En deux mots
Le narrateur a 17 ans et tombe éperdument amoureux d’une jeune fille de 16 ans. Avec elle, il va partir pour une mystérieuse cité où il sera liseur de rêves. Mais leurs chemins vont se séparer et la vie va s’écouler de manière insipide jusqu’au jour, des décennies plus tard, où il prend la direction d’une bibliothèque de village. Là, il va pouvoir retisser les fils de son histoire.
Ma note
★★★★ (j’ai adoré)
Ma chronique
« Les faits et la vérité sont deux choses différentes »
Si Haruki Murakami est un écrivain magique, c’est paradoxalement parce qu’il n’a pas beaucoup d’histoires à nous raconter. Dans ce roman, on retrouve tous ses thèmes de prédilection, mais tissés de fils brillants, de ce réalisme magique qui a fait sa gloire. Les vies de son narrateur, entre rêves et réalité, forment une magnifique réflexion sur l’essence d’une vie, sur le rapport à l’autre et au temps.
Commençons par souligner qu’il n’est pas nécessaire d’être « harukistes », c’est-à-dire membre de cette communauté mondiale des fans de Haruki Murakami pour goûter à ce roman. Ce serait même plutôt l’inverse. Pour celui qui ne connaît pas l’univers de ce Japonais qui crée l’événement à chaque publication – au Japon les files d’attente se forment devant les librairies à l’annonce d’un nouveau livre – cette Cité aux murs incertains est une excellente introduction à œuvre. On y retrouve tous ses thèmes de prédilection, mêlés à une audacieuse construction.
En fait, tout démarre d’une nouvelle écrite il y a plus de quarante ans. Haruki Murakami y a vu la possibilité d’en faire un roman, mais n’a pas concrétisé son projet. Jusqu’en 2020 et l’arrivée de la pandémie de Covid. Comme il l’explique dans la postface, il a amorcé la rédaction lorsque le virus a commencé à sévir au Japon et a ensuite mis presque trois ans pour le terminer. « Durant toute cette période, j’ai à peine quitté la maison, je n’ai pas fait de long voyage et j’ai écrit, jour après jour dans ces conditions plutôt étranges et tendues. (…) J’ai terminé la première partie de l’histoire et j’ai pensé que mon travail était achevé. Mais l’histoire doit se poursuivre. J’ai entamé alors la deuxième puis la troisième partie, et il m’a fallu beaucoup plus de temps que prévu pour que l’ensemble de l’histoire se concrétise. »
Voici donc plusieurs romans habilement imbriqués les uns dans les autres. Le premier est une histoire d’amour. Il raconte la relation d’une jeune fille de 16 ans et d’un jeune homme de 17 ans. Éloignés l’un de l’autre, ils se voient de façon ponctuelle et s’ils s’embrassent, ils se confient longuement l’un à l’autre et entretiennent une riche correspondance épistolaire.
Et c’est là qu’arrive le second roman, celui qui conduit les deux principaux protagonistes dans la cité entourée de hautes murailles. Un univers rêvé par la jeune fille, mais dans lequel le jeune homme a sa place, même si dans le voyage il perd son ombre. Aux côtés de licornes et de rêves en forme d’œufs qu’il est chargé de lire à la bibliothèque. Une tâche harassante vu le grand nombre de rêves en stock, mais qu’il effectue sans pression particulière parce que dans la Cité les horloges n’ont pas d’aiguilles.
Très vite, il va cependant devenir de plus en plus difficile pour le narrateur de différencier ces deux univers parallèles. « Dans ma tête se déroulait un conflit acharné entre le réel et l’irréel. Je me trouvais hic et nunc enserré entre ces deux mondes à l’interface subtile entre le conscient et le non-conscient. Il me fallait décider à quel monde je voulais appartenir. »
Il n’aura finalement pas à choisir puisqu’un jour il ne retrouvera plus la Cité ni la jeune fille. S’il ne ménage pas sa peine pour la retrouver, il va voir filer les années jusqu’au jour où il comprend que la vie qu’il mène n’est pas celle dont il a rêvé. Il démissionne, quitte Tokyo pour la région de Fukushima et prend la direction de la bibliothèque de Z**, une petite bourgade.
Commence alors le troisième roman. Car dans ses nouvelles fonctions, il peut échanger avec son prédécesseur, M. Koyasu, et la bibliothécaire, Mme Soeda. S’il va très vite se rendre compte que son mystérieux interlocuteur cache un grand secret, il n’en reste pas moins un conseiller fascinant. C’est grâce à lui et à un jeune homme, qui fréquente quasi quotidiennement la bibliothèque, qu’il va pouvoir retrouver les fils de son histoire et les retisser jusqu’à retrouver la Cité.
À l’image de son narrateur parti à la recherche de son vrai moi, Haruki Murakami explore l’inconscient, cherche le frontière entre rêve et réalité. Dans ce dédoublement de soi, on retrouve ce réalisme magique dont se revendique l’auteur, dans les pas de Gabriel Garcia Marquez, auquel l’auteur rend hommage dans son roman. Obnubilé par la quête de sens et les relations humaines qui se distendent dans un monde sans boussole, il nous propose ici d’arrêter notre course folle, de laisser tomber les aiguilles de la montre, et de nous centrer, de nous concentrer sur l’essentiel.
À la fois très japonais et très universel, on se dit en refermant les 550 pages de ce roman que le jury du Nobel pourrait finir par décerner leur Prix à cet auteur tant de fois pressenti et jamais couronné. Il n’est jamais trop tard pour bien faire !
