grand groupe de luxe français. La Reine Margot nous a dit qu’elle ne voulait plus en entendre parler, mais Benjamin n’est pas du genre à renoncer. De toute façon, il est arrivé à un point dans sa carrière où il se sait « indéboulonnable ». Il n’hésite pas à provoquer la direction. C’est un rebelle, mon Benji. Il ne se laisse pas faire, ni par les clients ni par personne. Il pratique le hold-up. Avec lui, le travail devient une contre-fête.
Jérémy cesse de hocher la tête. Il m’interrompt. Benjamin lui a tout l’air d’un type prétentieux au comportement d’enfant gâté. Il me demande si Benjamin est beau. Je réponds que c’est hors sujet. Bien sûr qu’il est beau, bondit-il, et bien sûr que j’en suis amoureuse. C’est ridicule. Je réponds que Benjamin est comme un grand frère pour moi. Notre relation est on ne peut plus chaste. D’ailleurs, les bureaux d’A.T.K. sont peu propices au romantisme. Une odeur de vinaigre blanc vous prend au nez aussitôt que vous avez passé les portes automatiques de l’agence, tel le pendant olfactif de l’esthétique aseptisée du bâtiment. A.T.K. se résume à un nuancier de gris : tuyauterie métallique au plafond, murs de béton gris, moquette grise, tables grises, chaises grises, casiers gris, canapés gris, salles de réunion grises… Il y a même une zone grise, un espace vide attenant au département luxe, où se tiennent discussions informelles et petites confidences entre amis. Nous vivons sous cloche, dans un espace neutre destiné à neutraliser notre humanité. Le désir n’y a pas sa place, ce qui peut sembler paradoxal dans la mesure où notre métier consiste justement à produire du désir, du désir à la chaîne. Jérémy trouve que j’ai réponse à tout. Déformation professionnelle, dis-je en souriant.
Il change de sujet, revient brièvement à lui, mais il ne peut s’empêcher de me parler de la pub. Il m’accuse de harcèlement moral. C’est moi, Paloma Madar, du haut de mes vingt-quatre ans, qui le traque depuis la première coupure pub ayant interrompu le premier dessin animé qui lui a été donné de voir. Il a enfin pu mettre un visage sur ce mal qui le ronge. Je suis la pub. Je l’espionne et le tourmente, jusque dans l’intimité de son téléphone portable, pour lui vendre des baskets, des polos, des séjours à Malaga, des parfums pour homme, des abonnements à la salle de sport, des assurances et parfois, pour une raison qui lui échappe, des culottes menstruelles. Comment peut-on sacrifier son énergie et son intelligence à une entreprise aussi néfaste ? me demande-t-il. Je réponds que c’est amusant, avec le plus grand sérieux. Benjamin répète souvent qu’on ne plaisante pas avec l’humour. Nous sommes payés pour aligner jeux de mots et traits d’esprit, avec diligence et sang-froid. Nous faisons du second degré au premier degré. Ce qui explique, sans doute, que l’on soit si peu sensible à mes plaisanteries.
Pourtant, publicitaire, je ne le suis qu’à demi. Il me manque quelques années d’expérience. Je ne parle pas le langage de la publicité, je m’habille de manière fantaisiste et j’ai encore quelques progrès à faire pour maîtriser l’art du bullshit, de l’esbroufe intellectuelle. J’ai rejoint le département luxe d’A.T.K. il y a un peu plus d’un an, en tant que free-lance. Avant cela, j’étudiais la philosophie à l’université Vincennes-Saint-Denis. Je n’appartiens pas tout à fait à cet immense bloc de verre, d’acier et de béton érigé sur les rives du canal de l’Ourcq. Aucun contrat sérieux ne nous lie. Si l’agence me fait parfois sentir que je lui dois tout, elle ne me doit rien : ni congés payés, ni RTT, ni arrêts maladie. Pour le congé maternité, ce n’est pas urgent. J’ai beau être en âge de procréer, je préfère m’en tenir à des rencontres sans conséquences, des amours de surface, au grand désespoir de ma mère, laquelle s’impatiente de me voir un jour domestiquée. Il n’y a que Benjamin qui me comprenne, même s’il doit se dire que la réalité biologique de mon sexe finira par me rattraper. Pourtant, comme Rousseau, « je sens mon cœur, et je connais les hommes », raison pour laquelle je préfère les tenir à distance. Entre mon cœur et les hommes, j’ai érigé un barrage. Dans la vie, tout est question de distance. Ça aussi, c’est Benjamin qui me l’a appris.
