Terreur

JOUSSE_terreur

En deux mots
La grande actrice Vittoria Eckerlin, connue sous les initiales M.V., a disparu alors que le dernier film qu’elle avait interprété est projeté dans un festival international. Pour la narratrice, qui se passionne jusqu’à l’obsession pour la mystérieuse star commence alors une enquête minutieuse qui mêle réalité et fiction.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Sur les pas d’une icône du cinéma

Dans une parfaite harmonie avec le sujet traité, un roman qui parle de cinéma écrit comme un film, Ariane Jousse raconte comment une femme peut être fascinée par une actrice. Un premier roman qui a tout de la quête existentielle.

« Au moment où tout commence, il y a deux semaines environ, je suis chez moi à Outside. Je plie du linge devant la télévision quand le regard excité du présentateur du journal m’interpelle, faisant monter en moi une vague inquiétude. J’attrape la télécommande pour augmenter le son. L’homme est en train d’expliquer qu’on est sans nouvelles de M.V. la grande actrice, celle qui est de tous les films importants sortis depuis près de deux décennies. Elle s’est évanouie dans la nature sans laisser d’explication, et après une rapide enquête, il s’avère qu’il n’y a rien, pas d’indice, aucune trace. » Pour la narratrice, fascinée par M.V., cette nouvelle est l’occasion de se replonger dans la filmographie de la star, d’enquêter, de chercher à comprendre ce qui a pu se passer. Elle ne quitte quasiment jamais son ordinateur sur lequel elle a téléchargé Terreur, le dernier film qu’elle a tourné et qu’elle devait présenter au Festival International de Cinéma d’Outside (FICO).
Le roman s’ouvre du reste sur l’une des scènes du film dans laquelle M.V. explose de sensualité, apparaissant en peignoir dans l’embrasure d’une porte. Tout au long du roman, le lecteur est invité à découvrir le tournage, les scènes-clé et le scénario de cet ultime film qui devient un élément central du roman, car il va permettre de nourrir la réflexion de la narratrice. Elle peut s’imprégner du jeu de l’actrice et de la vision du metteur en scène.
Au fur et à mesure de l’avancée de ses recherches, on cerne mieux le portrait de M.V., sans pour autant expliquer sa disparition. « Vittoria Eckerlin a 41 ans et pas d’enfant. (…) Son parcours, le nom de la grande école de commerce où elle a étudié, tout est accessible sur Internet. Sur la photo de son C.V., elle pose de trois quarts, les bras croisés sous sa poitrine, le regard qui pétille comme il se doit et le sourire éclatant. » Très vite, on comprend que c’est autant la femme sur l’écran et l’image qu’elle véhicule que celle de l’autre côté qui est objet de fascination. « Dans le noir d’une salle de cinéma, tout à coup, la magie opère. Des paysages, des personnages, des couleurs et des sons se déposent dans le secret de vos cerveaux. Ils y laissent une empreinte nouvelle, ils créent des ouvertures insoupçonnées. Votre chimie interne se trouve modifiée par cette rencontre. On peut parler de coup de foudre, de choc esthétique, mais si vous le permettez, j’évoquerais ce soir le mot de grâce. »
On sent combien des actrices comme Monica Vitti (M.V., elle aussi) ou Gena Rowlands ont inspiré Ariane Jousse tout autant que les femmes réalisatrices. Un imaginaire dont elle se nourrit pour s’engager sur le chemin de l’émancipation, y ajoutant un effet miroir – regarder et être regardée.
Tout comme Hélène Frappat avec son essai Le gaslighting ou l’art de faire taire les femmes, ce roman met l’accent sur le female gaze, c’est-à-dire le regard de la spectatrice ou du spectateur porté sur les protagonistes féminins d’un film et questionne ces décennies durant lesquelles les femmes apparaissent presque exclusivement comme des choses regardées par des hommes. Et laisse entendre que les choses sont en train de changer.
Désormais la voie est libre !
Signalons aussi que Terreur est le premier titre d’une nouvelle collection des Éditions de l’Ogre baptisée « Ogresses » et qui propose des fictions « profondément ancrées dans notre époque ».

Terreur
Ariane Jousse
Éditions de l’Ogre
Roman
300 p., 21 €
EAN 9782377562251
Paru le 10/01/2025

Où ?
Le roman est situé principalement à Outside, cité imaginaire qui accueille un grand festival de cinéma.