La Cité aux murs incertains
Haruki Murakami
Éditions Belfond
Roman
Traduit du japonais par Hélène Morita
560 p., 25 €
EAN 9782714404305
Paru le 2/01/2025
Où ?
Le roman est situé au Japon, à Tokyo puis dans la région de Fukushima ainsi que dans une mystérieuse cité entourée de murailles.
Quand ?
L’action n’est pas précisément située dans le temps.
Ce qu’en dit l’éditeur
Tu dis : « La Cité est entourée de hauts murs et il est très difficile d’y pénétrer. Mais encore plus difficile d’en sortir.
– Comment pourrais-je y entrer, alors ?
– Il suffit que tu le désires »
La jeune fille a parlé de la Cité à son amoureux. Elle lui a dit qu’il ne pourrait s’y rendre que s’il voulait connaître son vrai moi. Et puis la jeune fille a disparu. Alors l’amoureux est parti à sa recherche dans la Cité. Comme tous les habitants, il a perdu son ombre. Il est devenu liseur de rêves dans une bibliothèque. Il n’a pas trouvé la jeune fille. Mais il n’a jamais cessé de la chercher… Avec son nouveau roman si attendu, le Maître nous livre une œuvre empreinte d’une poésie sublime, une histoire d’amour mélancolique entre deux êtres en quête d’absolu, une ode aux livres et à leurs gardiens, une parabole puissante sur l’étrangeté de notre époque.
Un nouveau roman dans la lignée des grands succès d’Haruki Murakami, Kafka sur le rivage, 1Q84, La Course au mouton sauvage, Au sud de la frontière à l’ouest du soleil, Le Meurtre du commandeur, Des hommes sans femmes, L’Incolore Tsukuru Tazaki et ses années de pèlerinage, Abandonner un chat, Première personne du singulier ou encore La Ballade de l’impossible.
Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Actualitté (Galien Sarde)
France Culture (Le point culture)
Benzine mag. (Éric Debarnot)
Viral mag (Steven Soarez)
Les RencArts (André Marie Mbida)
Entrevue (Alice Leroy)
Envols (Estelle Brana)
Les premières pages du livre
« 1
C’EST TOI qui m’as parlé de la Cité.
Ce soir d’été, respirant les effluves de l’herbe tendre, nous avons marché vers l’amont de la rivière. Nous avons traversé une succession de gradins formant de petites cascades, et nous nous sommes arrêtés de temps en temps pour observer des poissons argentés, filiformes, qui nageaient dans les nappes d’eau. Nous étions tous deux pieds nus depuis un bon moment. L’eau claire lavait et rafraîchissait nos chevilles, le sable fin de la rivière nous enveloppait les pieds, comme un nuage doux dans un rêve. J’avais dix-sept ans, toi, un an de moins.
Tu avais fourré négligemment tes sandales rouges à petits talons dans ton sac en faux cuir jaune et tu continuais de marcher à quelques pas devant moi, sautillant d’un banc de sable à un autre. Des brins d’herbe humides restaient collés à tes mollets mouillés, dessinant une jolie ponctuation verte sur ta peau. Moi, je tenais à deux mains mes vieilles baskets blanches.
Tu t’étais assise dans l’herbe d’été, sans doute fatiguée d’avoir tant marché, puis tu avais regardé le ciel sans rien dire. Deux petits oiseaux, l’un à côté de l’autre, avaient traversé l’espace en lançant des cris aigus. Dans le silence revenu, un présage de crépuscule bleuté a commencé à nous envelopper, toi et moi. Quand je me suis assis à tes côtés, j’ai éprouvé une curieuse sensation. C’était comme si des milliers de fils invisibles reliaient délicatement ton corps à mon cœur. Même le plus ténu clignement de tes paupières ou l’esquisse d’un tremblement de tes lèvres bousculaient mon cœur.
À cet instant-là, ni toi ni moi n’avons de nom. En cette soirée d’été — pour toi qui as seize ans, pour moi qui en ai dix-sept —, ces vifs émois ressentis sur les herbes du bord de la rivière, c’est tout ce qui existe. Bientôt, dans le firmament, les étoiles se mettront à scintiller, l’une après l’autre, mais ces étoiles, elles non plus, n’auront pas de nom. Tous deux sans nom, nous sommes assis dans l’herbe, au bord de la rivière, dans un monde sans nom.
Tu commences à m’expliquer : « La Cité est entourée de hauts murs. » Des mots qui sont comme révélés depuis les profondeurs du silence. À l’instar d’une pêcheuse qui plongerait en apnée dans la mer pour récolter des perles.
« Ce n’est pas une très grande Cité mais elle n’est pas non plus petite au point qu’il serait possible de tout voir facilement. »
C’est la deuxième fois que tu parles de la Cité. Je commence donc à visualiser qu’elle est entourée de hautes murailles.
D’après la suite de tes explications, j’essaie de me représenter cette Cité, traversée par une belle rivière qu’enjambent trois ponts de pierre (le pont de l’Est, le Vieux Pont, le pont de l’Ouest). Peu à peu, je comprends qu’elle abrite une bibliothèque, des tours de guet, une fonderie abandonnée et de modestes bâtiments d’habitation collective. Dans la faible lumière de cette presque fin d’été, épaule contre épaule, toi et moi contemplons la Cité. Par moments, je plisse les yeux et c’est comme si j’étais au sommet d’une colline éloignée et que j’avais de la Cité une vue plongeante. À d’autres moments, elle m’apparaît en gros plan, et j’ai alors la sensation de presque pouvoir la toucher de la main.