Je l’imagine chez lui, une main posée sur le ventre de Clara, sa compagne, et l’autre enfoncée dans la poche de son jean, grattant du bout des ongles le film plastique d’un paquet de Lucky Strike. Dans quelques mois, il sera papa. Pour lui, la distance sera bientôt impossible.
Il est tard. La terrasse se vide. On finit son verre. On se lève. On paye. On s’en va. Cette année, le mois de février est particulièrement austère. Pourquoi s’éterniser dehors ? Je propose à Jérémy un dernier verre. J’habite en face, dans le passage Brady, au milieu des restaurants indiens. Il me fait remarquer que je ne bois pas d’alcool. Je réponds que j’ai ce qu’il faut ; je suis une femme du monde. J’ai toujours une bière ou deux au frais, laissées par un inconnu du soir pour le suivant. Un geste inconscient de solidarité masculine, plutôt touchant. Ils offrent un rafraîchissement à leur successeur. Ou peut-être marquent-ils leur territoire. Ce n’est pas impossible. Paul a enivré Nessim et Sébastien avec un fond de mauvais gin parce qu’il m’a fait jouir avant eux. Il est passé par là, il m’a possédée. Pourtant, je ne suis pas un territoire conquis. Pareille à la Gaule, je résiste à l’envahisseur.
Les hommes s’imaginent souvent qu’une femme qui couche et découche le fait à dessein, pour obtenir des faveurs, prendre sa revanche sur un traumatisme quelconque ou bien assouvir une névrose. À un homme, on ne demande jamais pourquoi il enchaîne les aventures sans lendemain. À une femme, oui, comme si elle avait une responsabilité sociale, celle de nidifier et de se reproduire. Les hommes ont du mal à se figurer qu’une fille puisse aimer cela, qu’elle soit portée sur la chose, autant, si ce n’est davantage qu’eux. Le sexe pour le sexe, le plaisir pour le plaisir. Pire, cela les effraie. Ils y voient quelque chose de monstrueux, de contre-nature.
Je me souviens du visage horrifié d’un garçon lorsque je lui avais expliqué qu’il m’arrivait de me masturber entre deux réunions, les jours de télétravail. Non par ennui mais par envie. Je ne l’ai jamais revu. Ce qu’A.T.K. cherche à éteindre en moi, je le rallume, hors les murs.
Qu’en est-il de Jérémy ? S’imagine-t-il que j’ai besoin qu’il me parle, qu’il m’en dise plus sur lui, de nous trouver des attaches communes pour décider s’il est digne ou non de me pénétrer ? S’il écoutait les mêmes groupes que moi au lycée, quelle importance cela peut-il avoir ? En levrette, la tête écrasée contre le matelas, le cul relevé, on ne se dit jamais « c’est vraiment parce qu’il aime Aerosmith ». Je n’ai pas besoin qu’on me raconte des histoires. Il est mon genre – c’est-à-dire masculin – et ça me suffit. Il a un joli grain de beauté sur la joue. Allons-y gaiement, sans plus attendre. Ma studette est faite pour accueillir les ébats hivernaux. J’ai monté le chauffage avant de partir. Le matelas est doublé d’un surmatelas. La couette est duveteuse. Les draps sentent bon la lessive à l’ancienne. Je le veux en moi, au-dessus de moi, derrière moi, à côté de moi, face à moi… Que toutes les parties invisibles de mon corps se mettent à exister, sensibles, certaines, entre ses coups de reins.