Quand ?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Quand elle apprend la disparition de l’actrice M.V. à la veille d’un festival de cinéma, la narratrice sent quelque chose d’étrange germer en elle. Une obsession la pousse à fuir son quotidien étouffant pour se rendre sur le lieu de tournage de Terreur, le dernier film de la comédienne. Elle s’apaise lorsqu’elle découvre que la réalisatrice menait un combat en faveur du female gaze.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com

Les premières pages du livre
« Minute 11, 38 seconde. Elle se tient dans l’embrasure d’une porte, enveloppée d’un large peignoir. On distingue dans son dos le lavabo d’une salle de bain élégante mais impersonnelle, sans doute celle d’un hôtel Autour d’elle, le mur blanc est presque nu, orné seulement d’une frise carmin et d’un petit miroir circulaire, dont les contours se perdent dans la zone brûlée qui occupe le coin supérieur gauche du cadre. Elle, elle est au centre du champ, exactement et totalement au centre. Elle est la blonde sidérale et l’héroïne du film.
Elle noue la ceinture de son peignoir autour de sa taille et son bras droit s’écarte de son corps en tendant la bande de tissu, mais pause.
Je bloque son geste et le retiens, je le fige au milieu de son élan.
Peut-être qu’au plan précédent, elle était nue. Peut-être qu’on était avec elle à l’intérieur de la salle de bain, derrière la vitre de la cabine de douche, ou bien dedans, pourquoi pas, descendant lentement le long de son dos ou planant à quelques centimètres de sa peau mouillée. Épaules, hanches, fesses, il y aurait bien sûr de la buée sur la caméra.
Je n’ose pas regarder et je ne cherche pas non plus à comprendre pourquoi elle est là, entre la salle de bain et la chambre de quel hôtel, seule ou accompagnée de qui amante, amant, sûrement seule. Je me force à revenir à l’image. Pendant de longues secondes, je fixe la ligne rouge sur le papier peint, sa ceinture, le mouvement qu’amorce son bras. Tout est d’une horizontalité parfaite – je m’agrippe à cette pensée pour ne pas dérailler contraignant mon émotion, ralentissant les battements de mon cœur.

Minute 11, 42 seconde et pas une de plus, ce serais impossible. Pendant de longues minutes, je reste immobile au milieu de mes oreillers, incapable de lancer Terreur, de voir s’animer cette image qui reste figée sur mon écran. Pourtant, rien d’extraordinaire ne risquerait de se produire. Son bras retomberait le long de son corps dans un geste plus ou moins maniéré. Il y aurait un travelling arrière alors qu’elle traverserait la chambre jusqu’à l’armoire pour choisir des vêtements, ou bien un plan fixe jusqu’à ce qu’elle s’installe devant sa coiffeuse, ajuste les flacons et les brosses situées devant elle. On verrait ses mains plonger dans la masse de ses cheveux magnifiques, les tordre en une torsade quelle relèverait sur sa nuque. À cet instant, hors cadre, la cheffe opératrice aurait interrompu la prise pour exiger qu’on retravaille la lumière : 1] faut surexposer davantage, que ses cheveux soient plus blancs, et toute la pièce aussi d’ailleurs, n’oublions pas que dehors le soleil est haut, il est midi. Allez, on n’hésite pas à aller plus loin dans la blondeur, on brûle tout ça. Se renfonçant contre Je dossier de son fauteuil de réalisatrice, Noor Ginostra acquiesce et adresse un signe à son actrice : c’est bon, tu prends deux minutes de pause. Soulagée, M.V. laisse retomber ses cheveux et s’affale sur le lit, étouffe un bâillement…
Mais il faut revenir à l’image en train de s’obscurcir sur l’ordinateur qui a basculé en mode veille. Faire la somme de ses éléments, considérer avec le plus de clairvoyance possible la frise rouge, le mur presque nu, le peignoir ouvert sur son cou. Ça tressaute et ça se brouille.
Dans mon oreille, la voix d’Herman se fait railleuse, « Ça aussi, ça te fait peur ? Maïs vas-y, appuie sur play… Tu risques quoi ? »