« Le vrai moi bien vivant se trouve dans la Cité ceinte de hauts murs », dis-tu. Ta réflexion me pousse alors à t’interroger : « Tu veux dire que le toi qui est là maintenant devant moi, ce n’est pas ton vrai moi ?
— Non, le moi qui est là maintenant devant toi, ce n’est pas le vrai. Ce n’est rien d’autre qu’une doublure. Quelque chose comme une ombre mouvante. »
Je réfléchis. Quelque chose comme une ombre mouvante ? Mais je réserve mon avis pour l’instant.
« Et ton vrai moi, enfin, toi, en somme, que fais-tu, dans cette Cité ? »
Tu me réponds d’une voix calme : « Je travaille à la bibliothèque. Je commence vers 17 heures et je termine à peu près à 22 heures.
— À peu près ?
— Là-bas, le temps est approximatif. Sur la place centrale, il y a bien une tour élevée pourvue d’une horloge, mais celle-ci n’a pas d’aiguilles. »
J’essaie d’imaginer une haute horloge sans aiguilles.
« Et n’importe qui peut entrer dans cette bibliothèque ?
— Non. Pas n’importe qui. Il faut certaines aptitudes spéciales pour y pénétrer. Mais toi, tu pourras y entrer. Parce que, justement, tu les possèdes.
— Mais enfin… De quel type d’aptitudes s’agit-il ? »
Tu as un petit sourire. Tu ne réponds cependant pas à ma question.
« Si j’arrivais à y entrer, c’est bien ton vrai moi que je rencontrerais ?
— À condition que tu parviennes à trouver la Cité. Et si… » Là-dessus, tu te tais, tu rougis légèrement. Je peux néanmoins saisir les mots que tu n’as pas prononcés.
Si tu désires vraiment, sincèrement, rencontrer mon vrai moi — tels sont les mots que tu n’as pas dits alors. Je passe doucement mon bras autour de tes épaules. Tu portes une robe vert pâle sans manches. Ta joue vient reposer sur mon épaule. Mais ce n’est pas ton vrai moi que je serre par cette soirée d’été. Comme tu me l’as expliqué, ce n’est rien d’autre que l’ombre de toi, ta doublure.
Ton vrai moi se trouve dans la Cité ceinte de hautes murailles. Là-bas, au milieu de la rivière, il y a un magnifique îlot couvert de saules, plusieurs petites collines et, un peu partout, de paisibles licornes. Les gens vivent dans de vieilles habitations collectives, ils mènent une vie simple mais confortable. Les licornes se régalent des feuillages et des noix que fournissent les arbres de la Cité, et pourtant, pendant les longs hivers enneigés, beaucoup d’entre elles meurent de froid et de faim.
Oh, quel n’est pas mon désir de pénétrer dans cette Cité. Là-bas, je veux ardemment rencontrer ton vrai moi.
Tu dis : « La Cité est entourée de hauts murs et il est très difficile d’y pénétrer. Mais encore plus difficile d’en sortir.
— Comment pourrais-je y entrer, alors ?
— Il suffit que tu le désires. Toutefois, souhaiter quelque chose de tout son cœur n’est pas si simple. Cela te prendra sans doute du temps. Ce sera un long processus, durant lequel il te faudra probablement renoncer à pas mal de choses. Qui sont importantes à tes yeux. Mais tu ne devras pas abandonner, car peu importe le temps que cela prendra. La Cité ne disparaîtra pas. »
Je m’imagine rencontrer ton vrai moi dans cette Cité. Je pense à la vaste pommeraie luxuriante située à l’extérieur des murailles, je pense aux trois ponts de pierre qui enjambent la rivière, je me laisse aller à songer au chant d’un rossignol, la nuit, invisible. Et puis à ton vrai moi qui travaille dans une petite bibliothèque vieillotte.
Tu dis : « Là-bas, il y aura toujours une place pour toi.
— Une place pour moi ?
— Oui. Dans la Cité, il n’y a qu’un seul poste à pourvoir. Il sera pour toi. »
Et ce sera quel genre de poste ?
Tu murmures, comme si tu me révélais un secret important : « Tu seras un liseur de rêves. »
En entendant ces mots, je ne peux m’empêcher de rire.
« Moi qui ne me souviens même pas de mes propres rêves ! Pour quelqu’un comme moi, ce doit être très difficile de devenir un “liseur de rêves” !
— Non, il n’est pas nécessaire qu’un liseur de rêves rêve lui-même. Dans les archives de la bibliothèque sont rassemblés de très nombreux vieux rêves. Il suffit de les lire. Tout le monde n’en est pas capable.
— Mais moi, oui ? »
Tu acquiesces. « Oui, toi, tu le peux. Tu possèdes les aptitudes nécessaires. Et moi, mon vrai moi, je serai là pour t’aider dans cette tâche. À tes côtés chaque soir. »
Je répète à haute voix les faits tels qu’ils viennent de m’être présentés : « Je suis un “liseur de rêves”, chaque soir, je lis les très nombreux “vieux rêves” rassemblés dans les archives de la bibliothèque de la Cité. Et toi, tu es toujours à côté de moi. Ton vrai moi. »
Dans mes bras, ta robe verte laisse nues tes épaules, je les sens osciller légèrement. Puis soudain se raidir.
« Oui, mais souviens-toi d’une chose. Même si je te rencontrais dans cette Cité, je ne me souviendrais absolument pas de toi. »
Pourquoi ?
« Pourquoi ? Tu ne comprends pas ? »
Si, je comprends. Le corps que je suis en train d’étreindre délicatement est celui de ta doublure. Ton vrai moi vit dans cette Cité. Une Cité éloignée et mystérieuse, ceinte de hautes murailles.