Raconter des histoires, c’est mon métier. Je suis conceptrice-rédactrice. Je conçois, je rédige. Je suis la scribouillarde du département luxe d’A.T.K., Mademoiselle Lorem Ipsum. Des mots latins sans signification particulière servant à calibrer une mise en page. S’il faut rédiger un dossier de presse ou une campagne publicitaire, le graphiste m’envoie une maquette avec un faux texte commençant par « Lorem ipsum dolor sit amet ». L’une de mes nombreuses fonctions consiste à le remplacer par un vrai texte, comprenant à peu près le même nombre de signes. Mes histoires ont beau être écrites à des fins commerciales, elles n’en restent pas moins des histoires. Si je créais une narration pour enrober la rencontre, je le ferais en professionnelle. Ça manquerait du charme de la maladresse. D’ailleurs, il m’arrive parfois d’avoir simplement envie de dire « achetez » au lieu d’inventer des slogans cherchant à stimuler la zone érogène du consommateur, à savoir son ego.
Benjamin dit que nous sommes tous des centres du monde. Il est un centre du monde. Jérémy aussi. Et moi de même. Nous ne sommes entourés que de centres du monde et c’est en les considérant comme tels que nous leur vendons des produits de beauté, des vêtements, de la lingerie, des bijoux, des montres, des vins et spiritueux… Une certaine idée d’eux-mêmes. Parfois, j’aimerais ne plus être le centre du mien. C’est peut-être cela, être désaxé : une heureuse échappatoire au narcissisme ambiant. Je voudrais n’être plus qu’un corps, sans identité, sans passé, en rotation autour d’autres corps, eux aussi anonymes, vidés de leur substance.
De la même manière, avec les hommes, j’aimerais pouvoir dire « achète », enfin « baise-moi », sans qu’il y ait besoin de se poser de questions, sans feindre la partie de chasse, sans s’encombrer des convenances habituelles qui régissent les rapports entre les sexes. Quand j’en ai parlé à Benjamin, il a tout de suite compris. Avec lui, je n’ai rien besoin d’expliquer. Il sourit pour éviter de dire « je sais ». Pourtant, il sait. Il sait tout, Benjamin.
Le métier de publicitaire a beaucoup à voir avec mes activités extraprofessionnelles. Dans les deux cas, je mets en scène, j’invente un contexte, un cadre, pour décomplexer une pulsion, consumériste dans un cas et sexuelle dans l’autre. Je donne parfois rendez-vous au parc des Buttes-Chaumont pour simuler des rapprochements bucoliques. Un bijou devient talisman quand un autre vous fait briller. Le désir se nourrit de récits. Mais bon, il arrive aussi que je m’en lasse, comme ce soir. Ne peut-on pas être plus directs ? Combien de fois ai-je écrit « défiez les conventions » ou encore « inventez vos propres règles » ? Si cela fonctionne pour vendre un parfum ou un rouge à lèvres, cela devrait également marcher pour accélérer la mécanique des corps. Qu’il me percute. Vite et bien.
Je m’imagine déjà raconter la soirée à Benjamin, demain matin. Je lui dirai : « J’ai refait le coup des huit points de karma… » Il me répondra, affectueusement : « T’es un escroc. » Il le dit souvent. J’ajouterai : « Comme toi… J’ai appris avec le meilleur. » C’est vrai. Benjamin est le meilleur ; le meilleur des escrocs. Il s’efforce de créer une publicité dissidente, une antipub, contre les poncifs du marketing. Lui a de l’ambition pour le consommateur. Il l’aime. Il lui parle franchement, d’homme à homme. Au fond, Benjamin est un grand naïf.
Jérémy finit par accepter l’invitation. Un « d’accord » chargé de points de suspension. Un dernier verre. Juste un. Demain, il doit se lever tôt, et moi aussi. Je file régler à l’intérieur, c’est ma tournée. L’argent de la pub est fait pour être dépensé.
Il remercie poliment, confus. Certains hommes vivent encore cela comme une déstabilisante inversion du rapport de force quand d’autres y trouvent un nouveau confort dans lequel se vautrer. Les plus âgés refusent catégoriquement que je paye quoi que ce soit, à moins qu’ils ne se la jouent « clochards célestes ». J’en ai connu quelques-uns.
Nous traversons la rue. Jérémy semble moins pressé que moi, comme s’il voulait s’attarder dans le froid et retenir encore un peu l’exaltation du doute. Bientôt j’aurai retiré ma culotte, si l’on s’en tient au scénario de l’évidence. « Ce n’est pas très grand », l’ai-je mis en garde avant d’introduire la clé dans la serrure. Jérémy contourne la kitchenette de l’entrée. En l’absence de fauteuil ou de canapé, il s’assied sur le lit et retire sa parka.