Dans la salle centrale de l’aquarium, la pieuvre se déroule à quelques centimètres de la surface du bassin, déployant ses huit bras dans une lenteur majestueuse. Sous elle, le sol est couvert d’un tapis disposé des algues en pots et des objets plus ou moins identifiables, les vestiges d’une coque de navire, le coffre d’un trésor éventré. Soudain la pieuvre se rassemble, repliant son corps avant d’expulser un long jet d’eau qui la propulse très vite en avant. Elle a repéré l’animateur qui vient de plonger dans le bassin pour le spectacle de 16 heures. L’un de ses tentacules s’enroule autour de son bras gauche, l’enserre jusqu’à l’épaule. Sans se départir de son sourire, l’homme en combinaison argentée se dégage de cette étreinte avec fluidité, esquisse même quelques mouvements de dans autour de l’animal qui semble peu à peu se désintéresser de lui. Parmi le public, plusieurs personnes battent des mains avec enthousiasme. Je sens des mouvements dans mon dos, j’entends qu’on grogne et qu’on s’énerve. Une femme me pousse du coude en marmonnant que ma silhouette la gêne. Je ne lui réponds pas. Je m’éloigne seulement en prenant garde de ne pas trop me presser.

À plusieurs reprises, avant de quitter la salle, je me retourne pour contempler la pieuvre aux bras ondoyants. Dans son calme, dans sa densité, dans son glissement agile à travers l’eau bleue, il y a quelque chose qui m’aimante et me retient. Avec des gestes exubérants, l’animateur cherche à établir un dialogue quelle ignore et méprise, sans doute trop habituée à ce genre de manège. Elle est belle dans son manteau dont la couleur change vite, mauve à certains endroits et brun, rouge à d’autres. Je peine à men détacher.

Les bassins suivants sont surpeuplés. Mes yeux tentent des allers-retours entre les écriteaux affichant des noms trop longs et les dizaines de formes colorées qui grouillent dans l’aquarium. Les animaux s’évitent avec une habileté impressionnante, ne se heurtent jamais malgré leurs trajectoires imprévisibles, leurs changements de cap inopinés. Piranha à ventre rouge, méduse pélagique, pastenague à points bleus. Je m’obstine et m’applique, plissant les yeux, zoomant, revenant sans cesse au panneau situé à quelques centimètres de mon visage. [1 faut que je réussisse à identifier au moins une espèce ou deux. Relier le dessin d’un poisson à une forme dans un aquarium devrait être un jeu d’enfant, une opération mentale basique qui ne demande pas beaucoup d’énergie, et pourtant je n’y arrive pas. J’ai de la fièvre ou le cerveau indisponible, inapte à traiter ce qui existe en-dehors de ses vieux circuits habituels.

Dans les dernières salles, c’est à peine si j’ai un regard pour les formes inquiétantes des requins. Je contrôle la vitesse de mon pas, j’égrène des chiffres dans ma tête pour rester concentrée. Au détour d’un couloir, apparaît enfin le grand escalier massif qui donne sur le hall d’entrée. Ma nuque et mon dos se tiennent, je n’ai pas besoin d’attraper la rampe. Onze, vingt, trente-quatre. Les marches de marbre sont d’une propreté étincelante.

Dehors, l’été aveuglant de Palama Beach fait ruisseler sa lumière sur mes épaules. Je réalise que je n’ai pris dans ma valise ni chapeau ni foulard. Mes cheveux vont roussir et risquent de s’abimer. Une fois de retour à Outside, il faudra rattraper ça, agir, prendre rendez-vous chez un coiffeur.
Si j’étais aussi normale et aussi légère que je cherche à l’être, debout dans la lumière de 16 heures, j’aurais le courage de marcher enfin jusqu’au front de mer. L’endroit doit regorger de ce genre de boutiques qu’on rencontre dans toutes les stations balnéaires. Il suffirait d’entrer dans l’une d’elles au hasard, d’acheter le premier chapeau de paille sur lequel tomberaient mes yeux.
Je pose la main en visière sur mon front. Dans le soleil, il y à la monotonie du bitume que seuls quelques palmiers rachitiques adoucissent. Je me mets en marche, rasant les façades des immeubles, essayant de trouver de l’ombre pour parcourir en sens inverse les sept cents mètres qui me séparent de l’hôtel et de la chambre où attendent mes écrans.