Sous ma main, ton épaule est si douce et si chaude qu’il m’est impossible de croire que ce n’est pas vraiment toi.
2
DANS CE MONDE réel, toi et moi vivons un peu à l’écart l’un de l’autre. Nos domiciles ne sont pas si éloignés, assez cependant pour que je ne puisse pas te retrouver à l’instant même où je le souhaiterais. Il me faut une heure et demie et deux changements de train pour me rendre chez toi. Et aucune des villes que nous habitons n’est entourée de hauts murs. Aussi, bien sûr, sommes-nous libres d’aller et venir.
Je vis dans une banlieue résidentielle calme, tout près de la mer, et toi, dans le centre d’une ville bien plus grande et plus animée. Cet été-là, je suis en troisième et dernière année de lycée, toi, en deuxième année. Je fréquente un lycée public local, toi, une école privée de jeunes filles. Diverses circonstances font que nous nous voyons seulement une ou deux fois par mois. À tour de rôle, nous nous rendons visite. Lorsque c’est mon tour de venir te voir, nous allons dans un petit parc situé près de chez toi, ou bien dans un jardin botanique public. L’entrée en est payante mais, à côté de la serre, il y a un café généralement peu fréquenté qui devient notre lieu de prédilection. Nous commandons des cafés et des tartes aux pommes (un petit luxe). Là, seuls tous les deux, nous pouvons bavarder tranquillement.
Lorsque c’est toi qui viens me voir, en général, nous nous promenons le long de la rivière ou au bord de la plage. Dans ta ville, il n’y a pas de rivière, et bien entendu, il n’y a pas de mer ; aussi, ce que tu veux voir quand tu viens, c’est la rivière ou la mer. Cette énorme quantité d’eau issue de la nature — elle te fascine.
Tu dis : « Quand je regarde de l’eau, je ne sais pas pourquoi, je me sens apaisée. » Et puis : « J’aime écouter le bruit de l’eau. »
Un événement m’a fait te rencontrer à l’automne dernier et voilà huit mois environ que nous sommes amis intimes.
Quand nous sommes ensemble, nous tâchons d’être le plus loin possible des regards d’autrui, nous nous enlaçons et, doucement, nous joignons nos lèvres. Mais cela ne va pas au-delà. En partie parce que le temps nous fait défaut. Et aussi, concrètement, parce que nous ne sommes pas en mesure de trouver le bon endroit où une relation plus intime, plus profonde pourrait se nouer. Mais en réalité, je crois surtout que notre conversation à tous les deux, juste nous deux, nous absorbe à un point tel que nous n’avons pas le cœur à autre chose. Jusque-là, ni toi ni moi n’avions rencontré quelqu’un avec qui exprimer nos vrais sentiments et nos pensées aussi librement, aussi naturellement. Ce qui nous arrivait là avait quelque chose de miraculeux. Aussi, à chacune de nos rencontres, à peu près une ou deux fois par mois, nous oubliions le passage du temps. Simplement, nous parlions. Qu’importait combien de temps cela durait, jamais nous ne manquions de sujets de discussion et, quand venait le moment de nous dire au revoir à l’entrée des quais de la gare, j’avais toujours l’impression d’avoir oublié un tas de questions importantes.
Bien entendu, cela ne signifiait pas que je n’avais pas de désir. Quand un garçon de dix-sept ans en pleine santé se trouve face à une jeune fille de seize ans, tout près de ses seins émouvants, quand en outre il enlace son corps souple, comment pourrait-il ne pas être sexuellement attiré ? Mais instinctivement, je me disais qu’il valait mieux remettre à plus tard ces choses-là. Tout ce dont j’avais besoin pour le moment, c’était de te voir une ou deux fois par mois, de faire avec toi de longues promenades et de parler en toute sincérité de toutes sortes de sujets. Avoir des échanges approfondis et mieux nous connaître, tel était mon objectif. Et je ne voulais pas introduire une autre dimension dans ces instants si merveilleux où, à l’ombre des arbres, nous nous embrassions, nos lèvres étroitement jointes. Sinon, quelque chose de précieux aurait été abîmé, et peut-être qu’il aurait été impossible de revenir à la beauté de ces instants. Les questions sexuelles pouvaient attendre. Voilà ce que je ressentais. Ou bien ce que me disait mon intuition.
Mais de quoi exactement parlions-nous alors, front contre front ? À présent, je ne m’en souviens plus. J’imagine que nos conversations étaient tellement denses qu’il m’est devenu impossible de me rappeler précisément chaque sujet abordé. Pourtant, depuis que tu as commencé à te confier à propos de cette fameuse Cité, je crois que nos échanges ont surtout porté là-dessus.
Les détails spécifiques à cette Cité ont été bien établis, ils ont été notés, principalement grâce à toi qui m’as parlé de sa structure, grâce aussi à mes questions concrètes qui demandaient davantage de précisions et enfin à tes réponses. Au commencement, c’est toi qui as créé cette Cité. Ou alors, elle existait en toi depuis longtemps. Mais je crois t’avoir apporté une aide appréciable en transformant tes évocations en quelque chose de visible, de descriptible par des mots. Ce que tu m’exposes, moi, je le consigne. Tout comme derrière les philosophes et les éminents religieux des temps antiques se tenaient leurs archivistes, fidèles et scrupuleux, ou ces hommes que l’on appelle apôtres. Et moi, à la manière d’un scribe compétent ou d’un ardent néophyte, j’avais même un petit carnet dédié à ce travail. Cet été-là, nous avons été tous les deux complètement absorbés par notre œuvre commune.
