
En deux mots
Jacques est le beau-père de la narratrice. Entre Le Havre et Abidjan, il jongle avec ses affaires et sa vie. Il dilapide sa fortune avant de l’avoir gagnée et il dose son insuline comme il l’entend. Personnage fantasque et irresponsable, il cependant laisser une trace indélébile.
Ma note
★★★ (bien aimé)
Ma chronique
L’homme le plus seul au monde
Dans son nouveau roman, Florence Seyvoz met en scène une famille recomposée luttant constamment contre des problèmes d’argent, le mari étant incapable de gérer son budget. Son épouse et ses deux belles-filles forme « le cœur et le prétexte » de son utopie, à la fois fascinées et victimes.
Une fois le livre refermé, je ne sais pas s’il faut d’abord retenir le côté attachant de l’homme dont on va suivre ici l’histoire ou bien son inconscience. À l’image du jugement de sa belle-fille (la narratrice), mon cœur balance.
Quand elle fait la connaissance de Jacques, le nouveau compagnon de sa mère, elle est fascinée par sa générosité et son panache, ne se doutant pas alors ce qui se cache derrière ces belles envolées. Mais n’allons pas trop vite en besogne et commençons par le commencement, c’est-à-dire par… la fin de cet homme, qui arrive très affaibli de Côte d’Ivoire où il travaille. Il ne le sait pas encore, mais ses jours sont comptés.
Il vient chercher du réconfort au Havre, où vivent désormais sa femme et ses deux belles-filles Anna et Irène qui garderont leurs années passées à Abidjan comme une parenthèse enchantée. Car, à l’heure du bilan il faut bien reconnaître que ce dernier n’est guère reluisant.
Pendant quasiment toutes les années de leur mariage, la famille a été confrontée à des problèmes d’argent, aux huissiers, à une précarité dont l’origine est à mettre au débit du côté cigale de Jacques qui dépensait l’argent qu’il n’avait pas pour des meubles achetés chez un antiquaire ou encore un piano. À peine livrés, il fallait songer à les revendre…
« Ça va aller, c’était la seule phrase qui me venait à l’esprit, et je savais que je ne devais pas la prononcer. Prononcer cette phrase, c’était me débarrasser d’elle et de toute cette poisse, cette situation à laquelle je ne parvenais pas à m’intéresser vraiment et dont je ne mesurais pas la gravité. Anna sait fort bien que revendre les meubles, c’est trahir Jacques, même si c’était lui qui les avait trahis en les achetant à crédit, et pourtant, elle attache plus d’importance à sa déception au moment de la revente, qu’au désespoir de sa mère. »
À Abidjan Jacques promet de régler la situation, demande sa femme à ses côtés, trouve le temps d’un nouveau contrat de quoi effacer quelques dettes, puis plonge à nouveau, cherchant quelques expédients pour retenir les huissiers.
« Pendant des années, j’ai vu ma mère ne vivre qu’ainsi, dans un temps découpé et sous la menace, passant d’une échéance à une autre, d’un objectif à un autre: il fallait tenir jusqu’à la fin de l’hiver, il fallait tenir encore un mois, faire patienter la banque une semaine, le temps qu’un chèque soit déposé puis crédité — en espérant qu’il ne soit pas en bois. Jacques, lui, n’avait aucune notion du temps. Quand il disait le mois prochain, cela pouvait signifier dans six mois, dans un an, pour lui ça n’avait pas d’importance. »
Florence Seyvos rend parfaitement cette atmosphère si particulière de fascination-répulsion, ce quotidien marqué par la précarité financière et par l’envie – sinon le besoin – de croire aux promesses d’un homme pour lequel « le présent n’avait aucune importance. Seul comptait le futur, l’utopie sans cesse réinventée, sans cesse perfectible. Étrangement, nous étions toutes les trois au centre de cette utopie. Nous en étions à la fois le cœur et le prétexte. »
On sait depuis Le Garçon incassable, combien la romancière sait marier des sentiments contradictoires, sait repousser les problèmes – fussent-ils graves – par l’imagination. Elle en donne ici une nouvelle démonstration, avec toutes les nuances sur lesquelles sa palette stylistique peut jouer.
En confiant la narration à sa jeune belle-fille, elle en accentue aussi l’intensité.
Un perdant magnifique
Florence Seyvos
Éditions de L’Olivier
Roman
144 p., 19,90 €
EAN 9782823619553
Paru le 3/01/2025
Où ?
