J’emporterai le feu

J’emporterai

En deux mots
Après une période difficile, Mehdi prend la direction du Crédit Commercial de Maroc. Une bonne nouvelle n’arrivant jamais seule, son épouse Aïcha met au monde leur seconde fille Inès. Des années 1980 à nos jours, on suivra les heurs et malheurs de la famille. Et le parcours de Mia et d’Inès, représentantes de la troisième génération des Belhaj.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

« Peut-on être à la fois d’ici et de là-bas ? »

Dans ce troisième volet de la trilogie Le Pays des autres, on retrouve Mathilde, Amine et leurs descendants des années 1980 à 2018. On y suivra plus particulièrement les deux filles de Mehdi et d’Aïcha, Mia et Inès et leur soif de liberté et d’émancipation. Magistral !

Avouons-le, le temps nous a paru long entre Regardez-nous danser, la deuxième partie de la trilogie Le Pays des autres, paru en 2022 et commencée en 2020. On se disait que le prix Goncourt 2016 pour Chanson douce s’était perdue entre ses nombreuses sollicitations. Mais il n’en était rien, bien au contraire. Leïla Slimani était seule, mais sans pouvoir écrire. Comme elle l’explique dans une préface éclairante, la pandémie l’a rattrapée. Elle n’a pas seulement perdu l’odorat et le goût, mais aussi sa force de concentration, son inspiration de romancière. Il lui aura fallu de longs mois avant de reprendre un rythme régulier et le chemin de ce pays des autres.
Si ce troisième volet peut se lire indépendamment des deux précédents – les principaux personnages sont présentés en courtes biographies (voir ci-dessous) – on ne peut que conseiller la lecture des deux premiers tomes pour avoir une vue d’ensemble de cette œuvre remarquable à plus d’un titre et pour retrouver avec ce troisième tome de vieilles connaissances !
Nous sommes désormais dans les années 1980, au moment où Mehdi, après avoir été chef de cabinet au ministère de l’Industrie et dirigé, jusqu’en 1976, la Fédération de football, se voit confier la direction du Crédit Commercial du Maroc. Cette banque, au service du développement des infrastructures et du tourisme, était mal ou pas gérée. En travaillant plus de dix heures chaque jour, il va réussir à transformer l’établissement et à en faire un fleuron de l’économie marocaine. Et susciter des jalousies qui finiront en tragédie. Mais pour l’heure, son emploi du temps l’éloigne de son épouse Aïcha et de sa fille Mia qui auraient pourtant bien besoin de son soutien. Aïcha parce qu’elle est sur le point de mettre au monde Inès, sa seconde fille et Mia parce qu’elle est dans la période de sa vie où son corps se transforme et voit d’un très mauvais œil arriver la concurrence au sein du foyer. Après un grave incident, qui mettra en danger la vie du nouveau-né, elle trouvera un semblant d’équilibre, avant d’être confrontée à de nombreux défis au sein d’une société fermée. Adolescente, puis jeune femme, elle ne pourra revendiquer son homosexualité, choisira de partir pour Paris puis Londres, rêve de devenir une écrivaine célèbre dans le monde entier.
Sa grand-mère Mathilde est sans doute celle qui croit le plus en elle, regardant en avant alors que son mari Amine ressasse ses souvenirs. « Il s’y immergeait avec délice, non pour fuir le présent mais parce qu’il était convaincu de ne plus avoir d’avenir. À soixante-treize ans, il était encore un homme vigoureux, capable de marcher plusieurs kilomètres et de lire sans lunettes. Mais il se sentait inutile. « Plus personne n’a besoin de moi », se répétait-il, et la nostalgie l’envahissait. Comme il regrettait cette époque où ils se battaient contre l’humiliation, où ils étaient tout entiers tendus vers un avenir à construire pour leurs enfants. » Au moment où sa vie décline, il n’a qu’une obsession, trouver un successeur pour la ferme qui est l’œuvre de sa vie.
En choisissant de centrer son roman sur la troisième génération des Belhaj – c’est-à-dire la sienne – Leïla Slimani nous offre sans doute une histoire intime. Autour de la question de l’identité, de racines multiples et de cette envie de ne renier ni celles d’ici, ni celles de là-bas, elle brosse un portrait sans fard des déchirements qu’accompagnent ce choix.
Si le père de Mia lui enjoint d’oublier « ces histoires de racines », pour qu’elle puisse prendre son envol et lui dit « allume un grand incendie et emporte le feu », elle ne pourra faire l’économie de la solitude et du froid, d’un travail acharné et du racisme ordinaire. L’exil est toujours une souffrance.
Au moment de clore cette trilogie, on ne peut qu’admirer une fois encore le talent de Leïla Slimani qui nous apporte une étincelante démonstration des pouvoirs de la littérature.

Index des personnages
Mathilde Belhaj : Née en 1926 en Alsace, elle rencontre Amine Belhaj en 1944, lorsque son régiment stationne dans son village. Elle l’épouse en 1945 et, un an plus tard, le rejoint à Meknès, au Maroc. Ils s’installent dans une ferme et Mathilde accouche de deux enfants, Aïcha puis Selim.
Tandis que son mari travaille d’arrache-pied pour faire de cette ferme une exploitation florissante, elle ouvre un dispensaire où elle soigne les paysans des alentours. Dès son arrivée au Maroc, elle apprend l’arabe et le berbère et, mal-
gré les difficultés et son opposition à certaines traditions, notamment concernant le statut des femmes, elle s’attache à ce pays.

Amine Belhaj : Né en 1917, il est le fils de Kadour Belhaj, interprète dans l’armée coloniale, et de Mouilala. Il hérite des terres de Kadour mais, au début de la Seconde Guerre mondiale, il décide de s’engager dans un régiment de spahis. Auprès de son aide de camp, Mourad, il est incarcéré dans un camp en Allemagne dont il parviendra à s’échapper. En 1944, il rencontre Mathilde et l’épouse à l’église, en Alsace, en 1945. Dans les années 1950, alors que le Maroc est en proie aux troubles, il se consacre avec acharnement à la ferme dont il fait une exploitation prospère. Passionné par l’agronomie et les techniques modernes, il développe de nouvelles variétés d’agrumes et d’oliviers. Après des années de déconvenues, son association avec le médecin hongrois Dragan Palosi lui permet enfin de réaliser des bénéfices et d’intégrer la bourgeoisie de Meknès.

Aïcha Belhaj : Née en 1947, Aïcha est la fille de Mathilde et d’Amine. Elle poursuit sa scolarité à l’école des sœurs où elle obtient d’excellents résultats. À la fin des années 1960, elle part à Strasbourg pour étudier la médecine et revient
s’installer à Rabat au début des années 1970, où elle décide de se spécialiser en gynécologie. Elle épouse Mehdi Daoud, brillant économiste et haut fonctionnaire.

Selim Belhaj : Né en 1951, Selim est le fils de Mathilde et d’Amine. Garçon choyé par sa mère, il suit lui aussi sa scolarité à l’école coloniale. À l’été 1968, il rejoint une communauté hippie à Essaouira. Après un passage par Ibiza, il finit
par s’installer à New York en 1973 et devient photographe.

Selma Belhaj : Née en 1937, Selma est la sœur d’Amine, Omar et Jalil. Adorée par sa mère, cette enfant à la beauté solaire est constamment surveillée par ses frères. Élève dissipée, elle sèche régulièrement le lycée et rencontre en 1955 le jeune pilote Alain Crozières dont elle tombe enceinte. Pour éviter le scandale, Amine la marie à son ancien aide de camp, Mourad. En 1956, elle donne naissance à une petite fille, Sabah. À la fin des années 1960, elle a une relation avec son neveu Selim et son époux Mourad meurt dans un accident. Elle décide alors de s’installer à Rabat.

Mehdi Daoud : Né en 1945, à Fès, il est le fils de Mohamed Daoud, modeste employé chez des Français, et de Farida, une femme violente et dépendante de la morphine. Il poursuit une scolarité brillante à l’école coloniale et sort major
du concours de l’inspection des finances. Il s’installe alors à Rabat et tourne le dos à sa famille et à son enfance. Très engagé à gauche dans sa jeunesse, surnommé Karl Marx, il finit par accepter un poste au ministère de l’Industrie au début des années 1970. En 1972, il épouse Aïcha Belhaj.

Mia Daoud : Née en 1974, elle est la fille aînée de Mehdi et d’Aïcha.