3
EN AUTOMNE, le corps des bêtes se couvre d’une fourrure dorée, brillante, en prévision de la saison froide à venir. Sur le front, leur unique corne pointue est toute blanche. Elles se lavent les sabots dans l’eau fraîche de la rivière, étirent doucement le cou pour dévorer les fruits rouges et croquent les feuilles des genêts à balais.
Une belle saison.
Je me tiens sur une des tours de guet érigées le long du mur et j’attends que résonne le cor au crépuscule. Peu avant le coucher du soleil, il retentit longuement une première fois, puis trois fois brièvement. C’est la règle. La douce sonorité s’insinue dans l’obscurité des rues pavées. Ce son-là se répète à coup sûr sans changement depuis des centaines d’années (peut-être même plus). Il est profondément ancré dans la Cité, jusque dans les interstices des murs de pierre des maisons et dans le sein des statues alignées le long de la haie, sur la place.
Lorsque le son du cor se fait entendre, les bêtes lèvent la tête vers des souvenirs immémoriaux. Certaines cessent de mâcher des feuilles, d’autres arrêtent de cogner leurs sabots contre les pavés, d’autres encore s’éveillent aux derniers rayons du soleil. Toutes lèvent la tête selon le même angle.
Et tout se fige un instant, on croirait voir un peuple de statues. Le seul mouvement alors, c’est la fourrure des licornes à la tendre couleur dorée qui ondule au gré de la brise, rien d’autre. Mais enfin, que regardent-elles donc ? Le cou incliné dans une certaine direction, les yeux fixés sur le ciel, les bêtes restent immobiles. Et elles tendent l’oreille au son du cor.
Lorsque le dernier écho a disparu, aspiré dans l’espace, elles se lèvent, leurs pattes avant jointes, ou bien s’étirent pour se redresser, et se mettent à avancer, presque à l’unisson. L’envoûtement éphémère est rompu et, durant un certain temps, les rues de la Cité vibrent du claquement de leurs sabots.
En file, elles se déplacent dans les rues pavées sinueuses. Pas de meneuse pour avancer en tête, pour diriger le troupeau. Les yeux baissés, leurs épaules s’abaissant et se relevant en un rythme rapide, de droite à gauche, c’est comme si elles s’immisçaient simplement dans le flot d’une rivière de silence. Et pourtant, il existe comme un lien indéniable entre elles.
Après avoir observé ce spectacle à plusieurs reprises, je comprends que l’itinéraire de ces bêtes, ainsi que leur vitesse, est strictement déterminé. Rejointes par des comparses ici ou là, elles traversent le Vieux Pont aux arches légèrement voûtées et se dirigent vers la place à la flèche aiguë (l’horloge de la tour, dont les deux aiguilles ont disparu, comme tu me l’as dit). Ensuite, un petit groupe qui broutait de l’herbe bien verte sur l’îlot de la rivière intègre le troupeau. Toutes s’avancent alors vers l’amont, suivent le canal asséché en direction du nord, traversent une zone industrielle, ralliées par un autre groupe qui cherchait des noix dans la forêt. Puis l’ensemble du troupeau oblique vers l’ouest et emprunte le passage couvert de la fonderie. Après l’avoir franchi, les bêtes montent le long escalier de la colline du Nord.
Dans la Cité entourée de murs, il n’y a qu’une porte. Cette lourde porte qui paraît très solide, renforcée par d’épaisses plaques de fer fixées à l’horizontale et à la verticale, c’est le rôle du gardien de l’ouvrir et de la fermer. Néanmoins, l’homme la manœuvre facilement. Personne d’autre que lui n’est autorisé à poser la main sur elle.
Le gardien est un homme de haute stature, taillé en force, extrêmement loyal à sa tâche. Son crâne anguleux est tondu, sa face complètement rasée. Chaque matin, il fait bouillir une grosse marmite d’eau et, à l’aide d’un grand rasoir aiguisé, il se rase avec soin la tête et le visage. Difficile de lui donner un âge. L’une de ses tâches est de sonner du cor, matin et soir, afin de rassembler les bêtes. Pour cela, il grimpe sur la tourelle d’environ deux mètres de haut située devant sa petite loge et souffle dans l’instrument en direction du ciel. Chaque fois que j’entends cet appel, j’éprouve un sentiment d’étrangeté : comment cet homme rustique, presque grossier, peut-il produire une sonorité aussi douce, aussi lumineuse ?
Au crépuscule, quand toutes les bêtes, sans exception, se trouvent à l’extérieur des murs, il referme une fois encore la lourde porte et, pour finir, manœuvre la grosse serrure. Laquelle émet alors un cliquetis sec et froid.
Au-delà de la porte, au nord, un emplacement est réservé aux bêtes. C’est là qu’elles dorment, qu’elles s’accouplent, qu’elles donnent naissance à leurs petits. Ce terrain que traverse une petite rivière abrite aussi une forêt et des taillis. Le lieu est lui aussi entouré d’un mur. Pas très haut, un muret plutôt, d’un peu plus d’un mètre de hauteur, mais, pour on ne sait quelle raison, les bêtes ne peuvent pas le franchir. Ou alors, elles n’essaient pas.
Sur l’enceinte, de part et d’autre de la porte, s’élèvent six tours de guet. Un vieil escalier de bois en colimaçon permet à tout un chacun d’y monter. De là, on jouit d’une vue panoramique sur l’habitat des bêtes. Mais habituellement, personne ne se soucie d’y grimper. Les habitants de la Cité semblent ne pas s’intéresser du tout à la vie des licornes.