Au moins j’ai réussi l’exploit de ne pas emporter avec moi mon ordinateur ou mon téléphone. J’ai surmonté la frustration, le manque, et j’ai augmenté de quelques dizaines de mètres le périmètre de la zone à l’intérieur de laquelle je me déplace depuis mon arrivée ici.
***
C’est le lendemain de mon intrusion désastreuse au FICO), il y a presque une semaine. J’ai traversé la moitié du centre-ville d’Outside pieds nus, mes escarpins à la main, en plein ravage. Sitôt rentrée chez moi, je m’assieds devant la table de la cuisine, B où la connexion est la meilleure. Épuisée, les yeux flous, j’installe un logiciel de téléchargement sur mon ordinateur. Je tombe presque tout de suite sur un torrent du nom de Terreur2022. C’est d’une facilité déconcertante, et je dois m’exhorter à ralentir, à ne surtout pas m’emballer. Ce peut être une erreur, il est tout à fait possible avec un titre pareil qu’il s’agisse d’autre chose, par exemple d’un film d’épouvante ou d’un documentaire sur le terrorisme.
Sablier, flèches vertes défilant sur l’écran. Pendant toute une nuit, le film se télécharge. J’ai peur qu’il n’y ait pas assez de seeders, et plusieurs fois je me réveille, je marche vers l’ordinateur ouvert sur la table de la cuisine. Ça progresse lentement mais de façon régulière. Encore quoi, cinq ou six heures ? Davantage ? Je n’ose pas déplacer la machine ni toucher le clavier, je ne touche à rien.
28 %
32 %
47 %
Au réveil, j’ouvre le fichier. J’appuie sur play et la vidéo se lance en plein écran. Il y a la mer du début, le bleu intense et sa lumière lipide. C’est Terreur. »

Extraits
« Au moment où tout commence, il y a deux semaines environ, je suis chez moi à Outside. Je plie du linge devant la télévision quand le regard excité du présentateur du journal m’interpelle, faisant monter en moi une vague inquiétude. J’attrape la télécommande pour augmenter le son. L’homme est en train d’expliquer qu’on est sans nouvelles de M.V. la grande actrice, celle qui est de tous les films importants sortis depuis près de deux décennies. Elle s’est évanouie dans la nature sans laisser d’explication, et après une rapide enquête, il s’avère qu’il n’y a rien, pas d’indice, aucune trace. « Disparition inquiétante », ajoute le journaliste avant de préciser qu’il s’agit d’un « petit coup de tonnerre dans l’actualité culturelle ». Sur le ton de la confidence, il rappelle que M.V. devait animer la prochaine édition du Festival International de Cinéma d’Outside, dont la soirée d’ouverture aura lieu dans une semaine. » p. 28

« Sous son nom d’épouse, je récolte une quantité inespérée d’informations. Vittoria Eckerlin a 41 ans et pas d’enfant. Elle occupe depuis quelques années un poste important à la direction de Vie Mobile. Son parcours, le nom de la grande école de commerce où elle a étudié, tout est accessible sur Internet. Sur la photo de son C.V., elle pose de trois quarts, les bras croisés sous sa poitrine, le regard qui pétille comme il se doit et le sourire éclatant. » p. 70

« Dans le noir d’une salle de cinéma, tout à coup, la magie opère. Des paysages, des personnages, des couleurs et des sons se déposent dans le secret de vos cerveaux. Ils y laissent une empreinte nouvelle, ils créent des ouvertures insoupçonnées. Votre chimie interne se trouve modifiée par cette rencontre. On peut parler de coup de foudre, de choc esthétique, mais si vous le permettez, j’évoquerais ce soir le mot de grâce. Ce qui se produit à la rencontre d’un film est irréparable, est sans remède. Vous venez d’entrer dans une salle de cinéma et vous voilà marqué à vie, atteint par la force incroyable d’une image. Je n’ai pas peur de dire qu’il suffit de cette seule rencontre pour que la couleur de votre âme. » p. 91

À propos de l’autrice
JOUSSE_Ariane_DRAriane Jousse © Photo DR

Ariane Jousse est née en 1992. Elle vit à Paris, où elle enseigne la littérature. Après un premier livre, La fabrique du rouge (2019), elle inaugure la collection « Ogresses » avec Terreur en 2025. (Source : Éditions de l’Ogre)

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