Le roman est situé en France, au Havre et en Côte d’Ivoire, à Abidjan. On y évoque aussi Paris, la Savoie, le Perche et Lyon ainsi que Rome.
Quand ?
L’action se déroule de nos jours.
Ce qu’en dit l’éditeur
Mélange de pudeur et de violence, Un perdant magnifique est le portrait d’une personnalité à part, aussi monstrueuse qu’irrésistible.
Au cœur d’une famille en pleine implosion, le beau-père atypique capte toutes les attentions. Mythomane, dépensier, capricieux, suicidaire, généreux, élégant, clochardisé, sincère, menteur, enthousiaste, dépressif, Jacques est tout cela à la fois. Entre la France et la Côte d’Ivoire, il entraîne la narratrice, sa sœur Irène et leur mère dans un tourbillon qui finira par le tuer.
Depuis toujours, Florence Seyvos est comme hantée par ce personnage mystérieux… et toxique. Avec Un perdant magnifique, elle n’a jamais été aussi proche de la vérité. Une vérité douloureuse qu’elle restitue avec ce mélange de pudeur et de violence qui est sa marque de fabrique. Comme dans Le Garçon incassable, son plus grand succès à ce jour, elle parvient à poser un regard précis, parfois cruel, sur toutes les situations, mais avec une délicatesse infinie.
Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
France Culture (Les midis de culture)
Florence Seyvos présente « Un perdant magnifique » © Production Librairie Mollat
Les premières pages du livre
« Il somnolait toute la journée, assis sur le canapé, la tête renversée en arrière, les mains à plat sur ses genoux. Il était devenu très maigre. J’étais fascinée par l’armature de ses os sous le pyjama. Ses yeux s’étaient creusés. Quand il les ouvrait, il avait l’air méchant ; quand il les fermait, il avait l’air d’un mort. De temps en temps, je m’approchais pour vérifier qu’il respirait toujours. J’avais peur qu’il meure sans bruit près de moi, sans que je m’en aperçoive.
La nuit venue, il s’éveillait. Il furetait dans la cuisine comme un insecte. Une fourchette à la main, il mangeait devant le frigo ouvert trois rondelles de concombre, deux macaronis coagulés, quelques petits pois. Il trouvait tout mauvais et se jetait alors sur ce qu’il y avait de plus sucré.
Il s’énervait parce que ma mère avait une façon irrationnelle, selon lui, de ranger les choses. Il ouvrait toutes les portes des placards, tous les tiroirs, furieux contre moi parce que j’étais complice ou que je n’étais pas fichue de devancer ses désirs et de lui venir en aide. Quand il était rassasié, il fumait, entouré de barquettes de fromage blanc vides, de pots de confiture ouverts, de cellophanes froissées.
– Va te coucher, au lieu de me tenir compagnie, disait-il.
Je restais. Je rêvais de m’échapper, mais je restais. Il me tendait son paquet et nous fumions l’un en face de l’autre en silence. Il allumait cigarette sur cigarette et faisait tomber sa cendre à petits gestes secs. Le cendrier débordait de mégots et de filtres à nicotine aux granulés jaunis, qui exhalaient leur odeur pestilentielle. Si j’esquissais un geste pour ranger, il m’ordonnait de me rasseoir.
– Tu vois, j’ai le sac-poubelle à côté de moi, j’aurai tout nettoyé en trois minutes. Ta sœur est déjà couchée ?
– Je crois qu’elle lit dans sa chambre.
Souvent, pour éviter de le croiser, Irène montait dans sa chambre sitôt son dîner avalé. Jacques ne cessait de lui faire des remarques sur sa coiffure – C’est informe, disait-il – et sa façon de s’habiller. Il avait en aversion une chemise qu’elle portait sept jours sur sept, la lavant le soir pour la remettre le lendemain, une sorte de blouse à petits carreaux vert pâle, qui lui descendait jusqu’à mi-cuisses. Ma mère montait dans sa chambre très tôt, elle aussi. Elle était épuisée. Parfois quand je passais dans le couloir, je voyais le rai de lumière s’éteindre sous sa porte, il n’était même pas 10 heures. Nous étions donc seuls, lui et moi, seuls avec le bruit du vent dans le jardin, la nuit noire et nos reflets dans les vitres de la cuisine. Il avait installé une petite lampe de chevet sur la table parce que la lumière du plafonnier lui faisait mal aux yeux. Cette table était sa cabane, il avait tout à portée de main, ses lunettes, le journal au cas où il aurait eu envie de le lire, mais en général il ne l’ouvrait pas, des médicaments, du Sopalin, et chaque soir un sac-poubelle neuf, bien ouvert sur la chaise à côté de la sienne.