Durant une semaine pourtant, au début du printemps, les citadins se pressent pour y monter afin d’observer les batailles acharnées auxquelles elles se livrent. À cette période de l’année, elles deviennent bien plus féroces que ce que l’on supposerait d’après leur apparence coutumière : entre eux, les mâles luttent alors de toutes leurs forces, prêts à se battre jusqu’à la mort pour approcher les femelles, oubliant même de se nourrir. Tout en poussant des grognements, ils tentent d’enfoncer la pointe aiguë de leur corne dans la gorge ou le ventre de leurs rivaux.
Pendant cette seule semaine que dure la période des amours, les bêtes n’entrent pas dans la Cité. La porte reste close afin d’éviter tout danger pour les habitants (il n’y a donc pas non plus d’appel du cor le matin ou le soir durant cette période). Un nombre considérable de bêtes sont gravement blessées au cours de ces combats, certaines même n’y survivent pas. Par la suite, du sang rouge répandu sur la terre naîtra un nouvel ordre, une nouvelle vie. Tout comme les branches vertes des saules qui bourgeonnent d’un seul coup au début du printemps.
Les bêtes observent leur propre cycle, obéissant à un ordre spécifique et unique que nous ne pouvons pas même imaginer. Toutes les rédemptions se répètent avec régularité, l’ordre est racheté par leur sang. Une fois que cette semaine sanglante est passée, que la tendre pluie du mois d’avril a lavé le sang, les bêtes reprennent leur existence calme et paisible.
Je n’ai jamais vu ce genre de scène de mes propres yeux. C’est toi seulement qui viens de m’en parler.
Les bêtes de l’automne s’accroupissent à leurs places respectives, leur fourrure dorée brillant au soleil couchant. Elles attendent en silence que le son du cor soit aspiré dans l’air environnant. Sans doute leur nombre dépasse-t-il largement le millier.
C’est ainsi que se termine la journée dans la Cité. Les jours passent, les saisons changent. Mais les jours et les saisons ne sont que transitoires. La temporalité originelle de la Cité se situe ailleurs.
4
NI TOI NI MOI ne nous rendons visite dans nos maisons. Nous n’avons même pas vu une seule fois nos familles respectives, ni rencontré nos amis. Bref, nous ne voulons absolument pas que l’on nous dérange. En aucun cas. Toi et moi nous satisfaisons tout à fait de passer du temps ensemble, juste nous deux. Nous n’imaginons pas y associer autre chose. En outre, concrètement, il n’y a pas de place pour y ajouter quoi que ce soit d’autre. Car, comme je l’ai déjà mentionné, nous avons tant et tant à nous dire que le temps nous est limité.
Tu ne parles presque pas de ta famille. Tu ne m’en as révélé que quelques bribes. Ton père était un fonctionnaire local, mais, alors que tu avais onze ans, il a commis une maladresse et a été contraint de démissionner. Il travaille aujourd’hui comme employé dans l’administration d’une école de bachotage. Je ne sais pas de quel genre de « maladresse » il s’agit. Apparemment, tu ne veux pas parler de ces choses. Ta mère biologique est décédée d’un cancer quand tu avais trois ans. Tu ne t’en souviens presque pas. Même son visage, tu l’as oublié. Ton père s’est remarié lorsque tu avais cinq ans et ta sœur cadette est née l’année suivante. Aussi ta belle-mère joue-t-elle pour toi le rôle de mère et, malgré l’absence de lien du sang, sans l’avoir voulu, tu as fini par te sentir presque plus proche d’elle que de ton propre père. C’est ce que tu m’as confié une fois (un peu comme une note en caractères minuscules en bas de page). À propos de ta sœur, qui a six ans de moins que toi, aucune information, si ce n’est « qu’elle est allergique aux poils de chat, et que par conséquent, on ne peut pas en avoir un à la maison ».
Quand tu étais enfant, ta grand-mère maternelle était la seule pour qui tu ressentais une véritable affection, tout à fait spontanée. Elle habitait dans l’arrondissement voisin et, dès que tu en avais l’occasion, tu prenais le train toute seule et tu allais lui rendre visite. Durant les vacances scolaires, tu passais même quelques jours chez elle. Ta grand-mère te portait un amour inconditionnel. Malgré ses maigres revenus, elle t’achetait de petits cadeaux. Mais, chaque fois que tu partais la voir, tu constatais que le visage de ta belle-mère affichait un air mécontent et, même si elle ne disait rien d’explicite, petit à petit, tu as déserté le foyer de ta grand-mère. Laquelle d’ailleurs a disparu quelques années plus tard, victime d’un infarctus.
Tout cela, tu me l’as raconté fragment par fragment. Comme si tu sortais des lambeaux de je ne sais quoi de la poche d’un vieux manteau.
Autre chose dont je me souviens très bien : quand tu me parlais de ta famille, tu fixais toujours la paume de ta main. On aurait dit que, pour bien suivre le déroulement de ton histoire, il était essentiel que tu déchiffres avec soin les lignes de ta main.
Quant à moi, je n’ai quasiment rien trouvé à te dire sur ma famille. Mes parents sont des parents on ne peut plus ordinaires. Mon père travaille dans une boîte pharmaceutique, ma mère est femme au foyer. Ils se comportent tous deux comme des parents normaux, parlent à la façon de parents normaux. Moi, j’ai un vieux chat noir. À propos de ma vie à l’école, je n’ai pas grand-chose non plus à raconter. Mes résultats ne sont pas spécialement mauvais, mais pas remarquables au point d’attirer l’attention. Le lieu dans lequel je me sens le plus à l’aise à l’école, c’est la bibliothèque. J’aime y rester seul pour lire et passer le temps à rêver. C’est dans cette bibliothèque scolaire que j’ai lu la plupart des livres que j’ai lus.