J’emporterai le feu
Leïla Slimani
Éditions Gallimard
Roman
430 p., 22,90 €
EAN 9782073098368
Paru le 23/01/2025

Où ?
Le roman est situé principalement au Maroc, à Rabat, Casablanca, Meknès. On y évoque aussi Paris, Londres et New York.

Quand ?
L’action se déroule des années 1980 à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
« Mehdi se sécha, enfila un tee-shirt propre et un pantalon de toile, et il chercha au fond de sa sacoche le livre qu’il avait acheté pour sa fille. Il poserait sa main sur son épaule, il lui sourirait et lui ordonnerait de ne jamais se retourner. “Mia, va-t’en et ne rentre pas. Ces histoires de racines, ce n’est rien d’autre qu’une manière de te clouer au sol, alors peu importent le passé, la maison, les objets, les souvenirs. Allume un grand incendie et emporte le feu.” »

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Blog


Leïla Slimani présente « J’emporterai le feu » © Production Éditions Gallimard

Les premières pages du livre
« Prologue
Une nuit de novembre 2021, j’ai perdu le goût et l’odorat. Une femme dormait dans mon lit. J’ai léché son épaule, enfoncé mon nez dans son cou, j’ai approché mon visage de son sexe. Elle n’avait aucun goût. La femme s’est mise à remuer. Elle m’a attirée contre elle, elle voulait faire l’amour mais j’étais terrifiée. Je lui ai tourné le dos. J’ai fermé les yeux et remonté le drap sur mon visage. Le drap non plus ne sentait rien.
La fièvre est venue ensuite. Je tremblais dans mon lit comme un malade du paludisme et rien ne semblait pouvoir me réchauffer. J’avais beau superposer les couettes et les couvertures, je continuais de claquer des dents. Je suis restée couchée pendant des jours, seule dans mon appartement. Personne n’est venu me voir et je n’ai pas répondu au téléphone. Les rares personnes qui m’ont appelée ont dû penser que j’écrivais. Je toussais beaucoup et une nuit, j’ai cru que j’allais mourir.
J’avais l’impression de ne plus réussir à inspirer et vers trois heures du matin, j’ai songé à appeler le Samu. La honte m’a retenue. La honte d’aller leur ouvrir, de les accueillir dans un pyjama crasseux, dans un appartement qui n’avait été ni aéré ni nettoyé. Je ne suis pas morte et la fièvre est retombée. J’ai fini par recontacter ceux qui m’avaient laissé des messages. Mon éditeur. Ma mère. « Mais qu’est-ce qui se passe ? » m’ont-ils demandé. J’ai dit que ce n’était rien. La fatigue, voilà. La fatigue.
Les jours qui ont suivi, j’ai tenté de me remettre au travail. Je me réveillais à l’aube et m’installais à ma table. J’attendais. Je pouvais rester des heures sans rien faire, devant le document Word ouvert. Il m’était impossible de fixer mon attention sur mon roman. Parfois je prenais une grande inspiration, je me donnais une petite claque sur la joue et j’essayais de reprendre le fil d’un chapitre. Mais très vite mon esprit divaguait, je ne pensais à rien de précis. Je glissais d’une image à une autre, des idées informes naissaient dans mon cerveau et éclataient ensuite comme des bulles de savon. Je n’arrivais pas à rassembler mes idées, ou plutôt je n’avais pas d’idées du tout. Je relisais cinq, dix fois la même fiche de travail et n’en retenais rien, comme si elle avait été écrite dans une langue étrangère dont je maîtrisais l’alphabet mais pas le vocabulaire. Je me sentais perdue, débordée.
J’ai l’habitude de dresser des listes mais à cette époque c’est devenu une véritable obsession. Je consignais sur un grand bloc-notes les choses à faire. Je voulais m’éclaircir l’esprit, me faciliter la tâche, mais c’est tout le contraire qui se produisait. Je fixais la liste et me mettais à pleurer. Je ne savais pas par quoi commencer, quel livre lire, quel chapitre écrire, j’hésitais entre faire la lessive ou le ménage. J’étais incapable de prendre une décision et restais allongée, des journées entières, dans mes draps sales. J’ai arrêté d’aller au supermarché parce que je me figeais devant chaque rayon, sans pouvoir choisir. J’avais l’impression de me noyer. Parfois, je me rendais compte que toute une journée était passée et je n’avais pas pu me décider à ôter mes vêtements et à prendre une douche.
Tout me semblait insurmontable. Je regardais des séries pendant des heures, les volets fermés, le téléphone éteint. Peu importait l’intrigue, dont je ne saisissais que des bribes. Ça faisait passer le temps et offrait une diversion à mon angoisse. Je roulais des joints en plein après-midi et mangeais debout dans la cuisine des plats insipides que je couvrais de moutarde ou de tabasco.
J’avais toujours un goût métallique dans la bouche, qui me rappelait le sexe de certaines femmes. Des femmes dont j’avais oublié le nom et le visage. Je dormais, mais mon sommeil non plus n’était plus le même. Comme si j’avais fumé de l’opium, j’étais à la fois assommée et agitée et me réveillais chaque jour plus épuisée.
J’évitais de sortir. Mais je ne pouvais pas empêcher les gens de s’inquiéter pour moi. Je laissais les messages sans réponses et ils insistaient. Pour Noël, j’ai cédé. Le dîner chez ma sœur Inès a été un calvaire. J’ai essayé d’être gaie. J’ai bu du champagne et pendant quelques instants j’ai même été heureuse d’être là, de regarder les enfants déchirer de leurs petites mains le papier cadeau et hurler à la vue d’une poupée ou d’un camion. Et puis je me suis sentie disparaître. Comme si j’étais tirée tout au fond d’un étang par un crocodile qui avant de me dévorer me laisserait pourrir dans la fange. Je n’arrivais pas à suivre les conversations, j’étais toujours en retard sur ce que les autres disaient, je répondais aux questions qu’on m’adressait par des sourires idiots. Ça doit être comme ça quand on est très vieux. On vous assoit sur un fauteuil dans un coin du salon, la fête continue, on rit, on se dispute et de temps en temps quelqu’un vient essuyer la bave au coin de vos lèvres. La fatigue, a dit ma mère. La fatigue, voilà.
Je suis restée enfermée. Le monde extérieur a cessé d’exister. Ce n’était pas un sentiment inconnu. Souvent, au cours de l’écriture d’un roman, je m’isole ainsi, chez moi ou dans une maison à la campagne, et je perds la notion du temps. Je n’écrivais pas. Les mots me manquaient. Devant ma page, j’étais comme gelée. J’avais déjà connu des blocages, des manques d’inspiration, j’avais fait l’expérience des crises de rage et de désespoir. Mais cette fois c’était différent. Les mots tournaient dans ma tête, j’étais capable de les penser, de les choisir, mais je n’arrivais ni à les écrire ni à les prononcer. Une nuit, je me suis réveillée en sursaut. J’avais une idée pour mon roman. J’ai attrapé une feuille blanche et un stylo sur ma table de chevet et griffonné des idées pour une scène. Mehdi en prison et une tablette de chocolat. Le lendemain matin, au réveil, j’ai cherché mes notes. La feuille était posée au pied de mon lit. Je l’ai regardée : ce que j’avais écrit n’avait aucun sens. Ce n’étaient que des traits et des barres qui ne formaient même pas des lettres.
Je me suis mise à rire. J’étais en train de devenir folle. En mars 2022, je me suis décidée à appeler un médecin. Au téléphone, je suis tombée sur une secrétaire qui parlait en mangeant. Elle m’a proposé des jours, des horaires et j’ai été prise de panique. Je ne comprenais rien à ce qu’elle disait, je l’ai fait répéter. Mon front s’est couvert de sueur, j’avais l’impression qu’elle pouvait me voir et allait se moquer de moi. Je lui ai raccroché au nez. J’ai essayé encore une ou deux fois, puis j’ai réussi à prendre un rendez-vous sur Internet, avec un généraliste de mon quartier. Le cabinet du médecin se trouvait au premier étage d’un immeuble rue d’Amsterdam. J’avais noté le code de la porte d’entrée sur ma main et pendant tout le trajet, j’ai gardé les yeux fixés sur ma paume.
C’était tout ce qui m’importait. J’ai monté les marches et poussé la porte, qui était entrouverte. Dans la salle d’attente, trois personnes étaient assises, le visage cou-
vert par un masque. Je me suis installée contre le mur, à droite des toilettes. En face de moi, une femme avec de très beaux yeux fixait une affiche sur les dangers du tabac. J’avais envie de baisser son masque, de voir à quoi elle ressemblait. À force de les observer, je me suis rendu compte que les gens sont toujours plus laids qu’on ne l’imagine. Il ne faut pas se fier à la beauté des yeux.