Je cherchais des sujets de conversation, qui s’épuisaient parfois en une minute. Je lui donnais des nouvelles de mes camarades du lycée, ceux qu’il connaissait et que je n’osais pas inviter à la maison, par peur de le déranger, surtout par peur qu’ils le voient errer en pyjama, hirsute, les yeux fous. Je leur disais, En ce moment mon beau-père est là, c’est un peu compliqué, et ils ne posaient pas de questions. J’avais des souvenirs pénibles de l’année précédente – eux aussi, sûrement – quand il faisait irruption au milieu de nos parties de cartes : Excusez-moi, Nicolas, c’est bien Nicolas, votre prénom ? Nicolas, auriez-vous l’amabilité de garer votre mobylette de sorte qu’elle ne dépasse pas du hangar ? Merci. C’est une vision assez pénible. C’est positivement hideux, ce porte-bagages de mobylette qui dépasse. Par ailleurs, Nicolas, le disque que vous avez mis tout à l’heure, c’était bien Coltrane, n’est-ce pas ? Quelle année ? Fabuleux, fabuleux. Je me rappelais les visages de Nicolas, d’Olivier, de Laurence, en état de sidération, et leur soulagement dès qu’il avait disparu, nos rires étouffés. Fabuleux, fabuleux.
Je lui tenais compagnie, soir après soir. Je n’aurais pas supporté de rester dans ma chambre, sachant qu’il allait se réveiller dans le salon vide et commencer ses errances nocturnes, son occupation maniaque de la cuisine.
Nous avions toujours été les deux couche-tard de la maison. Quand nous vivions encore tous les quatre à Abidjan, ma mère m’envoyait me coucher à 9 heures, parce que les cours commençaient le matin à 7 heures et demie. Je lisais un peu et je me relevais, une heure plus tard, incapable de dormir. Je trouvais Jacques à la cuisine, il fumait en finissant un verre de vin. Tu devrais être au lit, Anna. Je déclarais que je n’avais pas sommeil et il n’insistait pas. Je me faisais une tasse de citronnelle. Je m’asseyais en face de lui, à la table amovible qui traversait la petite cuisine, et nous bavardions. J’avais l’impression de traîner dans un bar, comme une adulte. La plupart du temps, nous parlions de musique. Au bout de la deuxième ou troisième fois, il m’avait demandé, Est-ce que tu sais jouer aux échecs ? Il était allé chercher l’échiquier, dans un tiroir du meuble de la salle à manger, et il avait commencé à m’apprendre les déplacements de chaque pièce. Il était extrêmement patient. Au début, il m’arrivait de réfléchir un quart d’heure ou vingt minutes avant de jouer. Jacques attendait tranquillement. Il se resservait un verre de vin et remplissait de granulés son fume-cigarette, un objet étrange et tout sauf élégant, qu’il avait fait fabriquer et sur lequel il adaptait un embout maintenu avec du sparadrap. Pendant que je réfléchissais, il ne disait rien qui pût m’aider, ou me troubler. Et moi, je pensais à la chèvre de monsieur Seguin qui s’était battue toute la nuit contre le loup. Certaines phrases du conte me revenaient à l’esprit. Je me battais, la tête baissée. Je parais les attaques avec mes cornes, du mieux que je pouvais. Je perdais toujours, mais de moins en moins vite. Jacques ne me faisait pas de cadeau, et cela me rendait fière. Simplement, quand il avait le choix, il se contentait de me prendre un pion ou un cavalier plutôt que ma reine, sachant que la perte de ma reine me plongeait toujours dans un abattement insurmontable, un véritable chagrin. Et vers minuit, que la partie fût terminée ou pas, il me disait : Je crois qu’il faut que tu ailles dormir, maintenant. J’allais me coucher, je pensais que j’avais la tête trop pleine de diagonales, de cases et de calculs pour m’endormir, mais je tombais comme une masse.