Je me rappelle très bien la première fois que je t’ai rencontrée. C’était à l’occasion de la remise des prix du Concours d’essais des lycéens, lors de l’annonce des cinq premiers lauréats. Toi et moi occupions la troisième et la quatrième place et nous étions assis l’un à côté de l’autre. C’était l’automne, j’étais alors en deuxième année de lycée, toi encore en première année. Comme la cérémonie était ennuyeuse, nous avons échangé quelques mots à voix basse. Tu portais le blazer bleu marine de ton uniforme scolaire et une jupe plissée également bleu marine. Un chemisier blanc orné d’un ruban, des chaussettes blanches et des mocassins noirs. Tes chaussettes étaient d’un blanc immaculé et tes chaussures parfaitement cirées. Comme si sept gentils petits nains les avaient soigneusement lustrées avant l’aube.
Je ne suis pas particulièrement doué pour écrire. Certes, j’aime lire depuis tout petit, et dès que j’avais du temps libre je me plongeais dans un livre, mais je ne me croyais pas doté du talent d’écriture. Pour ce concours, tous les élèves de la classe ont dû rédiger un essai durant le cours de japonais ; le mien a été remarqué par le lycée et transmis au comité décisionnaire. Il a ainsi rejoint la sélection finale. Voilà comment, de façon tout à fait inattendue, j’ai été choisi. Pour être honnête, je ne vois pas ce qu’il y a de si bon là-dedans. Même après l’avoir lu et relu, je continue à le trouver médiocre et sans mérite particulier. Mais comme plusieurs juges ont considéré qu’il était digne d’être récompensé, sans doute contenait-il des éléments intéressants. Mon enseignante principale a été très heureuse pour moi. De toute ma vie, jamais aucun de mes professeurs n’avait considéré comme positif quelque chose me concernant. Aussi ai-je décidé d’accepter cette récompense avec reconnaissance en me dispensant de toute remarque stérile.
Ce concours est organisé par plusieurs districts, tous les ans à l’automne ; le thème en est différent chaque année et, cette fois-là, le sujet proposé était : « Mes amis ». Malheureusement, il m’était impossible de débusquer un seul « ami » à propos duquel j’aurais pu raconter toutes sortes d’anecdotes afin de remplir cinq feuilles de quatre cents caractères. Mais, à la maison, j’avais un chat. J’ai relaté comment ma vieille chatte et moi nous entendions et vivions ensemble, comment nous nous communiquions nos sentiments — malgré certaines limites, bien entendu. J’avais beaucoup à dire sur cet animal. C’était une chatte très intelligente, unique en fait. Probablement y avait-il parmi les juges de fervents amoureux des chats qui ont souvent un préjugé favorable vis-à-vis de leurs semblables.
Toi, tu avais consacré ton essai à ta grand-mère maternelle. Tu avais insisté sur la tendresse entre une vieille femme solitaire et une jeune fille qui l’était tout autant. Sur les valeurs modestes et authentiques que ce lien avait engendrées. C’était un texte plein de charme, très émouvant. Mille fois meilleur que le mien. Je n’arrivais pas à comprendre pourquoi tu n’étais classée que quatrième, et moi troisième. Je te l’ai avoué en toute franchise. Tu as souri alors et tu m’as répondu : « Non, je pense que ton essai est bien supérieur au mien. » Et tu as ajouté : « C’est vrai, je t’assure ! » Puis : « Ton chat a l’air d’être drôlement chouette.
— Oui, et il est très malin », ai-je répondu.
Tu as souri de nouveau.
« Et toi, tu as un chat chez toi ? » t’ai-je demandé.
Tu m’as fait signe que non. « Ma sœur est allergique aux poils de chat. »
C’était là la première information personnelle, bien modeste, que j’obtenais de toi. Ta sœur était allergique aux poils de chat.
Tu es très jolie. Du moins à mes yeux. Tu es petite, avec un visage plutôt rond et des mains aux beaux doigts fins. Des cheveux courts, une frange noire qui te retombe sur le front. Comme une hachure minutieusement dessinée. Un petit nez droit, des yeux très grands. Selon les critères généralement admis à propos des traits du visage, on pourrait objecter qu’il y a comme une disproportion entre ton nez et tes yeux, mais moi, ce déséquilibre me ravit. Des lèvres fines, rose pâle, toujours consciencieusement closes. Comme si tu cachais au fond de toi quelque secret important.
Nous cinq, les lauréats, montons à tour de rôle sur la scène, et un certificat et une médaille nous sont remis cérémonieusement. La gagnante, une élève très grande, prononce un bref discours de remerciement. Comme récompense supplémentaire, nous avons droit à un stylo-plume (car un fabricant de stylos-plume sponsorisait le concours. J’utilise d’ailleurs toujours ce stylo après de nombreuses années). Peu avant que ne se termine cette longue et ennuyeuse cérémonie, je note au stylo-bille mon nom et mon adresse sur une feuille de mon carnet, je déchire la page et te la fais passer discrètement.
« Si ça ne t’ennuie pas, pourquoi tu ne m’écrirais pas une lettre ? » te dis-je d’une voix un peu rauque.
D’ordinaire, je n’agis pas avec autant de témérité. De nature, je suis plutôt timide (et, bien entendu, très anxieux). Mais quand j’ai compris que nous allions nous séparer et que je ne te reverrais peut-être plus, j’ai senti avec acuité qu’il ne fallait pas commettre cette erreur, que ce serait vraiment trop injuste. J’ai alors rassemblé tout mon courage et osé ce geste plein d’audace.