Une femme d’un mètre cinquante est sortie du cabinet en tenant une ordonnance contre ses seins. J’ai entendu mon nom. « Mia Daoud ? » Un homme très grand s’est avancé dans le couloir. Il m’a fait signe de le suivre et j’ai observé, avec angoisse, son dos massif, sa blouse un peu grisâtre. Ma mère n’aurait jamais porté une blouse comme ça, à la poche déchirée. Il m’a invitée à m’asseoir, s’est installé derrière son bureau. Il ne m’a jeté que des regards furtifs et je me suis imaginé que quelque chose en moi le dérangeait. Il a noté ma date de naissance, mon adresse, m’a demandé ma profession. Écrivain.
Il a détourné les yeux de son écran. « Ah oui, je me disais bien, votre nom me dit quelque chose. Vous n’avez pas reçu un prix ? »
J’ai hoché la tête. Je transpirais dans ma doudoune mais ne voulais pas l’enlever.
« Alors, qu’est-ce qui vous amène ? »
J’ai essayé de lui expliquer. J’ai répété le mot fatigue. Je lui ai parlé de mes crises de larmes au supermarché et du jour où je n’avais pas réussi à me souvenir du code de mon immeuble. Mais ça n’a pas eu l’air de l’inquiéter.
C’était le genre de personne qui pense que les artistes sont tous un peu cinglés. « Vous êtes déprimée. » Je n’allais pas le contredire. J’étais déprimée, oui, mais pas au point de perdre la mémoire et le sens de l’orientation. Il m’a conseillé de prendre rendez-vous avec un psychologue qu’il connaissait. « Il est rapide et efficace. Il fait des miracles. »
Le psychologue consultait à distance et, un lundi matin, j’ai vu apparaître son visage sur l’écran de mon téléphone. Plusieurs fois, dans les heures qui ont précédé la consultation, j’ai pensé à annuler. Mais à présent j’étais là, allongée sur mon lit, et je fixais le visage d’un inconnu sur un écran. J’avais longuement réfléchi à ce que j’allais lui dire mais finalement j’ai peu parlé. J’ai évoqué mon roman, mes difficultés à écrire, les souvenirs qui me fuyaient, la mort de mon père, et il s’est mis à hocher la tête. « Je vous arrête une seconde. » Il a essayé de m’expliquer quelque chose sur la dissociation et le refoulement. Il m’a comparée à ces fruits qu’on trouve parfois sur les gâteaux, ces petits fruits ronds dont je ne parviens pas à retrouver le nom. Nous devions absolument entamer un travail. Il semblait catégorique. J’ai pris rendez-vous pour la semaine suivante. Il fallait payer d’avance, cent quarante euros. J’ai fait le virement mais je ne me suis plus jamais connectée. J’ai bloqué son numéro.
À l’époque, je regardais une série sur un homme atteint d’une tumeur au cerveau. Je me suis convaincue que c’était de ça que je souffrais. Le généraliste avait commis une grave erreur médicale. Le psychologue n’avait rien compris. J’en ai parlé à Hakim au téléphone. C’est mon meilleur ami, je ne lui cache rien, je savais qu’il ne se moquerait pas. Il m’a donné le numéro d’un de ses professeurs de neurologie quand il étudiait à Paris. « Un médecin brillant et un excellent professeur. »
Je l’ai aimé tout de suite. Dès l’instant où je l’ai aperçu dans le couloir de l’hôpital, j’ai su que je pouvais lui faire confiance. Il regardait autour de lui comme un enfant égaré dans une fête foraine. J’ai souvent remarqué ça chez les gens brillants, les esprits très affûtés. Ils jouent à être perdus, comme s’ils étaient là et en même temps un peu ailleurs. Je me suis assise en face de lui. Son bureau était inondé de lumière et il me fixait. Son regard était beau et lointain, aussi bleu que le ciel de chez moi, et il dégageait une impression de franchise et d’humanité. Il m’a écoutée attentivement. Il prenait des notes mais relevait souvent la tête pour planter ses yeux bleus dans les miens. C’était très agréable cette façon qu’il avait de me signifier que je l’intéressais. Il répétait parfois mes fins de phrases, « être là sans être là », et il en commençait certaines. Il m’a posé des questions.
« Est-ce que vous vous droguez ? »
J’ai répondu que je fumais des joints de temps en temps.
Il n’a pas levé les yeux de sa feuille.
« C’est tout ? »
Je n’avais pas envie de lui dire la vérité. Je le connaissais depuis quelques minutes seulement et pourtant l’idée de le décevoir me bouleversait.
« J’ai pris de la cocaïne pendant quelques années.
— Ça tue les neurones. Vous le savez ? »
Puis il a déroulé un questionnaire. Il voulait savoir si je me souvenais de ce que j’avais mangé la veille, de ce que j’avais regardé à la télévision. Il m’a demandé si j’avais des troubles du langage.
« Est-ce que vous prenez un mot pour un autre ? Est-ce qu’il vous arrive de ne plus trouver vos mots ? Et si oui, vous oubliez plutôt les noms communs ou les noms propres ? »
Il a écouté mon cœur.
Pendant qu’il m’examinait, je ne pouvais pas m’empêcher de faire la conversation. J’avais peur qu’il me croie folle ou hypocondriaque. Je désirais qu’il me prenne au sérieux. Je lui ai dit que ma mère était médecin. Que c’était une profession que j’admirais, qui m’était familière.
« Il n’y a rien de pire pour un écrivain, vous savez ? Si je perds la mémoire et le langage, je suis finie. »
Il a souri et s’est rassis derrière son bureau.
« Il y a quelques jours j’ai reçu un souffleur de verre. Il souffrait des mêmes symptômes que vous. Trouble du langage et de l’attention. Seulement pour lui, une seconde d’inattention et il se brûle la main au troisième degré ou il met le feu à tout son atelier. » Ses beaux yeux bleus me fixaient. « Est-ce que vous avez entendu parler du brain fog ? »
J’ai remué la tête. « Le brouillard mental. » Je n’aurais pas pu trouver meilleure image pour décrire ce que je ressentais. Souvent, ces derniers mois, j’avais eu la sensation de marcher à travers une brume épaisse comme ces matins, à Rabat, où ma mère allumait les phares de la voiture et où l’on apercevait, au milieu d’un rond-
point, les silhouettes fantomatiques des policiers en ciré blanc.
« J’ai vu mes premiers cas en juillet 2020, a poursuivi le médecin. Des patients désespérés, qui ne se reconnaissaient plus. J’ai traité des ingénieurs incapables de nouer leurs lacets. Des hommes politiques ou même des médecins qui perdaient leurs moyens chaque fois qu’ils devaient prendre une décision. Vous voyez, a-t-il
dit en dessinant un cercle avec ses mains, c’est comme si chaque personnalité était une sorte de boule, plus ou moins harmonieuse. Eh bien là, la boule éclate en mille morceaux que le patient ne parvient plus à rassembler et c’est comme s’il courait derrière lui-même, comme s’il était toujours en retard, dépassé par ce qui se passe
autour de lui. »
Le neurologue a pris un morceau de papier et un stylo et m’a expliqué la façon dont le virus du Covid atteignait les zones du cerveau. Quand il employait des mots difficiles, il s’excusait et tentait de les traduire dans le langage commun. Il trouvait des images dont je jalousais la poésie et la clarté. J’essayais de l’attirer sur le terrain de l’émotion, sur la littérature aussi. Cet homme étudiait le cerveau, la mémoire, le langage – la matière même de mon travail. J’avais envie de lui parler de Proust et de Perec et quand je l’ai fait, il a souri.
« Ah oui mais ça c’est autre chose. Vous savez le cerveau est une machine très complexe. »
Il m’a demandé mes antécédents.
« Du côté de votre famille maternelle ?
— La cécité, la folie, la démence.
— Et du côté paternel ?
— Le cancer. »
Je n’en savais pas plus que ça. Cet héritage était obscur, inconnu. Le médecin m’a prescrit un pet-scan du cerveau et m’a conseillé d’être patiente. « Et si j’ai perdu tous mes souvenirs ?
— Non, vos souvenirs sont là, enfouis quelque part. D’après mon observation, plus on utilise son cerveau, plus on l’abreuve d’informations et plus les souvenirs paraissent difficiles à atteindre. C’est l’émotion qui permet de restituer. La peur par exemple est un marqueur très puissant. » Alors que je me tenais debout dans le
couloir, il a posé la main sur mon épaule et d’une voix soudain timide, hésitante, il a ajouté : « Vous parliez de Proust tout à l’heure. Si je peux vous donner un conseil, mademoiselle : trouvez votre madeleine. »