Et cet hiver-là, nous retrouvions quelque chose de cette habitude, comme une réplique déformée, grimaçante, mais à laquelle je ne voulais pas renoncer. Plus de partie d’échecs, nous ne faisions que parler et fumer, puisque je fumais, à présent, moi aussi. Nous restions ensemble parfois jusqu’à 2 ou 3 heures du matin, comme si nous avions ouvert une brèche dans la nuit et qu’il nous fallait occuper ce territoire gagné sur un ennemi invisible. Ce territoire, si inconfortable fût-il, nous ne pouvions pas le lâcher. L’ennui, l’agacement, les silences parfois interminables, la fumée de plus en plus opaque qui me donnait mal à la tête, tout valait mieux que d’aller se coucher, tout valait mieux que d’éteindre. Alors nous parlions de n’importe quoi, absolument n’importe quoi, de la température extérieure, exceptionnellement froide pour un hiver havrais, des cimetières d’éléphants, de musique répétitive, que je défendais et qui l’agaçait – C’est exaspérant, s’écriait-il en insistant sur le xas –, mais de toute façon tant de choses l’agaçaient. Il ne pouvait rester concentré longtemps sur un sujet. Il m’écoutait en hochant la tête, froissait un paquet de cigarettes vide, en ouvrait un autre et disait soudain : Tu m’as racheté de la chicorée ?
Il lui fallait des provisions en permanence. Il y avait eu la semaine du Viandox, la semaine de l’Antésite et ensuite celle de la chicorée. Il buvait aussi des litres de jus de fruits et de boissons gazeuses. J’allais au supermarché deux à trois fois par jour. J’étais soulagée qu’il n’eût plus la force de m’y accompagner. La dernière fois qu’il l’avait fait, il s’était assis sur le tapis roulant d’une caisse fermée, les pieds dans le vide, frissonnant dans son manteau à carreaux démodé d’où dépassait un bas de pyjama jaune. J’avais eu peur qu’on le jette dehors avant que j’aie fini de payer.
Notre mère avait tout de suite compris qu’il était atteint de diabète. Elle l’avait deviné le jour même où elle était allée le chercher à l’aéroport. Elle avait fait deux heures de route pour lui éviter de prendre le train jusqu’au Havre. Ce jour-là, nous les avions attendus, Irène et moi, nerveuses, nous chamaillant toutes les cinq minutes, partagées entre l’excitation de le revoir – nous ne l’avions pas vu depuis un an, depuis le Noël précédent dont le souvenir nous hantait – et l’espoir que l’avion aurait du retard, et que peut-être il leur faudrait dormir à Paris.
Il n’avait pas pu acheter son billet d’avion, ils étaient très chers au moment de Noël. Notre mère m’avait demandé si elle pouvait utiliser mon livret de Caisse d’épargne, qui était mieux pourvu que celui d’Irène parce que je ne l’utilisais jamais. C’était exactement le montant du billet. Je ne sais pas si elle avait dit à Jacques d’où venait l’argent.
Quand la porte s’est ouverte, la surprise et l’effroi nous ont glacé le sang. Il portait sur les épaules le blouson en faux daim beige de notre mère, et aussi son châle rose noué autour du cou. Pour tout bagage, il n’avait qu’un sac en plastique. Il s’est assis comme un vieillard sur la chaise de l’entrée et a dit : Ça fait du bien de vous revoir, mes agneaux.
Il a catégoriquement refusé de voir un médecin.
Quelques jours après son arrivée, il avait repris des forces, un peu de poids, aussi. Il se sentait mieux, il a décidé que nous irions dîner dehors, dans une sorte de café russe dont il avait le souvenir, en centre-ville. Il a dit que nous partirions à 7 heures. À 7 heures moins dix, nous étions prêtes et nous attendions au salon, nous ne voulions pas le contrarier. Jacques n’avait pas fini de prendre sa douche. Puis nous avons entendu le bruit de son rasoir électrique. Il est passé devant nous, parfumé, les cheveux soigneusement peignés sur le côté, vêtu d’une chemise blanche boutonnée jusqu’au col et d’un blazer en laine, il est descendu à la cave à la recherche d’une paire de chaussures qu’il était certain d’avoir rangée là, l’hiver précédent. Il a fini par les retrouver mais elles ne lui plaisaient plus. Il en a cherché d’autres, ce qui a pris encore un certain temps. Il les a cirées. J’étais sur le canapé, à côté d’Irène. Je lisais L’Idiot, incapable de me concentrer, reprenant trois fois le même paragraphe, et Irène feuilletait Télérama en froissant exagérément chaque page qu’elle tournait. De temps en temps nous levions le nez et échangions un regard. Irène relevait sa manche et jetait un coup d’œil appuyé à sa montre. Notre mère était assise à son secrétaire, elle classait des papiers. À 8 heures moins vingt, Jacques a enfilé son manteau et a dit : Nous sommes prêts, mes enfants.