Un peu surprise, tu saisis la feuille de papier, tu la plies soigneusement en quatre et tu la glisses dans la poche de poitrine de ton blazer. Juste au-dessus du renflement de tes seins à la courbe douce et mystérieuse. Puis tu portes ta main à ta frange et rougis légèrement.
« J’aimerais lire ce que tu écris, je veux dire, davantage », dis-je. Comme quelqu’un qui ouvre la porte de la mauvaise pièce et ne trouve à prononcer qu’une excuse boiteuse.
« Moi aussi, je serais vraiment heureuse de lire une de tes lettres. » Et tu hoches la tête à plusieurs reprises. On dirait que tu veux m’encourager.
Je reçois ta lettre une semaine plus tard. Une lettre très belle. Je l’ai relue au moins vingt fois. Puis, installé à ma table, avec mon tout nouveau stylo-plume, je rédige une longue réponse. C’est ainsi qu’a débuté notre correspondance, une relation épistolaire rien qu’à nous.
Étions-nous amoureux ? Le mot était-il seulement pertinent, s’agissant de nous ? Je ne sais pas. »
Extraits
« Mon ombre a eu une autre quinte de toux sèche. Elle a réfléchi un instant. (…)
“Je pense que les habitants de la Cité ne savent pas qu’en fait, ils sont des ombres. Ils se croient des corps maîtres et pensent que leurs ombres ont été bannies de la Cité. En réalité, n’est-ce pas exactement le contraire ? Les corps ont été bannis, et ceux qui se trouvent à l’intérieur du mur sont des ombres – telle est mon hypothèse.”
J’ai médité ces paroles. “Et les corps bannis de la Cité fortifiée pensent qu’ils sont des ombres, c’est ce qu’on leur a fait croire. C’est bien ce que tu veux dire ?
– Oui, exactement. Et aux uns comme aux autres, on a implanté de faux souvenirs.”
J’ai essayé de suivre son argumentation tout en continuant de me frotter les mains, mais à mi-chemin, j’ai perdu le fil. » p. 135
« Merci pour ta prévenance, je te suis reconnaissant de tout ce que tu as fait pour moi. » Oki a marqué un temps avant de reprendre.
« Ce n’est peut-être pas mes affaires mais, à mes yeux, tu as toujours été quelqu’un de mystérieux. Je veux dire, imprévisible, ou insaisissable… Cette histoire de recherche d’emploi, c’est pareil, je ne sais pas pourquoi il a fallu que tu quittes la boîte aussi précipitamment pour postuler à un emploi mal payé dans la bibliothèque d’un patelin paumé. Mais j’imagine que tu as une raison importante. Un jour, si cela te dit, je serai ravi de t’entendre m’expliquer tout ça », a-t-il dit avant de toussoter. Il a poursuivi : « En tout cas, je souhaite que ta nouvelle vie dans cet ailleurs soit fructueuse.
— Je te remercie », ai-je dit. Puis, résolument, je lui ai demandé :
« À propos, t’est-il déjà arrivé de prendre conscience de ton ombre ?
— Mon ombre ? Tu veux bien dire ma silhouette sur un mur ou dans la rue ? »
Il s’est plongé dans ses pensées. « Non, en effet. Je ne pense pas que cela me soit jamais arrivé, non, pas particulièrement.
— Moi, à titre personnel, j’y pense énormément. Surtout ces derniers temps. En tant qu’être humain, je ne peux m’empêcher de me sentir responsable vis-à-vis de mon ombre : est-ce que j’ai toujours été juste avec elle, l’ai-je traitée impartialement jusqu’ici ?
— Euh… Et ce questionnement fait sans doute partie des raisons de ta recherche d’un nouvel emploi ?
— Peut-être bien. »
Oki s’est tu à nouveau un moment. « Je vois… Enfin, non, je ne vois toujours pas vraiment, mais un de ces jours, je prendrai le temps de méditer sur mon ombre. À ce qui est juste et équitable pour elle. »
« Dans ma tête se déroulait un conflit acharné entre Je réel et l’irréel. Je me trouvais hic et nunc enserré entre ces deux mondes à l’interface subtile entre le conscient et le non-conscient. Il me fallait décider à quel monde je voulais appartenir. » p. 160
«Ce que j’essaie de dire, c’est ceci : quand on fait l’expérience d’un amour pur, sans mélange, une part de votre cœur retrouve irradiée, pour ainsi dire. En un sens, elle a été consumée. Surtout quand cet amour lui a été arraché, pour une raison quelconque. Un amour de ce genre est à la fois la bénédiction suprême et la malédiction la plus tragique pour qui en est atteint. Comprenez-vous ce que je veux vous dire ?
— Je pense que oui. » p. 327
À propos de l’auteur
Né à Kyoto en 1949 et élevé à Kobe, Haruki Murakami a étudié le théâtre et le cinéma, puis a dirigé un club de jazz, avant d’enseigner dans diverses universités aux États-Unis. En 1995, suite au tremblement de terre de Kobe et à l’attentat du métro de Tokyo, il décide de rentrer au Japon.
Plusieurs fois pressenti pour le prix Nobel de littérature, Haruki Murakami a reçu le Yomiuri Literary Prize, le prix Kafka, le prix de Jérusalem pour la liberté de l’individu dans la société en 2009, le prix Hans Christian Andersen en 2016, le prix Cino Del Duca en 2022 et le prix Princesse des Asturies en 2023. (Source : Éditions Belfond)
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