Pendant que je cherche une bière dans le frigo, je devine son regard qui furète dans mon dos, s’attarde sur le bouquet de mimosa aux fleurs d’un jaune encore vif que Benjamin m’a offert pour mon anniversaire, glisse sur la table en Formica qui me sert de bureau, se demande si les toilettes et la douche se cachent derrière la porte coulissante, à gauche du lit, puis fixe le vis-à-vis tristounet, au-dessus de la verrière du passage Brady, par l’unique fenêtre de la studette.
En apparence, tout semble beau, propret, tout sent bon la bougie parfumée et les huiles essentielles. Mais les tiroirs, les placards et même le réfrigérateur, une fois ouverts, racontent une autre histoire. Encombrés ou trop vides. Sales. Tapissés de miettes non identifiées. Poussiéreux. Remplis d’objets inutiles ou cassés, de légumes rabougris, de farines périmées. C’est peut-être là l’expression d’un syndrome contemporain. Je me renseignerai. Jérémy s’étonne de voir autant de livres chez moi et désigne les ouvrages qui s’entassent un peu partout sur les étagères, au pied du lit, sur la table… Lire me rappelle ma vie d’avant, lui dis-je, ma vie manquée. Je me suis retrouvée chez A.T.K. un peu par hasard, avant d’avoir validé ma troisième année de licence de philosophie à Paris-VIII. Je me destinais à une carrière d’universitaire. J’aurais rédigé un mémoire sur l’œuvre d’Emmanuel Levinas, puis un deuxième, et enfin une thèse. Jérémy n’a jamais entendu parler de ce philosophe. D’ailleurs, et il l’avoue volontiers, il est plus manuel qu’intellectuel. Merveilleux. S’il ne sait pas quoi faire de ses mains, j’ai quelques idées à lui soumettre. Comme s’il cherchait encore à perdre du temps, il joue les curieux et me demande de lui résumer la pensée du philosophe. Ne veut-il pas plutôt s’allonger ? N’a-t-il pas envie de retirer ses vêtements ?
Pour Levinas, lui dis-je d’une voix pressée, il fallait repenser l’éthique afin de recevoir l’Autre au-delà de la capacité du moi. Autrui vient de l’extérieur et il m’apporte plus que je ne contiens. L’épiphanie de son visage me rappelle le mystère infini de son humanité. Parce qu’il est plus proche du divin, l’autre se donne à moi dans un face-à-face transcendantal. Aussi dois-je l’élever au-dessus de moi.
Et lui, aimerait-il que je l’élève au-dessus de moi ? Me prendre par-derrière et que je me cambre, la joue écrasée sur un coussin ? En tout cas, si sa bite est plus grosse que ma bouche, je pourrai facilement le recevoir au-delà de la capacité du moi.
C’est en me voyant tourner les pages de Totalité et Infini tout en plongeant à l’aveugle une fourchette en bambou dans une salade de pâtes huileuse que Benjamin est venu s’asseoir à côté de moi pour la première fois. Ce jour-là, ma vraie vie a commencé. Avant, j’étais abonnée aux bancs de touche.
Je me disais qu’on y voyait plus clair. Sur le terrain, dans la mêlée, tout va trop vite, tout est flou. J’aimais l’action, mais de loin. C’était plus confortable de regarder les autres courir après le ballon. Moi je notais les fautes, j’exultais et frémissais avec les joueurs depuis mon poste d’observation. J’avais une vue d’ensemble. J’étais à la fois celle qui marquait et celle qui prenait un but. Triomphante et coupable d’avoir mené mon équipe à la défaite. Je ressentais tout et son contraire, par procuration, entourée de mes pairs : le gamin asthmatique, l’épileptique, la fillette au genou écorché, le môme complexé, celui qui jouait du piano et dont les parents refusaient qu’il s’adonne à quelque sport que ce soit, et cet autre, là, avec un patch sur l’œil. Les laissés-pour-compte. Les grands dispensés de la normalité.