Première partie
À dix-sept heures, Mehdi se leva. Il rangea des dossiers dans sa sacoche, enfila son manteau et sortit de son bureau. Il traversa le couloir sans prêter attention aux regards étonnés de ses collègues. Najat, une des directrices, le rattrapa devant la porte d’entrée. Elle tenait à la main un livre de comptes et l’agita devant le visage de Mehdi.
« Monsieur le Président…
— À lundi Najat, la coupa Mehdi.
— À lundi Président. »
Il dévala l’escalier – l’ascenseur était encore en panne – et se retrouva sur le trottoir de la rue de Reims. Le froid le saisit et il enfonça les mains dans les poches de son manteau. Il n’avait aucune idée de l’endroit où il s’était garé. Il essaya de se concentrer mais les seules choses qui lui venaient à l’esprit étaient des colonnes de chiffres, des graphiques vert et bleu, des noms de clients. Le gardien de la rue accourut dans sa blouse défraîchie, sa casquette enfoncée sur le front. « La R12 ? » demanda-t-il, et Mehdi acquiesça. Il l’escorta jusqu’à la voiture. « Je l’ai lavée, Président », et le gardien tendit la main. Mehdi lui glissa un billet et s’installa derrière le volant. Dans l’habitacle flottait une odeur de fruit pourri et de tabac froid. Il chercha sous le tas de papiers qui s’amoncelaient sur le siège passager et trouva une orange couverte de moisi. Il ramassa un exemplaire du Monde daté du 8 mars 1980. À la une, un article titrait « Ratonnade ». Quelque part en France, à la sortie d’un lycée, on avait voulu casser de l’Arabe. Le 8 mars. Cela faisait donc six jours qu’il n’était pas rentré chez lui. À force de travailler, enfermé dans son bureau, il avait perdu la notion du temps. Six jours qu’il se nourrissait de sandwichs au thon et de croissants. Six jours qu’il dormait sur le divan étroit et trop court qu’il avait fait installer sous sa fenêtre. Un soir, excédé, il avait donné un coup de pied dans l’accoudoir et l’avait cassé.
Il voulut démarrer la voiture mais le moteur toussota. Le gardien tapa contre la vitre. « Il faut qu’elle chauffe », expliqua-t-il et Mehdi, s’il ne s’était pas retenu, lui aurait répondu qu’il n’avait pas besoin de ses conseils à la con. Mais par miracle la voiture démarra et il prit la direction de Rabat. Des camions arrivaient du port et, en face de lui, il pouvait voir la fumée s’échapper des cheminées des usines. Des jeunes filles en blouse d’écolière traversèrent la rue en riant et l’une d’elles lui fit un signe de la main. Il se laissa distraire par son sourire et la circulation de plus en plus dense. Il avait beau travailler à Casablanca depuis plus de six mois, cette ville demeurait un mystère. Il craignait parfois de se perdre dans le ventre de cette cité immense et de ne plus jamais retrouver son chemin. À un feu rouge, deux adolescents foncèrent sur lui et versèrent de l’eau savonneuse sur le pare-brise. « Allez-vous-en ! » leur cria Mehdi, mais les garçons, hilares, se mirent à essuyer la vitre avec un chiffon jaune. Derrière lui, les conducteurs klaxonnèrent et, exaspérés, le dépassèrent. Mehdi donna aux gamins les dernières pièces qui traînaient dans la voiture.
Oui, cette ville lui faisait peur. Casablanca et ses deux millions d’habitants. Les étrangers étaient partis, les Espagnols du Maarif, les Italiens du Belvédère, les coopérants français qui comme Henri avaient cru dans l’avenir de la jeunesse marocaine. Tous les jours, à la gare routière, débarquaient des familles de paysans. Casablanca, où avait été inventé le mot « bidonville », grandissait trop vite et chaque nuit, il semblait que des baraques avaient poussé, on avait creusé une ruelle, un groupe de mendiants s’était fait une place aux abords d’un club ou d’un restaurant. Des calèches tirées par des carnes erraient au pied des immeubles de luxe. Des filles aux yeux rougis par le haschich prenaient des coups de couteau sur la Corniche. Les bâtiments n’étaient ni assez hauts, ni assez blancs, ni assez modernes pour masquer la misère. La ville était trouée de terrains vagues et Mehdi se demandait si c’était la ville qui rognait sur la campagne ou la campagne qui colonisait la ville. Entre deux buildings paissaient des vaches faméliques et dans l’arrière-cour d’une clinique huppée, un coq marchait fièrement et réveillait à l’aube les patients. Loin, là-bas, dans les quartiers où la police patrouillait tous feux éteints, des garçons aux cheveux frisés composaient des chansons interdites. On se refilait sur cassette des prêches vindicatifs ou des morceaux de rock. La ville résistait, tel un organisme vivant qui combat la maladie. Elle résistait au silence, à la répression, à l’ordre qu’on voulait lui imposer comme on enserre la taille d’une femme dans un corset. La ville blanche inquiétait Mehdi autant qu’elle le ravissait. Il était écœuré par l’odeur d’iode et de poubelle qui stagnait constamment, par le vent poisseux qui vous donnait l’impression d’être sale et, en même temps, il ne pouvait plus s’en passer. Parfois, il se disait qu’il suffirait d’une étincelle pour que tout explose, que le chaudron se mette à bouillir et qu’éclatent des émeutes, comme en 1965. Tous les ingrédients étaient réunis : la sécheresse, la coûteuse guerre au Sahara, l’inflation. Le pays était à genoux, misérable, fatigué par les promesses non tenues. Il semblait loin le temps des utopies et de l’optimisme. Les marxistes, les vrais, croupissaient en prison tandis que les politiques de tout bord appelaient au réalisme, au pragmatisme, au compromis.
À un feu rouge, Mehdi fit signe à un chauffeur de taxi. « L’autoroute pour Rabat ?
— Elle est juste devant toi ! » et il éclata de rire.
L’entrée de l’autoroute se trouvait là, au bout d’une montée, et Mehdi s’y engagea, poussant sa vieille R12 aussi vite qu’elle pouvait. C’était la première autoroute du pays et les bourgeois y voyaient le signe que le Maroc était entré pour de bon dans la modernité. À ce sujet, Mehdi s’était disputé avec un ancien collègue du ministère de l’Industrie. Un type à la peau grasse, les lèvres toujours un peu entrouvertes, qui répétait d’une voix nasillarde ce qu’il avait lu dans les journaux financés par le palais : « Il faut investir dans les infrastructures. » Mehdi lui avait rétorqué que l’éducation devait être la priorité. « Le pays compte soixante-cinq pour cent d’analphabètes. Tu voudrais des autoroutes partout, moi je veux que les gens puissent lire les panneaux de signalisation. » Peut-être qu’il n’aurait pas dû lui parler comme ça, sur ce ton péremptoire qu’il adoptait quand il était agacé. Souvent Aïcha le mettait en garde. « Tu parles trop, Mehdi. Tu blesses les gens et ça se retournera contre toi. »
Le ciel s’assombrit et, au-dessus de l’océan, des nuages violets s’amoncelèrent. La nuit allait tomber et Mehdi avait sommeil. Il bâilla, écarquilla les yeux, se donna une tape sur chaque joue. Il se trouvait dans un état étrange, à la fois épuisé par les nuits trop courtes et excité par tout le travail accompli et l’ambition qui le dévorait. Dès la fin du match, il irait se coucher. Il boirait quelques bières avec ses amis mais ne les retiendrait pas pour dîner. Il n’avait qu’une envie : prendre une longue douche, dormir dans des draps propres, boire un café sans goût de brûlé.
L’autoroute n’arrivait pas jusqu’à la capitale et il dut rejoindre la nationale qui longeait la côte atlantique. Mehdi alluma la radio. Comme il l’avait prévu, les journalistes débattaient du match de Coupe d’Afrique qui allait opposer les Lions de l’Atlas aux Fennecs algériens. Trois mois auparavant, en décembre 1979, les Lions avaient perdu face à l’Algérie. Devant les cinquante mille spectateurs hystériques du stade de Casablanca, les Marocains avaient essuyé une humiliante défaite, cinq-un, qui avait rendu la foule ivre de rage et de déception. Dans les rues, les supporters avaient défilé, portant sur leurs épaules un cercueil sur lequel était inscrit : « Ci-gît le football. » À la radio, les commentateurs appelaient à la revanche. Ce soir, l’équipe nationale devait sauver l’honneur. Elle devait gagner non seulement pour la gloire ou la joie des supporters, mais au nom de la patrie qui se battait, dans le Sud, pour les provinces du Sahara. « Quelle bande d’idiots », pesta Mehdi. Les journalistes répétaient des mots creux, des discours appris par cœur et ils attisaient la haine contre l’équipe adverse. Mehdi avait horreur de ça. Qu’on harangue les foules, qu’on attende des athlètes qu’ils se comportent en soldats et jouent comme on part au combat. Il détestait les supporters fanatiques qui traitaient l’adversaire en ennemi. D’ailleurs, les journalistes omettaient de dire que le lendemain du match calamiteux de 1979, les footballeurs algériens avaient été chaleureusement reçus par les commerçants de la médina de Casablanca qui avaient refusé qu’ils paient les petits souvenirs pour leur famille.
Il n’entrait, dans la passion de Mehdi pour le football, aucun élan nationaliste. Bien sûr, il aimait son équipe et ce soir il prierait pour les Lions de Zaki, mais son cœur battait aussi pour le Brésil de Zico et il avait pleuré avec de vraies larmes pour les gars de Cruyff pendant la Coupe du monde 1974. Le football lui donnait des envies de voyages et dans ses rêves les plus fous, il s’imaginait chanter avec la foule, dans le stade de Boca Juniors ou Maracaña. Peu importaient la nationalité de l’équipe ou le nom du club, ce qu’il aimait c’était le bon football, le jogo bonito, cette émotion enfantine qui l’étreignait quand un joueur – quel qu’il soit – se mettait à courir sur le terrain, le ballon collé aux pieds, quand il esquivait, chaloupait, que le stade se gonflait de joie comme la poitrine d’un seul homme. Mehdi croyait avec délice aux légendes qu’on lui servait. Aux histoires de petits garçons élevés dans les ruelles boueuses d’un bidonville, d’une favela ou d’un barrio, et parfois, il s’imaginait à la place d’un de ces génies. La foule l’acclamait. Elle scandait son prénom : « Mehdi ! Mehdi ! » et dans ses rêves il dribblait comme un dieu. Sur un terrain, le scénario n’était jamais écrit d’avance. Tout pouvait arriver. Jusqu’à la dernière minute l’histoire pouvait basculer. Le football – qu’il prononçait parfois à la brésilienne, futebol –, c’était le sport des pauvres, du tiers-monde, le seul pour lequel des foules hystériques hurlaient avec amour le nom d’un Noir ou d’un misérable.
Il faisait nuit quand il atteignit le centre-ville de Rabat. Les cafés commençaient à se remplir de supporters exaltés et sur l’avenue Mohammed-V, des petits garçons vendaient des cigarettes au détail et des cacahuètes grillées. Quand Mehdi rentra chez lui, il trouva Aïcha et Fatima occupées à plier des rideaux et à les ranger dans des caisses. Elles étaient debout l’une en face de l’autre, tenant dans leurs mains les coins du tissu et elles s’avançaient, pliaient puis reculaient, comme si elles exécutaient une danse désuète, une sorte de menuet. « Pourquoi tu ne la laisses pas s’en occuper ? demanda Mehdi. Tu es enceinte de huit mois, tu devrais te reposer. » Il posa la main sur la nuque de sa femme, se pencha pour l’embrasser mais, agacée, elle détourna le visage. « Pas devant la bonne. » Mehdi sautilla au-dessus d’un carton, tenta d’effectuer un pas de danse pour la faire rire, mais elle ne sembla pas le remarquer. Il laissa son manteau sur une chaise et descendit dans le sous-sol où se trouvait la télévision.
Aïcha lui en voulait et si elle refusait ses gestes tendres, si elle se montrait si froide, cela n’avait rien à voir avec Fatima. Elle lui reprochait ses absences, elle, que la grossesse retenait à la maison. Elle avait supplié son chef de service de la laisser travailler mais il lui avait ri au nez : « On n’accouche pas les femmes quand on est soi-même enceinte de sept mois. » Alors Aïcha avait dû se résoudre à rester chez elle, enfermée avec sa fille de six ans et Fatima, dont les superstitions et les théories vaseuses l’agaçaient. Depuis deux jours, Aïcha s’était lancée dans un grand rangement pour s’occuper l’esprit. Elle fit nettoyer de fond en comble la chambre parentale où serait installé le berceau du nourrisson. Elle vida les placards de la cuisine, rangea les livres de la bibliothèque par ordre alphabétique et ce jour-là, il lui prit l’envie de décrocher les rideaux jaunis par le tabac et la poussière. « Tu vas accoucher, déclara Fatima en soulevant la caisse. Tu fais ton nid. Tu as beau être éduquée, moi je te le dis, quand une femme se met à ranger, c’est que le bébé arrive. »
Aïcha soupira. « Je vais dans la chambre de Mia. » Et elle monta.