Dans la voiture, nous n’avons pas parlé. Quand je repense à cette période, c’était comme si notre mère avait perdu la voix. Elle ne disait jamais rien, elle ne disait que les phrases qui lui paraissaient absolument nécessaires, N’oubliez pas de baisser le chauffage avant d’aller vous coucher, Quelqu’un a fermé la porte à clé ? d’une voix détimbrée. Tout lui semblait égal. C’est elle qui a pris le volant, tandis que Jacques garnissait de granulés son fume-cigarette. Elle a garé la voiture un peu avant les Halles. Il faisait presque moins dix et j’ai regretté de ne pas avoir emporté de gants. Nous avons suivi Jacques qui marchait lentement, sa sacoche à l’épaule. Irène a pris le bras de notre mère. Nos pas résonnaient dans l’air glacé, les rues étaient quasiment vides. L’entrée de la Datcha était doublée d’un rideau sombre dans les plis duquel nous nous sommes emberlificotés, avant de trouver l’issue. Il y avait deux grandes salles aux murs de bois clair, garnies de petites tables basses. Tapis au sol, lumières tamisées dans les tons orangés, canapés recouverts de tissus. Seules deux ou trois tables étaient occupées. Nous avons choisi la nôtre, Jacques et notre mère se sont assis sur le canapé, Irène et moi sur les tabourets, ce qui faisait que nous les surplombions légèrement. Jacques a aussitôt commandé de la vodka. Notre mère a refusé la vodka et commandé un kir. Irène et moi avons pris du thé et nous nous sommes partagé un verre de vodka que nous sirotions délicatement à tour de rôle, pour le plaisir de sentir les picotements qui restaient sur nos lèvres longtemps après le contact avec l’alcool. Peu à peu nous nous sommes enhardies à boire de petites gorgées. J’ai très vite eu l’impression de tanguer sur mon tabouret. J’ai englouti une grande quantité de pirojkis, leur croûte était dure et ils avaient un goût de réchauffé, mais je ne pouvais pas m’arrêter. Jacques aussi mangeait beaucoup, nerveusement. Nous parlions à peine, nous étions empruntés. C’était Irène et moi qui faisions le plus d’efforts. Nous feignions, sans y parvenir, de retrouver un peu de l’atmosphère de certains dîners, autrefois, à Abidjan, quand Jacques nous emmenait au restaurant vietnamien au bord de la lagune, ou quand nous fêtions un anniversaire à la maison. J’ai une photo d’Irène et moi, dans la salle à manger d’Abidjan, où nous sommes toutes deux en pyjama. Irène est debout sur une chaise et imite Maria Callas, elle chante à pleins poumons Si je t’aime prends garde à toi, je suis debout près d’elle et je lève une coupe de champagne dans sa direction, tout en faisant semblant de fumer, quatre cigarettes entre les lèvres. Avec mes lunettes et mes cheveux courts, je ressemble à Jerry Lewis.
Et ce soir-là, assis autour de notre petite table, nous nous encouragions du regard, à l’affût d’un sujet de conversation, d’un souvenir, et rien ne nous venait.