Benjamin est le premier à m’avoir prise dans son équipe. Il a dévié le cours de mon existence. Il m’a vue. Je l’ai vu. Nous nous sommes reconnus. À partir de là, plus rien n’a jamais été pareil. J’existais. »

Extraits
« Afin de repositionner notre marque de mode, Benjamin a pris un point de départ plutôt inattendu. Selon une étude, quatre jeunes sur dix n’ont pas fait l’amour au cours de l’année 2021 et beaucoup affirmaient avoir perdu le goût de la masturbation. C’est un phénomène que j’ai moi-même pu observer sur les applications de rencontre. Des garçons m’ont déjà dit qu’ils ne se sentaient pas « sexuels » ou bien qu’ils étaient trop « fatigués » pour me voir. C’est comme si la solidarité dans le plaisir s’était étiolée. Aujourd’hui, la jeunesse n’a plus envie de l’autre, cette énigme terrifiante. Sa libido a été lessivée par un déferlement continu d’informations contradictoires et anxiogènes. On présente la sexualité comme un rapport de force où la femme serait a priori la victime de l’homme. Le désir des uns est criminalisé quand celui des autres est étouffé, Pour moi, c’est différent. Je ne suis pas tout à fait jeune et je n’ai jamais confirmé les statistiques de ma génération. C’est aussi pour cela que Benjamin a souhaité faire équipe avec moi. Je suis l’outsider des insiders, s’il fallait le formuler en des termes publicitaires. Avec la complicité de cette marque, si elle l’accepte, Benjamin s’est donné pour mission de rendre à la jeunesse l’envie d’avoir envie. » p. 46-47

« La première fois que j’ai traversé le hall des bureaux d’A.T.K. pour donner mon nom à l’accueil, je n’avais rien à faire là. Strictement rien. Benjamin pensait que je ne resterais pas longtemps, quelques mois tout au plus, comme les autres découvertes de Margot Wilson avant moi. Tu semblais t’être trompée d’avenir, m’a-t-il confié un jour. Une étudiante en philosophie de vingt-deux ans, mal dégrossie, qui avait poussé la mauvaise porte. On avait l’impression que j’allais la refermer aussitôt en murmurant des pardons timides, comme une petite fille prise en faute. À ce moment précis, après avoir fait Corps et cœur avec A.T.K., j’ai l’impression d’être redevenue cette même gamine perdue sur le chemin de l’école. Je ne sais pas ce que je dois faire, là. » p. 72-73

« Aujourd’hui, plus personne n’attend rien de la publicité. Pire, on cherche à l’éviter. Elle nous traque, nous écoute, s’infiltre partout, elle parasite les vidéos que nous regardons sur YouTube et mine nos réseaux sociaux, les articles que nous lisons en ligne, nos pornos… Moi, par exemple, mon téléphone me déteste. Sinon, pourquoi me proposerait-il toute la journée des opérations de chirurgie esthétique, des vêtements amincissants, des régimes à gogo et des podcasts pour faire remonter la libido ? Je ne dois pas correspondre à son idéal féminin. Je le déçois… » p. 133

« Les applications de rencontre ont paramétré ma vie sexuelle, Ma carte du tendre est une carte du Tinder. Elle commence dans la ville de Match et finit dans celle de Ghost. Adieu estime, inclination et billets doux. Je m’en suis accommodée, pire, j’en ai fait mon credo. Est-ce que ce n’est pas cela, aussi, être une femme forte et indépendante ? Aimer les hommes, malgré tout, malgré eux, sans attendre davantage qu’une partie de jambes en l’air sans lendemain. Le couple est une guerre d’usure. Moi, les hommes, je les blitzkrieg. Je préfère qu’ils soient ma ligne Maginot. » p. 179

À propos de l’autrice
BRAMLY_Carmen_DRCarmen Bramly © Photo DR

Carmen Bramly s’est révélée à seulement 15 ans avec Pastel fauve (JC Lattès, 2010), un premier roman remarqué. Passionnée par la culture pop et la musique, elle s’attache à décrypter les grandes fractures de notre société avec un regard aigu et sans concession. Tout est chaos est son cinquième roman. (Source : Actualitté)

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Du fond des Âges (Le Halo des Ombres – Cycle 2)