Mehdi ferma la porte du salon. Il retira sa veste, sa cravate, ses Church’s bordeaux et s’allongea sur le canapé. Les caprices d’Aïcha commençaient à l’agacer. Ce n’était quand même pas sa faute si les femmes portaient les enfants. Et lui-même, n’avait-il pas tourné en rond sans se plaindre, pendant ces deux années que ses amis appelaient pudiquement sa « traversée du désert » ? Après avoir quitté son poste de chef de cabinet au ministère de l’Industrie et dirigé, jusqu’en 1976, la Fédération de football, Mehdi s’était retrouvé sans emploi. Pendant des semaines, il avait attendu qu’on l’affecte quelque part, à un poste où son intelligence, sa connaissance des dossiers et sa force de travail pourraient le rendre utile. Mais rien ne se passait. Il aurait pu solliciter des amis influents dans les cercles du makhzen, mais Mehdi se vantait de ne pas jouer le jeu de la féodalité. Son emploi, il ne voulait le devoir qu’à ses qualités propres et par miracle, sans qu’il sache qui avait bien pu parler de lui à Sa Majesté, le roi lui confia, à l’été 1979, la présidence du Crédit Commercial du Maroc, un obscur organisme de crédit spécialisé dans l’immobilier et le tourisme. Au milieu du mois de juillet, il se rendit, débordant d’enthousiasme, dans ses nouveaux bureaux à Casablanca. Il crut d’abord s’être trompé d’adresse quand il se gara devant l’immeuble de la rue de Reims. « Un taudis », raconta-t-il ensuite à sa femme. Les bureaux occupaient deux étages qui avaient appartenu, autrefois, à des familles françaises. Dans le hall d’entrée qui sentait l’huile de friture et l’eau de javel, Mehdi fut accueilli par Farid, un homme bedonnant que le palais avait désigné pour l’assister. Farid avait la peau très brune et un visage de boxeur. On aurait dit que quelqu’un avait écrasé de son poing son nez en forme de poire et fendu, avec un objet contondant, sa lèvre supérieure. Mehdi comprit, par les rumeurs qui circulaient et les insinuations de Farid lui-même, que celui-ci avait grandi à la Cour, dans les cercles rapprochés du pouvoir. Certains prétendaient que sa mère était cuisinière, son père chauffeur d’un prince. Mais Mehdi ne voulait pas savoir. Il se méfiait de cet homme mystérieux et affable, plus malin qu’il n’y paraissait. Son intelligence était celle de la forme et des usages, une intelligence de courtisan, capable de négocier selon les lois ancestrales du makhzen, prenant en compte l’humeur des puissants, leurs goûts, leurs habitudes. « Je suis là pour vous faciliter les choses », dit-il à Mehdi qui comprit « je suis là pour vous surveiller ».
Farid lui fit faire le tour du propriétaire. Il le présenta à Hicham Benomar, qui occupait le poste de directeur général, puis ils montèrent à l’étage supérieur où se trouvait le bureau du Président. Mehdi eut du mal à cacher sa déception. Il resta dans l’encadrement de la porte, les sourcils froncés, la bouche un peu tordue, fixant le portrait du roi qui pendait à un clou, sur le mur d’un jaune pisseux. Derrière la table de travail, deux fenêtres donnaient sur une cour bruyante, où des ménagères battaient leurs tapis et d’où montaient des odeurs de cuisine. Comment pourrait-il se concentrer dans un endroit pareil ? Il se tourna vers Farid, scruta son visage pour essayer de comprendre s’il s’agissait d’une plaisanterie ou, pire, d’une humiliation. Comment pouvait-on le traiter ainsi, lui qui était sorti major à l’Inspection des finances ? Tous ses camarades de promotion étaient à la tête de banques ou d’institutions prestigieuses et ils avaient sans doute de grands bureaux avec vue, des assistantes, un chauffeur. Mais Farid demeura impassible. « On me met à l’épreuve », songea Mehdi. Et comme chaque fois qu’on lui lançait un défi, il se sentit tout gonflé d’orgueil, rempli d’énergie et de rage. Il avait huit ans à nouveau, des lunettes trop larges, un front trop grand et il était le seul Marocain de l’école coloniale. Il avait huit ans et il était bien décidé à être le meilleur de sa classe. Au même étage se trouvaient les autres bureaux de la direction. « Et là, qu’est-ce qu’il y a ? » Farid ouvrit la porte et Mehdi observa pendant quelques secondes la grande pièce inoccupée, les moutons de poussière sur le sol et sur une vitre la trace d’une mouche qu’on avait écrasée. C’est là qu’il décida de réunir la quinzaine d’employés du CCM. Ils arrivèrent en traînant les pieds et se postèrent en face de Mehdi, le dos presque collé au mur du fond. Benomar n’arrêtait pas d’éternuer et il demanda si on pouvait ouvrir la fenêtre. Tous observaient Mehdi avec un mélange de méfiance et d’ennui. Qui était cet homme au visage mangé par une épaisse barbe, sa chemise à manches courtes trempée de sueur ?
Le bruit de la circulation montait depuis la rue. Au loin, on entendait des enfants jouer dans une cour de récréation. Mehdi se racla la gorge, joignit les mains devant sa bouche et prit une grande inspiration. Quand il se mit à parler, un frisson parcourut l’assemblée, une réaction de surprise qui leur donna presque envie de reculer et de pousser le mur dans leur dos. La voix du Président, sa voix caverneuse, les avait stupéfiés, comme des enfants perdus dans la noirceur d’un bois que la voix de l’ogre fait trembler. Mehdi utilisa des métaphores sportives – « Nous sommes une équipe » – qui donnèrent à Hicham et à d’autres envie de l’applaudir. Ensemble, ils allaient « mouiller le maillot » et construire l’avenir du pays. Bien sûr, il avait conscience que les temps étaient difficiles. Le Fonds monétaire international avait mis en place un plan de stabilisation, la dette et la misère explosaient. « Mais nous ne sommes pas obligés de subir, affirma-t-il en faisant un petit mouvement du bassin, comme s’il dribblait. Nous ne sommes pas condamnés à dépendre de la pluie, de la charité internationale ou des émigrés. » Le Président voulait rendre au Maroc sa fierté, en faire une contrée moderne, sans complexe. Il était depuis toujours convaincu que son pays pourrait être un paradis et pas seulement pour les touristes qui venaient profiter des kilomètres de côtes ensoleillées, de la majesté des montagnes et de la légendaire hospitalité de ses habitants. « Nous n’avons pas de pétrole mais nous avons le tourisme ! » répéta-t-il plusieurs fois sous le regard ravi de Farid. Le CCM était là pour ça : financer les grands projets de demain, les hôtels avec piscine, les golfs et les clubs de vacances, mais aussi les programmes de logements sociaux pour les habitants des bidonvilles. Dans un pays où l’accès à la propriété était réservé à une élite, Mehdi rêvait de l’émergence d’une classe moyenne, possédant son propre logement, sa voiture et éduquant ses enfants dans des écoles dignes de ce nom. « Soyez audacieux », leur intima-t-il, et Farid regarda derrière lui. « Arrêtez d’être dociles ! », et Farid applaudit.
À nouveau, la salle se trouva plongée dans le silence. Les employés ne savaient ni quoi faire ni quoi penser. Certains applaudirent mollement, d’autres se contentèrent de hocher la tête. Mehdi les observa se lancer des regards étonnés comme s’ils essayaient de comprendre si tout ça était vrai ou si c’étaient seulement des mots, des mots par ailleurs compliqués et dont certains ne saisissaient pas le sens. Najat Goumine, la seule femme du comité de direction, fit un pas en avant et leva la main, comme une élève appliquée. Elle demanda si cela remettait en question les congés qu’elle avait posés la veille. Elle avait promis à ses enfants de les emmener dans le Sud. Un homme, dont la chemise transparente laissait voir les tétons sombres, l’interrogea sur les salaires. Mehdi se raidit. « Nous en parlerons plus tard. »
Les jours suivants, il s’enferma dans son bureau et s’adressa à peine à eux. Les dossiers s’empilaient sur sa table. Des feuilles traînaient sur le sol. Il se fit livrer des croissants et du café et fuma tellement qu’une pellicule jaunâtre se déposa sur sa langue. Puis un après-midi il sortit de son bureau, les yeux rougis par la fatigue et la fumée et il les réunit à nouveau dans la grande salle. Il arpenta la pièce en silence, sous les regards interloqués des employés. Il leur exposa ce qu’il avait découvert. Sa voix était rauque, il avait mal à la gorge. « J’ai lu chaque dossier avec attention. J’ai épluché tout ce que je pouvais trouver sur les comptes clients et le moins qu’on puisse dire, c’est que cette boîte n’est pas gérée depuis des années. » Certains se raidirent, inquiets de recevoir un coup de semonce. D’autres s’agitèrent ou sourirent, prêts à s’exclamer : « C’est ce qu’on n’arrête pas de répéter ! » Mais Mehdi poursuivit : « Les clients ne remboursent pas leurs échéances et des crédits ont été accordés sans aucune garantie. Si on continue comme ça, on met la clé sous la porte dans six mois. » Il posa la main sur le mur et tapa trois fois. « C’est pour ça que nous allons créer, ici, une salle informatique. » La nouvelle laissa les employés sans voix. Certains, parmi lesquels Najat, pensèrent que c’en était fini pour eux. Si on investissait dans des machines, c’était pour se débarrasser des hommes et ce Président illuminé était bien décidé à avoir leur peau.
En janvier 1980, une équipe d’IBM vint installer des mainframes dans la salle du troisième et tous les employés du CCM durent suivre des cours pour apprendre à les utiliser. Mehdi engagea de jeunes cadres motivés, venus de toutes les régions du Maroc. « Dans les comités de direction des autres banques, il n’y a que des Fassis, confia-t-il à Hicham Benomar. Moi je veux des gens de tous les bords, que ça reflète la société marocaine. » Il promut Najat qui avait montré une étonnante aisance dans l’utilisation des ordinateurs. À chacun, il confia la mission d’entrer les dossiers de crédits sur ordinateur. C’était un travail long et fastidieux. La machine moulinait parfois toute la nuit pour déterminer si un client était à jour. Une fois que ce fut fait, il chargea chaque directeur de recevoir les clients et de les rappeler à leurs obligations. Il partagea avec eux son expérience d’ancien directeur des impôts.
« D’abord, ils vont vous faire la liste de leurs relations haut placées. Si ça ne marche pas, ils vont pleurer à cause d’une mère malade, d’un enfant scolarisé à la mission française ou je ne sais quoi. Et puis, si vous ne cédez toujours pas, ils essaieront de vous glisser une enveloppe. Et je vous préviens, ça, je ne l’admettrai pas. » Au cours de cet hiver-là, l’équipe se souda autour de Mehdi. Contrairement au patron précédent, qui arrivait vers onze heures, et souvent ne reparaissait pas après le déjeuner, Mehdi était un travailleur acharné. Il semblait vivre par et pour le travail. Il pouvait passer jusqu’à quatorze heures par jour derrière son bureau ou dans la salle informatique. Il ne tutoyait jamais personne, ne parlait pas de sa vie privée mais connaissait le nom de tous les employés et leur situation familiale. Il lui arrivait de se montrer cassant mais il poussait chacun aussi loin que possible. « Si ça se trouve, avait un jour confié Hicham à Najat, il va réussir son pari et faire du CCM la première banque de crédit du pays. »