Des musiques plus ou moins russes sortaient de petits haut-parleurs, des versions instrumentales de chansons traditionnelles. Irène a reconnu une chanson dont elle savait les paroles par cœur et s’est mise à la chanter doucement, en se penchant au-dessus de la table. Nous nous sommes penchés, nous aussi, pour mieux l’entendre. Comme elle avait peur d’attirer l’attention des autres clients, sa voix tremblait chaque fois que la mélodie montait dans les aigus. Irène chantait très juste et avait une jolie voix, avec un vibrato irrésistible, un peu irrégulier. Souvent nous lui demandions de chanter, nous la suppliions même, mais quand nous insistions, elle ne cédait jamais. Jacques aussi chantait juste, il n’osait pas chanter devant nous mais il avait appris à Irène des chansons italiennes, Bella ciao, Avanti popolo. Il n’avait eu qu’à les lui chanter deux ou trois fois pour qu’elle les mémorise. Quand Irène chantait, Jacques était totalement fasciné. Il n’osait pas bouger, de peur de l’interrompre. À la fin de la chanson, nous avons applaudi en silence. Jacques a commandé un quatrième verre de vodka, puis un cinquième, avant que notre mère donne le signal du départ. »
Extraits
« Ça va aller, c’était la seule phrase qui me venait à l’esprit, et je savais que je ne devais pas la prononcer. Prononcer cette phrase, c’était me débarrasser d’elle et de toute cette poisse, cette situation à laquelle je ne parvenais pas à m’intéresser vraiment et dont je ne mesurais pas la gravité. Comme Irène, au fond, j’étais secrètement soulagée que les meubles restent. Je me préoccupais de la réaction de Jacques. Revendre ces meubles, c’était le trahir. Pourtant c’était bien lui qui avait trahi ma mère en les achetant à crédit. Pourquoi est-ce que je n’en voulais pas à Jacques ? Pourquoi est-ce que j’attachais plus d’importance à sa déception, si les meubles étaient revendus, qu’au désespoir de ma mère devant le gouffre de leurs dettes ? » p. 42
« Pendant des années, j’ai vu ma mère ne vivre qu’ainsi, dans un temps découpé et sous la menace, passant d’une échéance à une autre, d’un objectif à un autre: il fallait tenir jusqu’à la fin de l’hiver, il fallait tenir encore un mois, faire patienter la banque une semaine, le temps qu’un chèque soit déposé puis crédité — en espérant qu’il ne soit pas en bois. Jacques, lui, n’avait aucune notion du temps. Quand il disait le mois prochain, cela pouvait signifier dans six mois, dans un an, pour lui ça n’avait pas d’importance. Et ma mère sans cesse recalculait les échéances, les yeux fixés sur une ligne d’horizon qui reculait systématiquement. Comme un athlète sur la ligne de départ, elle avait besoin de savoir si elle allait courir quatre cents ou huit cents mètres. Le flou l’aurait tuée, je crois, le flou l’aurait rendue folle. » p. 43
« Jusqu’à notre arrivée, notre mère avait vécu dans les travaux en permanence, à l’intérieur comme à l’extérieur. Marteaux piqueurs, bétonneuse, ponceuses, perceuses, manipulés par une armée de maçons, électriciens, plombiers, peintres. Elle ne savait pas encore que, pour Jacques, cette vie était la seule qu’il aimait vraiment, celle où le présent n’avait aucune importance. Seul comptait le futur, l’utopie sans cesse réinventée, sans cesse perfectible. Étrangement, nous étions toutes les trois au centre de cette utopie. Nous en étions à la fois le cœur et le prétexte. » p. 86
À propos de l’autriceFlorence Seyvos © Photo Roberto Frankenberg
Florence Seyvos est née en 1967. En 1992, elle publie un récit, Gratia, aux Éditions de l’Olivier. Puis, en 1995, son premier roman, Les Apparitions, très remarqué par la critique. Pour ce livre, Florence Seyvos a obtenu en 1993 la bourse jeune écrivain de la fondation Hachette, ainsi que le prix Goncourt du premier roman 1995 et le prix France Télévisions 1995. Elle a publié, depuis, L’Abandon en 2002, et Le Garçon incassable en 2013 (prix Renaudot poche). Elle a également publié à l’École des loisirs une dizaine de livres pour la jeunesse et coécrit avec la réalisatrice Noémie Lvovsky les scénarios de ses films, comme La vie ne me fait pas peur (prix Jean-Vigo), Les Sentiments (prix Louis-Delluc 2003) ou Camille redouble. (Source : Éditions de l’Olivier)
Page Wikipédia de l’autrice
Compte X (ex-Twitter) de l’autrice
Tags
#unperdantmagnifique #FlorenceSeyvos #editionsdelolivier #père #hcdahlem #roman #RentréeLittéraire2025 #litteraturefrancaise #litteraturecontemporaine #VendrediLecture #booktok #RentreeLitteraire25 #rentreelitteraire #rentree2025 #RL2025 #lecture2025 #livre #lecture #books #blog #parlerdeslivres #littérature #bloglitteraire #lecture #jaimelire #lecturedumoment #lire #bouquin #bouquiner #livresaddict #lectrice #lecteurs #livresque #lectureaddict #litterature #instalivre #livrestagram #unLivreunePage #writer #reading #bookoftheday #instabook #litterature #bookstagram #bookstagramfrance #lecturedumoment #bibliophile #avislecture #chroniqueenligne #chroniquelitteraire #jaimelire #lecturedumoment #book #bookobsessed #bookshelf #booklover #bookaddict #reading #bibliophile #bookstagrammer #bookblogger #readersofinstagram #bookcommunity #reader #bloglitteraire #aupouvoirdesmots #enlibrairie