Fatima ouvrit la porte. Elle tenait un plateau avec des bières, des bols remplis d’olives noires et des briouates fumants. « Merci Fatima. Ce soir le Maroc va gagner, tu vas voir. » La bonne acquiesça, comme si Mehdi lui avait donné un ordre ou avait affirmé une de ces vérités que seuls les hommes éduqués connaissent. Qui était-elle pour le contredire ? À vingt heures, les copains débarquèrent. Abdellah, qui enseignait toujours à la faculté de Rabat, Rachid, l’associé d’Aïcha à la clinique, et Hicham Benomar, le directeur général.
Depuis la chambre de Mia où elle triait des vêtements, Aïcha pouvait les entendre rire et s’échauffer. Sa fille était allongée sur son lit et l’observait. Aïcha sortit du placard une petite salopette Oshkosh que Mehdi avait rapportée de voyage. « Elle est trop petite pour moi, dit Mia qui, à six ans, était de loin la plus grande de sa classe. Tu vas la donner aux pauvres ?
— Non. Nous allons la garder pour ton petit frère ou ta petite sœur. » Et elle passa une main sur son ventre, les yeux fixés sur son nombril.
Jusqu’ici, Mia n’avait pas pensé que c’était vrai. Les gens avaient beau prétendre qu’elle aurait bientôt un frère ou une sœur, sa mère avait beau lui expliquer qu’un bébé était dans son ventre, Mia n’y croyait pas. Mais la veille, Aïcha avait ouvert son chemisier et avait pris la main de Mia dans la sienne. Elle l’avait posée sur la peau distendue de son ventre, avait exercé une légère pression et avait dit : « Là, c’est le pied, tu sens ? Ce bébé a l’air très impatient de te rencontrer. » Mia avait vivement retiré sa main. Sa mère était habitée de l’intérieur. Un être grossissait en elle, un être qu’elle était la seule à pouvoir sentir et avec qui elle semblait déjà avoir noué une relation tendre et singulière. Parfois, Mia la surprenait à parler toute seule et elle comprenait à présent que c’était au bébé qu’Aïcha s’adressait avec cette voix douce, un sourire apaisé aux lèvres. Mia eut envie de se jeter sur le tas de vêtements et de les déchirer un à un. Elle refusait que quelqu’un d’autre les porte. Elle ne voulait pas que ce bébé impatient vienne au monde. Peut-être Aïcha perçut-elle l’inquiétude de sa fille car elle lui demanda de se pousser contre le mur et s’allongea à côté d’elle. L’enfant enfonça son visage dans la poitrine de sa mère. C’était la seule chose qu’elle appréciait dans cette grossesse. Ses seins gonflés aussi gros et moelleux que ceux de Mathilde, sa grand-mère. Elle respira l’odeur d’Aïcha et pensa que si elle la serrait assez fort, si elle priait avec toute sa ferveur, elle pourrait peut-être s’introduire en elle à nouveau et déloger l’enfant qui la menaçait. Mais au bout de quelques minutes, Aïcha se souleva. Elle posa les mains sur son ventre, baissa le menton et une affreuse grimace la défigura.
« Ça va maman ?
— Ça va ma chérie. Ne t’inquiète pas. Ce n’est rien du tout. »
« C’est encore le bébé qui la frappe », pensa Mia, qu’une bouffée de haine envahit. Sa mère déposa un baiser sur la joue de l’enfant, remonta sur elle l’édredon rose et sortit de la chambre, une main posée sur son flanc droit. « Surtout ne descends pas. Tu sais que ton père n’aime pas qu’on le dérange les soirs de match. »
Aïcha ferma la porte et resta quelques minutes debout dans la pénombre, le dos appuyé contre le mur. Le bébé arrivait. Cette satanée Fatima avait raison. Elle était à trois semaines du terme, mais elle s’était tellement dépensée, ignorant les recommandations qu’elle-même faisait à ses patientes – ne portez pas d’objets lourds, prenez du repos –, qu’il n’était pas étonnant qu’elle accouche avec un peu d’avance. Elle descendit au sous-sol. Le match venait de commencer. Il avait dû y avoir une ou deux occasions pour le Maroc parce qu’elle avait entendu des cris (« Allez, allez ! ») puis des clameurs de déception (« Il ne voit pas qu’il est hors-jeu ? »). Les hommes se levèrent pour l’accueillir. Abdellah proposa de lui céder sa place mais elle refusa. « Si je m’assois, je ne suis pas sûre de pouvoir me relever. » Elle fit un signe à Mehdi qui se leva de mauvaise grâce. « Qu’est-ce qu’il y a ?
— J’ai des contractions. Je crois que c’est pour aujourd’hui.
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Comment ça, qu’est-ce que je veux dire ? Je suis en début de travail. On devrait aller à la clinique. »
Mehdi tenait sa bouteille d’Heineken à la main et tourna son visage vers l’écran de télévision. Pendant quelques secondes il sembla complètement absorbé par la course de Labied et son tir, stoppé par le gardien algérien.
« Tu comprends ce que je te dis ? répéta Aïcha.
— Oui, oui, bien sûr. On va y aller. Mais tu dis toi-même qu’un accouchement prend des heures. On peut attendre un peu, non ? » Mehdi se tourna vers la petite assemblée. « Les amis, ce soir le Maroc va gagner et je vais avoir un fils. » Et il hurla : « Champagne ! »
Presque aussitôt, Fatima apparut dans l’escalier, une bouteille à la main. Mehdi tendit une coupe à Aïcha. « Ça ne peut pas te faire de mal. » Bientôt, plus personne ne sembla la remarquer. Labied venait de prendre un carton jaune et sur le canapé, les hommes se disputaient à propos de la décision de l’arbitre. Aïcha appuya les mains sur la table et quand elle sentit la contraction arriver, elle coupa sa respiration. Son ventre durcit, tous ses muscles se tendirent et elle dut se mordre la lèvre pour ne pas hurler de douleur. Après tout, Mehdi avait raison : les accouchements duraient longtemps et elle-même avait souvent renvoyé des patientes. « Allez marcher un peu, leur conseillait-elle. Rentrez chez vous et dormez. Ce n’est pas pour tout de suite. »
Un frisson la parcourut à l’idée que, dans quelques heures, elle serait allongée, jambes écartées, dans une de ces salles de travail qu’elle avait en horreur. Elle avait trop d’expérience pour croire à ces histoires d’heureux événement. Elle en avait trop vu et trop entendu pour penser que le bonheur d’avoir un enfant pouvait effacer l’effroyable crudité de la mise bas. Trop d’utérus déchirés, trop de seins mâchés, trop de sang répandu sur les blouses et les sabots en plastique. À vif, tout à vif. Non, les bébés ne naissaient pas dans les roses, et les cigognes se contentaient de chier sur le pare-brise de sa voiture pendant les gardes interminables. Plus les années passaient et plus Aïcha entrait avec répugnance dans la grande salle où les parturientes, parfois quatre ou cinq, n’étaient séparées que par un drap. L’odeur surtout était insupportable, une odeur de liquide amniotique fétide, de merde et de sang. En été, il faisait plus de quarante-cinq degrés dans la pièce. On avait beau ouvrir les fenêtres ou brancher un petit ventilateur, l’atmosphère y était étouffante et les femmes, le visage trempé de sueur, s’évanouissaient en plein travail. En hiver, au contraire, régnait un froid mordant. Aïcha enfilait un épais pull sous sa blouse et deux paires de chaussettes. Certaines infirmières portaient des gants en laine. Plus que l’odeur, plus que la saleté et la promiscuité, c’étaient les cris qui épuisaient Aïcha. Les femmes hurlaient à s’en déchirer la poitrine. Elles gémissaient, vagissaient, gueulaient telles des bêtes qu’on égorge. Certaines répétaient, à moitié folles, le nom de Dieu comme on crie « mon amour » au moment de jouir. Parfois, surtout la nuit, les esprits s’échauffaient. Il arriva qu’une parturiente morde une infirmière, plantant les dents dans son sein. Une autre fois, ce fut un médecin qui perdit son calme. Il gifla une patiente qui l’avait griffé et, hors de lui, lui jeta : « Pendant qu’il était sur toi, c’est comme ça que tu criais ? »
Aïcha, même au milieu du chaos, faisait de son mieux pour se concentrer sur ses patientes, terrorisée à l’idée d’en voir une se vider de son sang et mourir, avant même d’avoir connu son enfant. Elle n’était pas de ceux qui minimisaient les dangers, qui niaient la douleur, de ceux qui prétendaient : « Personne ne lui a demandé d’en faire un cinquième, alors de quoi elle se plaint ? » Aïcha n’avait rien à offrir pour soulager leur souffrance. Elle leur disait de se montrer courageuses, leur rappelait les millions de femmes qui avaient accouché avant elles. Mais sa douceur n’y faisait rien, pas plus que ses explications scientifiques. Ces femmes, les jambes entravées dans les étriers, le visage décomposé, semblaient avoir perdu toute retenue, toute rationalité. Elles voulaient qu’on s’occupe d’elles et vivaient comme une injustice que le docteur ose les quitter pour rejoindre une autre parturiente.
Aïcha se servit une deuxième coupe de champagne. « Je ne veux pas y aller », se dit-elle. Elle s’imagina morte, déchirée du vagin à l’anus. Elle vit des flaques de sang sur le lino de l’hôpital et le cordon visqueux qui liait toutes les femmes entre elles depuis la nuit des temps. Peut-être pourrait-elle échapper à cette épreuve, trouver un autre moyen d’accueillir son enfant. L’alcool lui montait à la tête. Elle avait envie de parler mais n’osa pas. Mehdi s’agacerait si elle les interrompait ou, pire encore, si elle faisait semblant de s’intéresser au match.
À la mi-temps, Fatima vint débarrasser les bouteilles de bière et les cendriers qui débordaient de mégots. Elle apporta une autre bouteille de champagne et Mehdi servit un whisky à ses invités. Rachid proposa à Aïcha de l’ausculter. Ils montèrent dans la chambre parentale, Aïcha s’allongea et Rachid introduisit sa main dans son vagin. « Un doigt large. Les contractions sont espacées ?
— Vingt minutes, peut-être moins.
— On a le temps alors. Allez viens, le match reprend. Je ne suis pas aussi optimiste que ton mari. Je les trouve bien fébriles, ces Lions. Ça ne sent pas bon. »
Aïcha le laissa rejoindre les autres et se saisit du téléphone pour appeler Selma. « Faites qu’elle soit chez elle, faites qu’elle n’ait pas trop bu », pria-t-elle, et par miracle sa tante répondit. « Je te dérange ? » Aïcha pouvait entendre des voix de femmes qui riaient aux éclats et de la musique arabe. Selma organisait, dans son appartement de l’avenue de Témara, les fêtes les plus joyeuses de la ville. « Tu pourrais venir maintenant ? Il faudrait que tu restes avec Mia. On s’apprête à aller à la clinique. » Et Selma, d’une voix haut perchée, cria : « La fête est finie les amis. Tout le monde s’en va ! »
Aïcha retourna au sous-sol, s’installa devant le téléviseur et demanda qu’on lui resserve du champagne. Elle but deux ou trois coupes et fuma des cigarettes. Il lui sembla que le temps se dilatait et une sensation de calme l’envahit. Un nuage de fumée flottait dans la pièce et de temps en temps, Mehdi tournait son visage vers elle. Elle lui répondait par un sourire rassurant. Il était convaincu qu’elle attendait un garçon et se réjouissait d’avoir bientôt un compagnon pour regarder les matchs de football à la télévision. Il faisait semblant de s’inquiéter – « Un garçon, tu verras, c’est plus turbulent qu’une fille » – mais il avait du mal à dissimuler la joie que lui procurait le fait d’avoir un héritier.
Les Algériens réclamèrent un penalty. À présent, tous les hommes étaient debout, les mains tendues, comme s’ils s’adressaient directement à l’arbitre. Aïcha n’aurait jamais osé le dire mais elle redoutait que le Maroc gagne. En cas de victoire, les gens sortiraient dans les rues, il y aurait la clameur des klaxons et peut-être un rassemblement dans le quartier. Elle ne voulait pas que son enfant naisse dans cette agitation. Elle attrapa la bouteille de champagne et vida ce qui restait dans son verre. « Faites qu’ils perdent, pria-t-elle. Faites qu’ils perdent. » Et dans la brume où le champagne l’avait plongée, elle songea que ce serait juste que son mari soit déçu et qu’il souffre lui aussi, autant qu’elle allait souffrir.
Le front d’Aïcha se couvrit de transpiration. Elle ne pouvait pas desserrer les mains. Les contractions se rapprochaient et elles étaient de plus en plus intenses. Un frisson la parcourut et lui revint le souvenir de la chapelle glacée où elle priait enfant, à genoux, les bras en croix. « Tu es bénie entre toutes les femmes et le fruit de tes entrailles est béni. » Elle s’apprêtait à appeler Rachid mais ce dernier, complètement soûl, hurlait et tenait son visage dans ses mains. Mehdi donna un coup de pied dans la table.
« Qu’est-ce qui se passe ? demanda Aïcha d’une voix faible.
— Ben tu ne vois pas ? Les Algériens ont marqué. Dans les arrêts de jeu, tu y crois ? »
À cet instant, Selma apparut dans l’escalier.
« Vous n’êtes pas à la clinique ? Ils ne t’ont quand même pas obligée à attendre la fin du match ? »

Extraits
« Amine pensait beaucoup à la guerre ces derniers temps. Quand il marchait entre les allées d’oliviers de la ferme, quand ses nuits étaient trouées d’insomnies ou pendant les interminables dîners où il s’ennuyait auprès de Mathilde, il se replongeait dans ses souvenirs. Il s’y immergeait avec délice, non pour fuir le présent mais parce qu’il était convaincu de ne plus avoir d’avenir. À soixante-treize ans, il était encore un homme vigoureux, capable de marcher plusieurs kilomètres et de lire sans lunettes. Mais il se sentait inutile. « Plus personne n’a besoin de moi », se répétait-il, et la nostalgie l’envahissait. Comme il regrettait cette époque où ils se battaient contre l’humiliation, où ils étaient tout entiers tendus vers un avenir à construire pour leurs enfants. Il aurait tout donné, et surtout sa tranquillité, pour une bataille à mener, des défis à relever. Ça le dégoûtait cette façon qu’avait Mathilde de vouloir « profiter de la vie ». Ça lui faisait honte de vivre dans une maison encombrée de bibelots, de s’asseoir sur ces moelleux fauteuils en velours dont il avait envie d’arracher les pompons. » p. 152

« Ne pas parler de Sabah qui vit avec un homme sans être mariée.
Ne pas dire qu’Aïcha ne fait pas le ramadan.
Ne pas parler de l’alcool qu’on boit, de la charcuterie que mange Mathilde, parfois même pendant les fêtes musulmanes.
Ne pas raconter qu’un jour, four le Nouvel An, papa s’est déguisé en femme.
Ne pas dire qu’ils rigolent chaque fois qu’ils lisent Le Matin du Sahara, qu’ils se moquent de la propagande et de la flatterie des courtisans.
Ne pas parler des amants de Selma.
Ne pas décrire la manière dont on vit, ce qu’on mange, ce qu’on boit, ce qu’on dit et quoi l’on croit.
Ne pas raconter qu’Omar s’est tiré une balle dans la bouche, quelques jours après Noël, en 1978. Mia venait d’avoir quatre ans.
Ne pas répéter les blagues que Selma fait sur les Arabes. Les plaisanteries sur la corruption, le sous-développement, la bigoterie.
Ne jamais parler du roi, des élections truquées, ne pas prononcer le nom d’Oufkir ni celui du bagne, là-bas, dans le sud du pays.
Ne pas révéler que Mehdi doute parfois de la solidité du régime. » p. 216

À propos de l’autrice
SLIMANI_Leila_©Francesca_MantovaniLeïla Slimani © Photo Francesca Mantovani

Leïla Slimani est née en 1981. Elle est l’autrice de cinq romans parus aux Éditions Gallimard : Dans le jardin de l’ogre, Chanson douce (prix Goncourt 2016, Grand Prix des lectrices de Elle 2017) et de la trilogie Le pays des autres. Le roman éponyme a reçu le Grand Prix de l’héroïne Madame Figaro 2020. Suivront Regardez-nous danser (2022) et J’emporterai le feu (2025). (Source : Éditions Gallimard)

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Du fond des Âges (Le Halo des Ombres – Cycle 2)